JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE (SUITE).

CHAPITRE SIXIÈME. — BLOCUS D'ALÉSIA. - CATASTROPHE. - DÉVOUEMENT SUBLIME DE VERCINGÉTORIX. - INDICES D'UNE TRAHISON DE QUELQUES PRINCES GAULOIS EN FAVEUR DES ROMAINS.

 

 

§ I. — Conformité exacte da terrain d'Izernore avec la description des lieux d'Alésia dictée par César lui-même. Combat de cavalerie livré dans la plaine basse située devant l’oppidum.

 

César est arrivé devant l’oppidum d'Alésia par la voie qui mène du pays des Lingons dans la Province, c'est-à-dire qu'il est arrivé devant l'oppidum d'Izernore par le col de Matafelon ; c'est donc là qu'il convient de se placer pour lire la description topographique qu'il nous a laissée au sujet de l'oppidum d'Alésia. Et en effet, des hauteurs où l'on voit aujourd'hui le village de Matafelon, on a devant les yeux tout le tableau décrit dans les Commentaires. Voici la description dictée par César :

L'oppidum même d'Alésia était sur le haut d'une colline, dans une position d'un accès difficile, à ce point qu'il paraissait impossible de s'en emparer sinon à l'aide d'un blocus. Le pied de cette colline était baigné de deux côtés par deux cours d'eau.

Devant cet oppidum s'ouvrait une plaine d'environ trois mille pas de longueur ; de tous les autres côtés, des collines, à un médiocre intervalle de distance, entouraient l'oppidum d'une ligne uniforme de crêtes.

Sous le rempart, au versant de la colline qui regardait le soleil levant, les troupes gauloises couvraient le terrain et s'étaient retranchées derrière un fossé et une muraille en pierres sèches de six pieds (1m,77) de hauteur.

L'investissement qui était entrepris par les Romains comportait onze mille pas (16km,291) de développement. Les camps étaient placés dans des lieux convenables, et l'on y avait établi vingt-trois redoutes, dans lesquelles des troupes étaient postées durant le jour, de crainte de quelque sortie soudaine des Gaulois ; ces mêmes redoutes étaient occupées durant la nuit par des sentinelles et de fortes gardes[1].

Dès ce début, on voit que la situation n'admet pas de choix ; et, en effet, César n'hésite point. Il commence par occuper les positions fortes et par s'y retrancher : il établira ensuite les lignes de blocus. Il choisit donc pour la lutte le moyen des fortifications, moyen de guerre dans lequel les Romains avaient tout l'avantage sur les Gaulois, et qui n'exposait pas les légionnaires à monter à l'assaut une seconde fois contre cette armée de Gergovia, commandée ici par le même chef que précédemment. Rien n'indique, en effet, que jamais César ait songé à assaillir l'oppidum d'Alésia par quelque point de son pourtour, comme il avait assailli Gergovia. Ainsi, dès l'abord, ce parait bien être à Alésia, comme près de Dyrrachium, un blocus préservateur.

Portons nos regards sur la carte.

Le lieu de l’oppidum même d'Alésia fut, selon nous, ce plateau très-allongé du nord au sud, terminé en éperon aux deux extrémités, et dont Izernore, avec son monument ruiné, occupe le milieu. C'est bien là, en effet, un oppidum situé sur le haut d'une colline, qui n'a, pour ainsi dire, que deux côtés, deux versants, et dont le pied se trouve baigné, d'une part, à l'ouest, par l'Ognin, cours d'eau d'un volume notable, et d'une autre part, à l'est, par l'Anconnans, ruisseau marécageux.

A l'extrémité sud, l'oppidum est fermé obliquement par une colline rocheuse de 70 à 100 mètres de hauteur, laquelle plonge, à son extrémité méridionale, sous l'Ognin, qui saute par-dessus au saut de Béard, et à son extrémité septentrionale, sous l'Anconnans, près duquel on voit sur cette colline les ruines d'un ancien château féodal, du château de Bussy.

A l'extrémité septentrionale de l'oppidum (où les principaux événements du blocus vont avoir lieu), le plateau présente, un peu avant d'aboutir à cette extrémité, quatre monticules ou Molards[2], qui se suivent sur un espace d'environ 1.000 mètres. Leur versant, du côté occidental du plateau, est peu rapide et se poursuit jusqu'au lit de l'Ognin. Leur versant du côté oriental est beaucoup plus rapide et se confond bientôt avec la rive même de l'Anconnans. Le plus septentrional de ces quatre molards est formé principalement d'une crête rocheuse qui perce le sol. Celui-là, en particulier, nous parait avoir dû être la citadelle d'Alésia, — arx Alesiæ, — dont il va être question dans les Commentaires. Il est désigné dans le pays sous le nom de molard des Évoës.

Après ce molard des Évoës, la longue colline et son plateau supérieur, qui constitue l'oppidum, se prolongent encore un peu au nord, sans que le plateau s'abaisse aucunement. Enfin, tout à coup le plateau et la colline ensemble se terminent par une extrémité tronquée d'une manière singulièrement sinueuse, presque à vive arête et à 45 degrés de pente : d'où il résulte comme un système de fortifications dominant d'une centaine de mètres le fond d’une plaine basse, qui se présente ensuite par-devant cette extrémité de l'oppidum, et dont il sera fait mention plus d'une fois par César. Dans cette plaine basse, va se faire au loin la jonction des deux cours d'eau qui ont suivi précédemment les deux flancs de la longue colline sur laquelle se trouve l'oppidum, et qui l'abandonnent ici, des deux côtés à la fois, en continuant de couler dans la même direction et sans baigner le pied de son extrémité tronquée.

Cette configuration de terrain, si remarquable, est sommairement indiquée sur toutes les cartes ; mais il importe de la considérer ici en détail. Chaque sinuosité de l'escarpement représente, pour ainsi dire, un bastion (qu'on nous permette le mot pour plus de clarté dans ce que nous avons à ajouter), et chaque bastion a pour plate-forme une langue du plateau découpée en même temps que l'extrémité de la colline. Deux bastions voisins sont séparés par une sinuosité rentrante, sous forme de petit vallon, ascendant vers l'oppidum. Il en résulte autant de couloirs qui mettent l’oppidum en communication facile avec la plaine basse, et réciproquement. Car la descente par là se trouvant très-allongée, en est d'autant plus douce et plus commode. Mais, pour user de cette voie, il faut être maître du plateau, attendu que, en passant dans ces couloirs, on est de droite et de gauche à portée de trait sous le coup des bastions latéraux qui les commandent[3]

Nombre de ces petits vallons, intermédiaires à ces espèces de bastions naturels que présente la colline où est assis l’oppidum d'Izernore, sont tout à fait secs, et l’on pourrait croire à des ouvrages de fortification exécutés de main d'homme. Mais, en considérant bien tout avec soin, et après mûre réflexion, cette configuration locale si singulière nous a paru dépendre, au moins pour le plus gros de la chose, des conditions initiales dans lesquelles s'est formé ce terrain. C'est un dépôt de sable et de galet jurassiques, qui a pu s'ébouler et se configurer ainsi naturellement, à l'époque des eaux, comme, par exemple, il arrive encore de nos jours à la queue des îlots du Rhône.

Quoi qu'il en soit de cette configuration singulière du terrain d'Izernore, que la position ait été et choisie et fortifiée par Vercingétorix, ou qu'elle ait été fortifiée par la nature, et seulement choisie par l'habile défenseur de la Gaule, il résulte du fait incontestable d'une telle disposition des lieux, que l'oppidum d'Izernore se trouvait, du côté septentrional, où se présentait l'ennemi, en communication parfaite avec la plaine basse, au moyen de couloirs nombreux, faciles à suivre et à défendre pour qui est maître du plateau, mais très-difficiles à forcer de l'extérieur.

Partout ailleurs, il était également très-difficile et très-périlleux d'assaillir l'oppidum. Au sud, Gaulois et Romains se trouvaient face à face sur des collines opposées. A l'ouest, il fallait passer un cours d'eau assez considérable, au bas d'un versant de colline occupé par l'ennemi : versant escarpé, rapide ou marécageux. A l'est, il fallait passer un ruisseau très-marécageux. Ces ruisseaux marécageux, et en général les marais de la Gaule, dont nous ne voyons plus aujourd'hui que des restes, ont joué un rôle important dans la guerre contre César : témoin celui qui existait près de Lutèce (dont probablement il ne reste plus aujourd'hui que le ruisseau de la Bièvre) et qui arrêta Labienus ; témoin celui qui, au voisinage d'Avaricum, arrêta César lui-même en face de l'infanterie gauloise, sans même que Vercingétorix fût là présent. On peut s'en rendre compte, nous le répétons, en considérant que dans un marais, il n'est plus possible ni d'avancer à couvert en ouvrant une tranchée (vineas agere), ni de marcher en lignes, ni de se tenir en garde le glaive à la main, et qu'il faut, pour choisir la place où l'on posera le pied, écarter de soi le bouclier, ce qui met le corps de l’homme à découvert et l'expose aux traits de l'ennemi ; de sorte que, dans les marais, l'avantage des armes de main et même quelque chose de l'art militaire tend à disparaître.

On peut donc bien dire de l'oppidum d'Izernore ce que César a dit de l'oppidum d'Alésia : L'oppidum même était sur le haut d'une colline, dans une position d'un accès difficile, à ce point qu'il paraissait impossible de s'en emparer, sinon à l'aide d'un blocus. Le pied de cette colline était de deux côtés baigné par deux cours d'eau.

Passons à l'entourage de l'oppidum d'Alésia. Devant cet oppidum s'ouvrait une plaine, sur environ trois mille pas de longueur ; de tous les autres côtés, des collines, à un médiocre intervalle de distance, entouraient l’oppidum d'une ligne uniforme de crêtes.

César arrivant par la route du nord, la plaine où a lieu le confluent de l'Ognin et de l'Anconnans se trouve bien exactement devant l'oppidum, par rapport au point d'arrivée. Cette plaine occupe ici d'abord tout l'espace triangulaire compris entre le promontoire septentrional (ou l'éperon à pointes multiples de la colline centrale) et les deux cours d'eau, lesquels, après avoir suivi, de part et d'autre, la base de cette colline, l'abandonnent l'un et l'autre à partir de ce promontoire, pour aller tout droit se réunir beaucoup plus loin au nord. La plaine ensuite s'étend à l'occident, sur la rive gauche de l'Ognin, entre ce cours d'eau et le pied des collines extérieures (finage ou terres à blé de Matafelon), à partir d'un point en amont où cette rive gauche commence à devenir plane (sous le bois de Perrière), pour s'étendre en aval tout le long de l’Ognin, jusqu'à l'extrémité des champs (ou du finage) des hameaux de Charmine et de Mulliat, point où le ravinement du sol commence. Cette étendue de la plaine en longueur est de quatre mille et quelques centaines de mètres, par conséquent, d'environ trois mille pas romains, comme l'indique le texte de César.

Il convient de remarquer que, sur ce terrain, la longueur de la plaine fait suite à la longueur propre de l'oppidum, du sud au nord, en sorte que la plaine, considérée par rapport à cet oppidum, s'ouvre bien devant lui en longueur, et que l'expression du texte : Devant cet oppidum, une plaine s'ouvrait sur environ trois mille pas de longueur, — Ante id oppidum planities circiter milita passuum tria in longitudinem patebat, — est ici une expression parfaite, comme toutes celles de César.

Plus loin, au lieu du mot planities, César emploiera, pour désigner ce même espace de terrain, les expressions : campus (terre cultivée), campestria loca (terres labourables), declivia et devexa loca (lieux déclives et profonds, terrain déclive et formant un bas-fond) ; ce qui montre bien que le terrain de la plaine située devant l'oppidum d'Alésia était, non point partout horizontal, mais en partie incliné et partout assez plan pour avoir pu être cultivé à la charrue. Nous venons de montrer que la plaine d'environ trois mille pas de longueur située devant l'oppidum d'Izernore se compose de divers finages, c'est-à-dire de champs à céréales, appartenant à certains villages ou hameaux du pays.

Enfin, outre cette plaine basse située du côté du nord devant l'oppidum à'Alésia, il faut, pour en compléter l'entourage conformément au texte de César, que, de tous les autres côtés, des collines, à un médiocre intervalle de distance, entourent l'oppidum d'une ligne uniforme de crêtes. Or, c'est là évidemment le fait orographique d'Izernore. Pour le constater sur le terrain, il n'y a qu'à se placer au milieu de l'oppidum et à porter ses regards autour de soi, de tous les côtés. On s'y voit réellement entouré (sauf du côté nord-nord-est, où se trouve la plaine) de collines médiocrement éloignées et dont la ligne de faîte se poursuit aussi uniformément qu'il est possible dans la réalité des choses naturelles.

Passons aux dispositions prises par Vercingétorix sur la colline centrale : Sous le rempart, au versant de la colline qui regardait le soleil levant, les troupes gauloises couvraient le terrain et s'étaient retranchées derrière un fossé et un mur en pierres sèches de six pieds (1m,77) de hauteur.

Comment ce mur en pierres sèches était-il établi ? César nous donne, dans le récit du siège de Gergovia, la description d'un mur établi par ce même chef gaulois, pour couvrir de même un camp placé au versant du mont et sous le rempart de l’oppidum des Arvernes. Voici comment César décrit ce mur : A peu près à mi-côte, tout a le long de la montagne et en suivant ses contours, les Gaulois avaient établi devant eux, avec de gros blocs de roche, un mur de six pieds, pour arrêter les nôtres (les Romains), en cas d'assaut ; et, laissant libre tout l'espace inférieur, ils avaient couvert la partie supérieure du coteau, jusqu'au rempart de l'oppidum, d'un camp a très-serré (XLVI).

Remarquons une différence dans la matière constitutive des deux murs : à Gergovia, c'était un mur proprement dit, un mur de six pieds composé de gros blocs de roche, — ex grandibus saxis sex pedum murum — ; à Alésia, le texte indique un fossé et un mur en pierres sèches de six pieds de haut, — fossamque et maceriam sex in altitudinem pedum. — On dirait ici un simple remblai de pierrailles, et il y a, de plus, un fossé complémentaire. Or, au versant oriental de la colline centrale de l’oppidum d'Izernore, le terrain est généralement du galet : la roche y manque, sauf à la colline de l'extrémité sud-est. Si donc le mur de six pieds de haut fut établi sur ce terrain, il dut être exécuté avec la modification indiquée dans le récit de César.

Le camp gaulois établi au versant oriental de la colline centrale d’Alésia dut nécessairement 6tre d'une grande étendue, bien que le sol fût couvert par les troupes ; car il est dit plus loin que Vercingétorix avait avec lui, outre sa cavalerie, quatre-vingt mille hommes d'infanterie. Or, l'oppidum d'Izernore étant très-allongé dans la direction nord-sud, son côté oriental est d'environ 7 kilomètres ; en sorte qu'une zone de terrain se prolongeant tout le long de ce côté oriental, sur 100 à 150 mètres de laideur, aurait largement suffi pour recevoir toute cette armée gauloise, conformément au texte de César.

Remarquons de plus que, sur le terrain d'Izernore, c'est précisément du côté oriental que l'accès de l'oppidum est le moins difficile, et que l'entourage est le plus couvert. D'où la nécessité pour Vercingétorix de faire camper l'armée gauloise de ce côté-là, par précaution contre les surprises habituelles de César.

La largeur moyenne de l'oppidum d'Izernore étant de moins de 1 kilomètre, il en résulte que l'armée gauloise pouvait, de son camp placé comme il vient d'être dit, se porter en quelques minutes sur le côté occidental, où l’entourage est au contraire tout à découvert, l'Ognin entre deux. Elle pouvait encore facilement se masser sur l'un des deux éperons, où d'ailleurs l’accès était le plus difficile. L'oppidum se serait donc trouvé ainsi complètement gardé de tous les côtés.

Enfin, si César eût voulu faire un détour pour gagner la Province, il eût été forcé de passer à l'orient de l'oppidum, à cause des marécages de la rivière qui sort du lac de Nantua ; et, dans ce cas éventuel, Vercingétorix, campé au versant oriental de l'oppidum, se trouvait on ne peut mieux placé pour se porter rapidement sur le défilé qui conduit dans la Province : l'entrée de ce défilé n'étant qu'à moins de 3 kilomètres de l'oppidum d'Izernore. En effet, deux chemins dans cette direction partaient du camp gaulois : l'un, qui était la route même de la Province, partait du camp à son extrémité sud ; l'autre partait du milieu de ce même camp, pour monter directement par Bussy au col de Beauregard, où l'on franchit la colline de l'entourage.

Les lieux d'Izernore s'accordent donc parfaitement avec toute cette partie précédente du récit de César ; et, de plus, les dispositions qui furent prises tout d'abord par Vercingétorix sur la colline de l'oppidum d'Alésia sont ici expliquées par la nature même des lieux.

Passons aux dispositions prises par César sur l'entourage de l'oppidum : L'investissement qui était entrepris par les Romains comprenait onze mille pas (16km,291) de développement. Les lieux de campement étaient convenablement situés, et l'on y avait établi vingt-trois redoutes, où, durant le jour, des troupes étaient postées de crainte de quelque sortie soudaine des Gaulois ; ces mêmes redoutes étaient occupées durant la nuit par des sentinelles et de fortes gardes.

Sur le terrain d'Izernore, il ne se présente qu'une seule ligne naturelle d'enceinte. On la suit, à partir du pied de l'éperon septentrional de la colline centrale, en allant d'abord à l'ouest traverser l'Ognin, pour remonter au sud par sa rive gauche jusqu'au saut de Béard, où l’on tourne l'éperon méridional de la colline centrale ; puis, en revenant au nord-est, le long de cet éperon rocheux, par le vallon qui longe son flanc oriental jusqu'à Bussy, où passe l'Anconnans ; puis, de là, en descendant directement au nord par la rive droite de ce ruisseau marécageux, jusque vis-à-vis du point de départ, où il ne reste plus qu'à y traverser le ruisseau pour achever l'enceinte. Or, si l'on mesure le chemin fait ainsi, la coïncidence de sa longueur avec onze mille pas romains, ou 16km,291, est si juste qu'on ne saurait guère assigner la différence. Il est facile de le constater sur la carte de l'état-major, qu'on a sous les yeux, en ouvrant le compas au kilomètre. César a donc pu, en appréciant d'un coup d’œil sûr l'étendue de l’investissement qu'il entreprenait, la formuler ainsi : cinq milles de long, demi-mille de large ; en tout onze milles ; de même qu'un général expérimenté dirait aujourd'hui : 7 kilomètres de long, 1 de traversée ; en tout 16 kilomètres de tour.

Quant aux vingt-trois redoutes attenantes à autant de camps, qui étaient convenablement situés, dit César, bien que nous soyons personnellement peu familier avec les connaissances spéciales qui pourraient nous aider à faire un choix très-éclairé de ces vingt-trois positions, parmi tous les divers mamelons, les crêtes ou contreforts que nous présente le terrain de l’entourage d'Izernore, nous allons dire simplement ce qui nous semblerait le mieux, en attendant les rectifications à faire dont on nous démontrerait l'utilité. Voici donc sur quels points il nous parait nécessaire et suffisant de placer vingt-trois redoutes pour que l’armée qui ferait le blocus de l’oppidum, 1° se trouve en bonne position de défense, 2° surveille facilement l'oppidum, 3° garde tous les débouchés de l'extérieur sur ses lignes ; et enfin pour que chaque camp ait à sa portée, autant que possible, l'eau nécessaire.

Qu'on veuille bien jeter un regard sur notre carte, où ces positions, que nous allons mentionner sous leurs noms de lieux dits, sont indiquées dans le même ordre par des numéros correspondants. Trois redoutes à placer devant l'oppidum, au travers de la plaine basse (1, 2 et 3) ; puis, en remontant le long de la rive gauche de l’Ognin pour continuer à faire le tour de l’oppidum, une redoute à la pointe nord du bois de Perrière (4) ; une sur Gimon (5) ; une sur Bozon (6) ; sur le Turle (7) ; sur la crête de la colline qu'on voit entre Sorpiat et le bief de Niboz (8) ; sur Chalamont (9) ; sur Côte-Soleil (10) ; sur le mont de Pérignat (11) ; sur la crête où se voit l’église de Momay (12) ; sur Crêt-Royat, qui domine le saut de Béard (13) ; sur la roche de Sénan (14) ; à Géovreissiat (15) sur le mont de Brotone, qui domine le col de Beauregard (16) ; tout près de Charbillat (17) ; au sud et près de Tignat (18) ; sur Fossart (19), au Voërle[4] (20) ; à l’Allongeon (21) ; en Pérucle (22) ; sur Chougeon (23). De plus, il nous paraît, sinon indispensable, du moins très-important, d'avoir eu des postes avancés ou des détachements de cavalerie, à Géovreisset d’Allongeon[5] et à Ijean, pour que les lignes romaines eussent été à couvert de toute surprise provenant de la vallée du Lenge, où passe la route qui arrive du nord par Moirans[6].

La cavalerie de César dut être répartie dans un certain nombre de ces vingt-trois camps fortifiés. Désignons-en quatre où il nous parait avoir été opportun qu'elle fût placée : 1° Au nord de l’oppidum, dans la plaine basse où arrive l'une des deux routes du nord, le camp (n° 1) placé au bord de l'Anconnans ; 2° Sur le flanc oriental de l'oppidum, le camp (n° 20) placé au Voërle, d'où il est facile d'aller au pâturage dans la vallée du Lenge ; 3° Plus haut du même côté, le camp (n° 21) placé à l'Allongeon, point supérieur qui commande tous les chemins de communication avec cette vallée du Lenge, où passe l'autre route du nord, et sur laquelle il était important d'avoir sans cesse de la cavalerie en observation. Ces trois camps sont reliés entre eux par trois chemins directs, en sorte qu'il aurait été facile, au besoin, de masser ces trois corps de cavalerie sur l'un des trois points ; 4° Il était encore opportun de placer un quatrième corps de cavalerie dans le camp (n° 12) situé au sud de l'oppidum, où passait la route directe de Noviodunum des Éduens à Geneva des Allobroges (aujourd'hui route nationale n° 79). Quant au flanc occidental de l'oppidum, il n'y passe aucune route, et le terrain des lignes romaines y était généralement impraticable à la cavalerie. Dans les quatre camps que nous venons de désigner, on avait l'eau et le pâturage ou sur place, ou assez près dans les environs.

Parlons tout de suite du premier combat livré devant Alésia, parce qu'il va nous faire connaître incidemment de nouvelles conditions topographiques, que doit encore présenter le véritable emplacement du célèbre oppidum.

Opere instituto, fit équestre prœlium... — Comme on entreprenait les ouvrages, dit César, il s'engage un combat de cavalerie dans cette plaine que nous avons montrée ci-dessus s’ouvrant entre les collines sur trois mille pas de longueur. On se charge de part et d’autre avec la plus grande vigueur. Les nôtres (les Romains) faiblissant, César envoie les Germains pour les soutenir, et range les légions en avant du camp de crainte que tout à coup l'infanterie des ennemis ne fasse une sortie. L'appui des légions augmente le courage des nôtres. Les ennemis, culbutés pêle-mêle, s'embarrassent les uns les autres par leur nombre, en se pressant aux issues trop étroites qui leur restent. Les Germains les poussent jusqu'aux retranchements. Il se fait un grand carnage. Quelques cavaliers gaulois, abandonnant leurs chevaux, tâchent de traverser le fossé et de passer par-dessus le mur en pierres sèches. César fait un peu avancer les légions qu'il avait rangées devant la palissade de son camp. Le trouble n'est pas moindre parmi les Gaulois campés derrière le mur en pierres sèches, croyant que l'on vient à eux au moment même, ils appellent aux armes ; quelques-uns se jettent de terreur dans l'oppidum ; Vercingétorix en fait fermer les portes de crainte qu'il ne reste plus personne dans le camp. Les Germains, après avoir tué beaucoup d'hommes et pris nombre de chevaux, se retirent.

Le récit de ce premier combat de cavalerie, qui eut lieu dans la plaine située devant l'oppidum d'Alésia, nous permet de distinguer la place où César campa en arrivant (altero die, ad Alesiam castra fecit), jusqu'à ce que les ouvrages pussent recevoir les légionnaires. On vient de voir, en effet, que, pendant ce combat, son camp unique devait être directement en face de l'oppidum et au-delà de la plaine basse ; par conséquent, pour nous, sous Matafelon, sur la rive gauche de l'Ognin.

Ce même récit ajoute à la description précédente deux conditions caractéristiques du terrain de la plaine située devant l'oppidum d'Alésia. Le premier de ces deux caractères complémentaires, c'est que la plaine soit comprise entre des collines, — intermissam collibus ; — le second, c'est que le mur en pierres sèches, avec fossé par devant — qui couvrait le camp des Gaulois situé au versant oriental de la colline centrale et sous le rempart de l'oppidum —, se trouve par quelque point faire face sur la plaine ; cela est évident, puisqu'une charge de cavalerie, qui a eu lieu dans la plaine, aboutit à ce mur de pierres sèches eu poursuivant directement les Gaulois : — Germani acrius usque ad munitiones sequuntur ; nonnulli relictis equis fossam transire et maceriam transcendere conantur.

Or, ajouter ces deux caractères complémentaires à la plaine située devant notre oppidum d'Alésia, c'est ajouter deux traits de ressemblance de plus avec le terrain d’Izernore. En effet, sur ce terrain, 1° la plaine située devant l’oppidum fait suite dans sa longueur à la longueur propre de l'oppidum, du sud au nord, et les collines de l'entourage de l'oppidum se prolongent des deux côtés directement au nord tout le long de cette plaine basse, qu'elles enveloppent en allant se rapprocher au delà, de sorte que la plaine ici s’ouvre bien devant l'oppidum et entre des collines, sur une longueur de trois mille pas, — in ea planitie quam intermissam collibus trium millium passuum in longitudinem patere supra demonstravimus. — 2° Le mur en pierres sèches qui longeait le versant oriental de la colline centrale de notre Alésia, à mi-côte comme à Gergovia, arrive bien ici jusque sur la plaine située devant l’oppidum et où eut lieu ce combat de cavalerie. C'est à Condamine même que dut se terminer du côté du nord, sur le versant oriental de la colline de l’oppidum, l'enceinte comprise entre ce mur en pierres sèches et le rempart de l'oppidum, — sub muro — où campaient les troupes gauloises à l'arrivée de César devant la place.

De plus, il est naturel que les Gaulois aient ménagé à Condamine une issue fortifiée pour communiquer avec la plaine, car c'est l'endroit où, pour y descendre, la pente est la moins rapide. Mais cette passe de sortie ne put être, vu le terrain, que très-étroite. On trouve donc ici une explication naturelle de l'encombrement qui survint à la rentrée de la cavalerie gauloise et qui lui fut si fatal.

Du reste y considérons le nom même de Condamine (conditæ minæ, avance de muraille, saillie de muraille établie là). Virgile a dit (En. IV), en parlant des murailles de Carthage dont la construction reste en suspens :

... Pendent opéra interrupta, minæque

Murorum ingentes.

Ce nom de Condamine, qui est resté là parmi les populations, ne semble-t-il donc pas témoigner que jadis une muraille a joué en ce lieu quelque rôle mémorable ? Et même cet endroit, par où la cavalerie gauloise dut sortir et rentrer, porte encore de nos jours le nom de lieu dit l’issue.

Ajoutons en passant, pour n’y pas revenir, une remarque qui a son intérêt dans la comparaison des lieux. Le récit de ce combat de cavalerie, où César nous montre sur la plaine un retranchement qu'il a dit précédemment être établi au versant oriental de la colline sur laquelle était placé l'oppidum d'Alésia, introduit un élément de critique clair et certain pour la reconnaissance du terrain de l'antique Alésia, à savoir, l’orientation des lieux. En effet, de cette condition imposée ici, que la plaine soit adjacente, au moins par quelque point, au mur en pierres sèches du versant oriental de la colline centrale de l'oppidum d'Alésia, il s'ensuit que cette plaine devait nécessairement se trouver placée ou à Varient, ou au nord y ou au sud de l'oppidum. Or, sur le terrain d'Alise-Sainte-Reine, et encore de même sur le terrain d'Alaise, la plaine se trouverait placée à l’occident de l’oppidum, c'est-à-dire précisément du seul côté inadmissible en regard de ce texte des Commentaires.

 

 

 



[1] Ipsum erat oppidum Alesia in colle summo admodum edito loco ut nisi obsidione expugnari non posse videretur. Cujus collis radices duo, duabus ex partibus flumina subluebant. — Ante id oppidum planities circiter milia passuum tria in longitudinem patebat ; reliquis ex omnibus partibus colles, mediocri interjecto spatio, pari altitudinis fastigio oppidum cingebant. — Sub muro, quæ pars collis ad orientem solem spectabat, hunc omnem locum copiæ Gallorum compleverant fossamque et maceriam sex in altitudinem pedum praeduxerant. — Ejus munitionis quæ ab Romanis instituebatur circuitus XI milia passuum tenebat. Castra opportunis locis erant posita ibique castella viginti tria facta, quibus in castellis interdiu stationes disponebantur, ne qua subito eruptio fieret ; hæc eadem noctu excubitoribus ac firmis præsidiis tenebantur.

Ce dernier texte nous parait impliquer strictement par le mot ibique (et là, dans ces lieux convenables), qu'il s'y trouvait vingt-trois camps, aussi bien que vingt-trois redoutes. — Dans l’Histoire de Jules César, on n’a admis que huit camps, dont quatre pour l'infanterie et quatre pour la cavalerie, et les vingt-trois redoutes, — castella, — ont été considérées comme des blockhaus, sans indiquer leur place. Cependant nous verrons ci-après (LXXXI) les lieutenants de César tirer de ces redoutes d'importants renforts, et César lui-même (LXXXVII) tirer d'une seule redoute quatre cohortes, plus de deux mille hommes. Ainsi, à nombre égal dans les vingt-trois redoutes, elles eussent contenu plus de cinquante-six mille hommes, c'est-à-dire presque toute l'armée de César. On voit donc bien qu'il avait établi de son côté autant de camps que de redoutes ; ou, en d'autres termes, qu'il avait établi vingt-trois camps flanqués chacun d'une redoute, laquelle était constamment occupée, soit le jour par un poste d’observation, de crainte de quelque sortie subite des Gaulois, soit la nuit par des sentinelles et de fortes gardes.

[2] Molard est le nom qu'on donne dans le pays à un relief de terrain circonscrit, tel qu'une petite colline isolée ou un grand tertre : du latin moles, masse, môle, molard.

[3] Pour avoir sous les yeux un objet qui puisse donner une idée approximative de ces détails topographiques, il suffit de poser l'avant-bras sur une table, avec la main à plat, le dos en dessus et les doigts un peu écartés. La main au bout du bras représente l’extrémité septentrionale de la longue colline qui constitue l’oppidum d'Alésia ; les doigts représentent les battions ; le dos de la main avec les doigts représentent l'extrémité du plateau de l'oppidum et les langues de ce plateau jouent le rôle de plates-formes des bastions ; les intervalles des doigts représentent les couloirs intermédiaires aux bastions ; enfin, la table elle-même représente la plaine basse qui s'étend par-devant cette extrémité septentrionale de l'oppidum et qui en est dominée de très-haut.

[4] Ce nom est prononcé dans le pays comme s'il était écrit : le Vouarle.

[5] Tel est le nom explicite de ce hameau, comme on le voit encore sur la carte de Cassini. Aujourd'hui, le plus souvent, on se borne simplement au nom de Géovreisset, tout court.

[6] Le nom du lieu où est placée la redoute n° 19, Fossart, appelle ici une petite note :

A l’occasion du compte rendu de la séance de l'Académie des inscriptions et belles-lettres du 5 avril 1861, où il avait été pris date devant l'illustre compagnie pour notre propre opinion historique, alors tout à fait nouvelle, à savoir : — que le véritable emplacement de l'oppidum d'Alésia, dont parle César, est le plateau d'Izernore, en Bugey (opinion remontant par date certaine à 1857) ; les journaux du département de l'Ain, et en particulier l'Abeille du Bugey et du pays de Gex, qui se publie à Nantua, annonçait, dans son numéro du 25 mai 1861, cette nouvelle littéraire comme pouvant intéresser ses lecteurs. Quelques jours plus tard, dans ce même journal l'Abeille (numéro du 1er juin 1861), un jeune littérateur du département de Saône-et-Loire, M. Gravot, placé comme régent de sixième au collège de Nantua, adoptant notre opinion sans plus de façon que si elle eût été sienne, entreprenait de la publier, en son propre nom, d'une manière tout à fait curieuse pour nous et dont nous lui concédons très-volontiers l'invention. Mais, peu après, n’ayant pu sans doute, les commentaires à la main sur le plateau d’Izernore, parvenir à s’y bien reconnaître, il se ravisait subitement (numéro du 24 août 1861) et plaçait son Alésia sur le monticule que nous venons de désigner pour remplacement de la redoute n° 19, c'est-à-dire sur Fossart. En sorte que M. Gravot est bien véritablement l'inventeur d'une Alésia du Bugey, mais d'une Alésia-Fossart du Bugey, qui est apparue certainement après notre Alésia-Izernore, et qui, bien qu'il lui ait attribué le même nom, en diffère énormément.

Nous rappelons ces faits parce qu'un journal important de Paris, l’opinion nationale (numéro du 30 avril 1865), ayant dit que M. Gravot est le père de l’Alésia du Bugey, on pouvait s’y tromper, et que nous avons dû rectifier cette assertion par une lettre insérée dans ce même journal, numéro du 10 juillet suivant, où nous avons rétabli l'ordre de priorité, et démontré positivement que l’Alésia-Fossart de M. Gravot, tout au plus pourrait être la fille naturelle de notre Alésia du Bugey ; mais qu'elles ne se ressemblent en rien.

Ceci était d'autant plus nécessaire à noter que, dès l'année 1862, M. Gravot a publié une brochure en faveur de son Alésia-Fossart, qu’il y présente au public sous le nom d'Alésia-Izernore (Ain), sans dire un seul mot de nous, ni de notre opinion, qui avait pourtant déjà, sous cette même désignation, précède celle de M. Gravot et qui était connue de lui, incontestablement, d'après sa propre lettre insérée dans l’Abeille du 1er juin 1861, où le fait a été clairement énoncé par lui-même.