JULES CÉSAR EN GAULE

 

DEUXIÈME ÉPOQUE. — SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE.

(Av. J.-C. 52 — De R. 702). CONSULS : POMPÉE LE GRAND, D'ABORD SEUL ; PUIS AU BOUT DE 7 MOIS, AVEC C. CÆCILIUS METULLUS SCIPION.

POLITIQUE DE VERCINGETORIX : UNION NATIONALE DES CITÉS DE LA GAULE. GUERRE COMMUNE POUR LA LIBERTÉ.

CHAPITRE DEUXIÈME. — POLITIQUE DE CÉSAR CHEZ LES ÉDUENS. LABIENUS ENVOYÉ CONTRE LES SÉNONS ET LES PARISIENS. CÉSAR SE PORTE CHEZ LES ARVERNES. ASSAUT DE GERGOVIA. CÉSAR REPOUSSÉ AVEC PERTES : FUITE DE SON ARMÉE AU-DELÀ DU COURS SUPÉRIEUR DE LA LOIRE. BATAILLE PRÈS DE LUTÈCE : VICTOIRE ET RETRAITE DE LABIENUS. RALLIEMENT DE TOUTE L'ARMÉE ROMAINE.

 

 

§ I. — Politique de César chez les Éduens, conférence de Decetia. Labienus détaché en expédition contre les Sénons et les Parisiens. César se porte chez les Arvernes.

 

Nous reprenons le récit de César après le siège d'Avaricum (Bourges), ville principale des Bituriges.

César est encore actuellement dans cette place, qu'il vient d'enlever par surprise. L'heureux vainqueur y est au milieu des cadavres de quarante mille défenseurs ou habitants, percés du glaive romain, tous pêle-mêle, jusqu'au dernier enfant à la mamelle. L'ardeur des légionnaires au carnage est enfin assouvie, et maintenant c'est de butin qu'ils ont soif. Dans leur fureur, ils n'ont pas songé que, s'ils eussent réservé cette multitude de malheureux Gaulois pour l'esclavage, ils eussent pu les vendre à gros prix d'or. Il ne leur reste donc plus qu'à tourner et à retourner tous ces cadavres noyés dans le sang, pour y chercher quelque objet précieux, quelque bijou à emporter. Puis ils fouillent toutes les maisons, où, du moins, ils trouvent des vivres en abondance, et ils s'en rassasient à loisir, jusqu'à ce que les exhalaisons pestilentielles les forcent à s'éloigner.

Quant à Vercingétorix, il est dans le voisinage d'Avaricum, où il vient de recueillir au sein de son armée les quelques hommes échappés au massacre. Il ne laisse faiblir dans le cœur de ses rudes Gaulois ni le courage ni l'espoir. Ce qu'il les engage surtout à considérer dans cet affreux désastre, c'est un enseignement et pour eux et pour lui-même : pour eux, qui n'ont pas voulu déférer à son avis d'incendier la ville d'Avaricum, plutôt que d'avoir à la défendre contre fart irrésistible des Romains dans l’attaque des places, art dont eux, Gaulois, n’ont aucune connaissance ; pour lui-même, qui a montré trop de condescendance à leurs prières, trop de compassion pour les souffrances de cette pauvre population de la ville, qui devait presque tout perdre dans l'incendie, et qui maintenant n'existe plus.

Mais il compte, dit-il à son armée, réparer bientôt ce désastre par des avantages d'une plus grande importance pour la Gaule entière : car il va donner tous ses soins à faire entrer dans l’union des cités celles qui restent encore séparées de tous les autres Gaulois, et à constituer un seul gouvernement pour toute la Gaule, si bien que même l’univers ne puisse lui faire la loi ; et il regarde ce résultat comme déjà presque obtenu ; en attendant, il est juste qu'eux-mêmes, dans ,intérêt du salut commun, consentent à fortifier leur camp, afin de pouvoir repousser plus facilement les attaques subites des ennemis.

Nous saluons de nouveau, dans ces paroles de l'intrépide et sage Gaulois, la première apparition de notre UNITÉ NATIONALE, et nous continuons de présenter le récit même de César.

Cette allocution de Vercingétorix ne déplut point aux Gaulois, surtout parce qu'ils lui voyaient le cœur ferme en face d'un si grand désastre, qu'il ne s'était point retiré à l'écart, et qu'il n'évitait point les regards de la multitude, lis l'estimaient d'autant plus capable de prévoir et de pressentir les événements, que tout d'abord il avait émis l'avis d'incendier Avaricum, et ensuite de l'abandonner. C'est pourquoi, autant les revers éprouvés diminuent l'autorité des autres chefs d'armée, autant pour lui, tout au contraire, après ce désastre, le respect des siens augmentait de jour en jour. En même temps, ils auguraient bien de l'assurance qu'il leur avait donnée, de faire entrer dans l’union toutes les autres cités qui restaient encore séparées. Ce fut à cette époque, pour la première fois, que les Gaulois se décidèrent à fortifier leurs camps ; et ces hommes, si peu accoutumés aux travaux de ce genre, furent tellement émus de la situation, qu'ils se résignèrent à supporter tout ce qu'on voulut leur commander.

Et aussi, comme il l'avait promis, Vercingétorix s'appliquait à faire entrer les autres cités dans l'union, et y attirait leurs princes par ses dons et ses promesses. Pour cela, il avait soin de s'adressera des hommes convenablement choisis et qui, tous, fussent disposés à se laisser facilement prendre par ses discours captieux ou par son amitié[1]. Il fait armer et habiller les réfugiés d'Avaricum. En même temps, pour réparer ses pertes, il demande aux cités des contingents de soldats dont il fixe le nombre, en indiquant aussi la date avant laquelle il veut qu'on les amène dans son camp, il ordonne qu'on lui envoie tous les archers qu'on trouvera, et ils étaient très-nombreux en Gaule. De cette manière, les pertes éprouvées à Avaricum sont promptement réparées. Sur ces entrefaites, Theutomat, roi des Nitiobriges, fils d'Ollovicon, appelé par le sénat l’ami du peuple romain, vient se joindre à Vercingétorix avec un grand nombre de cavaliers de sa cité et avec d’autres encore qu'il amenait de l’Aquitaine[2].

César, ayant trouvé à Avaricum beaucoup de blé et d'autres vivres, y laissa l’armée pendant un certain nombre de jours, pour se reposer de ses fatigues et se refaire de la disette qu'elle avait endurée.

L'hiver touchait à sa fin, la saison l'appelait à entrer en campagne, et il s'était décidé à partir de là pour aller ou relancer f ennemi dans ses marais, ou l'écraser dans ses places, lorsqu'il lui arrive une députation de princes éduens qui le supplient de venir en aide à leur cité, où son intervention est plus que jamais nécessaire. Ils lui expliquent dans quel péril extrême s'y trouve la chose publique, attendu que, contre la coutume traditionnelle, qui veut que chaque année un seul magistrat soit nommé et garde le pouvoir suprême pendant l’année, deux magistrats à la fois sont actuellement en fonctions, et que chacun des deux prétend être nommé conformément aux lois de la cité ; que l'un, Convictolitave, est un jeune homme dans la fleur de l'âge et déjà illustre ; que l'autre, Cote, né d'une famille très-ancienne, est lui-même un homme de la plus grande influence, qui a de grandes alliances de famille, et dont le frère Vedeliac avait exercé la même magistrature l’année précédente ; que toute la cité a pris les armes ; que le sénat est divisé ; que le peuple aussi est divisé suivant les clientèles qui appuient chacun des deux compétiteurs ; que si la discorde est plus longtemps fomentée, les deux partis vont en venir aux mains dans la cité ; qu'il dépend de sa diligence et de son autorité de prévenir un tel malheur.

Bien que César considérât comme très-préjudiciable de laisser du répit à l’ennemi et de s'en éloigner, néanmoins, n'ignorant pas quels maux naissent ordinairement des dissensions ; craignant qu'une cité si considérable et si étroitement attachée au peuple romain, que lui-même il avait toujours soutenue et obligée en toutes choses, n'en vînt à la violence et aux armes, et que le parti qui avait moins de confiance en lui n’appelât Vercingétorix à son aide, il pensa qu'il fallait avant tout aplanir ces difficultés[3].

Et, attendu que les lois des Éduens ne permettaient pas à ceux qui exercent la magistrature suprême de sortir du territoire de la cité ; ne voulant pas paraître avoir porté atteinte à leur droit ni à leurs lois, il prit le parti de se rendre lui-même chez les Éduens et il convoqua auprès de lui, à Decetia (Decize), tout leur sénat avec les compétiteurs et leurs partisans. Presque toute la cité s'y étant rassemblée, il fit appeler en secret un petit nombre de personnes qui lui apprirent que Cote avait été proclamé par son frère dans un autre lieu et à un autre moment que le lieu et le moment obligatoires, et bien que les lois défendissent non-seulement que deux membres d'une même famille fussent nommés magistrats du vivant de l’un et de l'autre, mais encore qu'ils fussent tous les deux admis dans le sénat. Sur quoi, César força Cote à déposer la magistrature et en investit Convictolitave qui avait été nommé par les prêtres, suivant la coutume de la cité, et par l’entremise des anciens magistrats.

L'affaire ainsi arrangée, IL EXHORTA LES ÉDUENS à oublier leurs querelles et leurs divisions, et a tout laisser DE CÔTÉ POUR SE CONSACRER ENTIÈREMENT AUX SOINS DE CETTE GUERRE ; ET À ÊTRE BIEN ASSURÉS QUE, UNE FOIS LA GAULE VAINCUE, ILS SERAIENT RÉCOMPENSÉS DE TOUT CE QU'ILS AURAIENT FAIT POUR LUI[4] ; et à lui envoyer promptement toute leur cavalerie, avec dix mille hommes d’infanterie qu'il puisse répartir dans des postes destinés à protéger son approvisionnement de vivres.

Après quoi, César divisa l'armée en deux corps : l’un, de quatre légions, qu'il confia à Labienus pour aller en expédition contre les Sénons et les Parisiens ; l'autre, de six légions, qu'il mena lui-même contre les Arvernes, en se dirigeant tout le long de l'Allier sur Gergovia[5]. Il donna une partie de la cavalerie à Labienus et il garda l'autre.

Informé de cette marche de l'ennemi, Vercingétorix fait couper tous les ponts de l'Allier, et se met aussi en mouvement sur la rive opposée (rive gauche), accompagnant César sans le perdre de vue, et campant à chaque étape en face de lui.

Interrompons ici un instant le récit de César. — Cette partie des Commentaires qu'on vient de lire confirme tout à fait, on doit le reconnaître, tout ce que nous avions induit de divers passages précédents concernant la politique de Vercingétorix dans la cité éduenne. On voit maintenant à découvert la tactique de l'ennemi et celle du défenseur de la Gaule, dans ces vives attaques politiques dont la grande cité est devenue le théâtre. II est clair, en effet, qu'il existe chez les Éduens un PARTI GAULOIS — ou, si l'on préfère l'habile euphémisme du narrateur, un parti qui a moins de confiance en César — ; que les nobles chefs de ce PARTI NATIONAL sous Vedeliac et Cote, appuyés par la majorité du peuple ; que le parti césarien se compose du corps des Druides (auquel appartenait Divitiac) et des anciens magistrats de la cité (qui étaient précédemment d'accord avec Divitiac) ; que ce parti religieux et princier, maintenant que César vient d'obtenir un si terrible succès à Avaricum, en a profité pour ressaisir le pouvoir dans la cité éduenne en y appelant l'armée romaine victorieuse ; et enfin que César, sur des renseignements fournis en secret par quelques hommes de son parti, et sous quelque prétexte légal, a destitué Cote, élu magistrat, pour lui substituer Convictolitave, présenté par eux. Mais quelquefois l’entraînement de l'opinion publique peut l'emporter sur la menace d'une armée ; et encore, d'ordinaire, les sentiments généreux ont beaucoup de prise sur la jeunesse ; or Convictolitave, on l'a vu, est un jeune homme dans la fleur de l'âge ; ainsi attendons un peu avant de préjuger ce que va faire ce jeune prince élevé au pouvoir dans la cité éduenne par César lui-même.

Nous venons de laisser le vainqueur d'Avaricum se dirigeant de Decetia sur Gergovia, avec six légions et une partie de sa cavalerie, jointe à toute la cavalerie des Éduens ; il remonte le long de l'Allier, sur la rive droite, en face de Vercingétorix qui, sur la rive gauche (où est située Gergovia), le surveille dans l'intention de l'empêcher de passer la rivière. Mais César trompe les regards de Vercingétorix et réussit à passer l’Allier par derrière. Aussitôt que le chef gaulois en est informé, ne voulant pas être forcé à accepter la bataille contre sa volonté, il prend l'avance par de grandes marches et va attendre César à Gergovia même.

César, en cinq étapes depuis qu'il a passé l’Allier, arrive devant Gergovia. Il engage une escarmouche de cavalerie et reconnaît avec soin la position de la place. Elle occupait le sommet d’une montagne très-élevée et avait tous ses abords difficiles ; si bien qu'il désespéra de l'enlever d'assaut ; quanta en faire le siège, il ne voulut pas l'entreprendre qu'il n'eût préalablement pourvu à l'approvisionnement de vivres.

Vercingétorix, de son côté, avait établi son camp sous le rempart de l’oppidum, au versant même delà montagne, et il occupait toutes les collines qui s'en détachent.

On commence par se tâter, de part et d'autre, dans quelques escarmouches. César enlève une position forte qui se trouve en face de l'oppidum au pied même de la montagne, y établit deux légions, et la rattache à son camp par un double fossé de douze pieds de largeur.

 

§ II. — Échec politique éprouvé par César chez les Éduens. Assaut malheureux livré à Gergovia : départ rapide de César dans la direction du nord et passage de l'Allier.

 

Pendant que ces choses se passent devant Gergovia, Convictolitave, à qui César avait attribué le pouvoir chez les Éduens, comme nous l'avons indiqué plus haut, gagné par l’argent des Arvernes, s'abouche avec quelques jeunes gens à la tête desquels étaient Litavic et ses frères, jeunes gens de très-grande famille. Il partage avec eux la somme reçue, et il les exhorte à se rappeler qu'ils sont des hommes libres et nés pour le commandement ; que la cité éduenne, elle seule, tient en suspens la victoire infaillible des Gaulois unis, et que, dès qu'elle aura passé de l'autre côté, les Romains ne pourront se maintenir en Gaule ; ajoutant que personnellement il garde le souvenir de quelques actes de César en sa faveur, sans que cependant il ait obtenu de lui rien qui ne fût très-juste, mais que cela ne saurait balancer, à ses yeux, ce qu'il doit à la liberté commune. Pour quelle raison, en effet, les Éduens, en désaccord sur leur droit et leurs lois, seraient-ils obligés de s'en remettre au jugement de César, plutôt que ne le sont les Romains, en pareilles circonstances, de recourir et de se soumettre à l'arbitrage des Éduens ? Aussitôt ces jeunes gens, entraînés par le raisonnement du magistrat et par l’argent[6], déclarent qu'ils sont prêts à prendre l’initiative de ce qu'il proposera. Et tous étant bien convaincus que la cité ne se laissera pas facilement entraîner à entreprendre la guerre, ils cherchent quelque moyen de l'y pousser. A cet effet, ils décident que Litavic sera mis à la tête de ces dix mille hommes qu'on doit envoyer à César comme auxiliaires, qu'il se chargera de les conduire, et que ses frères le devanceront promptement auprès de César ; et ils arrêtent d'un commun accord tous les détails d'exécution de leur projet.

Ainsi nous ne pouvons plus conserver le moindre doute sur le succès actuel de la politique gauloise chez les Éduens. Évidemment le magistrat que César y avait élevé de sa propre autorité au pouvoir suprême se trouve actuellement entraîné par l'opinion publique qui pousse à la liberté de la Gaule, et les rênes du gouvernement de la grande cité viennent d'échapper au parti césarien. Nous n'y avons aperçu jusqu'à présent que les principaux affidés de Vercingétorix : nous allons bientôt voir paraître ceux de César. Nommons d'abord ces amis du grand Arverne qui se dévouent avec lui au salut de la patrie gauloise. Ce sont : Vedeliac, le magistrat de l'année précédente ; puis les deux ex-compétiteurs à la magistrature de l'année qui s'écoule : Cote et Convictolitave, le premier, un homme d'âge mûr ; le second, un jeune homme dans la fleur de l'âge ; et enfin d'autres princes éduens, Litavic et ses frères, des jeunes gens intrépides, intelligents et actifs, prêts à tout entreprendre pour la liberté de la Gaule. Gardons le souvenir de ce vaillant Litavic, non-seulement parce que nous devons le revoir plus d'une fois dans la suite de la guerre, mais surtout parce que nous l'y verrons tel que sa mémoire doit vivre parmi les descendants des Gaulois, et que le souvenir de ce jeune prince éduen, uni à celui de Dumnorix, mérite, pour leur cité, qu'on oublie presque Divitiac.

Litavic part donc avec les dix mille hommes d'infanterie éduenne, et, parvenu à environ trente milles de Gergovia, tout à coup il fait assembler les troupes, et, s'adressant à elles : Où allons-nous, s'écrie-t-il, soldats éduens ? Toute notre cavalerie et toute notre noblesse ont péri ; deux princes de notre cité, Eporedorix et Virdumare, accusés de trahison, ont été jugés et mis à mort. Apprenez tout cela des hommes que vous voyez, qui ont échappé au massacre. Car pour moi, qui ai perdu mes frères et tous mes proches, la douleur m'empêche de vous raconter comment la chose s’est passée.

On fait avancer ces hommes à qui Litavic avait fait la leçon, et qui donnent à la multitude des explications conformes à ce qu'il vient de dire : à savoir, que beaucoup de cavaliers éduens ont été massacrés, sous prétexte qu'ils avaient des intelligences avec les Arvernes ; qu'eux-mêmes ils n'ont échappé au massacre que par la fuite, en se cachant parmi la multitude des troupes. Tous tes soldats éduens se récrient, et supplient Litavic de pourvoir à leur salut. En vérité, s'écrie-t-il, avons-nous à délibérer ? avons-nous un autre parti à prendre que daller en toute hâte nous unir aux Arvernes à Gergovia ? Pouvons-nous douter qu après leur acte abominable, les Romains n'accourent vers nous pour nous massacrer ? Si donc nous avons un peu de courage, vengeons la mort de ceux viennent de périr si indignement et tuons ces brigands[7].

Il désignait des citoyens romains qui étaient là de confiance sous la protection de ses troupes. Aussitôt un grand convoi de blé et d'autres vivres est livré au pillage, les conducteurs eux-mêmes sont cruellement mis à mort. Litavic envoie des courriers dans toute la cité des Éduens, pour tâcher d'y susciter un soulèvement par cette même fausse nouvelle du massacre des cavaliers et des princes, et pour exhorter ses concitoyens à tirer aussi vengeance des injures qu'ils ont reçues, comme il vient de le faire lui-même.

Il y avait auprès de César, dans la cavalerie éduenne, deux jeunes gens nominativement appelés par lui : Eporedorix, jeune Éduen né en haut lieu et jouissant dune grande influence dans le pays ; et, avec lui, Virdumare qui était du même âge et de la même distinction personnelle, mais d’une naissance bien inférieure, et que César, en le recevant de la main de Divitiac, avait tiré d’une humble position pour l’élever ensuite au faite des honneurs. Ils se disputaient l’un à l’autre le premier rang, et, dans la lutte des magistrats qui venait d’avoir lieu, ils avaient soutenu de toutes leurs forces, l'un Convictolitave, et l'autre Cote. Un de ces jeunes gens, Eporedorix, informé du projet de Litavic, vient presque au milieu de la nuit en donner avis à César, en le priant de ne pas souffrir que leur cité, par suite des projets insensés de ces jeunes gens, se détache de l'amitié du peuple romain : ce qu'il prévoit devoir arriver, si tant de milliers d'Éduens se joignent aux ennemis ; attendu que ni leurs parents ne pourront manquer d'entreprendre de les sauver, ni la cité ne pourra considérer leur perte comme peu importante.

Voilà deux Gaulois césariens, Eporedorix et Virdumare, qui jouent un bien triste rôle et qui continueront de même jusqu'à la fin de la guerre. On voit qu'ils sont pour César deux hommes de confiance et de prédilection. On voit que ces deux jeunes ambitieux aspirant l'un et l'autre à parvenir au premier rang, c'est à qui des deux réussira, par plus de services de toute sorte, à être préféré par celui qui donne tout dans la cité éduenne, même la magistrature suprême. On voit aussi que l'habile Romain a eu soin de choisir l'un de ses favoris parmi les princes, et l'autre parmi les plus humbles du peuple, de manière qu'ensemble ils puissent lui procurer des amis partout. Remarquons enfin que César tient Virdumare de la main même de Divitiac, et qu'ainsi ce malheureux druide (quel que soit actuellement son sort) a laissé après lui quelqu'un qui peut le remplacer utilement auprès du meurtrier de son frère. Autant Divitiac a été utile à César au début de la guerre de Gaule, autant ces deux nouveaux traîtres à la patrie gauloise, Eporedorix et Virdumare, vont lui être utiles pour la terminer.

Considérons les suites de cette délation commise par Eporedorix. César laisse paraître dans son récit l’impression qu'il éprouva à la nouvelle de cette défection organisée chez les Éduens par Vercingétorix et ses affidés. A l’instant il en voit toute la portée, et il sent l'urgence d'intervenir avant que la cité éduenne se soit laissé entraîner. Voici comment il s'exprime : En apprenant cela, César éprouva une vive inquiétude, parce qu’il avait toujours eu pour la cité des Éduens une affection particulière. Sans hésiter un instant, il fait sortir du camp quatre légions ne portant que leurs armes, et toute la cavalerie. Et l’on n'eut pas le temps, en de telles circonstances, de resserrer le camp, tout paraissant dépendre de la célérité[8] (XL).

C'est ici le premier signe d'inquiétude grave qu'ait manifesté César dans cette guerre de Gaule, qu'il poursuit déjà depuis six années. Jusque-là, pas une seule fois, il n'a paru douter de sa fortune, même au milieu des plus redoutables péripéties d'une bataille ; mais, dans la circonstance actuelle, alarmé du péril d'une telle situation, il part à l'instant avec quatre légions ne portant que leurs armes et accompagné de toute sa cavalerie ; il franchit plus de vingt-cinq milles (près de quarante kilomètres) tout d'une traite ; il détrompe l'infanterie éduenne en faisant avancer les prétendus massacrés, Eporedorix et Virdumare, et il tâche de tout réparer. Les troupes éduennes demandent grâce. Litavic, chef du complot qui vient d'échouer, s’enfuit à Gergovia avec quelques clients dévoués à sa personne, suivant la coutume des Gaulois. Il y retrouve ses frères, sur lesquels César avait bien immédiatement tâché de mettre la main, et qu'il avait fait rechercher dans le camp au moment du départ ; mais ils avaient eu l'œil ouvert sur Eporedorix et ils étaient déjà partis.

César envoie des courriers annoncer à la hâte dans la cité éduenne qu'il fait grâce à ces troupes dont, par le droit de la guerre, il avait le sort entre ses mains. Il accorde à son corps d'armée trois heures de la nuit pour se reposer ; puis il repart pour Gergovia.

A mi-chemin, il rencontre des cavaliers envoyés par le lieutenant Fabius, laissé à la garde du camp, pour lui faire savoir quel danger les deux autres légions ont couru :que le camp a été assailli par des masses de troupes sans cesse renouvelées, tandis que les défenseurs, obligés de faire face en même temps sur tous les points d'une si vaste enceinte, se sont trouvés tous à la fois engagés dans la lutte et sont épuisés de fatigue ; que beaucoup d'hommes ont été blessés par une nuée de projectiles de toute espèce ; que du reste, les machines ont été d’un grand secours contre cet assaut ; et que, l'ennemi s'étant enfin retiré, on a, sauf deux portes réservées, barricadé les autres, dans la prévision d'une pareille attaque pour le lendemain. — cette nouvelle, César stimule l'ardeur des soldats, qui font un effort suprême, et, avant le lever du soleil, il rentre dans son camp[9].

Cependant le cri trompeur : On a massacré nos frères, s'était propagé du côté de la cité éduenne, et ce cri avait l'avance sur les courriers de César. Le peuple éduen, excité par cette nouvelle, s'était porté à des actes de violence et de pillage contre des Romains isolés.

Quand la véritable situation fut connue, quand on apprit que César avait dans son camp toute l'armée éduenne, la cité s'efforça d'atténuer les faits. Une députation alla présenter des excuses à César ; des poursuites furent dirigées contre les coupables, etc. ; néanmoins les actes avaient eu trop d'éclat ; la cité restait compromise ; elle songeait à se défendre, en cas de besoin ; on se concertait en secret, on se mettait en rapport avec les autres cités, on se préparait à la guerre. César le soupçonnait bien (quæ tametsi Cæsar intelligebat...), est-il ajouté dans le récit : malgré cela (ou plutôt à cause de cela), il use du langage le plus bienveillant à l’égard de la députation ; il lui donna l'assurance qu'il ne rend pas la cité responsable de l'ignorance et de l'emportement de la populace, que cela n'ôte rien à ses bons sentiments pour les Éduens. — Mais suivons rigoureusement le texte, qui prend ici une grande importance.

Lui-même s'attendant à un mouvement plus considérable de la Gaule, pour ne pas être enveloppé dans un soulèvement général des cités, il commençait à examiner de quelle manière il pourrait faire retraite de devant Gergovia, et rassembler de nouveau toute son armée. (XLIII.)

Cette phrase est complète, limpide, dans la pensée comme dans la rédaction. On vient de voir quels événements graves sont survenus pendant le siège de Gergovia, César a des raisons de penser que la situation va encore s'aggraver davantage. C'est pourquoi il lui faut songer à quitter cette position compromise. On voit même où César va tendre en partant de là, c'est à rallier Labienus et les quatre légions qu'il a envoyées avec lui du côté de Lutèce.

Toutefois il y a encore dans le texte un dernier membre de phrase, à savoir : De peur qu'un départ causé par la crainte de la défection ne parût ressembler à une fuite. — Ne profectio, nata a timore defectionis, similis fugæ videretur.

Voilà un de ces passages où il nous semble que César se dispose à jeter un voile sur le fond des événements de la guerre de Gaule.

Ce membre de phrase d'abord, ce qui est bien extraordinaire dans un récit de César, ne semble pas exprimer une pensée claire et précise. En effet, ce départ (profectio) sera un simple départ, une retraite de devant Gergovia (a Gergovia discedere), quel qu'en soit le motif, s'il est effectué avec calme, si les troupes marchent comme à l'ordinaire et en bon ordre. Il n'aura une apparence de fuite (similis fugæ videretur), et ne pourra être une fuite réelle, que si ce même départ, toujours quel qu'en soit le motif, est effectué avec trouble et précipitation, avec tumulte et en désordre[10]. Ainsi, dans le départ d'une armée qui s'éloigne d'un ennemi voisin, la distinction entre l'état de retraite simple et l'état apparent de fuite, dépendant absolument de la manière dont ce départ est effectué, non du motif pour lequel il s'effectue, le membre de phrase que nous examinons nous paraît obscur en lui-même. On doit reconnaître également qu'il ne se lie pas à ce qui le précède dans la même phrase, où il s'agit simplement du motif du départ de César, mais non de l’exécution de ce départ d'une manière quelconque.

Remarquons surtout que l’ordre chronologique dans le récit, la filiation naturelle des faits et des pensées, n'appelle nullement ici la pensée dune fuite. César n'a jamais fui jusqu'à ce jour, son armée n'est point démoralisée ; il est depuis le commencement de cette campagne dans une série non interrompue de succès ; rien n'indique qu'il ait essuyé un échec quelconque, ni qu'il soit dans une de ces situations qui justifient ou qui expliquent la pensée d'une fuite. Par conséquent, le membre de phrase où il en semble préoccupé ne se rattache nullement à quoi que ce soit de tout ce qui précède.

Il ne tient non plus aucunement à ce qui va suivre. En effet, il y a là dans le texte une transition tout artificielle et littéraire, qui constate même la séparation des idées, et qui mérite d'être remarquée. Voici en quels termes César continue : Comme il pensait à cela, il lui parut se présenter l'occasion d'un bon coup de main à exécuter. — Hæc cogitanti visa est facultas bene rei gerendæ. — Cette transition tout à fait grammaticale pourrait aussi bien, et même plus naturellement pour le sens, être placée immédiatement avant le membre de phrase en question ; et on peut supprimer ce membre de phrase sans qu'il en résulte la moindre lacune dans le récit. Il est facile de s'en assurer en réalisant cette suppression dans le texte de la manière suivante : Lui-même, s'attendant à un mouvement plus considérable de la Gaule, pour ne pas être enveloppé dans un soulèvement général des cités, il commençait à examiner de quelle manière il pourrait faire retraite de devant Gergovia, et rassembler de nouveau toute son armée. Comme il pensait à cela, il lui parut se présenter l'occasion d'un bon coup de main à exécuter...

Le membre de phrase où se trouve l'idée d'une fuite est donc intercalé dans ce passage. Si l'idée d'une fuite doit se présenter, ce n'est point ici le lieu. Ce n'est pas même le moment de se préoccuper d'un départ effectif prochain, une telle préoccupation ne s'expliquant et ne pouvant se justifier par aucune cause quelconque. Cela est si vrai que, à l'instant même, César songe à attaquer l'ennemi et va livrer l'assaut à Gergovia.

L'inutilité du membre de phrase précédent où se trouve l'idée d'une fuite est donc, sauf un but caché, évidente.

Quel était ce but ?

On a dit à Rome que César s'était enfui de devant Gergovia. On l'a dit et on l'a cru sur de bons renseignements, puisque Suétone l'a affirmé, et qu'après lui Eutrope et Orose l'ont répété en ces termes : Et ainsi là (devant Gergovia), César, chargé par les ennemis qui se précipitent de la hauteur, ayant perdu une grande partie de son armée, vaincu, s'enfuit. Or, pour qu'on ait pu dire d'un guerrier tel que Jules César, sur qui tous les contemporains avaient les yeux fixés, qu'il s'était enfui de devant Gergovia avec six légions ; que ce héros de Rome, avec une telle armée, avait fui devant des Gaulois, il a bien fallu que cela fût vrai. Car c'était là un fait militaire trop grave, un fait matériel trop considérable, pour que, s'il n'eût pas été avéré, on eût eu l'audace de l'affirmer et de le publier, et pour que, sûrement établi et accepté comme tel, on pût le nier, ou le passer sous silence dans le récit de cette guerre de Gaule.

Il est clair d'ailleurs que César ne pouvait rapporter ce fait aussi simplement que le rapporte Eutrope, d'après Suétone. Aurait-il donc voulu, comme pour expliquer et dissiper une erreur possible de l'opinion publique, affronter, dans ce membre de phrase précédent l'idée et le mot de fuite, en le plaçant à ce point du récit où rien encore ne rend le fait croyable, afin d'éviter cette idée et ce mot quand les événements les proclameront d'eux-mêmes ? — Suivons.

Comme il pensait à cela, il lui parut se présenter l'occasion d'un bon coup de main à exécuter. Puis César dresse son plan, prépare tout, et lance les légions à l'assaut de Gergovia, dans l'espoir de s'en emparer à l'improviste, comme il s'était emparé d'Avaricum. Mais ici Vercingétorix était présent et connaissait la ruse militaire qui avait réussi à Avaricum. Les Gaulois accourent au point surpris, arrêtent les Romains, les refoulent et les précipitent par le versant du mont. César les reçoit, les soutient en cédant, avec la dixième légion qu'il tenait en réserve ; puis celle-ci, à son tour, est reçue et soutenue par les cohortes de la treizième, qu'il a fait venir en toute hâte du camp ; et enfin, une fois dans la plaine, les légions retrouvant de plain-pied tous les avantages de leurs armes, s'arrêtent, se reforment et font face à l'ennemi. Vercingétorix, qui les a précipitées jusqu'au pied du mont, fait remonter les siens dans la place.

Le lendemain, César, ayant convoqué ses soldats, leur reproche leur témérité et leur ardeur aveugle, d'avoir voulu juger eux-mêmes jusqu'où il fallait aller et ce qu'il fallait faire, et de ne s'être pas arrêtés au signal donné de la retraite et de ne s'être pas laissé retenir par les tribuns des soldats et les lieutenants...

Ensuite et en terminant sa harangue, il raffermit le courage des soldats, de crainte que leur moral ne fût ébranlé par ce revers, et qu'ils n'attribuassent à la valeur des ennemis ce qui était résulté du désavantage du terrain : lui-même persistant, au sujet du départ, dans la même pensée à laquelle il s'était arrêté précédemment(eadem de profectione cogitans, quæ ante senserat...)

Voilà une défaite dont il n'est pas possible de méconnaître la gravité. Les pertes que César accuse, 46 centurions et environ 700 soldats, pourront paraître légères, mais il ne faut pas perdre de vue que c'est lui qui a dicté le bulletin. Au sujet de la bataille de Pharsale, les pertes qu'il accuse ne sont que de 30 centurions et de 200 soldats : c'est donc encore bien moins. Eutrope, parlant d'après Suétone, rapporte l'assaut de Gergovia de même que César ; sauf que, au sujet des pertes qu,y essuyèrent les Romains, l'estimation qu'en donne Eutrope indiquerait qu'elles furent beaucoup plus considérables que ne le dit César. — Chargé, dit Eutrope, par les ennemis qui se précipitent de la hauteur, ayant perdu une grande partie de son armée...

Quoi qu'il en soit des pertes réelles, la défaite de César est bien certaine. Le moral de son armée est ébranlé manifestement, puisqu'il s'efforce de le raffermir.

Si, au lieu d'expliquer d'avance le motif de son départ alors qu'il ne partait point mais qu'il songeait à livrer cet assaut malheureux. César en eût parlé à présent qu'il va partir ; et si, au lieu de montrer sa crainte de paraître fuir quand rien encore ne motivait une telle préoccupation de sa part, il en eût parlé à cette heure où l'idée de fuite se présente naturellement à l'esprit. César eût suivi à ce sujet l'ordre habituel de son récit, l'ordre chronologique, la filiation lumineuse des faits et des pensées. Lors donc qu'il nous a dit que : Lui-même, s'attendant à un mouvement plus considérable de la Gaule, pour ne pas être enveloppé dans un soulèvement général des cités, il commençait à examiner de quelle manière il pourrait faire retraite de devant Gergovia et rassembler de nouveau toute son armée, sans qu'un départ causé par la crainte de la défection parût ressembler à une fuite, n'expliquait-il pas, avant l'assaut, la situation où il allait se trouver après l'assaut ? L'idée de fuite que son explication présente dans le dernier membre de cette phrase, et que rien n'appelait précédemment dans le récit, n'y serait-elle pas maintenant très-naturelle ? Le lecteur ne partagerait-il pas son inquiétude au sujet de tout ce qui peut survenir à son départ, et de la difficulté de rassembler de nouveau toute son armée ? Poursuivons l'examen de la situation.

César nous a montré un double but qu'il voulait atteindre : 1° ne pas être enveloppé dans un soulèvement général des cités ; 2° rallier le corps d’armée de Labienus, gui était du côté de Lutèce. Il lui était difficile d'atteindre à la fois ces deux résultats. En effet, à partir de Gergovia, pour ne pas être enveloppé, il faudrait qu'il se retirât au sud, vers la Province, à l'opposé du pays de Lutèce ; et pour rallier Labienus du côté de Lutèce, il faudrait, tout au contraire, qu'il marchât au nord, à travers le pays éduen, qui a donné des signes de défection, et qu'il s'engageât dans le centre même de la Gaule. Cependant, s'il lui reste une cité alliée sur laquelle il puisse compter, par exemple celle des Lingons, César, qui connaît parfaitement la Gaule, peut, par un trait de génie et en habile homme à qui l'or ne manque pas, donner rendez-vous à Labienus chez les Lingons, dans la vallée de la Saône ; tandis que lui-même d'abord se dirigerait à l'est, vers la Province, puis remonterait au nord, par la vallée de la Saône, pour arriver aussi de son côté chez les Lingons, et y faire sa jonction avec son lieutenant. C'est là Tunique manière d'atteindre à la fois le double but. Voyons quel parti va prendre César.

Ayant toujours au sujet du départ la même pensée, à laquelle il s'était arrêté auparavant, il fit sortir les légions du camp, et les rangea en bataille dans une position avantageuse. Comme cela ne décidait pas Vercingétorix à descendre dans la plaine, après avoir engagé une escarmouche de cavalerie avec succès, il fit rentrer l'armée romaine dans le camp. Le lendemain, après avoir répété la même manœuvre, pensant que c'était assez pour rabattre la jactance gauloise et raffermir le moral des soldats, il décampa dans la direction des Éduens. A ce moment même, l’ennemi ne l’ayant point poursuivi, il parvint le troisième jour sur l’Allier, rétablit un pont et y fit passer son armée. Là...

Jamais ailleurs, que nous sachions, César ne s'est présenté sous cette apparence d'un héros d'Homère. Ranger son armée dans une position avantageuse pour offrir à son ennemi de combattre en ligne : n'est-ce pas ici proposer à Vercingétorix le désavantage du terrain et de plus un mode de combat qu'il ne pourrait accepter, même dans des conditions de terrain égales, d'après sa tactique bien arrêtée et déclarée, que César lui-même nous a fait connaître précédemment : tactique forcée, suivant nous, par le défaut d'armes soit offensives, soit défensives, comparables à celles des Romains ? Constater, après un tel défi, que Vercingétorix ne descend pas dans la plaine — ce qui même est inexact au sujet de sa cavalerie qu'il y fait descendre —, et ajouter que c'est avoir assez fait pour rabattre la jactance gauloise : cela prouve-t-il autre chose vraiment, sinon que les Gaulois avaient peut être raison de se glorifier ? Ce langage, enfin, est-il à la hauteur de l'idée que l'on a de César ? Vercingétorix eût-il humilié les Romains en les invitant à remonter à l'assaut de Gergovia ? Plusieurs passages des Commentaires prouvent que lorsque César désire réellement attirer les Gaulois au combat, loin de les provoquer, il feint de les craindre : ce qui lui a réussi plusieurs fois, ainsi qu'à ses lieutenants[11]. Cette manœuvre des légions et ces paroles de César sembleraient donc n'être qu'une démonstration vaine : à moins que la suite du récit ne nous en laisse apercevoir un motif plus sérieux.

César s'est trouvé une autre fois dans une situation tout à fait pareille à celle-ci : il avait alors Pompée pour adversaire, et le rapprochement de ses actes et de son récit, dans les deux cas, pourra jeter ici quelque lumière. Du reste, ce n'est pas le seul rapprochement à faire entre la lutte de César contre Vercingétorix et sa lutte contre Pompée.

Ayant donc attaqué Pompée dans ses lignes, près de Dyrrachium, César fut repoussé, comme il vient de l’être devant Gergovia, et perdit beaucoup de monde. De même il harangua ses soldats pour relever leur moral abattu. Enfin de même encore il décampa immédiatement dans la direction d'Apollonie. Or dans ce cas-là, où des deux côtés c'étaient des Romains qui combattaient, César n'avait aucun intérêt à voiler des faits connus de tous, et il nous dit pourquoi et comment il s'éloigna alors de Pompée, de même qu'il s'éloigne ici de Vercingétorix.

Quelques hommes d'élite, est-il dit dans le récit de la guerre civile, demandaient à rester et à combattre de nouveau. Au contraire. César ne comptait point assez sur des soldats terrifiés et pensait qu'il leur fallait du temps pour reprendre courage... C'est pourquoi, sans perdre un instant de plus que ne l'exigeaient les soins à donner aux blessés et aux malades, dès la nuit venue, il fit partir d'avance tous les bagages pour Apollonie, avec défense de prendre aucun repos avant d'être arrivés à destination. Une légion fut envoyée pour les escorter. Ces précautions prises, il retint deux légions dans le camp et commanda aux autres légions de prendre les devants par le même chemin, en les faisant sortir, dès la quatrième veille (trois heures du matin), par plusieurs portes. Et après avoir laissé écouler un certain temps, afin que, sans manquer à la règle militaire, son départ ne fût connu que le plus tard possible, il ordonna de proclamer le départ (conclamare vasa) : sortant aussitôt et ralliant l’arrière-garde, il fut bien vite hors de vue du camp de Pompée. Ni Pompée non plus, dès qu'il connut le parti qu'avait pris César, ne mit du retard à le poursuivre... Il fit prendre les devants à sa cavalerie pour harceler l’arrière-garde. Mais elle ne put l'atteindre, parce que César suivait un bon chemin et avait beaucoup d'avance sur elle. Cependant, quand on fut arrivé sur le Génuse, fleuve à bords difficiles, la cavalerie de Pompée atteignit des traînards... C'est ainsi que des cours d'eau très-profonds et de très-grandes difficultés à franchir ne causèrent à César aucun dommage. Car Pompée, une fois en retard le premier jour, se donna vainement beaucoup de peine les jours suivants... Le quatrième jour, il mit fin à la poursuite[12].

Voilà comment César procède lorsqu'il veut faire retraite sans être poursuivi, sinon le plus tard possible, et qu'il veut gagner du temps pour traverser sans combat un cours à eau profond qu'il doit rencontrer sur sa route. C'était précisément le même cas au départ de Gergovia. Il nous semble donc que, pour ces mêmes motifs et dans ces mêmes conditions, César a dû partir de devant Gergovia, de même qu'il est parti de devant Dyrrachium, et qu'il a pu le faire de cette même manière, sans qu'il soit besoin de changer un seul mot à son récit, que nous avons cité précédemment.

Remarquons, en effet, que l’Allier coule très-près de Gergovia ; qu en cet endroit de son cours, il est bien plus facile à traverser que beaucoup plus loin en aval, après qu'il a reçu la Dore. Mais si César eût passé l’Allier tout près de son camp, il eût pu être attaqué dans l'embarras du passage. Il fallait donc gagner du temps, et pour cela prendre l'avance, comme il fait ici, et comme il fit devant l'armée de Pompée.

En se rendant compte ainsi du mode de départ de Gergovia, la manœuvre des légions que César rangea en bataille devant son camp aurait eu un motif sérieux, celui de dissimuler son intention de partir, et, en même temps, de faciliter le départ. En effet, pendant que les légions, placées comme un rideau devant le camp, attiraient sur elles toute l'attention de l'ennemi, on a pu, comme près de Dyrrachium, tout préparer pour le départ. De même encore, la nuit venue, les bagages ont pu filer avec une escorte, et les légions ont pu les suivre immédiatement, en tenue de combat. De cette manière, en un instant, toute l'armée a dû se trouver en marche, dans l'ordre de retraite : ordre inverse de celui que César lui faisait prendre à l'approche de l'ennemi, et dont il a été parlé à propos de la première campagne.

Enfin, César a fort bien pu constater qu'il arriva sur l'Allier sans avoir été poursuivi par les Gaulois. Il eût pu également constater qu'il arriva sur le Génuse sans avoir été poursuivi, puisqu'il ne vit personne ; pour une bonne raison : il allait si vite ! Mais, au temps d'arrêt inévitable pour passer le Génuse, la cavalerie de Pompée survint et atteignit les traînards : nous allons voir bientôt si personne ne survint au passage de l'Allier.

Mais auparavant déterminons le point de l'Allier où eut lieu ce passage. César nous dit qu'il y arriva et y fit passer son armée le troisième jour de marche depuis Gergovia. Or, du point où il avait passé l'Allier précédemment, il avait mis cinq jours pour arriver devant Gergovia. En se retirant a-t-il marché plus vite et repassé la rivière au même point ? S'il a marché comme à l'ordinaire, en tenant compte du temps nécessaire, pour rétablir le pont et faire passer l'armée, nous croyons qu'on peut compter approximativement soixante-dix kilomètres parcourus du camp au pont. Cela porterait le passage de l'Allier près de Varenne, avant le confluent de la Sioule. Mais, pour demeurer dans toute la latitude du texte, disons, avec M. Rossignol, que César a passé l'Allier entre Vichy et Moulins[13].

 

§ III. — Temps d’arrêt au-delà de l'Allier. – Insurrection générale des cités : fuite des légions vers le haut du cours de la Loire et passage de ce fleuve à gué. - Séjour de César dans la vallée de la Saône, puis marche au nord, à la rencontre de Labienus.

 

Reprenons le récit de l'illustre auteur. —(au passage de l’Allier), les Éduens Viridomare et Eporedorix viennent apprendre à César que Litavic est parti avec toute la cavalerie pour tâcher de soulever les Éduens, et qu'il est nécessaire qu’eux-mêmes prennent les devants pour maintenir la cité. César, bien que déjà beaucoup de choses lui eussent révélé la perfidie des Éduens, et qu'il ne pût douter que le départ de ceux-ci ne précipitât la défection de la cité, ne croit pas cependant devoir les retenir, ne voulant ni paraître leur faire injure, ni donner aucun signe de crainte. Au départ de ceux-ci, il leur rappelle brièvement tous les bienfaits dont il a comblé les Éduens, quels et dans quel état d'abaissement ils étaient lorsqu'il les a reçus... et à quel degré de fortune et d'agrandissement il les a élevés, au point que non-seulement ils se trouvent rétablis dans leur situation ancienne, mais encore ils paraissent dépasser en dignité et en influence tout ce qu'ils ont jamais pu être à aucune époque. Cela dit, il leur donne congé[14].

Voilà encore un de ces passages qui nous paraissent exceptionnels dans le récit des Commentaires. Ici, l’insuffisance d'indications utiles est manifeste. Il manque tout ce qu'il importait le plus d'indiquer. En effet, examinons les choses. Là (ibi), au passage de l’Allier, voilà où se trouve César quand Viridomare et Eporedorix demandent à lui parler et lui apprennent que Litavic emmène toute la cavalerie. Mais comment Litavic, l'ennemi déclaré de César, a-t-il pu se trouver pour emmener ainsi toute la cavalerie de César ? D'où est-il sorti ? Nous avons bien vu précédemment Litavic, son coup manqué dans cette même région, s'enfuir à Gergovia. — Litavicus... Gergoviam profugit. — Il était donc dans Gergovia quand César est parti de son camp, établi devant cet oppidum. Il faut donc nécessairement, tout au moins, que Litavic ait de sa personne poursuivi César et l'ait atteint  au passage de l'Allier (comme Pompée l'atteignit au passage du Génuse), bien que César vienne de nous dire que personne ne le poursuivait quand il se rendait sur l'Allier. Ainsi, un premier point incontestablement démontré, c'est que Litavic, qui était avec Vercingétorix dans Gergovia, a poursuivi les Romains à leur départ de devant cet oppidum, les a atteints au passage de l’Allier, et là, par un moyen quelconque, leur a enlevé toute la cavalerie éduenne qui était avec César depuis son départ de Decetia.

C'était évidemment un point capital à expliquer que cette intervention de Litavic au passage de l’Allier, où il enlève toute la cavalerie auxiliaire de César, et le récit ne présente aucune explication à ce sujet ; il y a donc ici défaut manifeste d'une indication très-importante à connaître.

Mais Litavic a-t-il tout seul poursuivi César à son départ de Gergovia ? Et Vercingétorix avec son armée, que fait-il ? Est-il resté dans l'oppidum ? En est-il sorti comme Litavic ? Poursuit-il César ? Lorsque César a l'avantage et qu'il cherche à attaquer l'ennemi, les Helvètes, Arioviste, Afranius, Pompée, ce même Vercingétorix dans cette même région de l'Allier, rien n'est omis dans le récit. On voit tous les mouvements des armées, du côté de César, du côté opposé ; rien n'échappe aux regards ; c'est un spectacle, Ici, pas un mot n'est dit de Vercingétorix, ni de son armée ; pas un mot ne va en être dit de longtemps. C/cIa ne peut tenir à ce que César aurait manqué de renseignements sur ce qui se passa alors ; car, si l'on y fait attention, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il a toujours été renseigné sur toutes choses durant cette guerre : César connaissait la puissance de l'or et ne l'épargnait pas : il lui coûtait si peu 1 Serait-ce donc parce que les rôles se trouvent maintenant changés, qu'ici il aurait supprimé celui de Vercingétorix ? Quoi qu'il en soit, cette lacune complète du récit, concernant Vercingétorix et son armée, nous paraît incontestable et capitale[15].

Remarquons encore, de la part de César, cette appréhension de paraître faire injure à ces deux Eduens, Viridomare et Eporedorix, s'il les eût retenus auprès de lui, tandis que ce même César, campé sur les côtes de la Manche, où il avait tout préparé pour passer en Bretagne, sur le simple soupçon qu’un noble chef éduen, Dumnorix, qui voulait rester sur le continent et qui reprenait le chemin de sa cité, avait quelque mauvaise intention, envoya aussitôt à sa poursuite un corps de cavalerie, avec ordre de le ramener, bon gré mal gré, et en cas de résistance, de le mettre à mort. Dumnorix rappelé, dit le texte, voulut résister, se défendant de la main, invoquant la foi des siens, ne cessant de se récrier ; qu'il était homme libre, citoyen d'une cité libre. Les cavaliers, comme ils en avaient reçu l’ordre, entourent leur homme et le tuent[16]. Or Dumnorix était Éduen, comme Viridomare et Eporedorix, à qui César ici craint de faire injure ; de plus, il était prince du premier rang et frère du druide Divitiac, qui était l’ami dévoué de César, et à qui César devait la plus grande reconnaissance pour les plus grands services. Les temps étaient donc bien changés, puisque, d'une époque à l'autre, César usait de procédés si différents à l'égard des Éduens ! Et cette appréhension de manifester lui-même des craintes ! Que penser de cette sorte de protestation déjà faite précédemment et renouvelée ici par un homme tel que César ? Qu'en doit-on conclure, sinon peut-être que, ce jour-là, il eut des craintes réelles ?

César avait aussi dans son armée dix mille hommes d’infanterie éduenne, demandés par lui à la conférence de Decetia, conduits à son camp de Gergovia par ce même Litavic qui vient d'emmener toute la cavalerie éduenne, et qui déjà alors avait tenté d'enlever à César toute cette infanterie auxiliaire, pour l'emmener chez les Arvernes, comme César l'a parfaitement expliqué alors. Cette infanterie éduenne a figuré à l'assaut de Gergovia, pour opérer une diversion utile aux légions (VII, XLV, L). Au moment présent, Litavic l'emmène-t-il avec la cavalerie éduenne ? Viridomare et Eporedorix l'emmènent-ils avec eux ? Reste-t-elle auprès de César ? On ne la verra plus figurer désormais ; on ne la retrouvera plus nulle part. Dion Cassius dit, à cette même occasion, que Tous les Éduens qui combattaient avec César lui demandèrent à rentrer chez eux, promettant de maintenir la cité dans son alliance[17].

Ici, il est facile de comprendre, au ton du récit, que le départ de Viridomare et d'Eporedorix est une grosse affaire. Tandis que ces deux hommes étant simplement des créatures politiques de César, comme il l’a expliqué plus haut ; étant probablement sur le point de le trahir, comme il l’explique ici ; et Eporedorix ayant déjà auparavant, dans l'intérêt de César, trahi Litavic et ses frères et tous leurs affidés ; ces deux hommes qui changent de parti suivant leur intérêt du moment, s'ils n'emmènent point avec eux l'infanterie éduenne, ne devraient pas, ce nous semble, inspirer de tels scrupules à César. Il reste donc encore dans son récit, à l'égard de ces dix mille hommes d'infanterie éduenne, un défaut important d'indications utiles, d'où une obscurité qui ne peut avoir été que préméditée de la part à un écrivain naturellement si clair : obscurité derrière laquelle il est permis de chercher l'indice d'une situation particulièrement difficile et grave.

Poursuivons : Noviodunum (Nevers) était une ville éduenne bien placée au bord de la Loire. César y avait réuni tous les otages gaulois, avec le blé, le trésor public, ses propres bagages et tous ceux de l'armée, et les chevaux de remonte achetés en Italie et en Espagne. Eporedorix et Viridomare y étant arrivés et ayant appris dans quel état se trouve la cité : que Litavic a été reçu à Bibracte (Autun), la ville la plus influente de la cité ; que le magistrat Convictolitave et une grande partie du Sénat se sont unis à lui ; qu'une députation a été envoyée ostensiblement à Vercingétorix pour lui faire des propositions de paix et d'alliance ; sur ces renseignements, ils croient devoir profiter d'une occasion si propice. Et pour cela, ils font tuer les soldats qui gardent Noviodunum ainsi que les Romains qui s'y trouvent pour affaires, ou de passage ; ils se partagent l’argent et les chevaux, ils font conduire les otages des cités gauloises à Bibracte, au Magistrat. Ne croyant pas pouvoir défendre efficacement la ville, et ne voulant pas la laisser à la disposition des Romains, ils l'incendient ; ils embarquent le blé à la hâte, autant qu'ils peuvent, et jettent le reste à l'eau ou dans les flammes.

Personnellement, ils font appel aux armes dans le pays circonvoisin ; ils disposent des postes et des gardes sur les bords de la Loire ; ils se mettent à faire de tous les côtés des démonstrations menaçantes de cavalerie, dans le but de couper les vivres aux Romains, ou de les réduire par la famine à regagner la Province. Espoir d'autant plus fondé à leurs yeux que la fonte des neiges avait causé une telle élévation des eaux de la Loire qu’il paraissait tout à fait impossible de la passer à gué (LV).

Ainsi, voilà encore deux partisans de César entraînés, de même que Convictolitave, par la force de l’opinion publique et par l’état des choses dans la cité éduenne ; mais comme Viridomare et Eporedorix devaient tout à César et avaient jusque-là tout fait pour lui, il leur faut maintenant racheter ces antécédents fâcheux par des manifestations opposées et équivalentes ; les voilà donc devenus ses plus actifs ennemis, le jour où il se trouve avoir besoin d'eux. Grande leçon politique dont les exemples ne manquent pas !

Pendant le temps nécessaire pour que tous ces événements se soient accomplis, c'est-à-dire, depuis le départ de Viridomare et d'Eporedorix au moment du passage de l'Allier, qu'a fait César ? Est-il demeuré à la même place ? Où est-il actuellement ? Pour fixer les idées, admettons qu'il soit en un lieu connu de cette région de la rive droite de l'Allier, non loin du point où il a passé cette rivière et que nous avons démontré ci-dessus devoir être situé entre Vichy et Moulins : disons que César est actuellement près de Lapalisse. Voilà devant lui, au nord, le pays éduen en pleine insurrection contre les Romains ; la cavalerie gauloise se montre de tous les côtés pour leur disputer les vivres ; c'est bien là la tactique de Vercingétorix : peut-être y est-il présent de sa personne et dirigeant les opérations militaires. Quoi qu'il en soit, il est manifeste que les événements se précipitent et pressent l’armée de César.

Remarquons bien cette idée qui nous est présentée dans le récit, à savoir, que la Loire, infranchissable à cause de la fonte des neiges, va forcer les Romains à retourner dans la Province, si leur position en vient à n'être plus tenable. C'est là évidemment insinuer d'avance dans la pensée du lecteur que, si les Romains passent la Loire, ils ne se dirigeront point du côté de la Province. Cela sera répété jusqu'à trois fois, preuve que César tenait à ce qu'on le sût bien, et que la chose est importante à retenir : ne l'oublions donc pas nous-mêmes.

César, informé de ces choses, pensa devoir ne point perdre de temps, vu les chances à courir dans l'établissement de ponts, afin de combattre avant que de plus grandes forces y fussent rassemblées. — Quibus rebus cognitis, Cœsar maturandum sibi censuit, si essei in perficiendis pontibus periclitandum, ut priusquam esserit majores eo copiæ coactæ, dimicaret.

Maturandum, se hâter à point. On trouve dans César plusieurs autres expressions pour indiquer l'action de se hâter : Acceleret Cæsar ut prœlio intersit... Cæsar in Italiam magnis itineribus contendit... Cæsar neque diurno neque nocturno itinere intermisso, per fines Æduorum in Lingones contendit, ut si quid etiam de sua salute ab Æduis iniretur consilii, celeritate præcurreret. L'expression employée dans ce dernier texte est la plus forte ; elle répond à une situation extrême, à un cas de vie ou de mort d'où il ne s’agit plus que d'échapper par la vitesse : comme dans la circonstance au sujet de laquelle César s'exprime ainsi et où il se trouva au commencement de la septième campagne.

Dans le passage que nous examinons, c'est l'expression maturandum que César emploie, et c'est la plus faible : César va se hâter à point, mûrement, se hâter lentement, comme dit Boileau, se hâter sans perdre de temps, mais sans courir. Rien ne le presse par derrière : Vercingétorix et les siens n'y sont pas ; c'est par devant que nous devons regarder. Là (eo), il y a des ponts à établir et des chances à courir quand on les établira. Il faut donc que César se hâte convenablement afin de combattre avant que de plus grandes forces soient rassemblées là ; sinon, il pourrait avoir sur les bras une multitude à combattre pendant le travail des ponts. Telle est bien exactement, ce nous semble, la perspective qui nous est présentée tout d'abord par ce premier texte. Maintenant suivons.

Car, quant à prendre un autre parti et à changer de direction pour retourner vers la Province, il ne pensait pas, même dans de telles conjonctures, en être réduit là, non-seulement parce que l’infamie et l’indignité de la chose, l’obstacle des monts Cévennes et la difficulté des chemins l'en empêchaient ; mais encore et surtout parce qu'il désirait ardemment faire sa jonction avec Labienus et avec les légions qu'il avait détachées sous ses ordres.

Voilà une protestation formelle, une véritable démonstration morale contre toute pensée de quitter la partie et de retourner dans la Province : protestation qui doit noua rendre attentifs et circonspects, d'autant plus que les monts Cévennes couverts de neiges fondantes suffisaient bien pour écarter l'idée que César pût songer à faire retraite par cette voie, sans même que Vercingétorix eût à se mettre en peine de lui en barrer l'accès.

Mais César n'avait-il que la voie des Cévennes pour se retirer du côté de la Province ? De son temps, les lecteurs de son livre ne pouvaient guère être éclairés sur ce point ; nous, au contraire, aujourd'hui que les notions géographiques sont généralement répandues, nous pouvons bien facilement nous rendre compte de la situation réelle où se trouvait alors César. Considérons la carte.

César, avons-nous dit, est actuellement sur la rive droite de l'Allier, près de Lapalisse. Il a donc, au sud, les Cévennes, dans le lointain ; au nord, la Loire, depuis Nevers jusqu'à Digoin, où le fleuve reçoit l'Arroux et plusieurs autres affluents considérables ; à l’est, il a encore la Loire, depuis Digoin jusqu'aux sources du fleuve ; enfin, à l’ouest, se trouve le pays des Bituriges et celui des Arvernes, où étaient précédemment Vercingétorix et son armée dont il n'est plus question dans le récit. César connaît parfaitement, dans la région orientale de sa position, la petite chaîne de montagnes éduennes qui sépare la vallée de la Loire de la vallée de la Saône. Il en connaît les cols et les passages, puisque c'est la région même où il a poursuivi les Helvètes pendant quinze jours, en étudiant le terrain pas à pas, pour les y surprendre dans quelque situation désavantageuse. César connaît parfaitement la position de Vienne dans la Province, puisqu'il est parti de Vienne pour rentrer en Gaule au commencement de cette même septième campagne. César sait donc (aussi bien que nous le savons aujourd'hui nous-mêmes) que, à partir de sa position actuelle, on peut se retirer dans la Province sans traverser les monts Cévennes, mais en passant la Loire à l’est — contrairement à l'insinuation qu'il vient de répéter ici et que nous avons déjà fait remarquer plus haut — ; puis, en traversant la chaîne des petits monts éduens, par quelque col (entre Saint-Étienne et Charolles) ; ensuite de deux manières : l'une en tournant au sud, pour se rendre directement à Vienne, par la rive droite de la Saône et du Rhône ; l'autre, en continuant de marcher à l’est et en traversant la vallée de la Saône, pour aller prendre la voie qui mène, à travers les monts Jura, par Ceysériat en Revermont, à la Perte du Rhône : voie par laquelle César a pénétré pour la première fois dans la Gaule celtique en poursuivant les Helvètes ; et que très-probablement il reprenait chaque année, pour se rendre en Italie suivant son habitude.

Ainsi, dans le texte que nous venons de citer. César ne nous montre que deux des quatre côtés de l'horizon, le nord et le sud. Depuis son départ de Gergovia, il nous laisse ignorer ce que fait Vercingétorix, à l’ouest ; maintenant il nous laisse encore ignorer que, à l’est et en passant la Loire, se trouve la meilleure voie à suivre pour s'écarter de l'insurrection et faire retraite du côté de la Province : ce qui constitue, dans cette partie de son récit, un défaut capital d’indications importantes. Il nous donne même positivement à comprendre que la voie des Cévennes est la seule par laquelle il puisse se retirer dans la Province, ce qui est contraire à la vérité géographique, qu'il connaissait à merveille.

Et puis, quel gros mot, infamie, — infamia, — dans la bouche de César ! Lui qui, d'ordinaire, parle si simplement ! C'est, croyons-nous, l'unique exemple d'un tel langage dans tous ses Commentaires. D'ailleurs, César ne savait-il pas que la mémoire de Q. Fabius Maximus Cunctator, loin d'être notée d'infamie, était vénérée à Rome précisément parce que ce grand capitaine avait su éviter un terrible ennemi et attendre le moment opportun ? N'était-ce même pas pour celte raison que, depuis lors, le peuple romain appela Fabius le bouclier de l’Empire, — Imperii scutum[18], et qu'ensuite Virgile l'immortalisa dans l'Énéide :

. . . . . . . . . . . . . . . . . Tu Maximus ille es,

Unus qui nobis cunctando restituis rem ?

Il ne semblerait donc point qu'il s'agisse ici d'un simple mouvement de retraite, d'une simple jonction à opérer avec Labienus : tout nous annonce quelque chose de plus grave. Suivons le texte, pour sortir de toutes ces obscurités.

C'est pourquoi, après avoir exécuté des marches forcées et de jour et de nuit, il parvint sur la Loire du côté opposé aux prévisions de tous ; et les cavaliers ayant découvert dans l'urgence extrême de la conjoncture un gué convenable, où les hommes pouvaient encore avoir les bras et les épaules hors de l'eau pour soutenir leurs armes, il disposa la cavalerie en amont pour briser la force du courant, et les ennemis ayant au premier aspect pris l’épouvante, il y fit passer l'armée saine et sauve. Et ayant trouvé des blés sur pied et du bétail en abondance, après en avoir rassasié l’armée, il entreprit de se rendre chez les Sénons.

Voilà donc, enfin, la vérité du fait derrière son double voile : derrière la perspective illusoire et la protestation décevante que nous avons fait remarquer ci-dessus. L'orage que nous avons vu s'élever, semble maintenant pousser l’armée romaine devant lui. Aussi bien, si les légions conduites par César avaient réellement couru de cette manière, en toute hâte, jour et nuit, pendant plusieurs jours de suite y non pas pour atteindre l’ennemi, mais pour s'en éloigner, il fallait bien que cela se retrouvât dans ces Commentaires de la guerre de Gaule, et que les légionnaires s'y reconnussent. Ceci, on le voit, est très-important, dans l'histoire de celte guerre. Ainsi, constatons bien la chose : examinons tout avec ordre et comme il convient.

Commençons par le fait considéré dans son ensemble. Le motif, le but de la marche de César, est, nous dit-il, de faire sa jonction avec Labienus : c'est là son plus ardent désir, — vehementer cupiebat ; — soit : mais cela ne paraît pas être une raison suffisante pour courir ainsi pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, sans s'arrêter ; puis, en arrivant à la Loire, s'y jeter dans l'eau de glace jusqu'aux aisselles, sans paraître avoir cherché à établir un pont, comme César venait d'en établir un sur l’Allier, cours d'eau moindre que la Loire. Nous avons déjà vu plus haut qu'une marche précipitée ainsi de jour et de nuit fut précisément le moyen auquel il eut recours à sa rentrée en Gaule dans une circonstance où il s'agissait pour lui-même d'échapper par la vitesse à un danger de mort« Et d'ailleurs, on ne saurait aller de ce train-là depuis les rives de l'Allier jusqu'à Lutèce, où se trouve actuellement Labienus. Le fait de cette marche, considérée d'ensemble, n'est donc point suffisamment motivé par les raisons indiquées dans le récit de César : ce qui fait naturellement supposer, en outre, l'action de quelque force ennemie poussant les légions par derrière.

Examinons maintenant les détails. Comparons la réalité, telle que César nous l’a enfin laissé voir, avec la perspective qu'il nous avait d'abord présentée. Dans la perspective, on devait se hâter mûrement, — maturandum, — se hâter à point, sans perte de temps ni précipitation. Dans le fait, on pousse la marche à outrance, de nuit comme de jour, — admodum magnis diurnis atque nocturnis itineribus, — l’urgence est déclarée, — pro rei necessitate. — Là, on nous montrait des ponts à établir, — in perficiendis fontibus ; — ici, c'est un gué, un port de salut que des cavaliers découvrent, — vadoque per équites invento... opportuno ; — et l'on s'y jette dans l'eau de glace sans hésiter. Dans la perspective, il y avait des ennemis à combattre pendant l'établissement des ponts, — in perfimidis pontibus periclitandum, — et César se hâtait simplement pour combattre avant que de plus grandes forces fussent rassemblées là, — ut priusquam essent majores eo copiæ coactæ, dimicaret. — Dans le fait, aucun ennemi n'attendait là César ; les prévisions de tous étaient tournées d'un autre côté, — contra omnium opinionem. — Ces ennemis qui prennent l'épouvante au premier aspect, — hostibus primo adspectu perturbatis, — c'est l'expression pittoresque de l'effet d'une telle apparition sur les gens du pays qui se trouvaient là, très-probablement sans armes. Car, si les ennemis en question eussent été armés et postés là pour combattre, César eût employé le mot fugatis qui indique la mise en fuite d'une troupe armée ; le mot perturbatis s'appliquant plus exactement à une population sans armes qui prend l'épouvante. Dans le fait, tel que César le rapporte, il n'a ni perdu ni tué un seul homme ; il n'a poursuivi aucune troupe ; il n'a été harcelé par aucune troupe ; il n'a donc eu réellement aucun ennemi à combattre au passage de la Loire.

La perspective qui nous a été présentée d'abord était donc complètement illusoire. Nous n'avons pas à revenir sur la protestation qui se trouve aussi placée avant le fait. Désormais tous ces voiles sont écartés.

Toutes les obscurités du récit de César dans cet épisode sont éclaircies, et la question du fait est mise en plein jour par une simple considération toute géographique, à savoir que : étant parti de Gergovia (point de repère), et, le troisième jour de marche, ayant passé l'Allier entre Vichy et Moulins, César se trouve certainement entre l'Allier et la Loire, dans la région de Lapalisse : nous avons dit, pour abréger, et pour fixer les idées, près de Lapalisse. Arrivé là, César nous donne d'abord à comprendre (en parlant de la Loire grossie par la fonte des neiges), puis, à croire positivement (en protestant contre toute pensée de retourner dans la Province) que la voie des Cévennes est réellement la seule par laquelle on puisse, de l'endroit où il est, retourner dans la Province. C'est là une erreur certaine, une erreur de fait géographique que César veut nous faire accepter. La voie des Cévennes qui se dirige sur Nîmes, au sud, et sans passer la Loire, est longue et difficile. Mais à l’est, ou au sud-est, et en passant la Loire, on trouve deux autres voies qui sont plus courtes et excellentes : l'une se dirige sur Vienne ; l'autre, sur la Perte du Rhône et Genève. Donc César veut nous cacher la direction prise par son armée. Ce qui nous fait présumer, à bon droit, qu'il a réellement fui, comme d'autres historiens le rapportent.

Que manque-t-il pour confirmer cette présomption ? Nous avons trouvé dans le récit de César d'abord un échec grâce à Gergovia, qui a ébranlé le moral des légions ; puis une marche très-précipitée, prolongée nuit et jour : ces deux faits étaient trop généraux, trop mémorables, pour qu'il fût possible de les passer sous silence dans ses Commentaires sur cette guerre. Mais nous n'avons trouvé dans ce même récit de César que des motifs insuffisants et illusoires pour expliquer la précipitation de cette marche des légions ; donc son véritable motif n'était point avouable. Enfin, ici, un double voile est jeté par César sur la direction qu'a prise l'armée romaine ; donc il est très-vraisemblable qu'elle tournait le dos à l'ennemi, c'est-à-dire à l'armée de Vercingétorix et à l'insurrection éduenne. Tout est là. Si César eût laissé voir où tendait sa marche précipitée, sa fuite fût devenue évidente. Mais il lui était possible, faute de connaissances géographiques chez ses contemporains, de faire naître dans leur esprit une illusion à l'égard de la direction prise par son armée, et ainsi de pallier sa fuite. On conçoit donc toute l'importance que César dut naturellement attacher à voiler la direction prise par les légions après sa défaite de Gergovia. C'est ainsi que tout s'enchaîne dans la contexture du récit de cet épisode.

Mais il nous reste à examiner un autre ordre d'arguments.

Peut-on trouver, dans les Commentaires mêmes, des preuves positives que César, pour mettre en sûreté son armée démoralisée et harcelée dans sa retraite de Gergovia, se jeta précipitamment à l'est ou au sud-est, dans la direction de la Province ? et que c'est bien dans cette direction qu'eurent heu ces marches forcées de jour et de nuit dont il parle, dont il ne donne point un motif suffisant, et dont il n'indique pas non plus la direction ? Nous allons soumettre au lecteur nos remarques à ce sujet.

César lui-même nous fournit trois éléments pour déterminer la direction générale de sa marche à partir de Gergovia. Il nous dit qu'il part de là, 1° pour ne pas être entouré par l’insurrection ; donc, maintenant qu'il se trouve près de Lapalisse, il ne doit se diriger ni à l’ouest, ni au nord, où l'insurrection est ardente, et il ne lui reste plus qu'à choisir, entre les deux autres côtés de l'horizon, entre les chemins du sud ou les chemins de l’est qui mènent tous dans le pays le plus calme et vers la Province. 2° César se met en marche pour faire sa jonction avec Labienus et réunir de nouveau toute son armée. Or, en se dirigeant au sud, César s'éloignerait encore davantage de Labienus, qui est du côté de Lutèce, et de plus il s'engagerait dans les montagnes des Cévennes couvertes de neiges fondantes ; il doit donc se diriger à l’est, et franchir la chaîne de petites montagnes qui sépare la vallée de la Loire de la vallée de la Saône, pour tourner l'insurrection par la droite et se rapprocher de son lieutenant. De cette manière Labienus lui-même pourra venir à la rencontre de César, en évitant aussi de son côté l'insurrection. Enfin, 3° César nous dit qu'il décampa de Gergovia dans la direction du pays des Éduens : in Æduos castra movit ; or, quand il fut arrivé près de Lapalisse, le pays des Arvernes était derrière lui à l’ouest et au sud, et lui-même était déjà chez les Éduens, dont le pays s'étendait au loin devant lui, du côté du nord et du côté de l’est ; mais, au nord, c'était le foyer de l'insurrection, et nous voyons qu'il est parvenu dans un pays calme ; donc il s'est dirigé à l'est. Donc, en résumé, de près de Lapalisse, la marche plus ou moins directement à l'est est la seule qui se concilie avec les trois éléments que les Commentaires nous fournissent, pour déterminer la direction générale qui fut suivie par l'armée romaine immédiatement après la levée du siège de Gergovia.

Ainsi, à partir de devant Gergovia même, César a commencé à se diriger droit au nord, pour aller passer l'Allier entre Vichy et Moulins. Deux raisons nous le font comprendre. La première, c'est que, au moment du départ, l'insurrection éduenne n'ayant point encore éclaté. César, sans doute, comptait reprendre les bagages de son armée laissés à Nevers ; peut-être même espérait-il retenir les Éduens par sa présence chez eux. La seconde raison pour aller passer l’Allier si loin et si bas, au lieu de le passer immédiatement et tout près de Gergovia, c'est le danger de passer une rivière sous les yeux de l'ennemi ; sur quoi tous les hommes de guerre sont unanimes. De là pour César la nécessité d'aller passer l'Allier très-loin au nord, afin de gagner de l'avance par une marche rapide et longue f et de passer cette rivière (comme il passa le Génuse) avant que l'ennemi pût arriver au point de passage.

Mais, après le passage de l'Allier, tout change d'aspect : César perd la cavalerie éduenne et sans doute aussi les dix mille hommes d'infanterie éduenne qui combattaient dans son armée ; une insurrection formidable éclate au nord et au nord-est. Que va-t-il faire ? Il se trouve entre l'Allier et la Loire, près de Lapalisse ; il passe la Loire. Est-ce au nord, entre Nevers et Digoin, entre le confluent de l’Allier et le confluent de l’Arroux ? Est-ce à l'est, entre ce même confluent de l’Arroux et les sources de la Loire ? C'est nécessairement d'un côté ou de l'autre. Voilà donc la question nettement posée. Et, ici, l'opinion qui voit Alésia dans Alise-Sainte-Reine se trouve particulièrement intéressée.

Examinons le récit. Il est dit que César parvint sur la Loire, contra omnium opinionem, texte que nous traduisons de cette manière : Il parvint sur la Loire, à l’opposé des prévisions de tous. La traduction serait plus littérale en disant : contre les prévisions de tous ; mais dans cette expression française il reste quelque chose de vague que l’expression latine ne nous semble pas comporter, comme on peut s'en assurer en rapprochant celle-ci de plusieurs autres expressions analogues qui se trouvent dans les Commentaires[19].

Les Gaulois s'attendaient à ce que César passât la Loire au nord et se dirigeât du côté de Lutèce ; nous avons vu précédemment qu'ils avaient établi, dans la région de Nevers, des postes et des sentinelles sur les bords du fleuve ; que là leur cavalerie battait le pays de tous les côtés. César, sur le point où il passe la Loire, ne trouve aucun ennemi posté pour l'attendre ; aucune cavalerie ne se montre à lui. Donc César n'a point passé la Loire du côté du nord, où on l'attendait pour lui barrer le passage, mais du côté de l'est, à l'opposé du lieu où on l'attendait, à l'opposé de l'insurrection et de Vercingétorix.

La Loire avait crû par la fonte des neiges, de sorte qu'il paraissait tout à fait impossible de la passer à gué. César, qui observait tout et qui possédait la connaissance des choses naturelles, n'avait pas besoin d'être renseigné pour savoir dans quelle direction il fallait chercher un gué. Tout le monde sait que les cours d'eau vont en s'approfondissant et s'élargissant par les affluents successifs, et qu'on peut toujours trouver un gué dans un fleuve, pourvu qu'on remonte assez haut vers ses sources. César a trouvé un gué dans la Loire quand il paraissait impossible d'y trouver des gués praticables, attendu la fonte actuelle des neiges ; donc c'est en un point supérieur du cours de la Loire et d'autant plus en amont que la Loire se sera trouvée avoir crû davantage par la fonte des neiges. Donc César a passé la Loire, non en aval du confluent de l'Arroux et autres affluents considérables ; non au nord de Lapalisse, mais à l’est ou au sud-est, en amont des principaux affluents.

César, après le passage de la Loire, est entré dans un pays tranquille ; il y a trouvé des blés sur pied, du bétail en abondance, il en a rassasié son armée, personne ne l'a harcelé. La région de l'est était la seule dans cette partie de la Gaule qui pût être telle. En effet, le récit précédent constate que, au nord et au nord,st, derrière la Loire, tout le pays était en insurrection et en armes. Au nord-ouest, le dégât y avait été fait, à plusieurs reprises, depuis le commencement de la campagne ; et même encore, un instant auparavant, la cavalerie ennemie y courait de tous côtés pour disputer les vivres aux Romains, selon la tactique de Vercingétorix. Donc César se trouve actuellement, non pas dans la région du nord, mais dans la région de l'est ; donc il a passé la Loire à l’est ou au sud-est de Lapalisse.

Enfin César dit que, après avoir rassasié son armée, il se mit en route dans la direction du pays des Sénons : iter in Senones facere instituit. Donc, antérieurement, César avait marché dans une autre direction que celle du pays des Sénons (Sens), c'est-à-dire dans une autre direction que celle du nord ; donc il avait marché dans la direction de l’est ou du sud-est.

Ces deux directions successives montrent que César tourna l'insurrection par la droite, en se dirigeant d'abord à l’est ou au sud-est, jusque dans la vallée de la Saône, pois en remontant au nord.

Ainsi il paraît bien démontré par cet ensemble d'éléments divers, tous concordants sans exception, que d'abord, en partant de Gergovia, César marcha droit au nord et rapidement pour aller passer l'Allier entre Vichy et Moulins ; qu'arrivé là, ses auxiliaires éduens l'abandonnant, et, une insurrection ardente éclatant au nord, il se jeta à l'écart très-précipitamment dans la direction de l'est ou du sud-est, passa la Loire à gué et se trouva de l'autre côté du fleuve dans un pays tranquille ; qu'il n'est point donné dans le récit une explication suffisante de cette marche très-précipitée et très-longue, laquelle suggère naturellement ridée de quelque force poussant les légions par derrière, c'est-à-dire : de quelque cause violente provenant de l’occident et du nord. On est d'autant plus confirmé dans cette idée, que César se serait ainsi rapproché de la Province, bien que les Commentaires disent le contraire ; les explications qui s'y trouvent, et auxquelles on a pu ajouter foi à l'époque où elles furent publiées, étant elles-mêmes en opposition avec la vérité géographique.

Dans cette marche rapide à l'est ou au sud-est, César a continué de se rendre chez les Éduens ; la partie de la vallée de la Saône où il s'est jeté appartenant aux Éduens, d'après tous les textes cités dans notre notice géographique. Il est donc de cette manière satisfait à la lettre du récit.

Il est également satisfait à l'esprit du récit de César, puisque cette direction était la seule à prendre, pour ne pas être entouré par l'insurrection générale des cités, et en même temps pour faire sa jonction avec Labienus. Et d'ailleurs, si l'on ne pouvait passer la Loire que dans la partie supérieure de son cours, au sud-est de l'endroit où César a passé l'Allier, comme tout porte à le penser, il n'y avait pas à choisir : c'était bien la seule voie praticable pour parvenir au but indiqué. Enfin, une fois qu'il fut à l'écart de l'insurrection dans la vallée de la Saône, et qu'il y eut refait son armée, César put se remettre en marche dans la direction du nord, dans la direction du pays des Sénons, tranquillement à travers un pays découvert. La voie par l'est était donc tout à la fois la seule ouverte à César, et la meilleure possible pour aller faire sa jonction avec Labienus.

Enfin remarquons les mots repleto exercitu, l'armée ayant été rassasiée, s'étant gorgée d'aliments, comme font les gens affamés. L'armée de César avait donc bien souffert de la faim depuis Gergovia. Ce qui s'accorde encore avec tous les autres signes d'une déroute.

Quelle traînée d'éléments lumineux la vérité a semés dans ce récit !

Un dernier mot : si quelqu'un doute encore qu'ici l'on doive ajouter foi à ce témoignage d'Eutrope parlant d'après Suétone, victus aufugit ; que le grand César et ses légions si bien armées, si bien disciplinées, aient réellement fui au loin devant Vercingétorix et ses Gaulois, depuis Gergovia jusque dans la vallée de la Saône, près de la Province, voici, pour s'en convaincre, un dernier texte dicté par César lui-même, au sujet d'un grand combat livré dans la guerre civile, près de Dyrrachium :

La cavalerie de César, craignant d'être coupée, fuyait la première. L'aile droite..... de ce côté là, revenait sur ses pas par où elle s'était élancée, et le plus grand nombre des soldats, pour ne pas s'exposer à être étouffés par la foule des fuyards dans un passage étroit, se précipitaient du haut de retranchements de dix pieds. Les premiers étant restés écrasés sur la place, les autres cherchaient leur salut en passant par-dessus leurs corps. A l'aile gauche, les soldats..... tâchaient de se retirer du côté par où ils étaient venus. Ce n'était que tumulte, effroi et déroute partout : à ce point que, César commandant de faire halte et saisissant de ses propres mains les enseignes des fuyards, les uns, laissant leurs chevaux, n'en couraient pas moins vite ; les autres, dans leur terreur, abandonnaient même les enseignes ; et que personne absolument ne s'arrêtait..... Une grande partie des hommes qui périrent là furent écrasés dans les fossés, dans les retranchements, et sur les bords du cours d'eau, au milieu de la terreur et de la fuite des leurs, et périrent sans avoir reçu aucune blessure. Trente-deux étendards de l'armée furent perdus[20].....

Voilà, certes, une fuite bien caractérisée et bien complète, une déroute à outrance, s’il en fut jamais. Nous allons voir dans les dernières paroles de la harangue que César adressa alors à ses légions pour raffermir leur moral ébranlé, quel souvenir la scène qu'il vient de décrire lui rappela dans la pensée. Il termina en disant : Que tout le monde devait prendre à tâche de réparer par son courage l'échec éprouvé ; que, si on le faisait, il ferait lui-même tourner le mal en bien, comme il était arrivé près de Gergovia, et que ceux qui précédemment n’avaient pas osé se défendre s'offriraient d'eux-mêmes pour attaquer[21].

Ce texte nous permet-il de dire : habemus confitentem ?

C'est à la suite de cette même déroute, survenue auprès de Dyrrachium, que César décampa dans la direction d'Apollonie (sans bruit, dit Eutrope, tacito agmine), et marcha si prestement que Pompée (bien qu'il ne perdît pas de temps non plus, disent les Commentaires), ne put l'atteindre qu'au passage du Génuse : de même que Litavic atteignit ce même Jules César au passage de l’Allier, ainsi que nous l'avons vu. En sorte que, dans l'aspect général des deux épisodes, il y a similitude complète ; toutefois à cette nuance près que le mouvement des légions aurait été, d'une part, une retraite accélérée sur Apollonie, d'autre part, une retraite précipitée, une véritable fuite vers le haut du cours de la Loire.

En résumé, les mouvements de César, à partir de Gergovia jusqu'à sa jonction avec Labienus, se composent, selon nous, de trois mouvements partiels et très-distincts, qui sont : 1° depuis Gergovia jusqu’au passage de l’Allier : marche accélérée dans la direction du nord, pour gagner le temps de rétablir un pont (non loin de Varenne), dans la région de Lapalisse ; 2° de là, marche très-précipitée dans la direction du sud-est (disons de Roanne), jusqu'au-delà de la Loire, puis continuée modérément jusque dans la vallée de la Saône (disons entre Lyon et Mâcon) ; — là, comme nous allons le prouver ci-après, séjour pour refaire l’armée, la restaurer et la raffermir ; — puis enfin 3° acheminement au pas ordinaire dans la direction du pays des Sénons (c'est-à-dire du nord), à la rencontre de Labienus, lequel, de son côté, comme nous allons le voir, bien que vainqueur des Parisiens et d'autres cités voisines, fait retraite du pays de Lutèce dans la direction du sud.

Mais prouvons d'abord ce que nous venons d'avancer et qu'il importe d'établir avec certitude, à savoir que, avant de marcher dans la direction du pays des Sénons pour opérer sa jonction avec Labienus, César fil un long séjour dans ce pays abondant et tranquille où il parvint après avoir passé la Loire à gué. Bien que l'auteur des Commentaires n'indique pas d'une manière distincte ce temps d'arrêt prolongé sur la rive droite de la Loire, et que son style glisse d'un seul trait jusqu'à la nouvelle marche de l'armée dans la direction du pays des Sénons — sans doute encore pour écarter la pensée d'une fuite des légions —, néanmoins l'ensemble du récit nous paraît impliquer nécessairement ce temps d'arrêt prolongé au-delà de la Loire. En effet, d'une part, précédemment, avant de passer la Loire, César nous a montré ce fleuve grossi par la fonte des neiges, — Liger ex nivibus creverat, — et d'une autre part, maintenant qu'il a passé la Loire, nous le voyons trouvant des blés sur pied, — frumentumque in agris nactus[22], — et ces blés sont mûrs, puisque son armée s'en rassasiée, — repleto his rébus exercitu. — Or, quand les blés sont mûrs, il y a longtemps que les neiges sont fondues, dans le climat de la Loire et de la Saône ; par conséquent, César a fait un long séjour dans ce pays abondant et tranquille où il se jeta, à l'est du cours supérieur de la Loire, et où il rassasia son armée affamée. Nous allons en trouver une nouvelle preuve, dans l'expédition de Labienus contre les Sénons et les Parisiens.

 

S IV. — Expédition de Labienus contre les Sénons et les Parisiens. - Bataille près de Lutèce : Labienus, quoique victorieux, fait retraite au sud ; jonction des deux corps d’armée des Romains.

 

Au moment où César quittait l'assemblée des Éduens à Decetia (Decize) pour aller attaquer l'oppidum de Gergovia chez les Arvernes, il avait envoyé Labienus en expédition dans le pays des Sénons et des Parisiens, avec quatre légions, à savoir : deux légions qui furent remises à ce lieutenant à Decetia même, et deux autres qu'il dut prendre avec lui en passant à Agendicum (Sens), où elles gardaient les bagages de toute l'armée.

Nous avons déjà eu l'occasion de dire, dans notre précédent volume, que Labienus, parti d'Agendicum avec ces quatre légions, arriva dans le pays des Parisiens par la rive gauche de la Seine ; que, de ce côté-là, n'ayant pu forcer le passage d'un marécage, qui vient de très-loin se dégorger dans la Seine, et derrière lequel le général des Parisiens, Camulogène, avait pris position, Labienus rebroussa chemin, pour aller passer la Seine à Melodunum (Melun), d'où il commença à s'acheminer de nouveau vers Lutèce, en suivant le cours du fleuve, sur la rive droite. César ne dit jusque-là rien de plus, et par conséquent, jusqu'à nouvelle indication de sa part, Labienus est censé être en marche de Melun vers Lutèce, par la rive droite de la Seine ; pendant que Camulogène, de son côté, est censé rester dans sa position sur la rive gauche, derrière le marécage indiqué — c'est-à-dire, selon nous, derrière le cours de la Bièvre, au versant de la montagne Sainte-Geneviève de ce côté-là.

Si nous tâchons ainsi de bien préciser les choses, c'est que, dans l’Histoire de Jules César par Napoléon III, qui a paru depuis[23], on a adopté, au sujet de cette expédition de Labienus (t. II, p. 245 et suiv.), une opinion tout à fait différente de la nôtre, soit relativement aux lieux dont il s'agit — ainsi Camulogène aurait pris position, non derrière la Bièvre, mais derrière l'Essonne, en face de Corbeil —, soit relativement à l'attitude offensive ou défensive de l'une ou de l'autre armée, dans la bataille qui va se livrer sur les bords de la Seine, au voisinage de Lutèce ; ce qui nous oblige à tâcher d'asseoir notre propre opinion solidement sur les textes mêmes de César. On verra, d'ailleurs, qu'il est très-important de se rendre exactement compte de cette expédition de Labienus, non-seulement à cause de l’intérêt qu'elle mérite par elle-même, mais encore et surtout parce que le récit de César à ce sujet va nous fournir de précieux renseignements et sur l'attitude militaire de l'armée des Parisiens, et sur celle des armées romaines actuellement séparées, et sur la contrée de la Gaule où se trouve présentement César lui-même, avec les six légions qui viennent de passer si précipitamment la Loire grossie par la fonte des neiges.

Citons d'abord les textes. Le cours d'eau marécageux derrière lequel Camulogène avait pris position avec son année, et qui força Labienus à rebrousser chemin du côté de Melun pour y passer la Seine, est indiqué par César en ces termes : — Un cours d'eau marécageux qui vient de fort loin se dégorger dans la Seine, et qui, sur toute son étendue, rend le passage presque impraticable. (VII, LVII).

L’Essonne et la Bièvre présentent presque également ces conditions topographiques ; cependant nous avons tout d'abord présumé qu'il s'agissait ici de la Bièvre, parce que Camulogène, posté derrière ce cours d'eau marécageux au versant de la montagne Sainte Geneviève, s'y fût trouvé dans une position naturellement très-,forte et qui couvrait Lutèce ; où il avait sous la main des vivres et des renforts, et où, en cas de revers, il eût pu trouver un refuge sûr ; tandis que la position sur l'Essonne n'eût point offert les mêmes avantages.

Labienus, de son côté, s'achemine de Melun vers Lutèce par la rive droite du fleure : sans doute pour aller attaquer la place par cette rive droite, où il n'y a ni cours d'eau marécageux, ni montagne, et où les légions pourront combattre de plain-pied avec tous les avantages de leurs armes. Voici comment César rapporte cette marche de Labienus : — Labienus part de son camp en silence à la troisième veillé (à minuit), et, prenant le même chemin qu'il avait suivi en venant, il parvient à Melun... Il s'empare de cet oppidum sans résistance. Ayant rétabli le pont, que les ennemis avaient coupé les jours précédents, il y fait passer son armée, et commence à s'acheminer vers Lutèce en suivant le cours du fleuve. Les ennemis... (VII, LVIII.) — Jusqu'ici donc, tout est très,clair dans le récit, sauf que la désignation du cours d'eau marécageux dont il s'agit plus haut n'est point assez explicite ; et la situation respective des armées est bien telle que nous l'avons indiquée.

Remarquons avec le plus grand soin que, dans cet état de choses, il est absolument incontestable que Labienus a l’offensive, tandis que les Gaulois se tiennent sur la défensive, et tâchent de couvrir Lutèce. Mais, à l'instant même, tout va subitement changer d'aspect : les Gaulois vont prendre l’offensive, comme il est facile de le constater.

En effet, César ajoute — et c'est le nœud de son récit, où le lecteur sans défiance peut se laisser surprendre — : Les ennemis, informés de la chose (de la marche de Labienus vers Lutèce) par ceux qui s'étaient enfuis de Melun, ordonnent d’incendier Lutèce et de couper les ponts de cet oppidum ; eux-mêmes, partant du marais qui est sur les rives de la Seine, vis-à-vis de Lutèce, vont prendre position en face du camp de Labienus. — Déjà l'on entendait dire que César avait levé le siège de Gergovia... (LVIII, LIX.)

Voilà bien des choses dans ce peu de lignes. Quand César passe si vite dans son récit, cela peut faire soupçonner à bon droit (comme dans un cas précédent) qu'il y a là beaucoup à regarder et à dire. Nous allons donc examiner ce texte-ci avec beaucoup d'attention.

Il s'y trouve un mot — jubent — qui jette la lumière sur tout son ensemble. Les ennemis, informés de la chose (de la marche de Labienus vers Lutèce), ordonnentjubent, — dit César, d'incendier Lutèce et de couper les ponts de cet oppidum. Or le verbe jubent, employé seul, implique strictement la présence simultanée en un même lieu, et de ceux qui ordonnent, et de ceux qui obéissent[24]. Ainsi, d'après ce texte, lorsque Camulogène ordonnait d'incendier Lutèce et de couper les ponts de cet oppidum, il était réellement campé derrière le marécage de la Bièvre, sur la rive gauche de la Seine, vis-à-vis de Lutèce ; et c'est bien de là qu'il est parti, pour aller, dans la direction de Melun, prendre position sur cette même rive gauche, en face du camp de Labienus, établi sur la rive droite. Par conséquent, Camulogène était resté là, dans sa position primitive derrière la Bièvre, pendant que Labienus allait passer la Seine à Melun, et il y est resté jusqu'au moment présent, où César nous le montre partant de cette même position primitive. Ceci est déjà une chose intéressante pour l'histoire ancienne de Paris.

Mais ces déterminations prennent une importance capitale par la lumière qu'elles vont jeter ci-après sur tous les événements de l'expédition de Labienus contre les Sénons et les Parisiens.

Dans l’Histoire de Jules César, on s'est rendu compte très-différemment, soit du sens du texte que nous venons de citer, soit des lieux désignés dans ce texte ; et nous ne pouvons nous dispenser de présenter, à ce sujet, quelques observations fort brèves. Voici ce qu'on lit dans cet ouvrage (t. II, p. 247) :

Peu de jours auparavant, les habitants (de Melun) avaient coupé le pont qui unissait l'île à la rive droite ; Labienus le rétablit, le fit passer à ses troupes et se dirigea vers Lutèce, où il arriva avant Camulogène. Il prit position vers l'endroit où est aujourd'hui Saint-Germain-l’Auxerrois. Camulogène, averti par ceux qui s'étaient enfuis de Melun, quitte sa position sur l’Essonne, retourne à Lutèce, ordonne de l’incendier et de couper les ponts, puis vient camper sur la rive gauche de la Seine, en face de l’oppidum, c'est-à-dire vers l'emplacement actuel de l’hôtel de Cluny.

Pour critiquer à fond ce passage de l’Histoire de Jules César, nous aurions besoin de savoir comment on s'est rendu compte grammaticalement du texte qui s'y rapporte.

Mais qu'il nous soit seulement permis de demander où l’on a pu voir que Labienus arriva à Lutèce avant Camulogène ? Évidemment c'est là une assertion tout à fait gratuite et une liberté grande, que, pour notre part, nous n'eussions point osé nous permettre avec l’auteur des Commentaires. De plus, nous allons être informé ci-après que Labienus, dans sa marche de Melun vers Lutèce, était accompagné d'une flottille de très-grandes barques (naves). Comment donc, s'il eût pris l’avance sur Camulogène, tant de grandes barques eussent-elles pu passer à l'embouchure de l'Essonne, sans que Camulogène et tous ses Gaulois les eussent aperçues de leur position, qui dominait le cours de la Seine dans une étendue de 3 ou 4 kilomètres ? Et, dès lors y comment Labienus eût-il pu arriver à Lutèce avant ces Gaulois ? Il paraît toutefois qu'on a justement apprécié l'exigence du verbe jubent dans le texte de César, et reconnu que la position de Camulogène sur l'Essonne était inconciliable avec l'emploi de ce verbe. Mais qu'a-t-on fait ? Au lieu de rectifier son opinion en conséquence, on a modifié le texte lui-même, on a interverti l'ordre de succession des événements ; on a fait partir Camulogène de sa position primitive, avant d’avoir ordonner d'incendier Lutèce et de couper les ponts ; bien que César dise le contraire, à savoir : que Camulogène partit de sa position derrière le marais vis-à-vis de Lutèce, après avoir ordonné d'incendier Lutèce et de couper les ponts.

Tout cela ne s'accorde donc guère avec le texte des Commentaires de César. Et l'on nous permettra, sans doute, de nous borner à ces observations, pour en revenir à l'examen de ce texte même.

A en croire César, les Parisiens auraient incendié leur ville et coupé les ponts de leur île parce que des fugitifs de Melun seraient venus les informer de la marche de Labienus vers Lutèce par la rive droite de la Seine. Mais alors pourquoi n'avaient-ils pas déjà auparavant incendié cette même Lutèce, quand ce même Labienus y arrivait par la rive gauche, d'où le passage dans l'île était plus facile ? C'est là d'ailleurs, il faut en convenir, une singulière manière de défendre une ville menacée par l'arrivée de l’ennemi, que de l'incendier soi-même tout d'abord. Et les Romains eux-mêmes eussent-ils pu faire pis que d'incendier Lutèce ?

Et, du reste, comment croire que Camulogène, ce vieux guerrier, élevé à l’honneur du commandement de l'armée gauloise à cause de sa science sans égale des choses de la guerre, — propter singularem scientiam rei militaris, — n'ait eu précédemment aucun souci de savoir où Labienus allait quand il rebroussa chemin devant lui ; s'il se dirigeait sur Melun, ou s'il allait faire un détour à droite pour revenir ensuite sur Lutèce par la route de Genabum ? Et, par conséquent, peut-on croire qu'il ait fallu que des fugitifs de Melun vinssent lui apprendre ce que Labienus avait fait ? César dit bien que Labienus était sorti de son camp en silence, à minuit ; mais, dans le silence général de la nuit, le départ de vingt-quatre mille hommes avait-il pu s'effectuer sans qu'on l'entendît d'une position certainement très-voisine ? Et, ne l'eût-on nullement entendu de la position de Camulogène, que trois ou quatre heures plus tard (dès l'aube du jour en plein été), on eût vu la place vide, et que les cavaliers gaulois n’eussent pas eu longtemps à courir avant de revoir l’armée ennemie, pour en rapporter des nouvelles au vieux chef : lequel, dès lors, ne pouvait manquer de la faire suivre de très-près et surveiller avec soin de toutes parts.

Pourquoi enfin Camulogène aurait-il conduit l'armée gauloise en face du camp de Labienus, sur la rive opposée de la Seine ? Assurément il ne pouvait plus avoir aucun souci de protéger Lutèce, qui n'était plus qu'un monceau de cendres. Et même les Gaulois pouvaient-ils se douter que Labienus, de son côté, eût déjà l'intention de repasser la Seine, lui qui venait de la passer à Melun si peu de temps auparavant ? Le véritable motif de l'incendie de Lutèce par les Parisiens eux-mêmes, et du départ simultané de l'armée gauloise pour aller prendre position sur la rive gauche de la Seine, en face des légions de Labienus campées sur l'autre rive, ne peut donc pas être celui qu'indique César, c'est-à-dire la marche de Labienus vers Lutèce par la rive droite du fleuve.

Mais cet incendie de Lutèce par les Parisiens eux-mêmes, en nous rappelant tant d'autres incendies de villes de la Gaule allumés par leurs propres habitants, nous révèle sa véritable cause, et en même temps le motif de cette marche de l'armée des Parisiens, qui va prendre position en face du camp de Labienus. C'est que déjà la nouvelle des événements de Gergovia est parvenue dans le pays de Lutèce, et que les Parisiens tiennent parole à Vercingétorix ; c'est que maintenant chez les Parisiens, comme précédemment chez les Bituriges, comme à Noviodunum sur la Loire, on met à exécution la tactique de Vercingétorix : l’incendie dans toute la Gaule contre l’ennemi commun ; en un mot, c'est que les Parisiens prennent à l'instant l’offensive, et qu'ils se proposent d'empêcher à corps d’armée de Labienus de repasser la Seine et de rejoindre celui de César.

Voilà pourquoi ils vont prendre position en face du camp de Labienus, — contra Labieni castra considunt : — bien résolus à lui couper la retraite, quel que puisse être pour eux le péril d'une telle entreprise. Ce fut là, certes, un acte courageux et patriotique de la part des ancêtres des Parisiens. Honneur à eux !

Ainsi, on voit assez clairement que César, pour cacher au lecteur des Commentaires les conséquences alarmantes de sa défaite de Gergovia et de sa fuite au-delà de la Loire, a eu recours à un petit anachronisme et a coupé l’enchaînement naturel des faits, en mentionnant dans ce texte l’effet avant la cause, c'est-à-dire le changement subit d'attitude militaire chez les Parisiens avant la nouvelle des événements de Gergovia, qui leur était dès lors parvenue, et qui fut la cause manifeste de ce changement subit d'attitude militaire. Il est évident que, pour donner le change sur la gravité de ces événements, César, dans son récit de l'expédition de Labienus, a indiqué les mouvements des armées d'une manière sommaire et avec des motifs illusoires avant d'en venir à parler de cette importante nouvelle, qui pouvait expliquer d'une manière très-claire, sinon à son gré, tous ces mouvements des deux armées dans le voisinage de Lutèce, et qu'il va maintenant nous laisser connaître. Car il faut bien qu'il en vienne à parler d'une nouvelle si grave, qui dut nécessairement causer de grandes inquiétudes à Labienus et préoccuper tout le monde dans son armée. L'effet qu’elle produisit est rapporté dans les Commentaires de la manière suivante :

Déjà l’on entendait dire que César s'était retiré de devant Gergovia ; déjà couraient des rumeurs de la défection des Éduens et d'un nouveau mouvement de toute la Gaule ; et les Gaulois, dans leurs entretiens, affirmaient comme positif que César, n'ayant pas pu s'ouvrir un chemin et passer la Loire, avait été forcé, par le manque de blé, de se diriger à la hâte sur la Province. Les Bellovaques[25], qui étaient déjà peu disposés à rester fidèles, apprenant la défection des Éduens, se mirent à rassembler des troupes et à faire ouvertement des préparatifs de guerre. Dès lors Labienus, en présence d'un tel changement dans l’état des choses, comprit qu'il devait renoncer à tous ses projets primitifs, et prendre un parti bien différent. Et il ne pensa plus ni à rien conquérir, ni à attaquer les ennemis, mais bien à ramener son armée saine et sauve à Agendicum. Car, d'un côté, les Bellovaques, qui ont en Gaule un grand renom de bravoure, le serraient de près ; et de l'autre côté se tenait Camulogène, avec une armée rangée en bataille et prête à combattre. Outre cela, un grand fleuve retenait les légions séparées de leurs ressources et de leurs bagages. En face de si grandes difficultés qui se présentaient subitement, Labienus vit qu'il fallait recourir à une détermination énergique.

C'est pourquoi, vers la fin du jour, il assemble le conseil, et, après une exhortation à exécuter ponctuellement et avec activité les ordres qu'il va donner, il désigne pour commander chacune des barques qu'il a amenées de Melun autant de chevaliers romains ; et dès la fin de la première veille (dès neuf heures du soir), il leur donne l’ordre de suivre en silence le cours du fleuve jusqu'à la distance de quatre mille pas (6 kilomètres) et de l'attendre là. Il fait rester à la garde du camp cinq cohortes qu'il juge les moins aguerries. Il ordonne aux cinq cohortes restantes de la même légion[26] de partir à minuit, en remontant le long du fleuve avec tous les bagages et en faisant beaucoup de tumulte ; de plus, il fait chercher de tous côtés des bateaux et les envoie dans la même direction, en recommandant de ramer avec beaucoup de bruit. Et, peu après, lui-même, sortant avec trois légions, se dirige sur le point où il avait ordonné d'aborder avec les barques.

Lorsqu'on y fut arrivé, les sentinelles des ennemis placées là, comme ils en avaient placé tout le long du fleuve, ne se doutant de rien, attendu qu'un violent orage s'était subitement élevé, sont massacrées par nos éclaireurs ; et bien vite l’armée avec la cavalerie sont transportées sur l'autre rive, par les soins des chevaliers romains que Labienus avait chargés de cette opération.

A l’approche du jour, on vient presque en même temps annoncer aux ennemis que, contre l’habitude des Romains, il se fait dans leur camp beaucoup de tumulte, et que des troupes en grand nombre remontent le long du fleuve, et qu'on entend aussi de ce côté-là un bruit de rames ; et qu'en même temps, à une petite distance en aval, des troupes passent le fleuve sur des barques. A cette nouvelle, croyant que les légions traversent la Seine sur trois points, et que, complètement troublées par la défection des Éduens, elles se disposent à prendre la fuite,fugam parare[27],le chef gaulois divise aussi de son côté ses troupes en trois corps : il laisse un poste en face du camp des Romains, il charge un petit détachement de suivre de près les bateaux qui remontent vers Melun, et il emmène tout le reste de son armée contre Labienus.

Au point du jour, le passage des nôtres était complètement effectué, et l'on apercevait les ennemis arrivant en ordre de bataille. Labienus, après avoir encouragé les soldats... donne le signal du combat...

Cette bataille terminée, Labienus revient à Agendicum (Sens) où avaient été laissés les bagages de toute l’armée ; de là, avec toutes ses troupes, il parvient auprès de César. — LIX-LII.

En pesant avec soin les expressions employées ici par César, et en appréciant avec attention les faits qu'il raconte, faits qui doivent ici, comme toujours, l'emporter sur les paroles, il est aisé de reconnaître la liaison naturelle qui existe entre les événements qui viennent d'avoir lieu du côté de Gergovia sur les rives de l'Allier et de la Loire, et ceux qui surviennent maintenant sur les rives de la Seine.

Évidemment, à la nouvelle des événements de Gergovia, les Parisiens, qui avaient été des premiers à s'entendre avec Vercingétorix, lui tiennent parole et prennent immédiatement l'offensive, en mettant à exécution la tactique adoptée contre l’ennemi commun. Ils incendient donc Lutèce de leurs propres mains, et détruisent ainsi tous les vivres, toutes les ressources que Labienus eût pu y trouver. Puis Camulogène, avec les troupes, abandonnant ce monceau de cendres fumantes, part de la montagne Sainte-Geneviève et va prendre position en face du camp de Labienus, dans la courageuse intention de lui disputer le passage du fleuve et de lui barrer la retraite au sud ; pendant que les Bellovaques, de leur côté, courent aux armes pour venir harceler Labienus sur ses derrières et aussi lui couper les vivres.

Voilà dans quelle situation périlleuse le contrecoup des revers de César du côté de Gergovia avait jeté son lieutenant Labienus du côté de Lutèce ! voilà ce que l’orgueil militaire de l’illustre guerrier avait intérêt à cacher par l'anachronisme signalé plus haut et au moyen duquel il rattache la prise d'armes des Parisiens et des Sénons à un motif sans valeur, au cri d'alarme de quelques fuyards échappés de Melun devant Labienus.

Labienus, dans la ruse de guerre qu'il a employée pour passer plus facilement la Seine, a-t-il réussi à tromper l'œil vigilant du vieux chef gaulois, comme César le donne à entendre ? Certainement non. Les faits rapportés permettraient bien de croire que Labienus eût réussi, à la faveur des ténèbres d'une nuit d'orage, à faire filer en dérive ses grandes barques, une à une, sans que les Gaulois s'en fussent aperçus ou y eussent attaché de l'importance ; mais, pour ce qui concerne tous les autres détails de cette ruse de Labienus, les faits démontrent que Camulogène en a été informé dès l'instant même de leur mise à exécution. Ne voyons-nous pas, en effet, qu'aussitôt Camulogène, de son côté, divise son armée exactement de même que Labienus le fait du sien, et qu'il règle tous ses mouvements sur ceux de l'ennemi ? Ainsi, d'un côté du fleuve, Labienus, laissant cinq cohortes d'une légion (3.000 hommes) à la garde de son camp, envoie en amont, du côté de Melun, les cinq autres cohortes de la même légion (3.000 hommes) ; puis il part lui-même avec trois légions (18.000 hommes) pour aller passer la Seine en aval de son camp, sur ces barques qu'il y a envoyées d'avance. Aussitôt, de l'autre côté du fleuve, Camulogène, laissant de même une garde, præsidio, en face du camp romain, envoie de même un petit détachement, — parva manu, — dans la direction de Melun ; puis lui-même aussi conduit tout le reste de son armée,— reliquas copias, — contre Labienus. Par conséquent, plus d'un éclaireur gaulois a dû sans doute, pendant cette nuit de tempête, traverser la Seine à la nage, pour aller observer de près ce qui se passait dans le camp des Romains, guetter les troupes qui en sortaient, estimer leur nombre, s'assurer de la direction qu'elles prenaient, apprécier aussi le nombre de celles qui y restaient, etc., et venir rendre compte de tout cela à Camulogène. Quant aux sentinelles gauloises surprises à l'improviste et massacrées, de quelle utilité eût pu être un cri d'alarme poussé par elles, en présence d'une armée romaine et à la distance où était encore en ce moment l'armée gauloise ? Du reste il est clair que cette armée gauloise était déjà sur pied. Ces détails du récit ne seraient donc qu'une mise en scène, sauf que nous en découvrions quelque autre motif, car nous rencontrons ici de nouveau le mot de fuite.

Cherchons d'abord sur quel point du cours de la Seine, entre Melun et Lutèce, étaient ainsi campés Labienus et Camulogène, l’un en face de l'autre. Il est impossible de déterminer ce point avec précision, faute d'indications suffisantes. Nous savons seulement, d'après tout ce qui a été dit ci-dessus, que le camp de Labienus était placé près de la Seine, sur la rive droite, en aval et notablement loin de Melun, et à plus de quatre milles romains (6 kilom.) en amont de Lutèce. Si donc on admet, comme stratégiquement probable, qu'il ait été placé au bord du plateau de la forêt de Sénart, dans cette hypothèse, le passage du fleuve et la bataille qui fut livrée sur la rive gauche auraient eu lieu dans le voisinage de Juvisy ou d'Athis-Mons, terrain qui se prête naturellement à toutes les manœuvres décrites dans le récit de la bataille.

Nous ne reviendrons pas sur les péripéties de cette bataille gagnée par Labienus, où toute l’aile droite de l’armée parisienne se fit tuer sur place avec le noble guerrier qui la commandait, sans qu'un seul homme songeât à lâcher pied, dit César lui-même. Fait mémorable, acte héroïque tel que les annales militaires de notre race n’en présentent point de plus beau ! Nous avons déjà eu l'occasion d'en parler, pour constater la supériorité incomparable des armes de main des légionnaires relativement à celles des Gaulois[28]. On peut donc dire que, dans celle occasion, la victoire a mis en lumière à la fois et la puissance des armes qui étaient dans les mains des vainqueurs, et l'énergie du courage qui était dans le cœur des vaincus. L'avantage des armes peut se perdre ; le courage se perpétue dans le sang des peuples. A qui donc revient la gloire de cette bataille ? Les Romains, à la vérité, ont pu joindre au butin de Genabum et d'Avaricum les dépouilles sanglantes de ces anciens Parisiens, morts pour l’indépendance de la Gaule ; mais, certes, une telle mort pour une telle cause permet aux Parisiens modernes d'invoquer avec orgueil le nom de leurs aïeux, et celui du premier chef connu de leur antique cité.

Cette expédition de Labienus doit donc être rattachée aux autres événements de la septième campagne de Gaule de la manière suivante. César, après avoir tiré vengeance des Carnutes à Genabum, des Bituriges à Avaricum, et avoir, autant que possible, consolidé à Decetia les liens de son alliance avec les Éduens, voyant qu’il restait encore deux foyers principaux où le souffle de la liberté ranimait le feu de la guerre, résolut d'en finir des deux côtés à la fois. Il partit donc de Decetia avec six légions accompagnées de cavalerie éduenne et se porta au sud contre les Arvernes et leurs clients, réunis sous le commandement de Vercingétorix ; et il envoya au nord Labienus avec quatre légions contre les Sénons et les Parisiens, réunis sous le commandement de Camulogène. On a vu précédemment ce qui advint à César. On vient de voir que Labienus en ressentit le contrecoup, et que, à un certain moment, il se trouva sur la rive droite de la Seine, entre Melun et Lutèce, dans une position très-périlleuse, tout à fait comparable à celle où s'était trouvé César lui-même sur la rive gauche de la Loire, dans la région de Lapalisse. César s'en était tiré par une course précipitée, par une véritable fuite : Labienus s'en est tiré par une victoire.

On savait tout cela à Rome quand César dictait ses Commentaires. La comparaison des deux guerriers romains dans ces deux situations semblables s'offrait à la pensée de tous ; elle était délicate pour la renommée de l'illustre écrivain militaire : de là, peut-être, l'expression fugam parare, qu'on rencontre dans son récit de l'expédition de Labienus contre les Parisiens, après qu'il eût été obligé de le prononcer au sujet de sa propre expédition contre les Arvernes. En effet, prononcer le mot de fuite au sujet des mouvements de Labienus, qui évidemment n'avait point fui, n'était-ce pas induire de nouveau le lecteur des Commentaires à croire qu'on avait bien pu commettre la même erreur à l'égard de César ? Et ce mot utile que le narrateur ne pouvait prononcer de lui-même, il le met dans la bouche de l'ennemi. Procédé remarquable auquel César a eu recours plus d'une fois dans les circonstances délicates, et que nous aurons à apprécier dans une autre occasion tout à fait semblable, et beaucoup plus importante.

Remarquons encore que César ici ne blâme nullement Labienus d'avoir, sur les affirmations des Gaulois relatives au changement survenu tout à coup dans l'état des choses, pris le parti de faire retraite du pays de Lutèce. Ainsi il ne le blâme point d'avoir accordé aux paroles de l’ennemi cette même confiance aveugle qu'il a si amèrement blâmée dans Titurius Sabinus, au sujet du désastre éprouvé par cet autre lieutenant, pour avoir, sur des affirmations semblables d'Ambiorix, pris le parti de faire retraite d'Aduatuca. César serait donc ici en contradiction avec lui-même, ou bien il aurait jugé la conduite de ses lieutenants d'après le résultat, non d'après les règles de la prudence militaire. Mais peut-être ne nous dit-il pas toute la vérité. En effet, comment admettre qu'un homme de guerre tel que Labienus, qui fut presque un émule de César, ait agi dans des circonstances si graves avec tant de légèreté ? On doit donc plutôt présumer que César lui-même aura, par quelqu'un de ces moyens occultes dont il disposait, informé Labienus des événements survenus dans le pays des Arvernes, et de ce qu'il avait à faire en de telles conjonctures.

Nous avons vu d'ailleurs, dans la maturité des blés sur pied, dont César rassasia son armée après avoir passé la Loire à l'époque de la fonte des neiges, une preuve positive qu'il fît un long séjour au-delà de la Loire, avant de se mettre en marche dans la direction du pays des Sénons. De plus, la position des seuls gués où il ait pu passer la Loire nous a fait reconnaître qu'il dut séjourner ainsi dans la région inférieure de la vallée de la Saône. Maintenant examinons le complément d'indications de la même nature que présente le récit de l'expédition de Labienus contre les Parisiens. Nous nous contenterons d'y signaler à ce point de vue trois choses.

La première, c'est la concordance parfaite de la nouvelle apportée à Lutèce, ou de l'écho des événements de Gergovia, avec l'appréciation que nous avons faite nous-même de ces événements. En effet. César, selon nous, s'étant d'abord jeté à l'est du cours supérieur de la Loire, et y ayant séjourné pour refaire son armée, il en résulte qu'il se trouvait à l'écart, tout près de la Province, pendant que les porteurs de nouvelles couraient au nord ; par conséquent, ceux -ci ont dû terminer leur rapport en disant, comme l'indique le récit : il est parti du côté de la Province — seconde preuve du séjour de César dans la vallée de la Saône, pour raffermir et refaire son armée —. Si, au contraire, César eût tout de suite marché au nord, dans la même direction que les porteurs de nouvelles, ceux-ci eussent naturellement dû terminer leur rapport d'une manière tout à fait différente, en disant : il vient de ce côté.

Mais surtout pesons bien cette expression du récit de César : Alors Labienus, en présence d'un tel changement dans l'état des choses,tanta rerum commutationene songe plus qu'à ramener son armée saine et sauve à Agendicum. Ce changement si grand dans l’état des choses nous paraît impliquer presque nécessairement que César, toujours vainqueur, vient d'être vaincu ; que César, toujours si prompt à attaquer l'ennemi et à le poursuivre, Tient de prendre la fuite. Du reste, si l’on n'admet pas cela, comment comprendre que Labienus vainqueur ne songe plus qu'à faire retraite du côté du sud ?

La seconde chose à remarquer, c'est l'insistance avec laquelle César, ici encore, pour la troisième fois, tend à induire en erreur le lecteur des Commentaires, au sujet des conditions géographiques dans lesquelles il s'est trouvé entre la Loire et l'Allier. En effet, il est bien vrai que, la Loire étant supposée infranchissable, si César ne pouvait plus tenir dans sa position (près de Lapalisse), il se trouvait forcé de se retirer vers la Province, comme il le répète ici : — interclusum itinere et Ligere Cæsarem, inopia frumenti coactum in Provindam contendisse. — Mais, si le lecteur, qui sait maintenant que César a passé la Loire, en concluait (ce qui serait naturel) que la nouvelle apportée dans le pays de Lutèce est fausse de tous points, et que César s'est au contraire éloigné de la Province, il tomberait dans l'erreur. En effet (rappelons-le nous-même encore une dernière fois) : outre le chemin qui mène dans la Province à travers les Cévennes et sans passer la Loire, tout le monde aujourd'hui sait qu'il en existe deux autres, bien meilleurs ; et que, pour prendre l’on ou l'autre de ces deux derniers chemins de la Province à partir de Lapalisse, il faut passer la Loire.

La troisième chose à remarquer, c'est que César emploie deux expressions, notablement différentes, pour indiquer les deux marches successives par lesquelles Labienus fit retraite, depuis le voisinage de Lutèce jusqu'au point où s'opéra la jonction des deux corps d'armée. César se sert d'abord du mot revertitur, pour indiquer la marche de son lieutenant depuis près de Paris jusqu'à Sens : — Labienus revertitur Agendicum ; — ensuite, il emploie le mot pervenit, pour indiquer la continuation de sa marche depuis Sens jusqu'au lieu où se fît la jonction des deux corps d'armée : — Inde, adCæsarem pervertit. — Or, d'un côté, le mot revertitur indique simplement une marche en sens inverse d'une marche précédente, sans impliquer aucune idée de grande distance franchie ; de l'autre côté, le mot pervertit implique l'idée d'une marche difficile, et comme ici la route est facile, la difficulté ne peut provenir que de la grande distance. Par conséquent, la différence de ces deux expressions nous parait impliquer dans la pensée de César — qui employait toujours le mot propre, et qui connaissait parfaitement la géographie de la Gaule — l'idée que la première distance franchie par Labienus fut notablement moindre que la seconde ; c'est-à-dire que la distance de Paris à Sens est notablement moindre que la distance de Sens au point où se fit la fonction des deux corps d'armée. C'est là un élément utile pour déterminer, autant que possible, la position géographique du lieu où se fit la jonction de César et de Labienus.

L'expression ad Cæsarem pervenit n'implique point du tout que César lui-même fût en marche au moment où Labienus le rejoignit. Peut-on en conclure que César a fait séjour deux fois depuis son passage de la Loire, et que la dernière fois il était campé sur la route qui mène, de la région moyenne de la vallée de la Saône, dans le pays des Sénons, position où Labienus l'aurait rejoint ? On voit ici, d'après l'expression du texte, que le fait est possible ; et l'on verra, par la suite du récit, qu'il est très-probable. Quoi qu'il en soit, les Commentaires n'indiquent donc rien de positif au sujet du lieu où se fit la jonction des deux corps d'armée. Ils ne désignent même pas le pays où se trouve actuellement l'armée romaine tout entière, dont la position serait si importante à connaître. Mais doit-on s'étonner de ce défaut d'indications utiles, après tout ce qu'on a vu précédemment ?

Il nous reste la ressource de rapprocher ici toutes les indications, plus ou moins vagues, d'où l'on peut induire approximativement entre quelles limites, sur le terrain, dut s'opérer cette jonction des deux corps d'armée. Nous Tenons dé voir un premier élément géographique qui la placerait au sud de Sens, et à une distance de cette ville plus grande que celle de Sens à Lutèce.

Voici un second élément géographique à l'appui de cette première approximation. Nous avons vu que César s'est jeté à l’est du cours supérieur de la Loire, et, pour fixer les idées, nous avons dit : entre Lyon et Mâcon ; admettons qu'il soit au milieu de cet intervalle dans la région où il surprit les Helvètes au passage de la Saône, et où aboutissent sur cette rivière les voies qui viennent des gués de la Loire ; choisissons même le point de Belleville, qui se trouve au débouché de la voie par laquelle on arrive du gué le plus septentrional, où César ait pu passer la Loire grossie par la fonte des neiges. A partir de là, pour indiquer sa propre marche dans la direction du pays des Sénons il s'exprime ainsi : Iter in Senones facere instituit. Or le mot instituit indique seulement un commencement d'exécution de cette marche. Donc, à partir de la contrée (de Belleville) où l’armée romaine aurait trouvé en abondance du blé et du bétail, et s'en serait rassasiée, elle n'aurait parcouru qu'une partie de la distance qui la séparait du pays des Sénons (pays de Sens). Or la frontière du pays des Sénons se rencontrait probablement à Montbard ; on a dit : près de Saint-Florentin[29] ; soit : prenons ce point extrême. Le commencement de l'exécution d'une marche, c'est moins que l'exécution de la première moitié de cette marche : prenons même la moitié de la distance de Belleville à Saint-Florentin ; cela nous conduit nécessairement à placer la jonction de César et de Labienus dans les environs de Nuits. Ainsi la jonction des deux corps d'armée aurait eu lieu entre Beaune, Dijon et Saint-Jean-de-Losne : région qui présente aussi l'autre condition géographique exigée par le texte de César : région où débouchent les voies qui viennent du pays de Lutèce dans la vallée de la Saône : région où César a passé bien des fois et où les Helvètes lui ont fait leur soumission, dès son entrée en Gaule : région frontière des Lingons, amis de César, chez lesquels son récit va nous montrer immédiatement toute l'armée romaine ralliée.

Par conséquent, on le voit, tout s'accorde, et dans les Commentaires et sur le terrain, pour que la jonction de César et de Labienus ait eu lieu dans la région où l'on voit aujourd'hui Beaune, Dijon et Saint-Jean-de-Losne, c'est-à-dire au sud et notablement loin d’Alise-Sainte-Reine sur le mont Auxois.

Ainsi déjà, de cet itinéraire que nous venons d'indiquer à grands traits et avec des points de repère depuis Gergovia jusqu'au lieu de ralliement de toute l'armée romaine, en nous fondant sur la discussion des Commentaires et sur les conditions géographiques de la Gaule, il résulterait une objection capitale, croyons-nous, contre l'opinion accréditée depuis bien longtemps qui présente Alise-Sainte-Reine comme étant sur l'emplacement de l'antique Alésia, oppidum célèbre, où les Romains et les Gaulois vont bientôt se trouver en présence, et dont la situation précise est la question la plus importante et la plus difficile à résoudre de toute l'histoire de la guerre de Gaule.

En effets l'opinion que nous critiquons, et qui vient de recevoir un nouvel appui dans l’Histoire de Jules César — peut-être même aussi, jusqu'à un certain point, l'opinion qui place Alésia à Alaise en Franche-Comté —, exigerait que César, de sa position près de Lapalisse, eût passé la Loire au nord ; et de plus, qu'il eût séjourné au-delà de la Loire, en plein foyer de l’insurrection éduenne, depuis la fonte des neiges jusqu'à la maturité des blés, et qu’il y eût refait et rassasié son armée paisiblement, ayant de se remettre en marche dans la direction du pays des Sénons. Mais, au contraire, on vient de voir ci-dessus que cette double hypothèse est inadmissible.

Contentons-nous de signaler ces objections sans revenir sur les considérations que nous avons déjà très-longuement exposées plus haut, et suivons le récit de César, où nous trouverons des preuves plus directes à l'appui de notre propre opinion sur ce point important.

 

 

 



[1] Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que c'est ici César qui parle. Nous avons cru devoir conserver au récit tout son caractère césarien, comme nous continuerons de le faire dans la suite de ce travail, non-seulement parce qu'il est bon à tous égards d'y laisser cette marque personnelle, mais encore parce que, en l'effaçant, nous eussions craint de toucher au sens exact des expressions de l'illustre auteur.

[2] On voit ici que le Sénat de Rome avait eu soin de se ménager, à l'extrémité sud-ouest de la chaîne des monts Cévennes, aussi bien qu'à son extrémité nord-est, l'amitié d'un prince, qui pût, à l'occasion, appeler les légions protectrices de ce côté-là, comme elles ont été appelées de l'autre côté par ses amis les princes éduens. Mais hâtons-nous de faire remarquer que le Sénat a mal réussi chez les Nitiobriges, puisque, tout au contraire, au premier appel de Vercingétorix par l'entremise de Lucter, voilà leur cavalerie qui accourt auprès de lui, avec celle de leurs voisins, les Gaulois d'Aquitaine, à leur grand honneur à tous.

[3] Atque ea pars, quæ minus sibi confideret, auxilla a Vercingetorige arcesseret, huic rei prævertendum existimavit... (præveriendum, prævertere : détourner par devant, déblayer la voie à la chose). On voit l'euphémisme de ce langage politique : moins de confiance.

[4] Hoc decreto interposito, cohortatus Æduos ut controverslarum ac dissensionum obliviscerentur, atque omnibus omissis rebus, huic bello servirent, eaque quæ meruissent præmia ab se, devicta Gallia, exspectarent. — Cette promesse de César est très-importante à remarquer. C'est un texte capital, qui résume toute la politique de César en Gaule, et qui nous fournira plus tard l’explication naturelle de certaines faveurs très-considérables et tout à fait exceptionnelles dont furent comblés, après la guerre, certains princes éduens.

[5] Place forte des Arvernes, qui était située au sommet du mont Gergoi actuel, à cinq kilomètres sud-sud-est de Clermont-Ferrand (ville appelée jadis Nemossus, puis Augusto-Nemetum, sous le règne d'Auguste).

[6] Voilà, dans tout ce passage de César, un singulier mélange de l'amour de l'argent avec l'amour de la liberté. Ces deux passions cependant ne vont guère de compagnie ; elles seraient plutôt exclusives l'une de l'autre. De généreux princes peuvent bien donner ou exposer leur vie pour la liberté de la patrie ; mais, pour un surcroît d'argent, est-ce probable ? Autant il est commun dans l'histoire que l'argent ait été un moyen de parvenir à l'asservissement des peuples (et les Romains et César en fournissent de nombreux exemples), autant il est inouï que l'argent ait été un moyen de susciter des défenseurs de leur liberté. La liberté fait honneur à qui la sert, mais elle exige du dévouement : c'est une noble et généreuse passion : celle des grandes âmes et des grands peuples.

[7] Atque hos latrones interficiamus ! — César emploie toujours le mot propre, et, quand un mot suffît pour indiquer complètement ce qu'il veut dire, il n'en met pas deux. D'où nous concluons que César, pour faire connaître lui-même l'opinion des Gaulois à l'égard des Romains, n'a point trouvé d'expression plus exacte que celle de brigands. Voilà l'histoire romaine écrite en un seul mot de la main de César. Du reste, les preuves ne manquent pas à l’appui. On peut choisir, sans sortir de notre sujet, jusqu'à démonstration complète.

[8] On voit par ce passage que César aimait tout particulièrement les Éduens ! C’est ainsi que le fabuliste, qui peint si heureusement les politiques, met en scène leur tendresse intéressée :

Que seul entre les tiens par amour singulière,

Je t'ai toujours choyée,  l'aimant comme mes yeux...

Appien avait donc bien raison de dire que César était terriblement habile dans l'art de l'hypocrisie.

[9] Cet événement dramatique ayant eu lieu, d'après le texte, sur la route qui mène du pays des Éduens à Gergovia, et à plus de vingt-cinq milles de Gergovia, ce dut être sur les rives de l'Allier, non loin de Randan, et à environ quarante kilomètres du mont Gergoi, où était situé le célèbre oppidum des Arvernes.

[10] César lui-même nous en fournit ailleurs la preuve la plus claire. Voici, en effet, ce qu'il dit et que nous avons fait remarquer précédemment (au sujet d'une ruse employée par Labienus pour attirer les Trévires dans une position périlleuse) : — Et pour mieux faire croire aux ennemis qu'il les redoute, il ordonne de décamper avec plus de bruit et de tumulte que n'en comporte l'habitude du peuple romain. Par ce moyen il rend son départ semblable à une fuite. (De Bell. Gall., VI, VI.)

[11] Voir De bell. Gall., V, XLVIII ; — III, XVIII ; — VI, VI.

[12] De bell. civ., III, LXXIX, LXXV, LXXVII.

[13] Qu'on veuille bien nous permettre de placer ici une observation. — A partir de ce point des Commentaires où nous en sommes, jusqu'à la fin du septième livre, nous avons été obligé de nous séparer complètement de toutes les opinions admises jusqu'à présent, dans l'appréciation et l'application locale de ces péripéties de notre histoire ancienne, où nous tentons de porter la lumière. Ainsi désormais, nous allons exposer, touchant la guerre de Vercingétorix, une opinion totalement nouvelle ; et nous osons espérer que le lecteur attentif partagera notre conviction à cet égard, s'il reconnaît comme nous qu'elle est fondée sur tout l'ensemble des documents qui nous sont parvenus : c'est-à-dire sur une concordance complète soit avec les divers textes des Commentaires (que nous aurons soin de citer), soit avec divers points de repère qui y sont indiqués çà et là, soit avec ce qu'ont dit au même sujet d'autres auteurs anciens, soit enfin avec la géographie physique du territoire de la Gaule, et avec les raisons stratégiques, les plus évidentes.

[14] VII, LIV.

[15] Les Commentaires présentent deux lacunes totales, où le texte même est interrompu. L'une, dans le récit de la guerre civile près de Dyrrachium, correspond d'après d'autres auteurs anciens à un événement où César, trahi par un homme qui paraissait trahir Pompée, au lieu de surprendre l'ennemi, fut lui-même surpris, courut de sa personne un très-grand danger, et perdit bon nombre des siens. L'autre lacune totale correspond au siège d'Avaricum (Bourges), durant lequel Vercingétorix, campé dans le voisinage, harcelait de près les Romains, leur coupait les vivres, et paraîtrait les avoir réduits à la famine. En effet, on peut en juger par ce qu'ils ont souffert de la faim près de Dyrrachium, où ils étaient réduits à manger de l'herbe appelée chara ; au sujet de quoi César fait la réflexion suivante : Que ses soldats avaient souffert bien davantage encore à Avaricum, où ils eurent à subir la plus grande famine qu'ils aient jamais endurée. (De Bel. civ., III, XLVII.)

César éprouva aussi à Avaricum plusieurs échecs graves qui sont très-légèrement indiqués dans les Commentaires, mais qu'Eutrope signale, d'après Suétone, en ces termes : — Quod oppidum diu oppugnatum tandem, post multas Romanorum clades, pluvio die, quum hostilium machinarum amenta nervique languerent, applicitis turribus, captum atque deletum est. — On voit que cette famine et ces échecs graves coïncident juste avec la fureur inouïe des Romains qui massacrèrent tous les habitants d'Avaricum.

De ces remarques rapprochées du texte que nous examinons, on est autorisé à conclure : que César a omis des indications importantes dans le récit des événements où il n'avait pas joué le beau rôle ; et qu'il a fait cet honneur à ses adversaires au moins trois fois, une fois à Pompée et deux fois à Vercingétorix.

[16] De bell. Gall., V, VII.

[17] Dion Cassius, Histoire romaine, ch. XXXVIII.

[18] Florus, II, VI. Enéide, VI.

[19] En effet, César établit plusieurs nuances dans l'imprévu. Il survient un événement auquel personne ne pouvait songer, César passe les Cévennes couvertes de six pieds de neige et surprend, de l'autre côté de ces monts, les Arvernes qui ne s'attendaient à rien : voici l'expression qu'il emploie : — Quibus oppressis inopinantibus (VIII). — Des dangers auxquels Galba s'attendait pendant son hivernage, à Octodurus, surviennent plus grands qu'il ne l'avait prévu : César dit : Quum tantum repentini periculi præter opinionem accidisset (III, III). — César arrive chez les Belges plus tôt que ceux-ci ne s'y attendaient ; il est dit : Eo quum de improvisa celeriusque omnium opinione venisset (II, III). — Les Vénètes comptaient que, vu les difficultés de leur pays et le manque de blé, l'armée romaine ne pourrait demeurer longtemps chez eux, et que, alors même que tout viendrait démentir cette prévision, ils seraient encore, par leur flotte, les maîtres de la mer ; l'expression est : Ac jam ut omnia contra opinionem acciderent, tamen se plurimum navibus posse (III, IX). Ainsi, vis-à-vis des expressions plus faibles, inopinantibus, præter opinionem, celerius opinione, on voit que la dernière citée ici, contra omnium opinionem, correspond précisément à cette idée générale, tout le monde s'attend à une chose, c'est le contraire qui arrive.

[20] De bell. Civ., III, LXIX, LXXI.

[21] De bell. Civ., III, LXXIII.

[22] Tel est bien le sens de cette expression dans les Commentaires, à en juger par plusieurs autres passages, notamment : De bell. Gall., I, XVI, LV ; — De bell. Civ., III, LXXXI.

[23] Histoire de Jules César, Paris, Imprimerie impériale, t. II, 1866.

[24] Quand celui qui ordonne est éloigné de celui qui doit obéir, César ne manque pas d'employer conjointement au verbe jubere un autre verbe, par exemple, mittere, qui indique la transmission de l'ordre à distance. Ainsi, au sujet des ordres qu'il donna, de Samarobriva, à Crassus et à Fabius, qui étaient éloignés de cette ville, il s'exprime ainsi : Nuntium in Bellovacos ad M. Crassum quæstorem mittit... jubet media nocte legionem proficisci... alterum ad C. Fabium legatum mittit, ut in Atrebatium fines legionem adducat. (V, XLV).

[25] Peuple du pays de Beauvais.

[26] Quinque ejusdem legionis reliquas. — On voit ici d'une manière certaine que dans l'armée de César une légion était composée de dix cohortes.

[27] Fugam parare. — Dans l'Histoire de Jules César il est dit (t. II, p. 249, en note) : Nous n'avons pas reproduit ces mots fugam parare, parce que ce passage nous a toujours paru inintelligible. Comment, en effet, les Gaulois, en voyant les Romains prêts à passer la Seine de vive force, pouvaient-ils croire à une fuite de leur part ?

De notre côté, nous nous croyons obligé à reproduire cette même expression du récit de César, et elle nous parait très-claire à comprendre et très-naturellement placée là.

En effet, il est bien vrai que d'ordinaire le mot fugam, fuite, est employé pour indiquer l'action de courir sous l'impulsion de la terreur, et que ce n'est point le fait actuel des légions. Mais ici, où ce mot est placé dans la bouche d'un ennemi des Romains et accompagné du verbe parare, se disposer à, se préparer à, évidemment il ne présente plus qu'un sens hostile et très-atténué ; et il n'indique plus que l'action de sortir à la hâte d'une situation devenue tout à coup très-périlleuse, ce qui est ici le fait incontestable d'après le texte même des Commentaires. Or, en exagérant ainsi la vérité et en prêtant ici à l'ennemi cette pensée que les légions se disposent à s'enfuir, au lieu de dire simplement qu'elles se disposent à faire retraite du pays des Parisiens, César a pu avoir ses motifs : ne fût-ce que de faire accroire au lecteur, à la plus grande gloire des Romains, que Labienus, par sa ruse de guerre, avait réussi à tromper l’œil vigilant du vieux chef Camulogène. Mais l'examen attentif du récit de César, avec un peu de réflexion, va bientôt nous laisser apercevoir que ce mot fugam pourrait avoir été placé là dans l'intérêt politique du narrateur lui-même.

[28] Voir dans notre précédent volume, où cette importante question a été traitée avec les développements convenables. Nos conclusions à ce sujet ont été, après la publication de ce volume en 1865, régulièrement confirmées par les terribles avantages résultant des armes perfectionnées de notre temps.

[29] M. ROSSIGNOL, Examen critique de la traduction d'un texte fondamental..., Dijon, 1857, p. 12.