JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SIXIÈME. — BLOCUS D'ALÉSIA. - CATASTROPHE. - DÉVOUEMENT SUBLIME DE VERCINGÉTORIX. - INDICES D'UNE TRAHISON DE QUELQUES PRINCES GAULOIS EN FAVEUR DES ROMAINS.

 

 

§ II. — Comparaison des lieux d'Izernore, d'Alise-Sainte-Reine et d'Alaise, par rapport : 1° au texte topographique de César concernant Alésia, et, 2° à l'eau qui y fut nécessaire durant le blocus de cet oppidum.

 

Ici, avant de passer outre, nous devons examiner avec soin deux questions dont la solution est d'une importance capitale, pour déterminer avec certitude l'emplacement d'Alésia.

Évidemment, pour décider lequel des trois lieux d'Alise-Sainte-Reine, d'Alaise, ou d'Izernore, est le plus conforme à l'oppidum d'Alésia, il faut, au préalable, bien s'entendre sur le sens du texte de César ou sur la configuration réelle du terrain d'Alésia, et sur les autres conditions fondamentales que doit présenter le célèbre oppidum gaulois. La comparaison des lieux présentés et le choix à faire deviendront ensuite bien faciles, puisque nous avons Alise, Alaise et Izernore comme sous les yeux au moyen de nos bonnes cartes de Gaule, dont on peut du reste vérifier la fidélité en allant sur le terrain. Or, ici nous nous trouvons en dissidence avec tous nos honorables devanciers, 1°, sur le sens du texte topographique de César, ou sur la configuration réelle du terrain de l'oppidum d'Alésia que ce texte doit nous faire connaître ; et 2°, au sujet de l'eau à boire que ce terrain doit présenter et qui y fut nécessaire durant le blocus. Il s'agit donc de savoir : 1° de quel côté, ou du nôtre ou du leur, on se fait une fausse image du lieu cherché, et 2° si de part et d'autre, on tient assez compte des conditions particulières où doit s'y trouver cette eau nécessaire.

 

1° Au sujet de la configuration générale de l’oppidum d’Alésia :

Pour mettre ici en lumière deux grands traits caractéristiques du terrain de l'oppidum d'Alésia, sur lesquels porte cette première dissidence, il nous suffira de justifier deux points de notre version précédente du texte de César, où nous sommes en désaccord complet avec les deux opinions qui présentent Alise-Sainte-Reine et Alaise comme occupant la place de l’antique Alésia, désaccord qui existe non-seulement au sujet du sens exact des mots du texte, mais encore au sujet de la véritable configuration du terrain de l'oppidum que ces mots représentent, et que nous cherchons tous à constater. C'est donc bien ici une question fondamentale pour toutes les opinions. Et l'on nous permettra sans doute quelques développements à cet égard, en considération de l'intérêt de la question et de l'autorité des savants avec qui nous ne pouvons nous dispenser d'entrer en contradiction sur ce point.

Il s'agit du sens de l'expression edito loco et de la portée des mots pari altitudinis fastigio, dans le texte de César.

Ipsum erat oppidum Alesia in colle summo, admodum edito loco ut nisi obsidione expugnari non posse videretur. — Quelle est ici la signification de l'expression edito loco ? C'est :

Suivant M. Rossignol, — Sur le sommet d’une très-haute colline... sur un mamelon escarpé[1] ;

Suivant l’Histoire de Jules César, — Sur une montagne complètement isolée, qui s’élève de 160 à 170 mètres au-dessus des vallées environnantes[2] ;

Suivant M. Quicherat, — Sur le sommet d’une colline a à un endroit de celte colline qui était d’une excessive hauteur[3] ;

Suivant nous : — L’oppidum même d’Alésia était sur le haut d’une colline, dans une position d’un accès difficile à ce point qu’il paraissait impossible de s'en emparer sinon à l’aide d’un blocus.

Et le terrain d'Izernore exige que cette dernière traduction soit admise y pour qu'il ait pu être l'emplacement de l'oppidum d'Alésia : nous allons donc tâcher de la justifier.

Disons d'abord que le duc d'Aumale, dans un article intéressant sur cette campagne de Jules César, a traduit de même le mot editus. Voici l'expression qu'il emploie : La place d’Alésia était située au sommet d’une colline d’accès si difficile que[4]...

D'après le dictionnaire, le mot latin editus provient de edo, faire sortir (e-do). Il semble donc indiquer, dans sa signification primitive, la forme d'une plante sortant de terre ; on dit : edita semina, et par extension : Mæcenas edite regibus : Edita carmina... Horace emploie l'expression viribus editior, pour indiquer un taureau plus fort que les autres, qui ne permet pas a ses rivaux d'approcher et qui les tue :

Viribus editior cædebat, ut in grege taurus.

Notre mot français élevé correspond certainement aux mots latins altus, celsus, excelsus, præcelsus. Les deux mots editus et altus désignent donc deux caractères qui peuvent exister l'un sans l'autre. Des semences sorties de terre — edita semina — ont le premier, n'ont pas le second ; elles sont levées, et ne sont pas élevées ; elles sont edita, et ne sont pas alta. Un arbre élevé, arbor alta, étant à la fois essentiellement edita, c'est inutile à dire. Mais, s'il s'agit d'un lieu, le caractère de difficile accès, locus editus, peut, selon la forme de ce lieu, manquer ou bien coexister avec le caractère d'élévation, alias ; et, dans ce dernier cas, il faut employer les deux mots : locus præcelsus atque éditus, dit Cicéron.

C'est ainsi qu'il s'exprime en parlant de l'enlèvement de la Cérès d'Enna. Citons ses propres paroles : — Enna autem, ubi ea, quæ dico, gesta esse memorantur, est loco præcelso atque edito : quo in summo est æquata agri planities, et aquæ perennes. Tota vero, ab omni aditu, circumcisa atque diremta est. — Voilà donc un lieu qui présente deux caractères, loco præcelso atque édito : le premier, præcelso, c'est incontestablement que ce lieu est très-élevé ; le second, edito, c'est, pensons-nous, que l'accès en est difficile, comme l'explique la dernière phrase du texte. Nous traduisons donc de cette manière : Or, Enna, où l'on rapporte que se sont passés les faits dont je parle, est dans un lieu très-élevé et de difficile accès, au sommet duquel se trouve une plaine cultivée, bien unie, et où l'eau ne manque jamais. Quant à ses abords, de quelque côté que ce soit, ils sont partout à l’entour taillés à pic et escarpés.

Voici maintenant Salluste, auteur militaire, écrivain correct, lieutenant et ami de César, qui, à tous ces titres, peut mieux que personne nous guider ici dans l'interprétation du mot editus, et qui, par hasard, en a précisé le sens dans le récit de la guerre contre Jugurtha, de la manière suivante : — Namque haud longe a flumine Mulucha, quod Jugurthæ Bocchique regnum disjungebat, erat inter cæteram planitiem mons saxeus, mediocri castello satis patens, in immensum editus, uno perangusto aditu relicto : nam omnis natura velut opere atque consulto praeceps[5]. — C'est-à-dire : En effet, non loin du fleuve Mulucha[6], qui séparait le royaume de Jugurtha de celui de Bocchus, se trouvait, au milieu d'une région du reste en plaine, un mont rocheux, où il y avait assez déplace pour un médiocre fort, et dont l'accès était d'une immense difficulté, une seule voie très-étroite restant pour y monter : car ce mont était naturellement, de tous les côtés, comme s'il eût été taillé de main d'homme et à dessein, en surplomb (præceps, la tête penchée en avant). Si donc on veut bien considérer avec attention l’enchaînement des idées dans ce texte, où le caractère editus, en topographie militaire, est attribué à l'extrême, — in immensum editus, — on se convaincra, nous l'espérons, que le sens véritable de ce mot latin, dans le langage militaire, est bien tel que nous venons de le traduire. Du reste, la suite du récit de Salluste donne clairement à entendre que ce même mont rocheux n'était que fort peu élevé ; car un soldat de Marins en atteignit un jour le sommet, par hasard et sans s'en douter, en grimpant pour saisir quelques escargots qu'il avait aperçus rampant contre la roche...

Venons à César lui-même. Lorsqu'il veut indiquer un lieu élevé, dans les cas où nul doute à cet égard n'est possible, il emploie, sans exception que nous sachions, les mots altus, altitudo ; ainsi, il dit du mont de la citadelle de Besançon : mons magna altitudine... Il dit de Gergovia : positam altissimo monte. Il dit de la petite ville d'Octodurus entourée par les Alpes : Altissimis montibus undique continetur. Il dit du Jura : monte altissimo... mons autem altissimus impendebat... César attachait du prix au choix de ses expressions : quand il en change, c'est donc qu'il veut indiquer une autre qualité dans l'objet dont il parle.

César écrivait purement : après avoir dit que l’oppidum d'Alésia était placé sur le haut d’une colline, ajouter que c'était un lieu très-élevé, c'eût été faire de la colline un mont, ou corriger la première expression : ce que César ne fait jamais, parce que certainement il a soin de choisir ses expressions.

Dans huit passages de l'œuvre de César, où nous avons trouvé le mot editus, le sens naturel et simple du récit comporte la traduction de ce mot par l'expression française de difficile accès ; et même, dans deux de ces textes, la traduction du mot editus par le mot français élevé ne nous paraît point admissible. Citons seulement ces derniers.

Dans les Commentaires de la guerre civile (III, XXXVII), il est dit, au sujet d'une manœuvre de Scipion contre Domitius, sur les bords du fleuve Haliacmon, qui séparait la Thessalie de la Macédoine : — Ibique prope flumen, edito natura loco, castra posuit, — passage que nous traduisons de cette manière : Et là, il campa près du fleuve, en un lieu d’un accès naturellement difficile. César, en effet, pourrait-il avoir dit qu'un certain lieu avait été rendu élevé par la nature (edito natura loco) ? Mais il a fort bien pu dire, et nous disons nous-mêmes en pareille occasion, au sujet d'un lieu de difficile accès, qu'il a été rendu tel par la nature. Car le caractère de difficile accès d'un lieu, au point de vue stratégique, peut résulter de conditions diverses, qui d'ordinaire sont réalisées par l'art, mais aussi qui peuvent accidentellement se trouver réalisées par la nature.

Pendant le siège d'Avaricum, Vercingétorix était allé se placer en embuscade avec sa cavalerie dans un lieu éloigné. César, en ayant été informé, part lui-même au milieu de la nuit, pour aller surprendre l'infanterie gauloise restée sans chef dans son camp. Ce camp, d'après un premier passage du récit, était situé à la distance de seize milles (24 km.) d'Avaricum, et protégé par des marais et des forêts : locum castris deligit paludibus silvisque munitum, ab Avarico longe millia passuum, XVI. — César dit ensuite qu'il trouve l'infanterie gauloise dans un lieu edito atque aperto, c'est-à-dire dans un lieu présentant le caractère que nous cherchons à déterminer (edito), et outre cela découvert. Or voici la description qu'il en donne (XIX) : — Collis erat leniter ab infimo acclivis... — C'était une colline s'élevant doucement depuis le bas. Cette colline était entourée presque de toutes parts d'un marais difficile et plein de mauvais pas, n'ayant que cinquante pieds (14m,75) de largeur. Les Gaulois, après avoir coupé les moyens de passage, se tenaient sur cette colline avec confiance dans la position ; et, groupés par masses selon leurs cités, ils gardaient résolument tous les gués et les passages de ce marais ; bien décidés, si les Romains entreprenaient de le passer de force, à profiter des avantages de leur position, pour les accabler dans les hésitations du passage. De sorte que, à voir la proximité des ennemis, on eût pensé qu'ils étaient prêts à combattre presque sans avantage ; mais, en examinant bien la différence des conditions respectives, on reconnaissait que ce n'était de leur part qu'une vaine bravade. Les soldats, s'indignant que les ennemis pussent les regarder en face de si près, et demandant le signal du combat, César leur fait comprendre quelles pertes, quel sacrifice de braves soldats coûterait la victoire... Et, après les avoir ainsi consolés, du même jour il les ramène au camp.

Voilà donc un lieu où le caractère stratégique edito est si important qu'il suffit pour arrêter les légions romaines, conduites par César en personne contre l'infanterie gauloise qui l'occupe, sans même que Vercingétorix y soit présent de sa personne. Et néanmoins ce lieu ne peut guère, ce nous semble, être dit élevé : C'était une colline s'élevant doucement depuis le bas, — Collis erat leniter ab infimo acclivis... —D'ailleurs, les Gaulois se tenaient sur le bord même du marais : — Hæsitantes premerent... prope sequo Marte... tantulo spatio interjecto. — La qualité importante du lieu, tout l'avantage de cette position qui arrête César, — edito loco, — provient donc réellement de l'existence du marais, uniquement de là, et consiste évidemment dans la difficulté de l’accès auprès de l'ennemi, à travers ce marais.

Nous concluons de tout ce qui précède que, pour offrir les caractères topographiques indiqués dans le texte de César, au sujet d'Alésia, il faut et il suffit que cet oppidum ait été placé sur le haut d'une colline, d'une élévation quelconque — in colle summo, — et que cette position ait été d'un accès difficile, généralement parlant — edito loco ; — quelle qu'ait pu être en chaque point du pourtour de cette position la nature de la difficulté qu'on rencontrait, ou hauteur à gravir, ou roches à escalader, ou cours d'eau à passer, ou marais, ou forêts à traverser, etc. En deux mots, pour qu'un lieu puisse avoir été l'oppidum d'Alésia, il faut et il suffit, en regard du texte discuté, que ce lieu soit une position forte, occupant le haut et une colline quelconque, et d'un accès notablement difficile.

D'ailleurs, en stratégie, la grosse question, l'unique question, pour ainsi dire (et à cet égard le duc d'Aumale ne s'y est point mépris), n’est-ce pas l'accès de la position où se trouve l'ennemi, l'abord facile ou difficile, avantageux ou désavantageux : la hauteur d'un lieu n'étant qu'un des nombreux éléments de ces conditions relatives ? Et César pourrait-il avoir omis d'indiquer que l'accès de l'oppidum d'Alésia était difficile ? Car, pour l'indiquer, il ne suffirait pas qu'il eût dit (comme on l'a voulu comprendre) que cet oppidum était sur une colline très-élevée, il faudrait encore qu'il eût ajouté que tous les abords de cette colline très-élevée étaient difficiles, comme il l'ajoute au sujet de Gergovia : — Quæ posita in altissimo monte omnes aditus difficiles habebat (XXXI).

Du reste, il est déjà assez clair que la position d'Alésia a bien pu ne pas être naturellement très-forte ; et à ce point de vue, il ne faut pas oublier qu'elle était occupée par une armée de 80.000 hommes que César avait déjà combattue à Gergovia, qu'il n'a point cherché à combattre de nouveau dans les plaines de la Saône ; et que, en arrivant devant Alésia, le premier soin du grand guerrier de Rome a été de s'emparer des positions fortes du voisinage et de s'y retrancher ; et enfin que le blocus d'Alésia qu'il entreprend s'explique très-bien par les mêmes motifs qui le portèrent plus tard à bloquer Pompée près de Dyrrachium, c'est-à-dire par la nécessité de pourvoir à l’alimentation et à la sécurité de sa propre armée.

Passons donc au second texte descriptif d'Alésia, sur le sens duquel nous ne sommes point d'accord avec nos honorables devanciers.

Ante id oppidum planities... patebat ; reliquis ex omnibus partibus colles, mediocri interjecto spatio, pari altitudinis fastigio oppidum cingebant.

D'après M. Rossignol, César dit que le mamelon d’Alésia était environné de collines d’une égale hauteur.

Le mont Auxois, ajoute M. Rossignol, a 418 mètres d'élévation. Les collines qui l’entourent en ont 386-401-402-418-420. Quand César aurait pris ses mesures avec nos instruments modernes, il ne serait pas plus exact[7].

D'après l’Histoire de Jules César, l'ancienne Alésia occupait le sommet de la montagne appelée aujourd'hui le mont Auxois... A l’ouest du mont Auxois s'étend la plaine des Laumes... De tous les autres côtés, à une distance variant de 1.100 à 1.600 mètres, s'élève une ceinture, de collines dont les plateaux ont une même hauteur[8].

D'après M. Quicherat : Excepté du côté où régnait la planities, des collines très-rapprochées du massif d’Alésia s'élevaient à la même hauteur de crêtes.

Cela est parfaitement vrai, ajoute M. Quicherat, et pour les deux bordures du Lison, et pour celles de la Languetine, et pour celles de la gorge de Nans. Il a en est autrement sur la vallée du Todeure que César excepte[9].

Voici notre propre version du même texte : Devant cet oppidum s'ouvrait une plaine... De tous les autres côtés, des collines, à un médiocre intervalle de distance, entouraient l’oppidum d’une ligne uniforme de crêtes.

On voit la différence capitale de ces quatre versions.

D'après le sens des trois premières, un spectateur placé au centre de l'oppidum d'Alésia devrait apercevoir au loin à niveau tout l’horizon, comme s'il se trouvait dans une plaine, les collines de l'entourage ayant leurs sommets à la même hauteur que le lieu où le spectateur lui-même serait placé. D'après la quatrième version, tout serait bien différent : un spectateur placé au centre de l'oppidum d'Alésia verrait, sauf du côté de la plaine, s'élever de tous les autres côtés, à un médiocre intervalle de distance, une ceinture de collines dont tous les sommets seraient pareils. C'est exactement le fait orographique d'Izernore. Voilà donc encore un point capital à mettre en lumière avec certitude.

César emploie ici, pour appeler dans la pensée une fidèle image de l'entourage de l'oppidum d'Alésia, le mot fastigium. La signification accoutumée du mot fastigium, c'est, par exemple, le fronton d'un temple, ou le couronnement d'un édifice qui de sa nature domine tout le voisinage. On dit, par extension, fastigium montis, collis... La racine de fastigium est fastus, qui signifie dédain, action de regarder de haut (du haut de sa grandeur, comme nous disons familièrement en français).

Remarquons du reste que cet attribut, fastigium, tend, de sa nature même, à disparaître si tous les objets comparés le reçoivent. Il n'y a plus, en effet, personne de grand, d'élevé, dès que tous sont grands, élevés. De même orographiquement parlant, il n'y a plus aucun faîte, — fastigium, — pour qui se place au centre du plateau d'Alise ; on se croirait dans une plaine indéfinie[10].

Examinons le texte. Quel est l’objet entouré ? L'oppidum. Quel est l'entourage ? des collines, — colles. Des collines qui sont essentiellement des lieux élevés peuvent de leur nature même offrir un fastigium, un couronnement, une crête : cela est manifeste. Celles-ci ont toutes la crête pareille, — pari altitudinis fastigio. — Voilà un point clair et incontestable. Mais l'objet entouré, l’oppidum, c'est simplement un réceptacle qui est placé ici, non sur une colline très-élevée, mais sur le haut d'une colline quelconque — Ipsum erat oppidum in colle summo. — Or, cet oppidum, ce réceptacle, n'est point cette colline ; comme l'oppidum de Gergovia, — posita in altissimo monte, — n'est point la très-haute montagne qui le porte ; comme un oppidum situé dans une forêt n'est point la forêt qui le cache. Un oppidum, c'est donc, en réalité, simplement un réceptacle, qui ne peut comporter par lui-même ni faîte, ni fastigium, qui n'a point, comme on dit en langage de droit, qualité pour recevoir ce caractère orographique. Voyons, dans notre pensée, non l'oppidum, mais l'armée qui occupe le haut de la colline centrale, — in colle summo, — ce qui ne change rien à l'orographie ; cette armée peut aussi bien que l'oppidum être entourée de collines offrant une ligne de faîte uniforme, et tout de suite on voit que cette armée n'a rien de commun avec cette ligne de faîte des collines qui l'entourent, sinon qu'elle est au centre de cet entourage.

Ainsi, dans la version du texte de César, faire (par une addition mentale) participer l’oppidum d’Alésia au caractère descriptif, — pari altitudinis fastigium, — que l'auteur attribue aux collines de son entourage, c'est supposer que César ait pu attribuer un fastigium à un oppidum, une crête à un simple réceptacle, ce qui n'est admissible, ni dans la pensée lucide, ni dans le langage correct et toujours suffisamment explicite de César.

Cela est si vrai que, dans les trois versions que nous critiquons, pour exprimer le contresens du texte de César qu'on avait dans la pensée, on a été entraîné par l'habitude du bon langage à remplacer le mot oppidum par les mots mamelon, mont, massif ; et que néanmoins, même après la substitution de ces autres mots, qui se prêtent au contresens, on n'est point parvenu à l’exprimer d'une manière claire et positive ; tant le reste du texte de César résiste encore à cette signification, si l'on n'y ajoute rien. Rappelons, en effet, les trois versions dont il s'agit, sans les explications que les traducteurs y ont ajoutées.

Suivant M. Rossignol, César dit que le mamelon d'Alésia était environné de collines d’une égale hauteur. — Ne peut-on pas se demander ici : Quels sont les objets d'égale hauteur ? sont ce les collines entre elles seulement ? Ou bien sont-ce, tout à la fois, les collines et le mamelon d'Alésia ?

Suivant l'auteur de l’Histoire de Jules César, A l'ouest du mont Auxois s'étend la plaine... De tous les autres côtés... s'élève une ceinture de collines dont les plateaux ont une même hauteur. — Ces plateaux, peut-on demander, ont-ils seulement une même hauteur les uns que les autres ? ou bien : ont-ils tous ensemble une même hauteur que le mont Auxois ?

Suivant M. Quicherat : Excepté du côté où régnait la planities, des collines très-rapprochées du massif d’Alésia s'élevaient à la même hauteur de crête. — De même ici : sont-ce les collines entre elles seulement qui s'élevaient à la même hauteur de crête ? Ou bien sont-ce tout à la fois les collines et le massif d'Alésia ?

Du reste, faisons la construction grammaticale du texte : Ante id oppidum planities... patebat ; ex omnibus partibus reliquis, colles, mediocri spatio interjecto, cingebant oppidum fastigio altitudinis pari (ex omnibus his partibus reliquis). Cette construction grammaticale ne peut être contestée en regard d'un autre texte qu'on trouve un peu plus loin : — Nec facile totum opus militum corona cingeretur (LXXII).

Nous traduisons donc conformément à cette construction grammaticale : Devant cet oppidum une plaine s'ouvrait... de tous les côtés restants, des collines, à une médiocre distance interposée, entouraient l'oppidum d'une ligne de faite pareille (de tous ces côtés restants). Les mots ajoutés dans cette version n'ajoutant aucune idée, ne servant qu'à montrer de nouveau ce qui vient d'être montré par César lui-même dans cette même phrase du texte, comme il le pratique si souvent pour mieux éclairer le sens de ses phrases : — Erant omnino itinera duo, quitus itineribus domo (Helvetii) exire possent, — Diem dicunt, qua die ad ripam Rhodani omnes conveniant. — Nous nous croyons donc autorisé à répéter de même ces mots ex omnibus partibus reliquis.

Le sens du texte se trouvant ainsi clairement déterminé, nous le reproduisons fidèlement d'une autre manière, en substituant à la forme latine du langage le tour français, et c'est notre propre version : Devant cet oppidum s'ouvrait une plaine d'environ trois mille pas de longueur ; de tous les autres côtés, des collines, à un médiocre intervalle de distance, entouraient l'oppidum d'une ligne uniforme de crêtes.

Notre version exprime donc tout ce qui est dans le texte de César et n'y ajoute rien. Elle conserve scrupuleusement le mot oppidum et le sens qui s’y attache. Elle s'accorde avec l'image que le mot fastigium appelle daos la pensée. Elle représente exactement le terrain d'Izernore.

D'ailleurs le récit du blocus qui suit nous indique implicitement par divers détails, d'une part, que la colline centrale de l'oppidum d'Alésia était fort peu élevée en elle-même, comme se trouve être la vaste colline qui porte le plateau d'Izernore ; d'autre part, que les collines de son entourage étaient au contraire très-élevées et dominaient tout le terrain, comme c'est encore le fait orographique de l'entourage d’Izernore.

Voici, en effet, d'abord les expressions que César emploie au sujet de l'oppidum d'Alésia, expressions qui feraient croire, si l’on avait oublié la topographie précédente, qu'on peut entrer dans cet oppidum et en sortir de plain-pied : — In oppidum irrumpunt... Copias omnes, quas pro oppido collocaverat, in oppidum recipit... Eruptionem ex oppido pluribus portis facere summa vi conabantur... Productis copiis, ante oppidum considunt... At ii qui ab Alesia processerant... Se in oppidum receperunt... Atque ex oppido eduxit... In oppidum reverterunt... Vercingetorix ex oppido egreditur... Copias a munitionibus reducunt... Tandis que, pour indiquer la rentrée dans l'oppidum de Gergovia, et même peut-être simplement dans l'enceinte située à mi-côte au versant du mont. César dit : — Ab radicibus collis suos intra munitiones reduxit. — Ici, on voit tout de suite qu'il s'agit de remonter à une hauteur notable.

Citons, comparativement aux expressions précédentes, celles que César emploie au sujet de l'entourage d'Alésia. Elles impliquent toutes que les lieux dont il s'agit sont élevés et dominants, sans restriction aucune. — Erat ex omnibus castris, quæ summum undique jugum tenebant, despectus... Veriti ne ab latere aperto ex superioribus castris eruptione circumvenirentur... Superiorum castrorum situs munitionesque cognoscunt... Erat a septentrionibus collis, quem quia propter magnitudinem circuitus opere complecti non potuerant nostri, necessario pene iniquo loco et leniter declivi castra fecerant... Post montem se occultavit (Voilà un mont)... Maxime ad superiores munitiones laboratur... Loca prærupta ex adscensu tentant...

Nous trouvons bien l'expression suivante, que César a employée au sujet de l'oppidum et qui indique un point dominant : — Erat ex oppido Alesia despectus in campum... De l'oppidum d'Alésia la vue dominait sur la plaine... Mais nous prions de remarquer qu'ici la vue dominante est restreinte à la plaine basse, tandis que, pour les divers lieux de l'entourage, la vue dominante a été indiquée sans aucune restriction.

De plus, nous savons qu'en général les collines de l'entourage étaient entre elles de hauteur égale : — pari altitudinis fastigio. — Or, parmi elles se trouvait un mont (que nous venons de faire remarquer ci-dessus) ; ainsi les collines de l'entourage devaient être partout hautes comme des monts.

Ajoutons encore que tout cela s'accorde avec un passage de la géographie de Strabon, auteur presque contemporain, qui a pu être renseigné oralement sur la configuration de ces lieux mémorables. Voici comment il s'exprime (d'après la version de Coray) : Les combats des Arvernes contre César eurent lieu, l'un aux environs de leur ville de Gergovia, patrie de Vercingétorix, située sur une haute montagne ; l'autre, aux environs d'Alésia, ville des Mandubiens leurs voisins, située également sur une haute colline, environnée de montagnes, et au milieu de deux fleuves[11]. Du reste, un manuscrit de Carrare que l’édition Aldine des Commentaires (imprimée à Venise en 1616) signale comme étant très-ancien, et écrit tout entier de la même main, présente une variante plus explicite dans le même sens, à savoir : — Reliquis ex omnibus partibus, colles majores, interjecto spatio, pari altitudinis fastigio oppidum cingebant, — C'est-à-dire : De tous les autres côtés des collines plus élevées, à quelque intervalle de distance, entouraient l'oppidum d'une ligne uniforme de crêtes.

En résumé, nous croyons pouvoir tirer de tout ce qui précède trois conclusions. L'une serait positive, à savoir : 1° Que les lieux d’Izernore s'accordent parfaitement avec la description topographique d'Alésia, telle que César l'a dictée lui-même. Nos deux autres conclusions seraient négatives, à savoir : 2°, que l’égalité de hauteur entre la colline centrale et les collines de l’entourage, constatée sur le terrain d’Alise-Sainte-Reine et sur le terrain d’Alaise, loin d’être une raison de croire que là ou là fut jadis l’Alésia de Vercingétorix, tout au contraire, est en désaccord tranché avec la description topographique de cet oppidum dictée par César lui-même, et encore avec nombre d'expressions qu'il a employées dans son récit du blocus de cet oppidum, lui qui choisissait toujours si parfaitement ses expressions ; 3°, que l’orientation de la plaine basse située au soleil couchant devant l’oppidum d'Alise-Sainte-Reine, ou devant l'oppidum d'Alaise, ne permet pas, ainsi que l'exige le récit de César, qu'une charge de cavalerie poussée de son camp tout droit à travers cette plaine, aille aboutir au versant oriental qui regardait le soleil levant dans la colline centrale sur laquelle aurait été placé l’oppidum. D'où il résulte, en somme, que ni Alise-Sainte-Reine ni Alaise ne présentent, en général, les conditions topographiques que doit présenter l'emplacement de l'antique Alésia.

Et encore au point de vue topographique, si l'on admet que le mur en pierres sèches de six pieds de hauteur ait été disposé à Alésia comme à Gergovia (ce qui est très-probable), il nous paraît bien difficile, soit à Alaise, où le versant oriental de la colline centrale est un précipice, soit à Alise-Sainte-Reine, où ce versant oriental est très-restreint, d'y placer convenablement un camp pour plus de quatre-vingt mille hommes, ainsi qu'il est dit dans les Commentaires (LXIX). Mais c'est ici une question d'appréciation, et nous n'insistons pas.

 

2° Comparaison des lieux au sujet de l’eau qui fut nécessaire dans l’oppidum d’Alésia :

Une dernière condition fondamentale et indispensable à constater dans l'emplacement d'Alésia, c'est l’eau qui y fut nécessaire pour abreuver les hommes et les bêtes qui s'y trouvèrent enfermés. César étant à l’entour. Et cette condition obligatoire ne paraît pas devoir être facile à rencontrer sur le terrain dans des conditions convenables, si l'on tient compte et de la méthode de guerre du conquérant de la Gaule, et du fait que rien dans son récit ne donne à penser que jamais on ait manqué d’eau à Alésia[12].

César, par manière de plaisanterie, en parlant des hommes qu'il avait fait mourir de faim dans ses guerres, disait imiter, contre les ennemis, la méthode de la plupart des médecins contre les maladies, et employer la faim préférablement au fer[13].

César faisait agir à son service non-seulement la faim, mais surtout la soif, qui est plus puissante et plus promptement efficace. Il en est de nombreux et remarquables exemples dans les Commentaires. On sait que ce fut uniquement par la soif qu'il parvint à se rendre maître d’Uxellodunum, et à se saisir des deux mille défenseurs de la place pour leur couper à tous les mains qui avaient porté les armes contre lui. — Atque omnibus qui arma tulerant manus præcidit. — On voit donc qu'en action César allait encore plus loin qu'en parole, et qu'il imitait aussi les chirurgiens, à sa manière : — Quatre mille mains coupées ![14] Quelle idée affreuse ! Quelle effroyable conséquence du manque d'eau !

Au siège de Gergovia, César débute en attaquant une colline très-voisine de la place, par le motif, dit-il, que a les siens établis là devaient pouvoir écarter l’ennemi du lieu où il prenait l’eau en grande partie, et lui ôter la liberté d'envoyer les bêtes au pâturage[15].

Durant la première campagne d'Espagne, qui ressemble à une expérience démonstrative du jeu et de la puissance de la stratégie, expérience poursuivie sans relâche jusqu'au succès. César ne manquait jamais l'occasion de s'emparer de toute l'eau, et ainsi, par le moyen de la soif, il chassa Afranius et Petreius de position en position, jusqu'à ce qu'ils, fussent réduits à demander grâce et à lui livrer leurs légions.

Citons quelques traits de cette stratégie remarquable.

Dans une occasion, les soldats de César lui demandaient d'en finir avec Afranius, en l'attaquant sur une colline où il s'était retiré d'urgence, se trouvant surpris entre les légions de César par devant, et sa cavalerie par derrière. Les soldats de César ajoutaient : Que s'il craignait là le désavantage du terrain, on allait sans doute trouver quelque part l'occasion de combattre, puisque certainement il fallait bien qu'Afranius sortit de là, et qu'il ne pouvait pas y rester toujours sans eau[16].

L'armée de César les serrait de près (Afranius et Petreius), et les forçait à tout exécuter d'urgence. Alors donc, ne pouvant plus ni chercher un lieu convenable pour camper, ni pousser en avant, ils sont obligés de s'arrêter pour camper et loin de l'eau, et dans une position naturellement désavantageuse[17]....

Mais, plus ils étendent les ouvrages pour porter le et camp en avant, plus ils s'éloignent de l'eau : en sorte qu'ils remédient au mal présent par d'autres maux. La première nuit, personne ne sort du camp pour aller à l'eau. Le jour suivant, ils laissent une garde au camp et conduisent toutes les troupes à l'eau ; personne n'est envoyé mener les bêtes au pâturage[18]....

Enfin, bloqués pour toutes choses, les bêtes étant retenues depuis quatre jours déjà sans être allées au pâturage, eux-mêmes n'ayant plus ni eau, ni bois, ni blé, ils demandent à parlementer[19]....

Voici la conclusion, de la bouche d'Afranius lui-même : Mais que maintenant, presque séquestrés comme des femmes, on les empêche d'approcher de l'eau, on les empêche de changer de place ; que c'est là pour le corps plus de douleur et pour l'esprit plus d'ignominie qu'ils n'en peuvent supporter : qu'ainsi donc ils s'avouent vaincus[20]....

Près de Dyrrachium, dans cette position rapprochée où se trouvent les deux rivaux, quand la fortune va prononcer, lequel aura l'empire du monde, lequel aura la tête tranchée :

. . . . . . . . . . . . . . . . superbos

Vertere funeribus triumphos...

(HOR.)

César, qui sait bien que l'inconstante déesse aime qu'on l'aide dans ses caprices, n'oublie point d'attaquer son rival par le puissant moyen de la soif. Citons ce qu'il dit de l'emploi de ce moyen et du résultat obtenu à Petra. Fréquemment aussi l’on apprenait par des transfuges que les Pompéiens pouvaient à peine conserver leurs chevaux en vie, et que le reste des bêtes avait péri ; que parmi les hommes l'état sanitaire n'était pas bon, parce qu'ils avaient à souffrir, non-seulement de l'encombrement local, de l'odeur infecte de nombreux cadavres, et d'un travail quotidien (eux qui n'avaient pas l'habitude des ouvrages), mais encore du manque d'eau presque absolu. Car, tous les cours d'eau, jusqu'aux moindres ruisseaux qui se rendaient à la mer, César les avait détournés, ou en avait fermé les abords par de grands ouvrages[21].

Enfin, pour compléter sa victoire de Pharsale, César eut encore recours à la soif. Pompée s'étant enfui dès qu'il avait vu assaillir son camp, ses légions, conduites par les tribuns et les centurions, se retirèrent sur une montagne voisine, au pied de laquelle coulait un ruisseau (on voit que c'est ici une position analogue à celle d'Alésia). César survint et coupa l'eau aux Pompéiens par un retranchement élevé entre le ruisseau et la montagne. Dès que ce fut fait, ils se décidèrent à se rendre[22].

Ces grands exemples que nous venons de citer (et il en est d'autres) nous autorisent à conclure que la privation d'eau était une arme puissante au service du génie militaire de César, et qu'il ne manquait jamais de l'employer quand cela était possible.

Par conséquent, pour qu'un lieu quelconque ait pu être jadis l'emplacement d'Alésia, il faut nécessairement que ce même lieu, aujourd'hui encore, présente sur place, hors delà portée d'une contrevallation, et à l'abri de toute entreprise analogue à celles de César à Uxellodunum, à Dyrrachium, à Pharsale, l'eau nécessaire pour avoir pu abreuver 80.000 hommes de troupes gauloises qui y auraient été strictement enfermés, à l'époque environ du mois d'août, avec la population Mandubienne circonvoisine, et ses nombreux troupeaux (magna vis pecorum), comme la suite du récit va nous en fournir le témoignage.

Il convient que tout d'abord, nous examinions nous-même si nous n'aurions point la poutre dans l’œil.

A l'endroit où se trouve aujourd'hui le village d’Izernore, on voit sourdre plusieurs sources de belle eau, assez abondantes pour constituer un petit ruisseau servant à l'irrigation d'un vallon (lieu dit les Prés de Sylan) qui se prolonge en descendant au nord-est jusqu'à l'Anconnans. Cette eau courante, qui sort ainsi au milieu de l'oppidum d'Izernore, est indiquée sur la carte de Cassini et sur la carte hydrographique de la France, édition officielle de 1849.

En regardant sur ces mêmes cartes un peu plus au nord, entre Izernore et Condamine, on voit un second petit vallon, parallèle au précédent, avec un second petit cours d'eau qui provient du bord du plateau (lieu dit en la Doy, la source), et qui va aussi se jeter dans l'Anconnans. Cette seconde source est moins importante que la première, et le ruisseau qu'elle forme ne présente un certain volume d'eau que près de l'Anconnans.

Nous ne parlerons pas en détail de nombreux filets d'eau qu'on voit sortir en divers points du versant de la colline de l'oppidum d'Izernore. Car, sur ce terrain, même sans recourir aux sources qui apparaissent à la surface du sol, ce qui eût empêché l'armée, la population et les troupeaux dont il s'agit de jamais manquer d'eau à boire, c'est un fait géologique, bien facile à vérifier, et que nous allons indiquer très-brièvement.

Le plateau d'Izernore est composé en partie de galet et de sable jurassiques. Ces matériaux constitutifs y sont étendus par couches presque horizontales, et dont l'inclinaison n'est que d'un centième, dans le même sens que la pente des deux cours d'eau qui baignent latéralement le pied de la colline, c'est-à-dire du sud au nord. La couche superficielle du plateau est déjà composée principalement de galet ; mais, à la profondeur de deux ou trois mètres, règne une puissante couche de sable aquifère. On en voit des affleurements latéraux sur divers points des versants où le sol s'est éboulé, particulièrement vis-à-vis de Pérignat, et auprès de Condamine, et encore sur beaucoup d'autres points. Une culture suivie parait avoir, en général, recouvert partout ailleurs les affleurements latéraux de cette couche de sable aquifère, mais elle est facile à reconnaître par l’eau, en quantité variable, qui sort à son niveau sur le versant cultivé de la colline, dans plus de la moitié septentrionale de tout son pourtour. Les deux grosses sources d'Izernore et de la Doy ne seraient, selon nous, que les deux plus grosses de ces sources nombreuses qui proviennent de la couche de sable aquifère.

A Izernore même, d'après nos souvenirs d'enfance, il existe une source dans la cave de la dernière maison située à droite en allant à Tignat. Il en existe une autre à la surface du sol dans le jardin de la même propriété, où elle formait une pièce d'eau. Partout où l'on creuse le sol, à deux ou trois mètres de profondeur, on rencontre l'eau : témoin les divers puits qu'on voit sur les bords de la route et dans les jardins contigus aux habitations : puits où l’on prend l'eau au moyen d'un vase emmanché d'un simple bâton. Dans le jardin d'une maison située sur la grande route, la seconde à main gauche pour qui arrive du nord, existe un puits à section ovale et garni de pierres sèches. On l'a découvert récemment en travaillant la terre ; on l'a vidé, et on s'en sert aujourd'hui. Qui l'a fait jadis ?

En résumé, l'on peut dire que partout sur le plateau d’Izernore on a l'eau sous les pieds à très-peu de profondeur, et que, dans le village même, chacun peut trouver son eau chez soi, à la profondeur ordinaire d'une cave. Tel est le fait capital de ce terrain, au point de vue qui nous occupe.

D'où provient l'eau de cette couche de sable aquifère ? Évidemment, d'après les cotes d'altitude qu'on trouve sur la carte de l’état-major pour le lac de Nantua, pour les rives de l’Ognin, en amont du Saut de Béard, et pour le plateau d'Izernore, cette eau d'infiltration peut provenir du bassin supérieur au Saut de Béard ; mais, par quelle voie souterraine, si l'on considère le barrage rocheux qui existe au Saut de Béard ?

Cependant, un fait qui tendrait à prouver que cette eau provient réellement de là, et qui nous intéresse particulièrement, c'est que les eaux du plateau et des versants de la colline d'Izernore n'ont point tari comme tant d'autres, par les sécheresses excessives de ces années dernières. Nous avons nous-même constaté ce fait, et tous les habitants du pays en doivent avoir gardé le souvenir.

Ainsi, en définitive, on doit considérer comme un fait certain (la vérification en étant facile), 1° que, même à l'époque du mois d'août, l'oppidum d'Izernore eût été pourvu de toute l'eau nécessaire pour abreuver les 80.000 hommes d'infanterie et toute la cavalerie de Vercingétorix établis à Alésia, avec toute la population Mandubienne réfugiée dans la place et ses nombreux troupeaux ; 2° que l'eau s'y fût trouvée absolument à l'abri des atteintes de César et qu'il lui eût été impossible de la couper ou de la détourner comme il l'a su faire avec un si terrible sucés devant Uxellodunum, devant Dyrrachium et près de Pharsale.

Quant à Alise-Sainte-Reine et à Alaise, c'est aux opinions directement intéressées qu’il incombe d'établir par une démonstration claire el positive que ces lieux pouvaient fournir l’eau nécessaire ; ce qui est une condition fondamentale de l'emplacement d'Alésia : c'est leur propre affaire. Cependant, comme cela intéresse aussi un peu tout le monde, nous allons dire simplement ce que nous y avons vu nous-même, sans garantir toutefois que rien ne nous ait échappé faute de temps et d'assez de facilité pour nos recherches, en un mot, sans rien garantir que notre sincérité.

A Alaise, deux petits cours d'eau qui existent dans l'enceinte de l'oppidum et qui sont indiqués sur la carte de Cassini, nous ont paru insuffisants ; car celui qui va au Todeure était à sec (novembre 1858), et celui qui se dirige au sud-ouest, et qui va se perdre dans un bas-fond où l’on passe pour rejoindre la route de Salins à Ornans (lieu appelé Pré de l’oie par notre conducteur), nous a paru bien faible, presque nul.

A Alise-Sainte-Reine, la source indiquée sur les plans des lieux, à l'extrémité orientale du plateau, est tenue close par une porte, comme une cave : nous n'avons donc pu en apercevoir l'eau intérieure ; mais à l'extérieur nous n'avons pu constater sur le sol aucune trace indiquant que jamais le moindre cours d'eau ait existé là. Qu'est-ce que cette source ? Qu'est-ce que la source de Sainte-Reine qu'on voit au pied du mont, au point de vue du volume d'eau qu'on y peut trouver quotidiennement ? D'après la configuration du terrain, elles ne paraissent pouvoir être alimentées que par l'eau tombée sur le plateau supérieur du mont Auxois, ce qui n'est rien pour un tel besoin que celui dont il s'agit.

Ainsi, pour résumer comparativement la question de l’eau nécessaire dans les trois lieux présentés comme étant l'emplacement où se trouvait l’oppidum d'Alésia, disons : à Alise-Sainte-Reine, à Alaise et à Izernore, César eût pu, soit comme à Uxellodunum, en disposant des archers, des frondeurs, des machines à portée de ces cours d'eau qui baignent la base de la colline centrale ; soit, comme à Pharsale, en interceptant les abords de ces cours d'eau par un retranchement ; soit par quelque autre moyen analogue, empêcher les hommes et les bêtes enfermés dans l'oppidum d'aller à l'eau au pied de la colline.

Où donc les Gaulois eussent-ils trouvé l’eau nécessaire ?

Nous avons répondu pour le terrain d'Izernore. Et outre ce qui a été dit plus haut à ce sujet, le fait que jadis bien des milliers de bouches ont, toutes à la fois, trouvé de l’eau à boire au centre de cet oppidum, sera constaté en son lieu par des documents irrécusables.

Reprenons donc maintenant la suite du récit de César.

 

 

 



[1] Alise. Études sur une campagne de Jules César, par M. Rossignol, p. 42, 43.

[2] Histoire de Jules César, Paris, Imprimerie impériale, 1866, t. II, p. 258.

[3] Conclusion pour Alaise, par M. Quicherat, p. 56.

[4] Étude sur la septième campagne de César en Gaule, Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1858, p. 101.

[5] Salluste, Jugurtha, XCII.

[6] Probablement la Malouia, à l'extrémité occidentale de l'Algérie.

[7] Alise..., p. 44.

[8] Histoire de Jules César, t. II, p. 258.

[9] Conclusion sur Alaise, p. 62.

[10] Voir encore, au sujet de la signification absolue du mot fastigium, des remarques qu'on trouvera plus loin, en note.

[11] Strabon, IV, II. Le texte comporte même, croyons-nous, qu'on substitue à cette version de Coray, sur une haute colline, celle-ci : sur le haut d'une colline.

[12] Une copie de cette partie de notre travail, au sujet de l'eau nécessaire dans l'oppidum d'Alésia, a été déposée à l'Académie des inscriptions, en 1862, le jour même où M. Léon Fallue faisait distribuer aux membres de l'Académie une lettre sur ce même sujet. On peut aussi constater que les conclusions de M. Léon Fallue étaient très-différentes des nôtres, que nous fîmes nous-même connaître à cette occasion et dans la même séance, telles qu'on va les trouver ici.

[13] Frontin, Strategematum, IV, VII.

[14] De bello Gall., VIII, XXXIV et XLIV. — Comment les Romains, qui donnaient à tout propos des surnoms caractéristiques à leurs personnages remarquables, n'ont-ils pas surnommé celui-ci, à l'occasion de tant de mains coupées, Cæsar Cæsor, César le coupeur ? Un tel acte leur aurait-il paru à eux-mêmes trop grave, pour en perpétuer ainsi le souvenir ?

[15] VII, XXXVI.

[16] De Bell. civ., I, LXXI.

[17] De Bell. civ., I, LXXX et LXXXI.

[18] De Bell. civ., I, LXXXI.

[19] De Bell. civ., I, LXXXIV.

[20] De Bell. civ., I, LXXXIV.

[21] De Bell. civ., III, XLIX.

[22] De Bell. civ., III, XCVII.