JULES CÉSAR EN GAULE

 

TOME PREMIER

NOTICE SUR LES MOYENS MILITAIRES.

 

 

La plus importante lacune qui se rencontre dans le récit des Commentaires sur la guerre de Gaule est l'omission des moyens militaires usités de part et d'autre. Le lecteur est ainsi exposé à tomber dans une fausse appréciation de tous les faits d'armes ; et il est nécessaire que nous attirions d'avance l'attention sur ce point capital, pour qu’on puisse mieux apprécier d'une manière générale les conditions respectives de cette guerre, avant d'entrer dans l'examen des détails. César, qui décrit les coutumes, la juridiction, la religion des Gaulois, des Germains, qui décrit tout, même les animaux fabuleux dont l’on lui parle, ne nous donne aucune description des armes des Gaulois. Et cependant, quel détail pouvait être plus important à connaître dans l'histoire d'une guerre ?

Malgré ce silence presque absolu, l’on peut induire de certains passages des Commentaires avec assez de clarté, croyons-nous, sinon ce qu'étaient les armes des Gaulois, du moins ce qu'elles n'étaient pas, et démontrer combien elles étaient inférieures à celles des Romains.

La discussion générale dans laquelle nous allons entrer maintenant paraîtra peut-être aride et un peu longue : nous n'avons pu l'éviter ni l'abréger davantage, entraîné que nous étions par la nécessité d'établir solidement les diverses données qui en résultent.

En effet, ces données générales au sujet des moyens militaires employés de part et d'autre éclairent, comme autant de flambeaux, toutes les obscurités des Commentaires, touchant les causes des faits d'armes rapportés, et aident à en faire une juste appréciation ; aussi bien que des données complètes de géographie générale aident à déterminer avec précision le théâtre où chaque fait d'armes s'est accompli.

La différence des moyens militaires fut, suivant nous, la principale cause des victoires de Jules César en Gaule.

Pour en juger, examinons chaque espèce de moyens en particulier.

 

I. — ARMES DE MAIN.

COMPARAISON DES ARMES DE MAIN, DÉFENSIVES ET OFFENSIVES, DES ROMAINS ET DES GAULOIS.

 

Les soldats romains sont munis d'un bouclier à toute épreuve : témoin le fait d'armes de Scœva, près de Dyrrachium, où son bouclier conserva la marque de cent vingt coups de javelot, dont cet homme intrépide fut mis à couvert par ce moyen. Avec ce bouclier, le casque et la cuirasse en métal complètent les armes défensives des soldats de César.

Ces mêmes soldats lancent le pilum, trait puissant de cinq pieds et demi, dont le fer présente neuf à douze pouces de longueur[1]. Ce fer triangulaire et très effilé, de la forme d'un long stylet, se courbe au premier choc contre un corps dur, de manière que le pilum ne serait plus aussi meurtrier, au cas où l'ennemi le renverrait, dit Polybe. Le pilum peut transpercer même plusieurs boucliers gaulois superposés, comme il arriva dans la bataille contre les Helvètes.

Enfin, et ceci est le plus important à remarquer, les soldats de César ont à la main le gladius, sorte de grand poignard, qui pique, pénètre à travers tout ce que les Gaulois peuvent lui opposer dans le combat, arme analogue dans Faction à notre baïonnette.

Quelles étaient les armes de main des Gaulois ? Nous le répétons, c'est vainement que nous avons cherché dans les Commentaires quelque explication positive à ce sujet.

Nous n'y avons trouvé aucune description de leur bouclier ; mais, à la lecture de certains détails du récit tels que le suivant : Après que les premiers rangs des ennemis transpercés de javelots furent tombés.... Quum primi ordines hostium transfixi pilis concidissent[2]...., il est impossible de croire que le bouclier gaulois fût de quelque utilité contre le pilum, et, à plus forte raison, contre le gladius. Cette image de lignes entières de Gaulois transpercés de javelots et tombant ensemble, permet-elle de supposer qu'ils eussent au bras des boucliers offrant une certaine résistance ? On peut tirer la même conclusion des détails suivants de la bataille des Romains contre les Helvètes : Milites, e loco superiore, pilis missis[3]..... Les soldats, de leur position élevée, lançant les javelots, rompirent facilement la phalange des ennemis. La phalange rompue, tirant le gladius, ils les chargèrent. Une chose gênait beaucoup les Gaulois pour combattre, c'est que plusieurs de leurs boucliers avaient été transpercés, cloués ensemble, d'un même coup de javelot, — pluribus eorum scuti uno ictu pilorum transfixis et colligatis, — et que, le fer s'étant courbé, ils ne pouvaient ni l’arracher, ni combattre à l’aise, leur bras gauche se trouvant retenu, si bien qu'un grand, nombre d'entre eux, après de longs efforts de bras, préférèrent abandonner leur bouclier et combattre à poitrine découverte, — multi est diu jactato brachio, prœoptarent sculum manu emittere et nudo corpore pugnare. Ces détails nous paraissent démontrer clairement l'insuffisance du bouclier des Gaulois en face des armes des soldats de César.

Quant aux armes offensives des Gaulois, tout ce que nous avons trouvé dans les Commentaires se réduit aux indications fournies par les mots : funda, sagilta, telum, gœsum, verutum, matara, tragula, employés dans le récit de divers combats[4]. Ainsi, des pierres lancées à la fronde, des flèches et des traits de diverses formes lancés à l’arc, une espèce particulière de dards ou de petits javelots lancés à la main, quelques lances courtes, voilà quelles paraissent avoir été les armes offensives des Gaulois dans cette guerre.

N'auraient-ils donc point eu d’épée ? Il faut, à ce sujet, faire une distinction très-importante. Tite Live, en parlant des Gaulois et des Espagnols placés au centre de l'armée d'Annibal à la bataille de Cannes, s'exprime ainsi : Les Gaulois et les Espagnols avaient des boucliers presque de la même forme ; des épées inégales et dissemblables : celle des Gaulois était très-longue et sans pointe ; celle de l'Espagnol, habitué à frapper son ennemi plutôt de pointe que de taille, était courte, facile à manier, et avait une pointe aiguë[5].

Depuis longtemps, les Romains avaient adopté l’épée de forme espagnole. On en voit la supériorité dans le combat singulier de Manlius Torquatus contre un Gaulois[6].

Mais laissons parler un homme qui fait autorité en cette matière, Végèce : En outre, dit-il, les jeunes soldats romains apprenaient à porter des coups, non de taille, mais de pointe. Car les peuples qui dans le combat portaient des coups de taille, non-seulement les Romains les vainquirent avec facilité, mais encore ce ne leur fût qu'un jeu de les vaincre. En effet, un coup de taille, quelle que soit sa violence, ne tue pas souvent : les organes essentiels à la vie se trouvant protégés et par les armes et par les os. Mais, au contraire, un coup de pointe, enfoncé de deux pouces, est mortel : toute la partie de l’arme qu’on plonge dans le «corps pénétrant infailliblement dans les organes essentiels. Et puis, pendant qu’on porte un coup de taille, le bras droit et le flanc sont à découvert ; tandis que, en frappant de pointe, l’on ne se découvre pas le corps et l’on blesse l'adversaire à l'improviste[7].

Cette distinction étant établie entre les deux sortes d'épée, et l'immense supériorité de l'une sur l'autre étant bien constatée, nous disons que les Gaulois, dans la guerre contre César, n'avaient pas d'épée proprement dite, d'épée à pointe, et qu'ils ne paraissent pas même avoir été, en général, armes d'épées sans pointe, destinées uniquement à frapper de taille, de sabres non pointus, comme nous les appellerions aujourd'hui.

Aucun récit de combat dans les Commentaires ne fait mention d’une épée quelconque dans la main des soldats gaulois. Toutefois, deux passages exceptionnels sembleraient nous montrer des Gaulois munis de gladii. Examinons ces passages.

Le premier nous présente des Nerviens qui, pour se faire un retranchement, coupent avec cette arme des mottes de gazon, — gladiis cespitem circumcidere[8]. Mais, dans la phrase précédente, il est dit que des Romains faits prisonniers montraient à ces Nerviens la manière d'exécuter ce travail. Il est donc très-probable que ces Gaulois employaient dans cette occasion les gladii de ces prisonniers romains, ou bien peut-être quelques-uns étaient-ils munis de ces sabres gaulois, sans pointe, dont parlent Polybe et Tite-Live.

Dans le second passage des Commentaires, Labienus envoie Volusenus Quadratus avec des centurions pour assassiner le chef gaulois Comius, sous le prétexte d'une conférence} et Comius n'ayant été que blessé du premier coup porté par un centurion, pendant que Volusenus prenait amicalement la main du chef gaulois, il est dit que : alors des deux côtés l’on tira les gladii, — quum utrinque gladii districti essent[9]. Ce texte d'Hirtius doit-il nous faire admettre que dans cette occasion, non-seulement les Romains, mais encore les Gaulois fussent armés du gladius ? Il nous semble qu'ici le but de l'auteur, en employant cette expression, est uniquement d'indiquer que, des deux côtés, l’on mit les armes à la main, chacun celle qu'il portait, sans préciser davantage, ni vouloir préciser quelle était Vanne particulière de ces Gaulois. Le gladius (dans le sens restreint où nous prenons ici le mot) était une épée spéciale, l'épée espagnole, adoptée par les Romains. Les Gaulois eux-mêmes avaient-ils adopté cette épée étrangère ? On ne peut le préjuger, il faudrait le constater positivement. D'ailleurs, Tannée suivante, Comius, reconnaissant de loin dans un combat de cavalerie ce même Volusenus Quadratus, préfet de la cavalerie romaine, pousse droit à lui, bien déterminé à atteindre son assassin. Les Romains s'enfuient, même Quadratus. Comius, enfonçant les éperons, met à la course tout le feu de son cheval, parvient à joindre celui de Quadratus côte à côte, et là, il porte de toute sa force à son lâche ennemi un coup de son arme, un coup de lance qui lui traverse la cuisse, dit Hirtius[10] — la blessure paraissait devoir être mortelle ; mais les cavaliers romains rapportèrent leur préfet au camp et il n'en mourut pas — ; donc, probablement, Comius n'était point muni d'une épée proprement dite, car, puisqu'il touchait son ennemi, il eût été plus sûr de s'en servir pour le frapper.

Ainsi, rien dans les Commentaires ne paraît nous autoriser à croire que le soldat gaulois fût muni d'une épée proprement dite, d'une épée à pointe ; et l’examen attentif des détails de divers combats, expliqués çà et là dans le récit, nous a confirmé dans l'opinion contraire. Donc, en résumé, le soldat romain et le soldat gaulois étant mis face à face de plain-pied, d'un côté, le Romain, protégé par son casque et sa cuirasse, se trouvait encore parfaitement à couvert derrière son bouclier et efficacement armé du pilum, du gladius, prêt à transpercer son ennemi sans se découvrir lui-même ; tandis que, à l'opposé, le Gaulois, derrière son bouclier, n'était à couvert ni du pilum ni du gladius, et n'avait à la main rien qui pût pénétrer à travers le bouclier de son ennemi. C'était donc là une double situation presque comparable, au point de vue des armes (non des hommes), à celle de guerriers sauvages, armés d'arcs et de flèches, de frondes, de lances, de massues, mis en face de soldats de nos jours, armés du fusil à baïonnette. Il importe assez peu, en effet, que se soit, d'un côté, la balle et la baïonnette, ou le pilum et le gladius, qui tuent l'ennemi, pourvu que les coups soient puissants et assurés ; tandis que, du côté opposé, les coups sont impuissants.

Citons quelques faits de détail dont l’on ne peut se rendre compte que par cette différence extrême des armes de main des Romains et des Gaulois. Nous voyons sur la plage des Morins (près de Boulogne-sur-Mer), trois cents soldats romains, entourés de six mille Gaulois armés, former le cercle, résister ainsi pendant quatre heures, tuer bon nombre dos assaillants et n'avoir eux-mêmes que quelques hommes de blessés[11]. Nous voyons dans les environs d'Aduatuca (près de Liège et peut-être à l’est de la Meuse), trois cents soldats romains convalescents, qui escortaient des hommes envoyés au blé, se faire jour à travers deux mille cavaliers sicambres qui les chargent de tous les côtés, et rentrer au camp sains et saufs, tous sans exception[12]. Nous voyons chez les Bituriges (en Berry), dans une ville qui a demandé grâce, des centurions introduits avec quelques soldats pour rechercher les armes et les bêtes de somme : la cavalerie de Vercingétorix se montre dans le lointain accourant au secours ; à cette lueur d'espoir, les habitants poussent un cri, courent aux armes, ferment les portes, garnissent les murailles : les centurions tirent le gladius, occupent les portes et recueillent tous leurs soldats sains et saufs[13].

Aussi, en général, dès qu’on lit dans les Commentaires, au sujet d'une bataille : Nostri, districtis gladiis, cominus rem gerunt.... erumpunt.... impetum faciunt.... nostri signa inferunt.... ; c'est-à-dire, les nôtres chargent au gladius : tout est fini en peu d'instants.

De même, quand les Gaulois viennent assaillir les Romains dans leurs retranchements, les accabler de pierres, de flèches et autres faibles projectiles, mais en tel nombre que les défenseurs ne peuvent plus parer tant de coups, la dernière ressource de ceux-ci est d’en venir au gladius, de faire une sortie, d'exécuter une charge pour se débarrasser dé tant de monde, en tuant tout ce qui est devant eux. On en voit un exemple remarquable à l'attaque d'Octodurus[14]. On en voit un autre dans la bataille contre les Nerviens[15]. Nous en verrons un semblable à l’attaque des retranchements de César devant Alésia.

La résistance, en effet, n'est plus possible au soldat gaulois dans des conditions de combat si inégales ; il ne peut vendre sa vie au prix de celle d'un soldat romain ; il ne peut que la donner vainement ; ce n'est donc plus qu'une tuerie au gladius, d'autant plus grande que les Gaulois se montrent plus courageux, et qu'ils consentent moins à lâcher pied.

Citons un exemple. Dans la guerre avec les Belges (sur la rive droite de l'Aisne, région de Craone), l'immense armée des Gaulois s'était mise en retraite pendant la nuit ; dès qu'il fit jour, Labienus, avec trois légions et la cavalerie, se mit à sa poursuite et tua beaucoup de monde à l'arrière-garde : Attendu, dit César, que dans l'arrière-garde ceux auxquels l’on parvenait s'arrêtaient et soutenaient courageusement l'attaque, tandis que, à l'avant-garde, tous mettaient leur salut dans la fuite. De sorte que les Romains tuèrent sans aucun péril une grande multitude de ces Gaulois, tant que le jour dura[16].

C’était donc pour les Gaulois l’inverse de ce qui arrivait aux soldats romains parfaitement armés, desquels, nous dit Salluste, les plus braves étaient les moins exposés à être tués, pat cette raison même qu’ils ne fuyaient pas : Interim nostri milites sine metu pugnæ adesse : videre fugientes capi, occidi, fortissumum quemque tutissumum[17]. On va voir le résultat inverse pour la bravoure gauloise, dans la bataille qui eut lieu près de Lutèce contre Labienus. Après que les premiers rangs des ennemis transpercés de javelots furent tombés, ceux qui restaient n'en résistaient pas moins très-énergiquement, et nul ne paraissait songer à lâcher pied :tamen acerrime reliqui resistebant, net dabat suspicionem fugæ quisquam. — Le chef des ennemis lui-même, Camulogène, était là auprès des siens et les encourageait. Mais, pendant que la victoire était encore ainsi indécise, les tribuns de la septième légion ayant appris ce qui se passait à l’aile gauche, firent avancer la légion par derrière l’ennemi, et le chargèrent. Même alors, nul ne quitta sa place, mais tous furent enveloppés et tués. Camulogène subit le même sort que les siens. — .... signaque intulerunt. Ne eo quidem tempore quisquam loco cessit, sed circumventi omnes interfectique sunt. Eamdem fortunam tulit Camulogenus[18].

Cette inégalité des armes de main, soit offensives, soit défensives, nous explique la tactique de Vercingétorix, consistant à harceler César, à lui couper les vivres par tous les moyens, et à éviter toute bataille rangée ; d'où l'intérêt capital, pour les Gaulois, d'avoir une cavalerie supérieure à celle des Romains.

La comparaison des armes de main explique l'importance que César attachait à marcher en pays découvert, à combattre de plain-pied. Elle explique l’importance du rôle qu'ont joué, dans la guerre de Gaule, les moindres marais, les pentes de terrain,- en un mot, l'inégalité de position, iniquitas loci. En effet, dès qu'il est nécessaire de regarder où l’on place le pied, il faut écarter du corps le bouclier ; ainsi, le soldat romain dans un marais ne se trouvait plus absolument couvert par son bouclier, et l'arme du Gaulois pouvait l'atteindre. Le jeu du gladius est aussi très-gêné dans un marais ou sur un terrain déclive. Les armes de main des Romains et des Gaulois devenaient donc là moins inégales. Aussi voit-on les légionnaires reprendre tous leurs avantages dès qu'ils se retrouvent de plain-pied, au sortir d'un terrain incliné où l'ennemi les accablait. Les légions, dès qu'elles mirent le pied dans la plaine, s'arrêtèrent et firent face à l’ennemi[19].

Il n'en fut point autrement à l'égard des Germains, cette race gigantesque et brave, dont la cavalerie, en s'unissant aux Romains contre nos aïeux, contribua tant aux succès de César et qu'il sut faire venir d'outre-Rhin à son aide, grâce à l'or des Gaules. Mais, auparavant, l'infanterie germaine avait eu aussi à combattre les légions, et n'avait été non plus devant elles que, pour ainsi dire, de la chair à gladius, comme l’on va le voir par les textes.

Voici ce que disent les Commentaires, au sujet de la grande bataille qui eut lieu chez les Séquanes, entre les légions de César et les Germains, commandés par Arioviste. .... On combattit de près, au gladius. Mais les Germains à l'instant, selon leur habitude, se formèrent en phalange pour tenir ferme contre la charge au gladius. Il se trouva bon nombre des soldats romains qui sautèrent sur les phalanges, et, de la main écartant les boucliers, percèrent les ennemis par-dessus. Déjà, du côté de l'aile gauche, l'armée des Germains avait été enfoncée et mise en fuite ; mais, du côté de l'aile droite, le front d'attaque des Romains était accablé par leur multitude. Le jeune P. Crassus, qui commandait la cavalerie et qui se trouvait hors de la mêlée, s'étant aperçu de cela, envoya le troisième corps soutenir les légions, qui faiblissaient. Ce renfort rétablit le combat, et tous les ennemis tournèrent le dos, et ne cessèrent de fuir jusqu'à ce qu’ils eussent atteint le bord du Rhin, fleuve qui coule environ cinquante mille pas de l'endroit oh eut lieu cette bataille[20].

Voici comment s'exprime Florus touchant la même bataille de l'infanterie germaine contre les légions. Et de cette manière, il s'était répandu dans le camp, au sujet de cette nation, inconnue jusqu'alors à nos soldats, une terreur telle, que presque tous, même les princes (les soldats d'élite), faisaient leur testament. Mais ces corps gigantesques (les Germains), plus ils présentaient de volume, plus ils furent faciles à percer au gladius et aux autres armes. L'ardeur des légionnaires dans ce combat ne saurait être mieux démontrée que par ce fait, que les barbares se tenant à couvert, les boucliers sur la tête, comme dans la tortue, les Romains sautèrent sur ces boucliers mêmes, et de là plongèrent les épées dans la gorge des Germains[21].

Il est même assez intéressant de voir que la supériorité du gladius, en comparaison de toute autre arme, est peut-être le seul moyen d'expliquer certains détails fort singuliers de l'entrevue de César avec Arioviste ; et ici, en vérité, l’on est porté à croire que César a tenu systématiquement à ne point parler de la supériorité de cette arme des légionnaires. Voici ce que disent les Commentaires, au sujet des pourparlers qui précédèrent l’entrevue. Arioviste demanda que César n'amenât à la conférence aucun fantassin, que l’un et l'autre y vinssent avec de la cavalerie, déclarant qu'il craignait de tomber dans des embûches de César, et qu'il ne viendrait point à d'autres conditions. César, ne voulant ni faire manquer la conférence pour ce motif, ni confier son salut à la cavalerie gauloise, jugea qu'il n'avait rien de mieux à faire que de prendre aux cavaliers gaulois tous leurs chevaux, et de les donner à monter aux soldats de la dixième légion, dans laquelle il avait toute confiance, afin d'avoir des hommes dévoués pour sa défense, au cas où il faudrait en venir aux mains. Comme cela s'exécutait, un soldat de la dixième légion dit assez plaisamment que César faisait plus qu'il n’avait promis : qu’il avait promis seulement de faire de la dixième légion sa cohorte prétorienne, et qu'à présent il en faisait des chevaliers[22].

Le mot n'est pas mauvais, assurément ; mais César aurait pu entrer ici dans quelques détails plus sérieux. En effet, son raisonnement suppose qu'il n'avait point de cavalerie romaine qui pût l'accompagner à l'entrevue ; or il est dit précédemment dans son livre[23] qu'il avait quatre mille hommes de cavalerie, dont, il est vrai, une partie (la moindre, d'après les détails du combat où figure toute cette cavalerie), était composée de cavaliers gaulois, sous les ordres du chef éduen Dumnorix ; mais le reste (la plus grande partie) était de la cavalerie romaine, provenant de la Province, aussi bien que les légions : c'était, en un mot, de la cavalerie légionnaire ; car, dans la constitution réglementaire d'une légion, il entrait un petit corps de cavalerie, ainsi que nous le verrons plus loin. On voit donc ici que César n'a point voulu dire le vrai motif qui le porta à mettre des légionnaires sur des chevaux, et à se faire accompagner de tels cavaliers à son entrevue avec Arioviste. Comme ils eussent bien figuré, s'il eût fallu charger à fond de train, et en venir aux mains ! — si quid opus facto esset. Pour peu qu’on y réfléchisse, l’on se convaincra facilement que la situation respective était celle-ci ; d'une part, Arioviste n'avait confiance dans aucune troupe germaine mise en face des légionnaires dans des conditions égales : il avait confiance dans sa cavalerie germaine en face de toute cavalerie romaine ou gauloise ; d’autre part, César, en face de la cavalerie germaine, n'avait confiance que dans son infanterie légionnaire, combattant à pied avec le pilum et le gladius.

L'infanterie gauloise, devant la cavalerie germaine, était dans la situation de toutes les troupes de cette époque, que César et tous les auteurs anciens appellent levis armatura, funditores, sagittarii ; c'est-à-dire dans la situation de troupes armées à la légère, ne portant ni gladius, ni aucune arme lourde, ni cuirasse, ni casque, ni fort bouclier ; munies exclusivement de frondes, d'arcs, de faibles projectiles et d'un faible bouclier. C'était donc, pour ainsi dire, l'homme presque sans défense et faiblement armé, qui s'offrait à écraser sous les pieds des chevaux, ou à tuer comme l’on peut tuer du haut d'un cheval un ennemi peu redoutable et peu garanti qu’on a sous la main, quel que soit d'ailleurs son courage.

Tel fut donc, dans la guerre de Gaule, le sort fatal de l’infanterie gauloise devant la cavalerie ennemie, le même sort que devant les légions ; le sort qu'éprouvèrent, dans toutes les batailles du temps, aussi bien à Pharsale[24] que devant Alésia[25], toutes les troupes armées à la légère, les frondeurs, les archers ; tandis que l’infanterie pesamment armée et munie du gladius pouvait, non-seulement tenir ferme contre une charge de cavalerie, mais encore, dans l'occasion, charger hardiment la cavalerie[26], et la mettre en fuite[27]. Ce fut précisément un fait de cette nature qui décida de la victoire à Pharsale, ainsi que l'explique César lui-même[28].

Quant à la cavalerie gauloise, elle eut le dessous avec la cavalerie germaine dans la guerre de Gaule. Il est vrai que la force numérique des troupes de cette arme, de part et d'autre, n'est point indiquée, et qu'ainsi la comparaison ne peut être rigoureuse, néanmoins la supériorité de la cavalerie germaine, dans la guerre de Gaule, ne paraît point contestable, Toutefois, ne doit-on pas se demander si, dans cette guerre, César n'aurait point fait armer les cavaliers germains, qui combattaient pour lui, des mêmes armes que ses cavaliers légionnaires, avec la cuirasse ? César, en effet, ne négligeait rien ; et un fait d'armes, survenu dans la guerre d'Afrique, ne peut guère s'expliquer autrement. Le lendemain de son débarquement en Afrique, auprès d'Adrumète, qui lui ferma ses portes, César, n'ayant encore avec lui que fort peu de trompes, s'éloignait de la ville avec son petit corps d'armée, quand de nombreux cavaliers maures accoururent ; le harceler. Il arriva alors une chose incroyable, dit Hirtius, savoir, que moins de trente cavaliers gaulois chargèrent deux mille cavaliers maures, leur firent céder le terrain et les poussèrent dans la ville[29].

Ainsi, en résumé, suivant nous, les armes de main offensives et défensives des Romains étaient incomparablement supérieures à celles des Gaulois.

Restent, il est vrai, à expliquer les victoires remportées par nos aïeux en Italie, en Grèce, dans l’Orient : cette question sera mieux placée dans notre troisième Notice, où Polybe nous fournira des renseignements lumineux.

 

 

 



[1] VÉGÈCE, De re militari, II, XV.

[2] De bell. Gall., VII, LXXII.

[3] De bell. Gall., I, XXV.

[4] César n’a employé qu'une seule fois le mot gœsa (De bell. Gall., III, II), qu’on trouve dans Virgile, dans Tite-Live et autres auteurs anciens, pour désigner une arme particulière aux Gaulois, leur arme nationale, une sorte de petit javelot ou de lance très-courte qu'ils lancent, paraît-il, avec la main. Était-ce plus spécialement l'arme des Gesates, et ce nom Gesates désigne-t-il en particulier des Gaulois qui habitaient sur les rives du haut Rhône ? Nous aurons à revenir sur ce point.

[5] TITE-LIVE, XXII, XLVI.

[6] TITE-LIVE, VII, X.

[7] De re milit., I, XII.

[8] De bell. Gall., V, XLI.

[9] De bell. Gall., VIII, XXIII.

[10] De bell. Gall., VIII, XLVIII.

[11] De bell. Gall., IV, XXXVII.

[12] De bell. Gall., VI, XXXIX.

[13] De bell. Gall., VII, XII.

[14] De bell. Gall., III, V et VI.

[15] De bell. Gall., III, XXV.

[16] De bell. Gall., II, XI.

[17] Salluste, Jug., LXXXVII.

[18] De bell. Gall, VII, LXII.

[19] De bell. Gall., VII, LI.

[20] De bell. Gall., I, LII, LIII.

[21] FLORUS, III, X, Bellum Gallicum.

[22] De bell. Gall., I, XLII.

[23] De bell. Gall., I, XV, XVIII.

[24] CÉSAR, De bell, civ., III, XCIII.

[25] CÉSAR, De bell, civ., VII, LXXX.

[26] CÉSAR, De bell, civ., VII, LXVII.

[27] CÉSAR, De bell, civ., III, XCIII.

[28] CÉSAR, De bell, civ., III, XCV.

[29] De bell Afric., VI.