JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SIXIÈME. — BLOCUS D'ALÉSIA. - CATASTROPHE. - DÉVOUEMENT SUBLIME DE VERCINGÉTORIX. - INDICES D'UNE TRAHISON DE QUELQUES PRINCES GAULOIS EN FAVEUR DES ROMAINS.

 

 

§ VI. — Troisième et dernière tentative de l’armée auxiliaire. — Expédition de Vergasillaune da côté de la grande colline du Septentrion. — Catastrophe. — Appréciation du concours fourni par cette armée devant Alésia. — Indices d'une défection parmi les chefs gaulois.

 

Bis magno cum detrimento repulsi Galli... Deux fois repoussés avec de grandes pertes, les Gaulois tiennent conseil sur ce qu'ils ont à faire. Ils font approcher les hommes qui connaissent parfaitement le pays. Ils sont renseignés par eux sur l'assiette et la force des camps supérieurs. — Il y avait du côté du septentrion une colline que les nôtres n’avaient pu, à cause de l’étendue de son circuit, embrasser dans les ouvrages. — C'était la colline ou le mont de Changeat, que nous avons indiqué plus haut comme faisant suite du côté du septentrion à l'entourage de l'oppidum d'Izernore, où il se trouve placé à l'ouest de la plaine basse de trois mille pas de longueur située devant l'oppidum. — En sorte que les Romains furent forcés d’établir leurs camps sur un terrain presque désavantageux et légèrement déclive. — C'est-à-dire au versant oriental de ce mont de Changeât, où l'on voit aujourd'hui, du nord au sud, à partir de Matafelon, les hameaux de Li[1], de Lia, de Sorpia, d’Intria. — Les lieutenants Antistius, Rheginus et C. Caninius Rebilus occupaient ces camps avec deux légions. Les chefs gaulois, après avoir fait reconnaître le terrain avec a attention, font choix de 60.000 hommes parmi tous les contingents des cités qui avaient la plus grande réputation de bravoure ; ils conviennent entre eux secrètement de leur projet et de la manière de l’exécuter. Ils fixent, pour commencer l'attaque, l’instant précis où il paraîtra être midi. Ils mettent à la tête de ces troupes l'Arverne Vergasillaune, l'un des quatre chefs de l'armée auxiliaire et parent de Vercingétorix.

Vergasillaune sortit du camp dès la première veille (environ dès six heures du soir), parvint presque à sa destination dès le point du jour, s'y tint caché derrière la montagne, et y fit reposer ses soldats des fatigues de la nuit. — Vergasillaune partit du camp de Mulliat par derrière, en suivant la rive gauche de l’Ain jusque près de Cotrophe ; là, s'écartant de la rivière dans la direction générale du sud, il prit le sentier qui conduit sur la montagne et tout près du point où l’on voit aujourd'hui la grange de Revers. Son corps d'armée de 60.000 hommes défila ainsi toute la nuit, pour parvenir au sommet de la montagne dès le point du jour. Là les Gaulois se placèrent convenablement, au versant occidental du mont de Changeat et près de sa crête, depuis la grange de Revers jusqu'à l'endroit où se trouve aujourd'hui le village d'Heyriat, peut-être même un peu plus loin au sud, vu leur nombre. Puis, ainsi placés au versant postérieur et presque au sommet de cette grande colline du septentrion, ils se reposèrent en attendant l'heure de midi. Dans cette position, Vergasillaune se trouve bien, comme l'exige le texte, parvenu au point du jour presque à destination, — prope confecto sub lucem itinere, — puisque, en moins d'une demi-heure, les troupes qu'il conduit peuvent descendre de front sur les lignes romaines du versant oriental de cette grande colline du septentrion. Et il est bien aussi caché derrière cette montagnepost montent se occultavit, — puisque la crête de faîtage s'élève encore de quelques mètres entre les Romains et lui.

Lorsqu’il sembla être près de midi, Vergasillaune se porta sur les camps que nous avons précédemment indiqués.

Et, en même temps, on vit la cavalerie des Gaulois commencer à s'approcher des lignes de la plaine, et le reste de leurs troupes se montrer devant leur camp.

Vercingétorix, de la citadelle d'Alésia (du haut du molard des Evoës dans l'oppidum), ayant aperçu les siens, s'avance de cette position. Il fait tirer de son camp de longues perches, des mantelets, des grappins, et autres instruments qu'il avait préparés pour l’attaque. On combat en même temps de tous les côtés, et on aborde tous les ouvrages.

Les soldats accourent en nombre sur les points qui paraissent les plus faibles. L'armée romaine se trouve disséminée sur de si vastes ouvrages qu'il n'est pas facile de se porter au secours sur tant de points à la fois. Ce qui surtout alarme les noires, ce sont les clameurs qui s'élèvent par derrière eux pendant ce combat : chacun sentant que son propre péril dépend du courage d'autrui. D'ordinaire, en effet, tout ce que les regards de l'homme n'aperçoivent pas, en acquiert plus de force pour troubler son esprit.

César, ayant trouvé une place convenable, peut très-bien voir de là tout ce qui se passe en chaque points et a envoie du renfort à ceux qui faiblissent.

Il est clair que, dans cette bataille, César avait le plus grand intérêt à trouver une place d'où il pût embrasser d'un coup d'œil toqt ce qui se passait sur chaque point attaqué par les Gaulois ; et, puisqu'il a trouvé, dit-il, une place convenable pour cela, il s'ensuit que la désignation de cette place et la démonstration du fait que, de là, César put réellement tout voir de ses propres yeux, deviennent strictement obligatoires pour quiconque prétend montrer aujourd'hui le véritable emplacement de l'antique Alésia.

Pour ce qui est du terrain d’Izernore, nous avons déjà constaté ci-dessus, à l'occasion du premier combat de cavalerie livré dans la plaine basse par l'armée auxiliaire, que César, placé dans la redoute (n° 23) située au contour nord-est de ses lignes, eût pu, de là, embrasser d'un même coup d'œil toutes les péripéties de ce combat. Et maintenant, de là encore, pour qu'il puisse étendre ses regards sur tout l'ensemble des divers points attaqués en même temps, il lui aura suffi de monter un peu plus haut sur la même colline, directement derrière cette même redoute (n° 23), jusqu'à un tertre assez proéminent qu'on peut remarquer à trente ou quarante mètres plus haut. Là, César se sera trouvé à cette place convenable, d'où il put tout voir ; et nous l'avons signalée sur notre carte par les initiales de son nom tracées en rouge : J. C.

Là, en effet, se rencontre, au versant de la colline que nous venons de désigner ci-dessus, un gradin proéminent, du haut duquel la vue domine à la fois directement tous les points d'attaque signalés dans le récit, sans en excepter un seul. De cette place, en effet, César voit au loin et en face de lui, à l'ouest de la plaine, les troupes de Vergasillaune descendant de front par les versants ravinés du mont de Changeat, sur Li, Lia, Sorpia, Intria. — Il voit à sa droite, au nord de la plaine, la cavalerie de l'armée auxiliaire débouchant par Mulliat et par Matafelon pour se rendre dans la plaine et s’approcher des lignes ; il voit aussi, dans l’intervalle de ces deux débouchés. L’infanterie de cette armée auxiliaire se montrer en avant de son camp sur la colline de Mulliat. — Il voit devant lui, en bas de sa position et au nord de la plaine, Vercingétorix descendant avec les siens par l’éperon nord de l’oppidum et faisant tirer par là de son camp oriental (de derrière Condamine), tout ce qu'il a fait préparer pour l'attaque. — Enfin, César voit encore parfaitement ses propres soldats dans l'intérieur de ses lignes : d,abord dans la plaine, où son regard plonge facilement, et où les Romains se rangent, de part et d'autre, sur le terre-plein du vallum, soit en face de Vercingétorix, qui descend de l'oppidum par l'éperon nord, soit en face de la cavalerie auxiliaire qui approche en sens opposé des lignes de la plaine ; enfin, César aperçoit encore, au loin et un peu à sa gauche, par-delà le plateau de l'oppidum et au versant oriental de la grande colline du septentrion, les soldats romains qui courent aux points attaqués, et se rangent pour faire face aux troupes de Vergasillaune.

De part et d'autre on comprend que le moment est venu de faire un suprême effort. Les Gaulois, s'ils n'entament les lignes, n'ont plus aucun espoir de salut ; les Romains, s'ils obtiennent l'avantage, en attendent la fin de toutes leurs peines.

Le plus fort du combat est du côté des retranchements supérieurs, où nous avons montré que Vergasillaune a été envoyé. La possession de l'étroit faîte du terrain joignant la pente — c’est-à-dire la possession des crêtes qui se relèvent au versant oriental de la grande colline du septentrion ; lieux dits sur le bois de Jon, sur Gimon, sur Bozon, sur le Turle... — est d'une grande importance. Des ennemis lancent des traits ; d'autres massés en tortue, s’approchent à couvert ; des hommes frais remplacent à leur tour ceux qui sont épuisés de fatigue. Des matériaux accumulés par tant de monde dans les ouvrages donnent aux Gaulois le moyen de monter par dessus (ou de s'exhausser), et recouvrent les pièges que les Romains avaient cachés à fleur de terre, et qu'ils avaient appelés : les aiguillons et les lis (stimulos et lilia). Les armes et les forces vont faire défaut aux nôtres.

César y informé de cette situation, y envoie au secours Labienus avec six cohortes (environ 3.000 hommes). Il lui donne l'ordre formel, s'il ne peut tenir dans cette position, d'exécuter une sortie avec les cohortes et de charger l'ennemi, mais ceci, de ne le faire qu'à la dernière extrémité.

Lui-même se porte auprès des autres combattants (aux lignes de la plaine) ; il les exhorte à ne pas se laisser abattre par la fatigue ; il leur fait comprendre qu'il s'agit en ce jour et à cette heure du fruit de tous les combats qui ont précédé.

Les Gaulois de l'intérieur, désespérant de leur attaque du côté des terres labourables — du côté de la plaine basse a située au nord de l’oppidum —, à cause de la force extrême de ses ouvrages, entreprennent de mon fer à l’assaut des lieux abrupts — situés à l’est de l'oppidum, sur la rive droite de l’Anconnans, lieux dits en Pérucle, au Voërle, le bois d'Orgevet, les Félis —. Ils y transportent les objets qu'ils ont préparés éventuellement pour cela. Ils chassent les défenseurs des tours par une nuée de traits ; ils se font un chemin avec de la terre et des fascines — pour franchir l'Anconnans, la zone des pièges et les fossés — ; au moyen de crocs, ils arrachent la palissade et le parapet — Voilà Vercingétorix qui fait brèche à la contrevallation.

César y envoie d'abord le jeune Brutus avec six cohortes (environ 3.000 hommes) ; puis le lieutenant Fabius avec sept autres cohortes (environ 3.500 hommes). Enfin, l’acharnement du combat augmentant toujours, il y conduit lui-même un renfort de troupes fraîches (probablement toute sa cavalerie, à en juger par ce qui est dit ci-après).

Le combat rétabli et les ennemis repoussés. César se dirige vers l'endroit où il avait envoyé Labienus. Il tire quatre cohortes (environ 3.000 hommes) de la redoute la plus proche ; il donne l’ordre à une partie de la cavalerie de le suivre, à l’autre partie d’aller faire le tour des lignes extérieures pour attaquer les ennemis ce par derrière.

Ainsi, en partant de cette région particulière des lignes où il a repoussé de la contrevallation et rejeté à l'intérieur de la place le corps d'armée de Vercingétorix, d'un côté, César lui-même, avec l’une des deux divisions de sa cavalerie et les quatre cohortes qui le suivent, se dirige par l'intervalle des lignes et par le nord de l'oppidum vers l’attaque de Vergasillaune ; de l’autre côté, César détache en sens inverse l’autre division de sa cavalerie, et l’envoie du même point de départ au même point de destination, en faisant le tour des lignes de blocus par le sud de l’oppidum, comme on le verra ci-après. Les deux mouvements comprennent donc ensemble le circuit total de l'oppidum d'Izernore-Alésia. César en parcourt de son côté la moindre partie ; la cavalerie détachée dans la direction inverse en parcourt la plus grande partie, et sort facilement des lignes au passage de l'Ognin, pour aller ensuite attaquer par derrière le corps d'armée de Vergasillaune, comme il va être dit plus loin.

Labienus, voyant que ni les retranchements ni les fossés ne peuvent résister à la violence des attaques de l'ennemi, masse en un seul corps trente-neuf cohortes, que le hasard lui a permis de tirer des redoutes voisines (environ 20.000 hommes), et envoie des courriers informer César du parti qu'il croit devoir prendre.

On a vu que César avait ordonné d'avance à Labienus d'exécuter une sortie à la tête des cohortes et de charger l'ennemi ; mais de ne recourir à ce moyen extrême que dans le cas de nécessité. Actuellement, la nécessité est constatée, et en conséquence Labienus va exécuter la sortie prescrite, et auparavant il envoie des courriers en informer César.

Déjà nous avons vu un autre lieutenant de César, Sergius Galba, dans une situation tout à fait pareille, recourir à ce même moyen : d'exécuter une sortie au glaive, pour exterminer des milliers de Gaulois, qui étaient venus assaillir ses quartiers d'hiver à Octodurus (III, VI). C'était, en effet, un moyen infaillible contre les attaques des Gaulois, qui n'avaient de leur côté aucune arme, offensive ou défensive, qui leur permît de tenir ferme de plain pied, en face des légionnaires armés du gladius, du pilum, du casque et du bouclier.

César hâte le pas afin d’être présent au combat. Sa venue ayant été signalée par la couleur pourpre de son manteau, insigne dont il avait coutume de se servir dans les batailles, et les turmes de cavalerie avec les cohortes qui le suivaient par son ordre, ayant été aperçues de cet endroit où, des positions supérieures, les regards plongeaient dans ces lieux déclives et bas (dans la plaine basse située devant l'oppidum du côté du nord), les ennemis engagent le combat. — Voilà donc César qui arrive dans la plaine par l'intervalle de ses lignes de blocus, et en même temps voici une nouvelle attaque des Gaulois qui a lieu et sur laquelle nous aurons à revenir. — A une clameur poussée des deux côtés, il est riposté du vallum ce et de tous les retranchements par une clameur. Les nôtres après avoir lancé le pilum, en viennent au gladius. Tout à coup, par derrière, la cavalerie est aperçue. Pour apparaître ainsi par derrière le corps d'armée de Vergasillaune, la cavalerie de César, à partir du Voërle, a couru d'abord droit au sud jusqu'à l’Ognin, par le terre-plein de la contrevallation ; puis là, en traversant l'Ognin à gué dans l’endroit où les lignes coupent cette rivière, elle est sortie à l'extérieur pour courir à l'ouest jusqu'à Mornay (par la voie qu'avait suivie César dans l'invasion de la Gaule) ; puis, tournant à droite, elle a couru au nord par Crépiat et Heyriat, pour déboucher sur le lieu du combat, près de Sonthonnax-la-Montagne, soit dans la prairie située au bas de ce village (lieu dit en Charmine), soit dans le vallon de Changeât, situé du côté du septentrion de l'oppidum. Dès lors, cette cavalerie avait exécuté ponctuellement l'ordre de César indiqué dans le texte, à savoir : d'aller faire le tour des lignes à l'extérieur, — circum, ire exteriores munitionespour attaquer les ennemis par derrière —et ab tergo hostes adoriri. — Et ainsi, après un parcours d'environ dix à douze kilomètres, sans avoir rencontré aucune difficulté de terrain qui pût l'arrêter, ni même la retarder, elle apparaissait tout à coup par derrière les Gaulois, sans qu'ils pussent s'attendre à lavoir survenir là[2]. — Repente post tergum equitatus cernitur.

D'autres cohortes approchent. Les ennemis tournent le dos. La cavalerie coupe le chemin aux fuyards, il se fait un grand carnage. Sedulius, chef et prince des Lémovices, est tué. L'Arverne Vergasillaune est fait prisonnier dans sa fuite. Soixante-quatorze étendards des ennemis sont rapportés à César. D'un si grand nombre d'hommes (de 60.000), quelques-uns seulement se réfugient sains et saufs dans leur camp.

De ce dernier passage du texte, rapproché d'un autre qu'on a vu précédemment, il ressort avec évidence que deux voies différentes menaient du camp de l’armée gauloise auxiliaire au point supérieur de la circonvallation, où eut lieu l'attaque de Vergasillaune. L’une de ces voies aurait été détournée, couverte, très-longue ou très-difficile, au point d'exiger, à partir du camp gaulois, toute une nuit pour aboutir derrière la crête de la grande colline du septentrion, tout près des lignes romaines ; l’autre voie aurait été directe et très-courte, de manière que, par là, ce petit nombre de soldats de Vergasillaune échappés au massacre purent, à l’abri des poursuites de la cavalerie romaine et dans le court espace de quelques instants, paraît-il, regagner ce même camp, à la vue des Gaulois bloqués dam l'oppidum (comme César le dira ci-après). Or, sur notre terrain, d'une part, la voie détournée qui va gravir le mont de Changeat par son versant occidental, et, d'une autre part, la voie directe et par où la fuite fut facile vers le camp de l'armée auxiliaire, à travers le versant oriental de ce même mont de Changeat, c'est-à-dire à travers les crêtes rocheuses du bois de Jon, qui est sous les regards de l'oppidum, présentent évidemment toutes ces conditions locales exigées par le texte de César.

Les Gaulois de l'oppidum, témoins du carnage et de la fuite des leurs[3], perdent tout espoir de salut et font rentrer leurs troupes de l'attaque des lignes de blocus.

A l’instant même où l'on apprend la chose dans le a camp des Gaulois auxiliaires, ils s’enfuient.

Que si les troupes romaines, pour s'être portées en renfort sur tant de points divers et n'avoir eu aucun répit durant la journée, n'eussent été accablées de fatigue, toute l'armée ennemie eût pu être détruite. Dès le fit milieu de la nuit, la cavalerie est envoyée à la poursuite et atteint les dernières troupes des ennemis. Un grand nombre d'hommes sont pris et tués[4] ; ceux qui parti viennent à échapper se retirent dans les cités.

Ce récit est entraînant : César, qui rapporte là son plus grand succès, y met naturellement quelque enthousiasme et un certain art d'exposition : tâchons donc d’y reconnaître avec méthode et de distinguer clairement les faits qu'il nous montre d’une manière positive.

Le corps expéditionnaire de Vergasillaune a gravi la montagne pendant la nuit ; il a attaqué le premier, et a combattu depuis midi jusqu'au dernier moment, — Ad ea castra contendit... pugnatur. — A-t-il pu franchir la zone extérieure des pièges et parvenir jusqu'à la palissade de la circonvallation ? Certainement non. En effet, le texte dit bien que les masses de matériaux apportés et jetés par les Gaulois dans les retranchements leur permirent de passer par-dessus les pièges que les Romains avaient cachés à fleur de terre, — Agger in munitionem conjectus et ascensum dat Gallis, et quæ in terram occultaverant Romani contegit. — Voilà le fait. Ainsi, les aiguillons, — stimuli, — et particulièrement les lis, — lilia, — qui étaient cachés à fleur de terre, ont été recouverts de matériaux jetés par les Gaulois ; mais les ceps, — cippi, — qui s'élevaient hors de terre, — ab ramis eminebant ; — cette forêt de pals enchevêtrés et inextricables, qui se trouvait par-devant les deux fossés de quinze pieds, et ces deux fossés et la palissade, César n'en parle nullement en cette occasion. On doit donc admettre que la ligne des ceps arrêta les Gaulois de Vergasillaune, sans qu'ils aient pu s'approcher davantage des soldats romains. Par conséquent, l'expression amphibologique du texte de César, — ascensum dat Gallis, — doit être prise, non pas en ce sens que ces Gaulois auraient eu, dans les matériaux accumulés par eux, un moyen de monter sur le retranchement des Romains et qu'ils l'aient réellement escaladé, mais bien en cet autre sens qu'ils aient eu dans ces matériaux un moyen de s'exhausser, ou de passer par-dessus les aiguillons et les lis qui en étaient recouverts, pour parvenir jusqu'à la ligne des ceps, et pour engager ainsi, à une distance un peu moindre des soldats romains, un combat à coups de flèches, de traits et de pierres. D'ailleurs, puisque les légionnaires, pour en finir, ont effectué une sortie au gladius, il faut bien que ces Gaulois soient demeurés à l’extérieur des retranchements jusqu'à ce moment-là. Et, du reste, Vergasillaune ne paraît avoir emporté avec lui aucun engin propre à faciliter l'approche et l'escalade de telles fortifications.

Cela entendu ainsi, considérons à quel point le texte de César en devient clair. Après un combat prolongé de cette manière, nous voyons que les armes, les projectiles de tonte nature dont les Romains s'étaient approvisionnés, leur font défaut, et qu'ils se sont eux-mêmes épuisés de fatigue aies lancer de leurs retranchements : — Nec jam arma nostris, nec vires suppetunt. — Puis, nous voyons Labienus, conformément aux instructions données par César, — deduciis cohortibus eruptione pugnaret, — exécuter une sortie avec trente-neuf cohortes, environ vingt mille légionnaires, lesquels, après avoir lancé leurs puissants javelots, qui traversent du même coupelle bouclier gaulois et l'homme lui-même, en viennent aux glaives, — emissis pilis, gladiis rem gerunt, — et achèvent ainsi cette affreuse boucherie, — fit magna cædes, — dans laquelle les Gaulois n'ont ni armes comparables pour combattre, ni bouclier pour se couvrir ; dans laquelle ils n'ont qu'à opter entre ces deux destinées pareillement et tristement fatales : mourir sans vengeance, ou s'enfuir.

César, comme nous l'avons déjà fait remarquer, parait avoir été complètement renseigné d'avance sur tous les détails de cette expédition de Vergasillaune. Il parle de secret gardé à cet égard par les chefs gaulois : mais le secret était-il possible, après les renseignements demandés par eux aux gens du pays, et au milieu de tant de monde ? D'ailleurs, n'avons-nous pas déjà vu l'un de ces mêmes chefs gaulois communiquer à César devant Gergovia des renseignements de la même nature ? César aurait-il donc réellement trouvé moyen d'être informé d'avance de l'expédition projetée par les Gaulois et que devait conduire Vergasillaune ? On est bien porté à le croire, soit en voyant que Polyen affirme positivement le fait, soit en voyant, dans le récit de César, que près de vingt mille légionnaires se trouvent postés là, précisément sur le point d'attaque désigné d'avance dans le conseil des Gaulois, et qu'ils se trouvent là par hasard, à en croire l’habile et astucieux narrateur, — undequadraginta cohortibus, quas ex proximis prœsidiis deductas fors obtulit ; — soit en voyant que la cavalerie de César arrive si à propos par derrière les troupes de Vergasillaune ; soit surtout en se rappelant que César avait à sa disposition, pour ses succès et pour le salut de son armée, tout l'or dont il avait pu spolier la Gaule pendant déjà sept années. Du reste, cette opinion était accréditée à Rome, et nous aurons l'occasion d'en constater le témoignage dans un ensemble de considérations qu'on trouvera plus loin à ce point de vue.

Fut-ce encore la cavalerie germaine que César envoya pour attaquer par derrière les troupes de Vergasillaune ? Si ce fut réellement elle, et c'est bien probable, tous les succès des Romains, depuis l'arrivée de cette cavalerie germaine à leur secours, auraient donc bien véritablement été dus à la vaillance de ces cavaliers germains, comme l'ont dit Eutrope et Paul Orose, d'après Suétone, dans le texte que nous avons cité plus haut.

L’armée de Vercingétorix est d'abord sortie de l'oppidum du côté de la plaine ; elle était munie de quelques engins propres à l'attaque des retranchements, et préparés sans doute à l’imitation de ceux des Romains. Après de vaines tentatives pour approcher de ces retranchements de la plaine basse, qui se trouvaient renforcés au plus haut degré dans cette région, Vercingétorix s'est porté à l’attaque d'un autre point des lignes, où le terrain était très-incliné, abrupt. C'était par rapport à l'oppidum, du côté opposé à celui où Vergasillaune continuait sa propre attaque. Il est certain que ces deux attaques simultanées des lignes romaines, celle de la contrevallation par Vercingétorix et celle de la circonvallation par Vergasillaune, eurent lieu sur deux points des lignes très-éloignés l'un de l'autre : puisque César, pour se rendre de l’un de ces points à l'autre, traversa la plaine ; et que sa cavalerie, pour se rendre, dans une direction opposée, du même point de départ au même point de destination, dut aller faire à l'opposé un grand circuit.

Cependant, il paraîtrait naturel que Vercingétorix eût attaqué du côté de l'intérieur cette même région des lignes romaines que Vergasillaune attaquait du côté de l'extérieur, afin de prendre ainsi les Romains entre deux attaques convergentes. César ne nous donne aucune explication à ce sujet. Mais, sur le terrain d'Izernore, on voit tout de suite une disposition des lieux qui rendait cette attaque convergente impraticable à Vercingétorix. C'est que la région des lignes romaines, attaquée par Vergasillaune — région que l'on connaît avec certitude d'après l'orientation des lieux signalée par César —, se trouve naturellement inabordable du côté de l'oppidum. En effet, tout le long de cette partie du cours de l'Ognin — qui présente un volume d'eau plus important que l'Oze et l’Ozerain ensemble, ou que la Loue et le Todeure ensemble —, sa rive gauche est bordée de roches en précipices, dans lesquelles ce cours d'eau est profondément encaissé. Tandis que, du côté opposé de l'oppidum, la vallée de l'Anconnans est largement ouverte, le cours d'eau est simplement marécageux, moins profond que l’Ognin ; et la berge, que lui forment les collines extérieures, étant moins abrupte que la rive opposée de l'Ognin, l'attaque y était d'autant moins difficile.

Le terrain d'Izernore nous montre de plus une raison capitale pour que Vercingétorix ait attaqué les lignes romaines du côté oriental de l'oppidum. C'est que l'héroïque et habile chef suprême de la Gaule, réduit alors à n'avoir plus qu'une pensée, celle de sauver son armée, n'apercevait autour de lui qu'un seul chemin par lequel il pût la conduire en lieu sûr. Cette voie unique de salut était de forcer les lignes romaines directement à l'est d'Izernore, pour y franchir les collines de l'entourage par Tignat, Ceyssiat, Charrion et Nerciat, et d'aller se jeter dans les vastes et épaisses sapinières qui couvrent les montagnes d'Apremont, sur la rive gauche du Lenge. Cette voie lui présentait dans son trajet, d'abord jusqu'au Lenge, des positions échelonnées et très-fortes ; puis, les marais du Lenge, très-favorables pour protéger et couvrir la retraite des troupes gauloises ; et par là, à six ou sept kilomètres de distance dé l'oppidum d'Izernore, l'armée de Vercingétorix se fût trouvée en complète sûreté dans la forêt de Niermes. On conçoit donc bien que le sage guerrier qui la commandait ait fait tous ses efforts pour s'ouvrir un passage dans cette direction.

Si peu explicite que soit le récit de César au sujet de cette attaque de la contrevallation romaine par Vercingétorix, ce fui incontestablement là, d'après les faits indiqués, que la lutte fut la plus acharnée, c'est-à-dire sur la rive droite de l'Anconnans, lieux dits : en Pérucle, le Voërle, le bois d’Orgevet, les Félis, en Condamine... On doit même croire que l'issue du combat y fut, à un certain moment, très-douteuse. En effet, de ce côté-là, les soldats romains postés sur les tours de leurs retranchements, en butte à une nuée de flèches, ne purent continuer de tirer sur les Gaulois et abandonnèrent leur poste : — multitudine telorum ex turribus propugnantes deturbant ; — le cours d'eau marécageux, toute la zone des pièges et les trois fossés furent franchis par les Gaulois, au moyen de matériaux de toute nature et de fascines : — aggere et cratibus aditus expediunt. — Le rempart fut abordé et entamé ; la palissade et le parapet furent comme déchirés et amenés bas au moyen de crocs : — falcibus vallum ac loricam rescindunt. — Quelle attaque prodigieuse dirigée contre ces formidables retranchements des Romains ! César y envoya un premier renfort de six cohortes (environ 3.000 légionnaires) ; puis un second renfort de sept cohortes (environ 3.500 légionnaires) ; et enfin, le péril et l'acharnement du combat augmentant toujours, il s'y rendit lui-même avec un troisième renfort, composé de troupes fraîches, — postremo ipse, quum vehementius pugnaretur, integros subsidio adducit. — Mais il n'a pas jugé à propos de nous faire connaître l’espèce et la force numérique de ces troupes fraîches, qu'il amena lui-même au secours de ses lieutenants assaillis et écrasés par Vercingétorix. Et il poursuit immédiatement son récit en ces termes : le combat rétabli et les ennemis repoussés, — restituto prœlio ac repulsis hostibus... — ce qui donne à entendre qu'à un certain moment Vercingétorix eut l'avantage dans ce combat, puisque l’égalité y fut rétablie ; et aussi qu'il pénétra dans l'intervalle des lignes romaines, puisqu'il en fut repoussé.

Tâchons même d'apercevoir un peu plus clairement ce qui s'est passé dans cet assaut vraiment prodigieux. Jetons d'abord un regard sur le terrain. Nous voyons que le bas des collines orientales qui entourent l'oppidum d'Izernore est généralement accidenté et offre des pentes escarpées, comme l'indique le texte, — loca prærupta ex adscensu tentant ; — que leur sommet est garni de crêtes rocheuses coupées çà et là par des cols de passage ; mais que leur versant, dans sa région moyenne (qui dut être comprise entre les lignes romaines), présente de grands espaces cultivés et assez peu inclinés pour que de la cavalerie ait pu facilement y exécuter des charges contre les troupes gauloises.

Or, nous avons vu dans le récit que toute la cavalerie de César était là présente au moment où Vercingétorix en fut repoussé. Y était-elle déjà au début de l'attaque de Vergasillaune ? On ne peut guère croire qu'elle y fût déjà réunie d avance en face des Gaulois, car nul ne devait savoir que Vercingétorix viendrait attaquer les lignes romaines de ce côté-la, et il n'est pas naturel que de la cavalerie ait été postée d'avance pour défendre l'abord de ces pentes à faites abrupts. Nous avons vu d'ailleurs que, pendant la durée de l'attaque des Gaulois, César y envoya deux fois du renfort : la première fois six cohortes, la seconde fois sept cohortes ; mais il ne dit point y avoir envoyé de la cavalerie. Donc, probablement, c'est lui-même qui a amené là toute sa cavalerie, et c'est ce qu'il faut entendre par ces troupes fraîches qu'il y amena de sa personne en dernier renfort, sur l'avis que l'acharnement de l'attaque augmentait toujours. C'est donc très-probablement à l'aide de sa cavalerie que César est enfin parvenu à rétablir le combat et à refouler les troupes de Vercingétorix. Par conséquent, tout porte à croire que Vercingétorix avait escaladé les premières pentes abruptes, après avoir fait brèche à la contrevallation, et avoir pénétré dans l'intervalle des lignes romaines. Ainsi se trouve pleinement confirmé et mis en lumière le fait très-intéressant qui est impliqué dans cette expression des Commentaires : — Restituto prœlio ac repulsis hostibus, — le combat étant rétabli, et les ennemis repoussés dans l'intérieur de l'oppidum...

Et par conséquent encore, nous devons aussi conclure en résumé que cette dernière attaque des lignes du blocus tentée par Vercingétorix fut très-périlleuse pour les Romains, et que César ne put arrêter enfin les progrès des troupes gauloises dans l'intervalle de ses lignes, qu'en y amenant lui-même sa cavalerie et sans doute surtout sa cavalerie germaine, qui était sa dernière ressource.

Nous ne pouvons du reste nous empêcher de faire remarquer ce laconisme superbe, — restituto prœlio ac repulsis hostibus, — que le narrateur victorieux emploie dans cette occasion à l'égard de Vercingétorix : laconisme en effet remarquable, au sujet d'un combat où furent engagées sans doute de grandes masses des meilleures troupes des deux armées, sous les ordres personnels des deux chefs suprêmes ; au sujet d'un assaut où les Gaulois parvinrent à s'ouvrir un chemin jusqu'à ses légionnaires, à travers les retranchements inouïs que nous connaissons, et à les combattre corps à corps, même avec quelque avantage de leur côté à un certain moment, et cela sans aucune arme nationale comparable à celles des Romains. Quel besoin il faut que César ait éprouvé de déprécier Vercingétorix ! Et quelle gloire il lui a fait ainsi malgré lui !

Le succès qui couronna un instant cet assaut impossible de la contrevallation romaine, tenté néanmoins par Vercingétorix pour tâcher de sauver son armée quand les circonstances furent devenues si critiques, nous fait présumer qu'un certain nombre de ses braves Gaulois avaient ici à la main les glaives des légionnaires tués quelque temps auparavant (grâce à l'avantage du terrain), dans l'assaut de Gergovia.

Enfin, l'héroïque défenseur et chef suprême de la Gaule, le dernier à abandonner l'attaque, fit rentrer ses troupes dans l’oppidum.

Quel rôle joua de son côté tout le reste de l’armée auxiliaire, — c'est-à-dire la plus grande partie de cette armée, environ 180.000 hommes d'infanterie et 7.000 hommes de cavalerie ?

Le début de l'action de ce corps d'armée est littéralement rapporté par César en ces termes : Et en même temps commencèrent la cavalerie à s'approcher des lignes de la plaine et le reste des troupes à se montrer devant le camp, — Eodemque tempore equitatus ad campestres munitiones accedere, et reliquæ copiœ sese pro castris ostendere cœperunt. — César nous montre donc la cavalerie gauloise et le reste des troupes de l'armée auxiliaire se mettant en mouvement tous à la fois, mais non marchant tous ensemble contre les lignes de la plaine ; c'est pourquoi il faut bien distinguer que, si la cavalerie s'approche des lignes, ce reste des troupes ne s'en approchent point, et qu'elles se contentent de se montrer devant le camp de l'armée auxiliaire. Plus tard, lorsque César traverse le bas-fond de la plaine par l'intervalle de ses lignes, pour se rendre de l'attaque de Vercingétorix à l'attaque de Vergasillaune, et que, des hauteurs environnantes, les Gaulois et les Romains, le reconnaissant à la couleur pourpre de son manteau de guerre, signalent sa venue par une clameur poussée et renvoyée de part el d'autre, le récit ajoute : Les ennemis engagent le combat, — hostes prœlium committunt. — Quels sont ces ennemis qui engagent un combat ? Ce ne sont assurément ni l'armée de Vercingétorix, ni la division de Vergasillaune, lesquelles combattent déjà depuis si longtemps ; ce sont donc d’autres Gaulois, et ceux-ci n'avaient point encore combattu de la journée, puisqu'ils engagent actuellement le combat. Par conséquent, de fait, Vercingétorix et Vergasillaune se sont trouvés, seuls jusqu'à ce moment-là, aux prises avec toute l'armée romaine rangée derrière ses formidables lignes de défense. Comment expliquer ce défaut de concours de la plus grande part de l’armée auxiliaire jusqu’à cette heure si avancée de la journée ?

Mais cette attaque nouvelle qui survient tout à coup, cette attaque tardive, quelles sont précisément les troupes qui l'exécutent, et en quoi consiste-t-elle ? Voilà encore une double question à résoudre, une double réponse à déduire du récit, pour que la fin de la lutte d’Alésia se trouve complètement mise en lumière.

Celle attaque tardive provient-elle des 180.000 hommes d'infanterie qui doivent rester des 240.000 hommes de l'armée auxiliaire, après le départ des 60.000 hommes d'élite emmenés par Vergasillaune ? Cette masse d'infanterie opère- t-elle actuellement une diversion dans la plaine ? Y pousse-t-elle une attaque vigoureuse à travers la zone de pièges et de fossés jusqu'au retranchement, — vallum, — derrière lequel sont les Romains ? Une telle diversion opérée par une telle masse d'infanterie, et poussée avec autant d'énergie que l'attaque de Vercingétorix ou que celle de Vergasillaune, serait assurément bien utile, même à cette heure tardive ; mais rien dans le récit de César n'autorise à croire que l'attaque nouvelle dont il vient de parler ait été exécutée par cette portion si considérable de l’infanterie de l’armée auxiliaire (et nous allons bientôt voir où elle est demeurée depuis midi). Cette attaque tardive aurait-elle donc été l'œuvre de la cavalerie de l'armée auxiliaire, que le récit nous a montrée plus haut s'approchant des lignes de la plaine ? Celte cavalerie — qu'il sérail insensé de pousser à travers la zone des pièges jusqu'aux retranchements des Romains — les attaquerait-elle néanmoins à l'heure présente ? Ou plutôt s'agiterait-elle en brandissant ses armes le long de cette zone de pièges et de fossés, pendant que les quelques archers entremêlés parmi les cavaliers (raros sagittarios) lanceraient leurs flèches d'une distance d'au moins cent vingt mètres : tous poussant des clameurs, — clamore sublato ? — Une telle démonstration de cavalerie, une telle tentative, nécessairement vaine, sinon ridicule, correspondrait-elle à cette expression de César : — Les ennemis engagent le combat, — hostes prœlium committunt ? — Il faut bien le croire, puisqu'il n'y a point d'autres troupes gauloises présentes là devant les retranchements des Romains. Et la suite immédiate du récit va fournir une preuve assez claire de ce fait.

Car le narrateur passe tout de suite aux détails du combat qui se livre actuellement du côté de la grande colline du septentrion, depuis la sortie précédente des trente-neuf cohortes de Labienus contre les troupes de Vergasillaune. La transition se fait à la clameur poussée et renvoyée de part et d'autre sur toutes les lignes. Tous les détails rapportés ensuite, — Nostri, emissis pilis, gladiis rem gerunt. Repente post tergum equitatus cernitur, etc., — tous ces détails, sans exception, s'appliquent manifestement à l'attaque dirigée par Vergasillaune, et ne peuvent s'appliquer à aucune autre. D'ailleurs, si les cent quatre-vingt-cinq mille hommes d'infanterie auxiliaire, qui s'étaient montrés devant le camp au début de la bataille, eussent à cette heure tardive attaqué les lignes de la plaine et poussé vigoureusement leur attaque à travers la zone des pièges, jusqu'au retranchement des Romains, comme le pouvait faire une telle masse d'infanterie, ce fait eût été trop important dans la bataille pour que César ne l'eût pas mentionné d'une manière claire et positive. Et encore cela eût trop ajouté à sa gloire personnelle pour qu'il eût omis tous détails concernant ce troisième corps d'armée qu'i eût eu à combattre dans la même journée. Ainsi, les cent quatre-vingt mille fantassins de l'armée auxiliaire — qui restaient après le départ des soixante mille fantassins de Vergasillaune — n'ont point pris part à cette dernière action.

Une preuve péremptoire qu'ils n'y ont réellement pris aucune part, c'est la manière dont César termine le récit de cette journée mémorable. Il en indique les divers résultats pour tous les corps de troupes des ennemis, et pour chacun en particulier. Examinons ce qu'il en dit.

Pour la division de Vergasillaune, le résultat de son attaque fut un massacre effroyable de ce corps d'armée surpris à l'improviste entre la cavalerie de César et ses légions. — Très-peu d'hommes sur un si grand nombre, dit-il, en échappèrent et purent se réfugier sains et saufs dans le camp des Gaulois. — Pauci ex tanto numero se incolumes in castra receperunt. — Or, c'est là que s'est montré, vers midi, et que parait être resté encore jusqu'au moment de la catastrophe tout le reste de l’infanterie de l'armée auxiliaire. C'est pourquoi regardons tout de suite ce qui se passa au moment où les quelques fuyards, échappés de l'expédition de Vergasillaune, se jetèrent dans ce camp : A l'instant même, dit César, où l'on apprend la chose dans le camp des Gaulois, ils s'enfuient, — Fit protinus, hac re audita, ex castris Gallorum fuga. — On le voit donc, ces cent quatre-vingt-cinq mille hommes d'infanterie de l’armée auxiliaire dont il s'agit, étaient bien demeurés là, où tout d'abord nous les avons vus se montrer, c'est-à-dire devant leur camp, — pro castris ; — et ils n'ont nullement pris part à l'attaque des lignes romaines, puisqu'on leur en apprend le résultat dans ce même lieu, et qu'aussitôt ils s'enfuient de ce même camp.

Par conséquent, la fuite sans combat, ou la défection de la plus grande part de l’armée auxiliaire, se trouve positivement constatée.

Voici maintenant le résultat de la journée pour l'armée de Vercingétorix : Ceux de l'oppidum, qui venaient d’être témoins du carnage et de la fuite des leurs, perdent tout espoir de salut, et ramènent leurs troupes de l'attaque des lignes. — Conspicati ex oppido cædem et fugam suorum, desperata salute, copias a munitionibus reducunt. — Or, comme il n'y eut aucun intervalle de temps entre, d'une part, le massacre du corps d'armée de Vergasillaune et, d'une autre part, la fuite immédiate de quelques-uns des siens dans le camp de formée auxiliaire, et la fuite éperdue de tout le reste de cette même armée auxiliaire, il s'ensuit que les Gaulois de l’oppidum, avant de renoncer au combat, avaient déjà aperçu d'un même coup d'œil et le massacre général des soldats de Vergasillaune, et la fuite de quelques-uns d'entre eux dans le camp de l'armée auxiliaire, et presque aussitôt la fuite sans combat et sans retour, c'est-à-dire la défection de tout le reste de cette armée auxiliaire. Par conséquent : voilà Vercingétorix et les siens abandonnés de tous et n'ayant plus aucun espoir quelconque de salut, lorsqu'ils rentrent dans l’oppidum.

L’ordre des événements n'est pas présenté de même dans les Commentaires. Ce qui concerne l'armée de Vercingétorix s'y trouve intercalé entre la défaite du corps d'armée de Vergasillaune et la fuite de tout le reste de l'armée auxiliaire ; puis L'attention du lecteur est maintenue sur ces fuyards et entraînée au loin par les détails de la poursuite. Le lecteur des Commentaires pourrait donc n’avoir pas assez pris garde que cette partie la plus nombreuse de l’armée auxiliaire fuyait ainsi, non point pour faire retraite après avoir bravement combattu un ennemi trop supérieur à sa propre force, mais sans avoir combattu aucun ennemi et afin de s'éloigner au plus vite d’Alésia, c'est-à-dire, en propres termes, qu'elle faisait défection. De cette manière, donc, tout a été rapporté dans le récit de César ; ensuite, tous les soldats romains revenus de cette guerre de Gaule auront pu y reconnaître à peu près tous les détails de la lutte qu'ils connaissaient. Mais la défection de l’armée auxiliaire y est-elle mise en évidence et jugée comme elle le mérite ? Certainement non. Et cependant, c’était là un point capital à signaler avec soin dans l’histoire de cette lutte suprême de Vercingétorix contre César, pour l’indépendance de la patrie gauloise.

 

 

 



[1] Nous restituons à ces quatre noms leur ancienne orthographe, qu'on retrouve encore sur la carte de Cassini.

[2] D'après Polyen (VIII, XXIII, 11), César aurait fait partir d'avance, pendant la nuit, trois mille légionnaires et toute la cavalerie, pour aller attaquer l'ennemi en le prenant à revers. — (Note de l’Histoire de Jules César, p. 268.) Ainsi l'habile général romain aurait connu d'avance le projet exécuté par Vergasillaune ; bien qu'il ait dit lui-même ci-dessus que ce projet avait été combiné en secret, dans le sein du conseil des chefs de l'armée gauloise auxiliaire. Il aurait donc eu là, comme tant d'autres fois, quelque traître à son service, et on ne devrait pas s'étonner qu'il ait si bien réussi.

[3] Ce point du texte de César parait être en contradiction formelle avec un passage de Plutarque cité par M. Quicherat (Conclusion pour Alaise, p. 85), où il est dit que l'attaque de Vergasillaune ne pouvait être aperçue ni de l'oppidum, ni des autres régions des lignes romaines. Si l'on ne veut pas rejeter le récit de Plutarque, on pourrait peut-être se rendre compte de la dissidence des deux auteurs, dans le cas où l'attaque dont il s'agit aurait été en partie visible et en partie cachée aux regards de l’oppidum. Or, sur notre terrain, les Gaulois de l’oppidum ne pouvaient apercevoir complètement tous les détails du combat, par exemple, ce qui se passait en particulier dans le vallon de Changeat, d'où cependant ils pouvaient très-bien voir sortir les fuyards, qui couraient du côté du bois de Jon, pour aller se réfugier dans le camp de l'armée auxiliaire.

[4] Voir là une indication traditionnelle de trophées romains, érigés là, sur le bord même de la rivière Cotrophe (Cotropæa), qui rappelle le trophée précédent des légions rapporté dans les Commentaires.