JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SIXIÈME. — BLOCUS D'ALÉSIA. - CATASTROPHE. - DÉVOUEMENT SUBLIME DE VERCINGÉTORIX. - INDICES D'UNE TRAHISON DE QUELQUES PRINCES GAULOIS EN FAVEUR DES ROMAINS.

 

 

§ IV. — Retards funestes mis par les Gaulois de l'extérieur à venir envelopper l'armée romaine. - Lignes du blocus rendues inabordables du côté de l'extérieur aussi bien que du côté de l'intérieur, et César approvisionné de tout. - Famine dans Alésia, et situation de Vercingétorix désormais sans espoir. - Indications géographiques fournies incidemment par le texte de César.

 

Neu cum periculo ex castris egredi cogerentur... Pour éviter aux soldats de César le danger d'être obligés à sortir des retranchements, il prescrivit que tous et chacun en particulier eussent à se pourvoir de blé et de fourrage pour trente jours.

Pendant que ces choses se passent devant Alésia, les Gaulois de l'extérieur, le conseil des princes convoqué, arrêtent : qu'on n’appellera pas aux armes, comme l’a ordonné Vercingétorix, tous ceux qui sont en état de les porter, mais que seulement on commandera un certain contingent à chaque cité, de crainte que, avec une trop grande multitude confuse, il ne soit possible ni de la conduire convenablement, ni d’y reconnaître chacun les siens, ni d'avoir du blé en proportion. Ils commandent aux Éduens et à leurs clients, les Sébusiens, les Ambivarètes, les Aulerces-Brannovices, les Brannoviens, 35.000 hommes ; pareil nombre aux Arvernes, y compris les libres Cadurces, avec les Gabales et les Vélaves, qui avaient l'habitude d'être sous le commandement des Arvernes ; 12.000 aux Sénons, aux Séquanes, aux Bituriges, aux Santons, aux Ruthènes, et aux Carnutes ; 10.000 aux Bellovaques ; autant aux Lémovices ; 8.000 aux Pictons, aux Turons, aux Parisiens et aux libres Suessons ; 5.000 aux Ambiens, aux Médiomatrices, aux Pétrocoriens, aux Nerviens, aux Morins et aux Nitiobriges ; autant aux Aulerces-Cénomans ; 4.000 aux Atrébates ; 3.000 aux Vellocasses, aux Lexoviens, aux Aulerces-Éburovices ; 3.000[1] aux Rauraques et aux Boïens ; 6.000 à toutes les cités des côtes de l'Océan qu'on a coutume en Gaule d'appeler Armoricaines, au nombre desquelles sont les Curiosolites, les Rhédons, les Ambibares[2], les Calètes, les Osismiens, les Lémovices[3], les Vénètes et les Unelliens.

Du nombre de ces cités appelées, les Bellovaques n'amenèrent pas leur contingent : attendu, dirent-ils, qu'ils voulaient faire la guerre aux Romains en leur propre nom et à leur convenance, et qu’ils ne voulaient point se soumettre aux ordres de qui que ce fût. Néanmoins, à la prière de Commius et en considération de ses rapports d'hospitalité, ils envoyèrent 2.000 hommes. César pour ses expéditions en Bretagne les années précédentes avait usé, comme nous l'avons dit ci-dessus, des fidèles et utiles services de ce Commius ; en considération de quoi il avait exempté sa cité de tout impôt en lui rendant ses droits et ses lois, et il avait attribué à Commius lui-même le pouvoir sur les Morins. Si grand néanmoins fut dans toute la Gaule l’entraînement à reconquérir la liberté et à recouvrer l’antique gloire militaire, que ni les bienfaits, ni les souvenirs d’amitié n’en purent détourner, et que chacun apporta et son dévouement et ses moyens à cette guerre, pour laquelle on rassembla 8.000 hommes de cavalerie et ce environ 240.000 hommes d'infanterie.

Ces troupes étaient passées en revue dans le pays des Éduens. On en vérifiait le nombre ; on faisait reconnaître les chefs. L'autorité suprême fut déléguée à l'Atrébate Commius, aux Éduens Viridomare et Eporedorix, et à l’Arverne Vergasillaune, cousin de Vercingétorix. On leur adjoignit des hommes choisis parmi les cités, pour former un conseil chargé de diriger la guerre. Tous avec enthousiasme et pleins de confiance partent pour Alésia. Et il n'était aucun d'eux qui ne considérât comme impossible de soutenir seulement l’aspect d’une si nombreuse armée, surtout dans une double attaque où, du côté de l’oppidum on ferait des sorties, et du côté de l’extérieur il se présenterait tant de troupes à la fois, cavalerie et infanterie.

Évidemment cet appel fait par Vercingétorix aux cités de la Gaule était de la plus grande urgence, puisque son armée n'avait à Alésia que pour trente jours de vivres. César, mieux que tout autre, connaissait l'importance d'arriver à temps dans l'action militaire. Aussi, a-t-on pu remarquer, dans son récit, avec quelle habileté il s'empresse de détourner l'attention de son lecteur de ce point capital, de la question de l’urgence, en expliquant que les princes de la Gaule, réunis en conseil, avaient décidé qu'il ne fallait pas prendre à la rigueur des mots l'ordre émané de Vercingétorix. Est-il possible, en vérité, que, dans de telles conjonctures, on ait discuté la question de savoir si l'on devait faire marcher absolument tous les Gaulois en état de porter les armes, ou seulement des contingents de chaque cité ? Qui ne voit qu'il s'agissait d'une levée en masse instantanément exécutée ? qu'il fallait que tout le monde accourût, les plus voisins tout de suite sans attendre les autres, et les autres successivement de proche en proche, et tous le plus vite possible ? Il n'y avait, certes, point de Gaulois quelconque, assez peu clairvoyant pour commettre une telle méprise sur ce point capital ; il n'y avait que des princes, traîtres à la Gaule et gagnés à César, qui pussent discuter sur la manière la plus convenable d'exécuter l'ordre du chef suprême ; mais surtout qui pussent s'accorder sur un mode d'exécution tel que celui qui a été adopté, dit César, dans le conseil des princes. Et il n'y avait qu'une population trop facile dans la main des princes et peut-être aussi trop peu animée des sentiments de race, pour se prêter à de tels retards dans de telles conjonctures.

Quoi donc ! l'ennemi qui depuis sept ans dévastait la Gaule se trouve en ce moment dans une impasse : Vercingétorix, ne pouvant à la fois l'arrêter par devant et lui couper les vivres par derrière, a fait choix du poste le plus périlleux ; chef suprême de toute la Gaule, il appelle directement tous les Gaulois à son aide pour un coup de main (qu'on nous permette l'expression) ; le succès tient à la promptitude dans l'exécution de cet ordre : tout dépend de la célérité, comme dit quelquefois César (res in celeritate posita est), et, dans une nécessité aussi manifeste, aussi pressante, tout le monde n'accourt point ; on n'obéit point immédiatement à l'ordre du chef suprême ! On convoque le conseil des princes à jour fixe, — concilio principum indicto ; — on fait des observations sur tous les inconvénients d'une armée trop nombreuse, — moderari, — discernere suos, — frumentum ; — on passe des revues, — recensebantur ; — on vérifie si le nombre des hommes amenés est bien complet, — numerus inibatur ; — on a fait connaître aux cités des côtes de l'Océan, aux cités de la Belgique, le contingent que chacune d'elles doit fournir, et on l'attend ; on fait reconnaître les chefs particuliers de chacun des contingents ; on nomme quatre chefs supérieurs ; on leur adjoint un conseil, et voilà enfin tous les préparatifs terminés, et l'armée auxiliaire part pour Alésia.

Or, pendant tout ce temps perdu, l'armée de Vercingétorix et la population Mandubienne, maintenant enfermées depuis plus de trente jours dans Alésia, y meurent de faim. Telle est la simple et triste vérité, comme nous allons le voir, tel est le fait grave, le résultat lamentable de toutes ces lenteurs des Gaulois auxiliaires. Ce résultat si important, César nous le cache sous leur enthousiasme illusoire, qu'il fait briller à nos yeux avec tant de complaisance et d'astuce, en insistant sur leur confiance absolue dans le succès, pour que le lecteur ne se demande point à lui-même si le succès est encore possible.

En effet, qu'est-ce que cette armée auxiliaire ? Elle se compose de huit mille cavaliers — mais Vercingétorix en a renvoyé d'Alésia un plus grand nombre — et de deux cent quarante mille fantassins : pourquoi faire ceux-ci ? Est-ce que Vercingétorix a pu demander de l'infanterie auxiliaire ? Serait-ce pour assaillir les Romains dans leurs formidables retranchements ? Mais il a dit et répété que, fût-ce à égalité de terrain, il ne mettrait pas lui-même son armée de Gergovia en face des légions. Et Ton voit bien vite la sagesse de cette pensée arrêtée dans son esprit, quand on compare les armes des Gaulois avec celles des légionnaires. Et ici ne serait-ce pas un acte insensé que d'aller assaillir ces légionnaires derrière des retranchements tels que sont actuellement ceux de César à Alésia ?

Vercingétorix, dans son appel d'urgence adressé à toute la Gaule, n'a donc pu demander et n'a certainement demandé que des cavaliers, des cavaliers aussi nombreux que possible. Quel autre concours efficace pouvait-il demander, sinon celui de nombreux cavaliers accourant s'unir à ceux qu’il avait renvoyés d'Alésia, pour harceler sans cesse avec eux l'armée romaine, et lui disputer partout les vivres et le pâturage, pendant que lui-même, posté par-devant elle à Alésia et établi là dans une bonne position, il tenait résolument cette armée arrêtée à la porte de sortie de la Gaule, pour l'y voir succomber à la faim : faute de posséder dans les mains de ses propres troupes des armes comparables à celles des légions ?

Mais, en face de Vercingétorix et à la faveur de ces mêmes retards de la part des Gaulois de l'extérieur, César, de son côté, s'ingénie à perfectionner tout à loisir, de la manière qu'il a expliquée, ses immenses travaux de défense, la circonvallation aussi bien que la contrevallation d'Alésia, jusqu'à les rendre absolument inabordables pour des Gaulois dénués de tout engin de guerre qui pût en faciliter l’attaque.

César aussi parait ne manquer de rien. Il prescrit à tous les siens d'avoir sous la main, chacun par-devers soi, du blé et du fourrage pour trente jours, — dierum XXX pabulum frumentumque habere omnes convectum jubet. — Mais prescrire ne suffit pas, il faut se procurer ces vivres ; et César sait bien que c'est là une des grandes difficultés de la guerre ; il signale souvent cette difficulté : pourquoi donc n'en parle-t-il point ici comme d'ordinaire ? De quelle manière a-t-il réussi, dans les conditions où il se trouvait, à pourvoir aux vivres de chaque jour, et de plus à un approvisionnement de trente jours de vivres, fait d'avance pour chaque soldat romain ? pour dix légions et les accessoires ? Tant de blé qu'il a fallu pour tant de Romains devant Alésia (pour soixante à quatre-vingt mille hommes), d'où est-il provenu ? Est-ce donc de deux ou trois cités gauloises, assez aveuglées parleurs princes pour n'avoir pas vu que l'union de toute la race gauloise était le seul moyen de salut contre cet ennemi commun ?

Quoi qu'il en soit, nous pouvons déjà d'ici apercevoir la catastrophe finale.

At ii cui Alesiæ obsidebantur... Quant à ceux qui se trouvaient bloqués dans Alésia, le jour où devait leur arriver le secours des leurs étant passé, tout le blé étant consommé, n'ayant aucune nouvelle de ce qui se passait chez les Éduens, ils s'étaient assemblés en conseil, et délibéraient sur le parti qu'il leur restait à prendre.

Après qu'eurent été exposées les diverses opinions dont les unes concluaient de se rendre, et les autres de faire une dernière sortie pendant que les hommes avaient encore assez de forces pour la tenter, un discours de Critognat nous paraît ne pouvoir être passé sous silence, à cause de sa cruauté sans pareille et abominable. Cet homme, né en haut lieu chez les Arvernes, exerçait une grande influence. — Je ne veux, dit-il, nullement discuter l'opinion de ceux qui, sous le nom de reddition, appellent la plus honteuse servitude ; je ne les reconnais dignes ni d'être de nos cités, ni d'être admis au conseil. Je désire m'entendre avec ceux qui approuvent la sortie, et qui, personne n'en saurait disconvenir, témoignent ainsi qu'en eux persiste le souvenir de notre ancien courage. Mais ce n'est point là du courage, c'est de la faiblesse d'âme que de ne pouvoir supporter un peu de temps la disette. Des hommes qui bravent la mort, on en trouve plus facilement que des hommes qui supportent la douleur avec fermeté. Moi aussi, j'approuverais cette opinion de faire une sortie, car il m'est toujours difficile de ne pas céder à un sentiment honorable, je l'approuverais si le sacrifice de notre vie était à mes yeux la seule perte qui en dût résulter. Mais, pour prendre une résolution, portons nos regards derrière nous sur toute la Gaule soulevée par nous pour venir à notre secours. Quel courage pensez-vous qu'il puisse rester à nos proches et à nos frères, si, après que 80.000 hommes auront tous été tués en ce lieu, ils sont forcés de combattre presque sur nos cadavres ? N'allez pas priver de votre secours ces hommes qui, pour nous sauver, n'auront tenu aucun compte de leur propre péril ; n'allez pas, par votre irréflexion et votre imprudence ou faute de fermeté d'âme, faire succomber ici toute la Gaule et la faire condamner à une servitude perpétuelle. Est-ce parce qu'ils ne sont pas arrivés au jour fixé que vous doutez de leur foi et de leur constance ? Quoi donc ! Pensez-vous que ce soit pour leur plaisir que chaque ce jour on fait travailler les Romains à ces fortifications qu'ils élèvent par-derrière eux ? Si votre courage ne peut être soutenu par des messages de ceux qui sont au delà, tout chemin étant fermé, sachez comprendre, d'après ce que vous voyez faire à ceux qui sont en deçà, que les autres sont près d'arriver ; voilà ce qui jette ceux-ci dans une terreur telle qu'ils ne cessent de travailler ni de jour, ni de nuit. Quel est donc mon avis ? C'est de faire ce que firent nos pères dans la guerre des Cimbres et des Teutons, bien différente pourtant de celle-ci : forcés de se réfugier alors dans les oppida et réduits à une disette semblable à la nôtre, ils se conservèrent la vie au moyen des corps de ceux qui par leur âge paraissaient inutiles à la guerre, et ils ne se livrèrent point aux ennemis. Lors même que nous n'aurions pas cet exemple à suivre, néanmoins, ayant à défendre notre liberté, il me semblerait très-beau de le donner nous-mêmes et de le transmettre à nos descendants. Car, quelle guerre fut jamais comparable à celle-ci ? La Gaule ravagée, les Cimbres, après avoir été pour nous une grande calamité, sortirent un jour de notre territoire et gagnèrent d'autres contrées ; nos droits, nos lois, nos champs, ils nous les laissèrent. Mais les Romains, que prétendent-ils ou que veulent-ils, si ce n'est que, poussés par la jalousie de voir des hommes illustres dans la renommée et puissants dans la guerre, ils cherchent à s'établir dans leurs champs, dans leurs cités, et à leur imposer pour toujours la servitude ? Et, en effet, jamais ils n’ont eu pour but dans leurs guerres un autre résultat[4]. Que si vous ignorez ce qui se passe chez les nations lointaines, regardez derrière vous cette Gaule limitrophe, qui, réduite en province romaine, son droit et ses lois changés, les haches levées sur elle, se trouve désormais sous le poids de la servitude à perpétuité !

Les opinions discutées, les Gaulois arrêtent d'un commun accord : que ceux qui par leur constitution ou leur âge sont inutiles à la guerre, sortiront de l'oppidum ; qu'on endurera tout avant que d'en venir à suivre l'avis de Critognat ; mais que, si le retard des auxiliaires y force, on prendra ce parti, plutôt que de consentir à se rendre et à parler de paix.

Les Mandubiens, qui les avaient reçus dans leur oppidum, sont forcés d'en sortir avec leurs femmes et leurs enfants. Ces gens-là, après s'être approchés des retranchements des Romains, en pleurant et suppliant de toutes manières, demandaient au prix de l’esclavage quelque secours d’aliment. César plaça des gardes sur l’enceinte pour empêcher que ces hommes ne fussent reçus.

Recherchons d'abord dans cette partie du récit ce qui est le plus important à connaître, la cause première de la famine dans Alésia, c'est-à-dire la cause du retard de l'armée auxiliaire, d'où sont résultés et la famine dans l'oppidum et le perfectionnement des défenses établies tout à l'entour par l'armée romaine : double résultat dont la cause commune est la cause même de toute la catastrophe d'Alésia, désormais imminente et fatale. Or, la cause du retard des Gaulois auxiliaires, cette cause de tout le désastre d'Alésia, qui en fut une conséquence inévitable, César n'en dit rien dans son récit : il l'y passe sous silence, absolument.

En effet, suivons bien l'ordre de ce récit. Au début du blocus y César nous a montré Vercingétorix posté dans l'oppidum avec une provision de vivres pour trente jours. Voilà le point de départ, la mesure des vivres et la date du temps, lequel écoulé, la famine sera 'dans l'oppidum. Vercingétorix fait appel à l'extérieur : c'est d'un coup de main qu'il s'agit, c'est d'accourir d'urgence pour couper les vivres à l'ennemi avant qu'ils ne manquent dans l'oppidum, et tout dépend évidemment de la célérité à obéir à cet appel ; mais on perd du temps, on ne vient pas ; et César peut se pourvoir de vivres en abondance, et il a le loisir d'exécuter des travaux de défense tels qu'il a dû y employer bien plus d'un mois. Il est incontestable que les cités appelées par le chef suprême de la Gaule perdent ainsi un temps précieux s'il en fut jamais ; qu'on tue Vercingétorix et son armée ; qu'on sauve César ; qu'on lui livre la Gaule. Mais quels sont les auteurs de ce retard ? De combien de jours est ce retard par rapport à ce terme fatal, trente jours ? A toutes ces questions, historiquement capitales, le récit de César répond : Ils partent pour Alésia, — ad Alasiam proficiscuntur, — et rien de plus : point d'explication ; pas un seul mot n'est dit de la cause d'un tel malheur, s'il n'y eut en cela que malheur et force de choses : pas un seul mot n'est dit des auteurs de ces retards funestes, si des hommes en furent coupables. Et cependant tout est là incontestablement pour l'histoire de la catastrophe d'Alésia.

Nous reviendrons à part sur ce sujet important, à l'histoire duquel nous avons réuni plus loin un certain nombre d'indices, qui nous ont paru assez significatifs et assez concordants pour mériter une attention particulière à ce point de vue.

Sous cette réserve, pour ne pas interrompre la liaison naturelle des choses, considérons ici le fait même de la famine dans l'oppidum d'Alésia, tel qu'il est rapporté par César. Si, en réalité, le fléau avait exercé ses ravages dans l’oppidum d'Alésia, les légionnaires connaissaient infailliblement ce fait grave, eux qui, pendant le blocus, avaient vu expulser les bouches inutiles, et qui, en pénétrant dans l'oppidum, avaient dû être témoins des résultats affreux de cette famine ; il n'était donc pas possible de passer un tel événement sous silence dans les Commentaires. Mais, s'y trouve-t-il présenté à découvert, s’y trouve-t-il exposé avec la fidélité et la clarté qu'exige l'histoire ? Certainement non. Le récit d'abord nous indique ce fait si grave de la manière la plus brève et la plus vague ; puis, il substitue à sa description historique un roman historique. Et de plus la cause de cette famine ayant été ainsi absolument passée sous silence, tout ce qui va s'ensuivre : la reddition de l'armée gauloise, sans conditions, la captivité et la mort de Vercingétorix, l'asservissement définitif de la Gaule, et par suite encore l'avènement de l'empire des Césars qui va s'étendre sur tant de peuples, tous ces résultats plus ou moins immédiats de la catastrophe d'Alésia, bien qu'ils soient les conséquences nécessaires de la famine même, vont être attribués au génie militaire de César, à la plus grande gloire de César et des armées romaines ; et il ne s'y joindra ni corruption, ni trahison, ni rien qui vienne atténuer l'éclat de toute cette glorification romaine.

Considérons bien tout l'art de ce récit important, qui est la dernière page des commentaires dictés par l'illustré écrivain lui-même sur cette guerre de Gaule ; car le reste de son septième livre n'est plus qu'un exposé topographique et la mise en scène de toute cette accumulation de défenses dans ses lignes de blocus, contre lesquelles les Gaulois vont venir maintenant se heurter en vain.

Pour rapporter ce fait capital de la famine dans Alésia, César s'y est pris d'avance (comme dans tant d'autres questions délicates) : dès le premier jour où il commençait le blocus d'Alésia, il nous a fait apercevoir d'avance la famine, en nous montrant Vercingétorix comme déjà enfermé dans l'oppidum, sans avoir des vivres pour plus de trente et quelques jours, et en ajoutant alors quelques détails, à savoir : que Vercingétorix ordonne, sous peine de mort, la mise en commun de tout le blé ; puis, qu'il fait distribuer ce blé à très-petites rations, peu à peu, et qu'il attribue également à chacun sa part du bétail que les Mandubiens ont amené avec eux en se réfugiant dans l'oppidum. Tout cela étant placé en cet endroit du récit, où il ne s'agit encore que d'une famine éventuelle, simplement en perspective, le lecteur, ignorant les détails réels, n'en est point ému, et les légionnaires, eux qui connaissaient le gros des faits, les voyant indiqués dans le récit, ont pu s'y reconnaître et juger que ce récit était réellement conforme à la vérité.

Ensuite, lorsque la succession des événements nous amène sur le fait même dans toute sa gravité, à sa date fatale, lorsqu'il s'agirait de montrer ce fait de famine tel qu'il s'est accompli, de l'expliquer, et surtout, à raison de son importance capitale, d'en faire connaître autant que possible, la cause et les auteurs. César se contente de nous dire : Le jour étant passé, — præterita die. Tout le blé étant consommé, — consumpto omni frumento, — c'est-à-dire en somme la date fatale est passée, on n'a plus de blé dans Alésia ; puis, il ajoute : Ayant assemblé le conseil, — consilio coacto, — et la transition est faite : nous voilà en plein roman historique : Critognat prononce un beau discours de César.

Réservons ce discours imaginaire de Critognat pour l’examiner à part, et allons y prendre à la fin la transition de sortie : c'est le vote même du conseil imaginaire.

Le récit des faits reprend à ces mots : Les Mandubiens, qui les avaient reçus dans leur oppidum, sont a forcés d'en sortir avec leurs enfants et leurs femmes (LXXVIII)... Négligeons le trait perfide dirigé là contre les Gaulois de Vercingétorix, de manquer aux devoirs sacrés de l'hospitalité en expulsant les bouches inutiles ; voici, par-derrière cela, un fait très-grave, à peine visible : Ces gens-là, après s'être approchés des retranchements des Romains, a pleuraient et suppliaient de toutes manières, pour qu'on leur accordât, même au prix de l’esclavage romain, quelque secours d'aliment. César plaça des gardes sur l’enceinte pour empêcher que ces hommes ne fussent reçus (LXXVIII). Ne discutons ni l'art, ni la singularité de ce récit, où à une demande d’aliment dans les angoisses de la faim, il est répondu par une barrière ; la force de la situation vraie est telle que chaque lecteur a en soi la certitude que ces malheureux Mandubiens demandaient, par leurs supplications et leurs larmes, à obtenir, même au prix de l’esclavage romain, de deux choses l’une, ou un peu d'aliment, ou la permission de traverser les lignes romaines. Il n'est pas moins évident, par le récit même, que César leur refusa l'un et l'autre, et l’aliment et le passage à travers ses lignes : voulant qu'ils mourussent de faim là, tous. Tel est incontestablement la vérité sans voile.

Le voile funèbre, cet euphémisme si simple : il empêchait qu'ils fussent reçus, — recipi prohibebat, — nous en rappelle un autre tout pareil, à savoir, cette autre expression : Quand on les lui eut ramenés, il les tint pour ennemis, — reductos in hostium numero habuit[5], — expression aussi simple que celle qu'on vient de lire ici, et que César jeta de même comme un voile funèbre sur six mille Helvètes fugitifs et désarmés, qu'on lui ramena chez les Lingons et qu'il fit froidement mettre à mort. Mais ici, où le voile funèbre recouvre une population tout entière, hommes invalides, femmes, enfants, mis à mort par la faim, au milieu de cette zone d'aiguillons de fer, de pieux aigus, durcis au feu, et de pals enchevêtrés, où ces malheureux se perçaient le corps de tous les côtés en tâchant d'approcher des Romains, et en les suppliant de toutes manières, pour obtenir un peu d'aliment... c'est là, sous cette expression simple, — recipi prohibebat, — une scène réelle, affreuse à imaginer, quelque chose d'inouï !

Et même un mot frappant semblerait impliquer que César, seul peut-être, eut la force d'en supporter le spectacle. En effet, lorsqu'il s'agit de s'opposer à un acte par une loi ou par un ordre, le mot propre est en latin le mot veto (vetita legibus alea, Hor.) ou en français le mot défendre : le mot bien différent qui est employé dans le récit de César, — prohibebat, — ou en français : il empêchait, paraissant être le mot propre pour indiquer qu'il est fait opposition à un acte physiquement, comme avec la main. Or, César emploie toujours le mot propre. Si donc le vrai sens du récit est tel qu'il paraît, ce mot prohibebat impliquerait l'idée qu'un commencement d'exécution pour laisser passer les malheureux Mandubiens expulsés de l'oppidum avait lieu actuellement, ou tout au moins, qu'une tendance à les laisser passer se manifestait par des signes extérieurs parmi les légionnaires, puisque César fait empêcher cela, que les Mandubiens soient reçus, — recipi prohibebat.

La force de constitution morale et physique dont César aurait ainsi fait preuve, dépasserait donc tout ce qu'ont pu ses propres légionnaires, lesquels cependant avaient bien pu, à Avaricum, poignarder de suite, jusqu'à la fia, plus de trente-neuf mille hommes réunis de même dans une enceinte fermée : hommes, femmes, vieillards, enfants, tous jusqu'au dernier enfant à la mamelle ! Eh bien ! ces mêmes légionnaires, si féroces dans l'action, n'auraient pu, ce semble d'après le récit de César, supporter le spectacle des malheureux Mandubiens mourant de faim parmi les pièges de ses lignes de blocus ; ils n'avaient pas la constitution nécessaire pour cela, ils faiblissaient : César l’a pu et voulu jusqu'au dernier mouvement du dernier homme, — recipi prohibebat.

Il faut donc, pour qu'il ait été si cruel, que César ait couru un bien grand danger à Alésia, qu'il y ait été véritablement acculé en détresse dans une impasse. Ce qui s'accorde manifestement avec le terrain où son propre récit nous a guidés, et où nous allons constater tous les détails de cette lutte, si importante à apprécier pour notre histoire nationale.

Examinons maintenant le roman historique substitué par César à tout ce qui manque ici. Le discours placé dans la bouche de Critognat est d'une forme grandiose ; on y sent une chaleur qui anime ; c'est une belle page littéraire, un des plus beaux discours de Jules César, et il est bien placé dans la bouche de ce Gaulois de la grande race des Arvernes ; il est, sauf l'affreuse proposition, entraînant.

Comme aussi, dans ce discours, son véritable auteur, non moins profond politique que grand guerrier, n'était plus gêné par rien que les légionnaires eussent vu, nous devons naturellement nous attendre que Critognat va nous dire, entre autres choses, ce à quoi César tient que nous ajoutions foi entière. Probablement donc, Critognat va nous confirmer dans cette opinion que César nous a déjà plusieurs fois insinuée dans la pensée, à savoir que, lui César, a l’offensive devant Alésia, que Vercingétorix s'y est réfugié pour son salut, et que les Gaulois y sont dans une grande terreur, — perterritisque hostibus. — C'est effectivement ce mot que César nous a dit tout de suite à son arrivée devant Alésia ; puis, il nous l'a fait répéter par Vercingétorix, à l'occasion du renvoi de la cavalerie gauloise ; et il vient de le répéter encore lui-même, à l'occasion du perfectionnement de ses lignes de blocus. Mais ce n'est point encore assez, car nous savons que César attache la plus grande importance à nous bien inculquer cette pensée dans l'esprit.

En effet : César ne voudrait pas, comme nous l'avons appris de lui-même plus haut (voir notre t. II), que la renommée et l'histoire pussent aller publier à Rome et dans tout l'univers, et dans toute la suite des temps, que Vercingétorix avec ses Gaulois, un jeune chef barbare avec de grossiers barbares, l'ont tenu arrêté à Alésia, lui Jules César, né du sang des dieux, lui le plus grand guerrier de Rome, à la tête de dix[6] légions de vétérans, et accompagné d'un corps auxiliaire de cette cavalerie germaine, si renommée.

Nous trouvons effectivement dans ce discours que César prête à Critognat, plusieurs passages propres à maintenir le lecteur des Commentaires dans l'illusion que nous venons de rappeler. En voici un premier : Après qu'eurent été exposées les diverses opinions, dont une partie concluait de se rendre, Ac variis dictis sententiis quarum pars deditionem censebant. — En voici un second : Considérons derrière nous toute la Gaule que nous avons soulevée pour venir à notre secours, — Omnem Galliam respiciamus quam ad nostrum auxilium concitavimus. — Un troisième : Ces hommes qui, pour vous sauver, n'ont tenu aucun compte de leur propre péril, — Hos qui, vestræ salutis causa, suum periculum neglexerunt. — Un quatrième : Faire ce que firent nos pères... qui, forcés de se réfugier dans les oppida et réduits à une disette semblable à la notre... — Facere quod nostri majores fecerunt... qui, in oppidis compulsi ac simili inopia coacti...

Comment ne pas croire ce qui est dit et répété tant de fois par César, par Vercingétorix et encore par Critognat ?

Mais alors, comment Vercingétorix et ses Gaulois, s'ils étaient terrifiés, se sont-ils laissés bloquer par les Romains ? Pourquoi ne se sont-ils pas enfuis dès le premier jour, et ensuite pendant tant de jours encore, durant lesquels le blocus (nécessairement sur une aussi grande étendue) n'était point encore partout effectué ? Pourquoi ne sont-ils point tous partis de l'oppidum avec la cavalerie que Vercingétorix en a renvoyée ? Et même, pourquoi l'armée gauloise s’est-elle arrêtée là, puisqu'elle avait toute une nuit d'avance sur l'armée romaine ? Il faut donc bien admettre que le défenseur de la Gaule a eu ici quelque motif de la nature de celui qui le porta à barrer le chemin déjà une première fois à l’armée romaine ; et qu'il a eu assez de courage et de persévérance pour tenter ce coup hardi une seconde fois, malgré un premier insuccès.

Ainsi, on ne peut en réalité, expliquer la situation de Vercingétorix à Alésia que par un acte de résolution et de dévouement comparable à celui de Léonidas aux Thermopyles. Manque-t-il même le serment ? Relisons le vote du conseil de guerre, assemblé pour décider du parti à prendre sous l'affreuse pression de la famine. Ils arrêtent, dit César : que ceux qui par leur constitution ou leur âge sont inutiles à la guerre sortiront de l’oppidum ; et qu'on endurera tout... plutôt que de consentir à se rendre et à parler de paix.

Voilà, on le voit, un vrai et terrible serment (même en laissant de côté l'horrible pensée que César prête à Critognat). A quoi ne sont pas déterminés des hommes qui en viennent à cette résolution déchirante d’expulsé, les bouches inutiles, en face des meurtriers de la population d'Avaricum ? Ici, Vercingétorix ne peut que détourner la tète, lui qui s'était laissé toucher de commisération, et qui même avait renoncé à un point essentiel de son plan de guerre contre les Romains, en considérant les dommages, les simples dommages matériels, que l'incendie d'Avaricum devait causer au pauvre peuple de la ville[7]. A Alésia ce même suprême et généreux chef de la Gaule ne peut céder en considération de maux bien autrement affreux pour la population du pays. Il s'agit ici du salut de toute la Gaule, et il faut que tous se dévouent. Voilà donc bien un vrai et digne serment, un serment bien placé, un serment sans forfanterie dans une situation sans espoir. Telle est l’affreuse vérité signalée par les propres paroles de César.

Nous n'avons pas voulu interrompre ci-dessus l'examen de cette partie historique et si importante des Commentaires, pour attirer l'attention sur plusieurs données géographiques qui s'y rencontrent ; nous demandons la permission d'y revenir en quelques mots avant de passer outre. Car, au milieu des difficultés que présente la rédaction d'une géographie de l'ancienne Gaule, moyen de contrôle si précieux, même indispensable pour éclairer l'histoire de nos pères, on ne doit négliger aucune des indications que César nous fournit à ce sujet, si peu précises qu'elles puissent être.

1° César était très-méthodique dans ses descriptions ; il connaissait parfaitement toute la Gaule ; on doit donc présumer que, dans la désignation successive des contingents des cités dont il a parlé plus haut, il a observé, outre l'ordre généralement décroissant du chiffre des divers contingents énumérés, un certain ordre naturel suivant lequel les nombreuses cités de la Gaule se présentaient à son esprit, chacune à sa place sur le territoire gaulois, c'est-à-dire qu'il a observé un certain ordre géographique. Or, nous prions de remarquer que la liste des contingents se termine par ceux des cités les plus lointaines, des cités du littoral de l'Océan ; il y a donc présomption que le territoire du premier peuple désigné touchait à celui des Mandubiens. Mais, à ce point de vue comme le premier nom de la liste, celui des Éduens, est un nom collectif, qui comprend, avec la cité patronale, les peuples clients énumérés ensuite et imposés collectivement avec elle à 35.000 hommes, il en résulte que dans l'ordre du détail des peuples désignés, cité par cité, ce sont les Sébusiens, qui, dans la pensée de César énumérant les contingents des divers peuples de la Gaule appelée par Vercingétorix à venir couper les vivres aux Romains devant Alésia, se seraient trouvés les plus proches des Mandubiens. Or, le territoire d'Izernore fait partie du Bugey, pays des anciens Sébusiens — comme nous l'avons démontré dans notre notice géographique du tome premier de Jules César en Gaule —. Ce qui conduit à penser que le pays des Mandubiens était ou tout au moins un pays limitrophe, ou peut-être une subdivision de celui des Sébusiens.

2° Les contingents de toutes les cités de la Gaule destinés à composer l'armée auxiliaire, étaient réunis et passés en revue dans le pays des Éduens, — Hæc in Æduorum finibus recensebantur. — De là, ils partent pour Alésia, — ad Alesiam proficiscuntur. — Or, le verbe qui indique ici le départ, proficiscuntur. César ne l'emploie que lorsque le but de la marche est notablement lointain, et c'est le vrai sens du mot. Ainsi l'oppidum d'Alésia était situé notablement loin du lieu de rendez-vous des contingents, et le lieu de rendez-vous était chez les Éduens. Sur quel point de leur territoire propre était ce lieu de rendez-vous ? César ne le dit pas : mais, selon toute probabilité, c'était au voisinage de Bibracte (d'Autun) ; car c'était là le centre gouvernemental de la cité chez laquelle les contingents devaient se réunir, et déjà tout récemment l'armée de Vercingétorix s'était de même rassemblée chez les Éduens, aux environs d'Autun (LXIII et LXIV). Or l'oppidum d'Alise-Sainte-Reine est situé près d'Autun, l'oppidum d'Alaise en est assez éloigné, l'oppidum d'Izernore en est un peu plus éloigné ; c'est donc à la situation de l'oppidum d'Izernore que l'induction géographique, signalée plus haut par le verbe proficiscuntur, s'applique avec le plus de justesse.

3° Dans le discours que César prête à Critognat, on trouve ce passage ; Considérez derrière vous cette Gaule limitrophe qui, réduite en province romaine... — Respicite finitimam Galliam, quæ, in provinciam redacta... — D'après tout ce que nous savons, la Gaule limitrophe dont il s'agit ici ne peut être que le pays des Allobroges à sa frontière sur le Haut-Rhône. Ainsi l'oppidum d'Alésia était situé chez un peuple cette limitrophe des Allobroges sur le Haut-Rhône, et il était, d'après ce tour de phrase de César, situé bien près de la frontière intermédiaire. Or le peuple cette, limitrophe des Allobroges sur cette frontière de la Gaule celtique, c'était, d'après César lui-même, le peuple Sébusien, — Sebustani : Hi sunt extra provinciam trans Rhodanum primi (I, X), — et précisément l’oppidum d’Izernore est situé dans le pays des anciens Sébusiens, dans le Bugey, et à trente-six kilomètres de la perte du Rhône, point frontière des anciens Allobroges.

Il y a même dans l’orographie de l'oppidum d'Izernore quelque chose de plus particulier qui peut se rattacher au même texte. César — comme nous l’avons démontré dans la discussion de la première campagne — a envahi la Gaule celtique par les passages naturels de la perte du Rhône ; et, pour atteindre les Helvètes dans la vallée de la Saône, il a suivi une voie qui, aujourd'hui encore aussi bien qu'à l'époque de Jules César, mènerait de Genève à Autun. Or, de l'endroit où cette voie franchit les collines occidentales de l'entourage d'Izernore, c'est-à-dire de la crête du mont de Bertian, près du village de Mornay, on découvre la chaîne des Alpes, et il est facile d’y reconnaître à l’œil nu le Mont-Blanc. Si donc, en passant à ce point culminant de la route qu'il suivait pour atteindre les Helvètes lors de l'invasion de la Gaule celtique, César a porté ses regards autour de lui, pour étudier ce pays, alors si peu connu des Romains et où il entrait lui-même pour la première fois, il a dû reconnaître le Mont-Blanc près duquel il avait franchi les Alpes. Et actuellement qu'il est dans ses lignes de blocus, passant à ce même point culminant, il doit apercevoir ce même Mont-Blanc du pays des Allobroges et reconnaître encore plus près de lui la crête du Jura oriental, au pied duquel sur le bord du Rhône avait passé l’émigration des Helvètes, en y ravageant les villages et les propriétés rurales que les Allobroges de la province romaine possédaient là au-delà du fleuve. Dès lors, si notre oppidum d'Izernore est véritablement l'oppidum d'Alésia, comme nous le pensons : quoi de plus naturel que César ait tiré parti de ce souvenir pour composer très-naturellement le discours qu'il prête à Critognat, bloqué dans cet oppidum d'Alésia ?

Quoi de plus naturel surtout qu'il lui ait fait adresser ces paroles à ses collègues du conseil : Retournez-vous pour voir cette Gaule limitrophe, laquelle, réduite en province romaine[8]... — Respicite finitimam Galliam, quæ, in Provinciam redacta... — Et par conséquent, cette indication géographique, que César nous donne par la bouche de Critognat, n'est-elle pas comme un témoignage personnel du célèbre guerrier écrivain, constatant que l'oppidum d'Alésia, dont il faisait le blocus, était situé sur l'emplacement même où nous voyons aujourd'hui l'oppidum d'Izernore ?

 

 

 



[1] Le texte indique ici 30.000 ; mais on voit, au chapitre XXIX du premier livre, que la population entière des Rauraques n'était que de 23.000 têtes et celle des Boïens de 32.000, quand ils se joignirent les uns et les autres à l'émigration des Helvètes. Évidemment donc il y a ici une erreur de leçon. Et en tenant compte à la fois des chiffres de la population et des pertes éprouvées par ces deux petits peuples, nous avons présumé qu'il fallait ici lire 3.000, au lieu de 30.000.

[2] Ambibari : nom probablement altéré dans la leçon. On a cru devoir entendre sous ce même nom les Abriucatui, peuple du diocèse d'Avranches ?

[3] Lémovices : autre nom probablement aussi altéré dans la leçon. On a pensé qu'il fallait lire Leonenses ou Leonices, et qu’il s'agissait de la population du pays de Saint-Pol de Léon, dans le département du Finistère.

[4] Voilà l'histoire romaine résumée en une seule phrase par César, dont on ne peut contester l'autorité à ce sujet.

[5] De bell. Gall., I, XXVIII.

[6] Nous aurons plus loin l'occasion de constater que César avait effectivement onze légions contre Vercingétorix.

[7] Datur petentibus venia, dissuadente primo Vercingetorige, posi concedente, et precibus ipsorum et misericordia vulgi (XV).

[8] A cette occasion, et au moment où les fils de ces anciens Allobroges viennent de rentrer au sein de la mère-patrie, qu'il nous soit permis de saluer cordialement ce retour. Jamais, à travers toutes les vicissitudes des âges, ni les pères, ni les fils n'ont démenti leur sang gaulois ; jamais les fils n'ont pu renier la patrie primitive, pas plus que leurs pères n'avaient pu consentir à devenir Romains de cœur ; comme le constate cette sentence du poète favori d'Auguste :

Novisque rebus infidelis Allobrox.

Que ce retour au sein de la patrie gauloise soit donc définitif ! C'est notre vœu. Et certes, si jamais l'annexion d'une nation à une autre fut naturelle et fondée sur l'identité des populations, c'est bien ici le cas.