ANNIBAL EN GAULE

 

CONCLUSIONS GÉNÉRALES.

NATURE PARTICULIÈRE DE LA GUERRE D'ANNIBAL. GÉNIE PROPRE DE CE GRAND HOMME.

 

 

Nous pouvons maintenant, sur la foi des recherches historiques qui précèdent, déduire avec certitude quel fut le caractère distinct de la guerre d'Annibal, et en quoi ce grand homme excella parmi les plus illustres dont l'histoire fasse mention.

Au point de vue politique, l'expédition d'Annibal se distingue en ce qu'elle fut la première, et peut-être la seule grande guerre qui ait été entreprise uniquement pour la défense commune des peuples, et pour la liberté de chacun d'eux en particulier, contre la politique et la violence d'un despotisme conquérant.

Au point de vue historique, la guerre d’Annibal, dit Polybe, fut une conséquence de celle de Sicile (ou première guerre punique). Ajoutons qu’elle eut pour cause, plus proche et déterminante, une odieuse spoliation commise par les Romains : qui n’avaient pas craint de surprendre et d'enlever la Sardaigne aux Carthaginois après le traité de paix intervenu. Cette seconde guerre, d'ailleurs, fut commune aux Carthaginois et aux Gaulois cisalpins. Placés, les uns et les antres, dans la même situation périlleuse en face des Romains, ils firent alliance pour recourir ensemble à ce dernier moyen de salut, et combattirent avec la même bravoure sons la conduite du grand général africain.

L’idée première de cette guerre, devenue nécessaire, remonte au père d'Annibal, à Amilcar Barcas, surnommé encore le Grand Amilcar, qui avait commandé les Carthaginois dans la guerre de Sicile, et dont on a pu constater l'étonnante habileté à prévoir et à déjouer tous les projets de l’ennemi. Aussi Polybe le place-t-il bien au-dessus de tous les généraux romains qu'il eut en face de lui dans cette guerre de Sicile.

Mais les Romains y avaient l'avantage du côté des soldats. On sait, en effet, que la république de Carthage s'adonnait au commerce maritime, et se contentait d'employer des mercenaires (ou étrangers) pour la défense de ses possessions ; tandis que, dans la république romaine, tous les hommes libres et valides étaient soldats, tout y était organisé pour faire la guerre, pour vivre et s'enrichir des dépouilles des autres peuples, et pour étendre de plus en plus son territoire par la conquête et l'annexion des territoires limitrophes. En outre, nous avons vu maintes fois qu'on n'y était pas scrupuleux à l'égard des moyens employés pour atteindre ce but : il suffisait qu'ils fussent efficaces. Ainsi, à la longue, Rome devait l'emporter sur Carthage, et par ses légions et par sa politique.

Le résultat de cette première guerre punique avait été, pour les Romains, de dépouiller les Carthaginois de leurs possessions de Sicile, et de leur imposer un lourd tribut. Aussitôt après, les vaincus se virent obligés de lutter contre une nouvelle cause d'affaiblissement : la révolte de leurs mercenaires revenus de Sicile, révolte à laquelle se joignit l'insurrection des peuples de leurs possessions d'Afrique. De là cette affreuse guerre, dite inexpiable, qui mit la république de Carthage à deux doigts de sa perte, la réduisit presque à sa seule capitale, la tint durant trois années dans des angoisses incessantes, et dont enfin Amilcar la délivra.

Les Romains, de leur côté, profitant de l'affaiblissement extrême où tant de maux avaient jeté les malheureux Carthaginois, leur enlevèrent encore la Sardaigne. Ce fut un acte de la plus criante iniquité : Polybe lui-même le reconnaît. Il fut commis sous ce prétexte inouï, que les mercenaires soldés pour la défense de cette possession carthaginoise (lesquels, s'étant révoltés comme ceux d'Afrique, avaient fait mourir cruellement leurs deux généraux carthaginois et tous les autres Carthaginois présents dans l'île, après quoi ils l’avaient saccagée), sous prétexte que ces mercenaires de Carthage, disons-nous, ces étrangers, sans feu ni lieu, étaient venus d'eux-mêmes leur offrir la Sardaigne, à eux Romains.

De plus, comme les Carthaginois préparaient une expédition pour rentrer en possession de leur île, les Romains, alléguant que cette expédition était préparée contre eux-mêmes, décrétèrent de leur intenter de nouveau la guerre ; en sorte que, sous une telle menace, ces pauvres vaincus de la veille, déjà si épuisés, durent encore se laisser extorquer un grave surcroît de tribut.

Aussi, dès lors, Amilcar dut-il voir clairement : 1° qu'il n'y avait point de sécurité possible en face des Romains, ni pour sa patrie, ni pour aucun autre peuple pouvant exciter leur convoitise ; 2° que ces envahisseurs systématiques, maîtres désormais de la Sicile et de la Sardaigne, ne manqueraient pas de trouver bientôt quelque prétexte pour passer de nouveau en Afrique, et y étendre leurs conquêtes aux dépens des Carthaginois ; enfin, 3° que les forces de la république de Carthage, telles qu'elles avaient été constituées dans la première guerre punique, ne pouvaient suffire pour la défendre contre eux. Et en face d'un avenir si plein de périls, la recherche de quelque moyen de salut pour sa patrie dut être l'objet unique de toutes les pensées, de toutes les méditations politiques et militaires de ce grand Amilcar.

Et, à bien considérer cette situation, évidemment l'unique voie de salut qui pût s'offrir à lui, c'était de susciter une grande alliance défensive de tous les peuples intéressés à se garantir mutuellement, tous et chacun, de l’invasion romaine.

Or, à cette époque, les Gaulois cisalpins se trouvaient de leur côté dans la même situation périlleuse que les Carthaginois. Déjà les Romains les avaient spoliés d'une partie de leur territoire (ager gallicus) ; cependant ils n'en étaient pas moins encore très-redoutés pour leur bravoure et leur fougue. Ainsi, naturellement, Amilcar dut tourner vers les Gaulois cisalpins ses vues politiques. Et d'ailleurs, en considérant la position géographique de la Gaule cisalpine, ce fut encore de ce côté-là qu'il dut tourner ses vues militaires. Enfin, il est manifeste que son but capital dut être d'y parvenir à l’improviste, avant que les Romains pussent y organiser la défense.

Ainsi, la condition indispensable pour le succès du projet d'Amilcar fut de se porter avec l'armée carthaginoise en Gaule cisalpine, le plus rapidement possible, par la voie de terre, c'est-à-dire en traversant l'Espagne, la vieille Gaule et les Alpes.

Telle est la liaison naturelle des idées qui se rattachent au projet d'Amilcar Barcas et qu'on trouve éparses dans Polybe ou dans Cornélius Nepos : projet sur lequel l'auteur grec a tant insisté, en le considérant comme l'origine même de l'expédition d'Annibal, et que néanmoins il n'a pas jugé à propos d'expliquer suffisamment.

Les bases de ce projet une fois fixées, aussitôt Amilcar, pour en préparer les voies et moyens, passa en Espagne comme gouverneur des possessions carthaginoises. Il y emmena avec lui son jeune fils Annibal (alors âgé de neuf ans), après lui avoir fait jurer devant l’autel de la Patrie, dans la solennité du départ, de ne jamais être l’ami des Romains. Car, par une sage prévoyance, et dans la pensée que sa vie pourrait ne pas suffire pour une telle entreprise, — de ses trois fils, Amilcar avait choisi d'avance celui-là (Asdrubal était son aîné), et s'était appliqué avec le plus grand soin à l'instruire et à le former dans la politique et la guerre, afin d'avoir en lui, au besoin, un continuateur de cette lutte inévitable, d'où dépendait le salut de leur patrie et de tous les autres peuples non encore subjugués par les Romains : lutte formidable qu'Amilcar se proposait d'entreprendre lui-même, et qu'il préparait de longue main.

La mort l'ayant surpris au milieu de ces préparatifs, ils furent continués par son gendre Asdrubal : et ensuite, par Annibal lui-même, qui accepta avec ardeur et confiance de poursuivre l'œuvre politique et militaire de son père. En sorte que, peu d'années après, étant parvenu à s'entendre d'avance avec les Gaulois cisalpins et à se ménager leur concours pour cette prodigieuse expédition, il put enfin l'entreprendre à l'âge de vingt-neuf ans, l'an 218 avant notre ère. Et, à la façon dont il l'exécuta, il est aisé de reconnaître qu'il eût été capable de la concevoir lui-même.

En effets pendant les seize années qu'elle dura, jamais Annibal ne cessa d'y montrer envers ses alliés l’esprit politique le plus élevée le plus intelligent des intérêts communs, le plus juste, le plus libéral et le plus honnête, bien différent en cela de la politique romaine qui partout se montrait captieuse, égoïste, perfide et vindicative. On peut même dire qu'Annibal fit la guerre aux Romains avec courtoisie, car il eut constamment soin de faire rechercher sur les champs de bataille les corps de leurs généraux tombés devant lui, pour leur rendre les honneurs funèbres ; tandis que les Romains jetèrent indignement dans ses avant-postes la tète de son frère Asdrubal, comme on eût pu le faire de la tête d'un animal immonde.

La stratégie d'Annibal dans son expédition à travers la vieille Gaule, pays alors inconnu, le Rhône, fleuve puissant et rapide, les Alpes, montagnes gigantesques, pleines de difficultés et de terreurs, cette stratégie merveilleuse, nous la connaissons maintenant avec certitude, et nous en pouvons juger. Elle doit être considérée comme un modèle accompli de sagacité et d'audace, mais surtout de prudence et d*habileté militaire. Ses résultats consécutifs en Italie ont dû frapper l'esprit du lecteur : inutile de revenir ici sur l'épouvante qu'y jeta, coup sur coup parmi les Romains, ce foudre de guerre.

Quant à la tactique du terrible Africain dans les batailles, elle fut aussi simple qu'efficace. Mais, pour l'appliquer, il fallait un homme tel que lui, qui eût toute la confiance des soldats et qui pût leur dire sans détour, à l’arrivée en Italie : — Vous voici désormais placés dans une situation où vous ne pouvez plus avoir d*espérance que dans la victoire ; il vous faut vaincre ou mourir ; si vous y êtes bien déterminés, je vous promets la victoire avec la vie, et de plus, toutes les richesses des Romains.

Il importe de s'arrêter un peu sur cette tactique, et à en bien examiner le fond. Car on peut dire que ce fut la tactique propre et constante d'Annibal, notamment à la Trébie, à Trasimène, à Cannes ; que ce fut une combinaison profonde de hardiesse et de prudence, reposant sur une expérience consommée de tous les détails meurtriers d'une bataille, dans les conditions où avait lieu cette guerre. Constatons-en le mécanisme.

Considérons deux armées égales, munies presque uniquement d'armes de main (d'armes blanches, comme on dit aujourd'hui), et s'avançant pour combattre de près. Si l'une de ces deux armées réussit à envelopper l’autre de très-près, dès les premiers coups, et la presse sur elle-même jusqu'à la serrer en une masse compacte, l'armée ainsi enveloppée sera presque infailliblement perdue, si brave et disciplinée qu'elle soit. En effet, dans de telles conditions respectives, il est clair que les combattants du pourtour de l'armée enveloppée et pressée par l’ennemi, les seuls qui puissent combattre, seront extrêmement gênés dans leurs mouvements et comme paralysés dans la lutte, par la masse inerte de leur propre armée serrée derrière eux ; de sorte qu'à peine une ou deux rangées d'hommes pourront faire face à l'extérieur et prendre part à la bataille. Au contraire, du côté de l'armée enveloppante, tous les combattants auront leurs coudées franches, pourront combattre à Taise aux distances convenables entre eux, et auront derrière eux leurs renforts libres et disponibles, pour se porter à l'instant où le besoin pourra les appeler, ici ou là[1].

Il est également clair que cette tactique d'Annibal était praticable même avec une armée de moitié moins nombreuse que celle de l’ennemi, comme était la sienne. Il suffisait qu'il eût bien choisi et bien étudié d'avance son terrain ; qu'il eût bien réglé, bien précisé les manœuvres à exécuter ; qu'il réussît à y amener l'ennemi ; et que pas un de ses lieutenants, pas un de ses divers corps de troupes, ne faillit ou n'hésitât dans l'exécution. Car tout intervalle laissé libre, toute hésitation même à se jeter sur l'ennemi et à le serrer immédiatement de très-près eût tout fait échouer. Il fallait, pour ainsi dire, le prendre à la gorge, le réduire du premier coup à ne pouvoir plus manœuvrer, à ne présenter plus que la moindre surface possible de combattants ; puis, le maintenir ainsi jusqu'à la fin.

Telle serait, selon nous, l'explication de tous ces succès étonnants d'Annibal contre les Romains. C'est ainsi que, à la bataille de la Trébie, il les fit cerner de droite et de gauche par les ailes de son armée et les troupes embusquées sous le commandement de son frère Magon, pendant que son centre les refoulait directement contre la rivière. C'est ainsi que, à la bataille de Trasimène, après avoir attiré les Romains entre le lac et les collines, il leur barra le chemin par devant et par derrière ; pendant que, sur leur flanc, le gros de ses troupes, descendant des hauteurs on elles s'étaient d'abord cachées, se jetait sur eux et les écrasait ou les poussait dans le lac. Enfin, c'est ainsi que, à la bataille de Cannes, par la manœuvre intrépide des Gaulois mêlés d'Espagnols, il attira tout le poids de huit légions sur son centre, qui paraissait faiblir devant ces masses romaines, mais qui tout à coup tint ferme et les arrêta ; pendant que, de part et d'autre, les deux ailes de son armée se repliaient sur elles ; et que sa cavalerie, après avoir mis en déroute celle des Romains, revenait par derrière sur ces mêmes légions et fermait l'enceinte : où ce ne fut plus dès lors qu'une boucherie de 70 mille hommes, dit Polybe (Tite-Live dit seulement 45.000).

Comment donc ne pas reconnaître, dans ce haut fait des Gaulois à Cannes, pour le moins autant de courage et de sang-froid que jamais les Romains en aient montrés ? Et même, si l'on considère que parmi les pertes qu'ont coûtées à Annibal ses plus grandes victoires, les principales ont généralement porté sur ses auxiliaires de la Gaule, n'est-il pas permis d'en induire qu'ils ont déjà montré, sous son commandement, cette qualité de race qu'on a désignée ensuite dans ces même contrées sous le nom de la furia francese ? qualité militaire la plus importante, et même indispensable, pour le succès de sa tactique spéciale. Aussi, en même temps que Tite-Live calomniait bassement les Gaulois, le grand historien romain, Salluste, n'hésitait-il pas à proclamer leur supériorité militaire, en ces termes : — Cognoveram... gloria belli Gallos ante Romanos fuisse (Cat., LIII) — c'est-à-dire : J'avais reconnu que, pour la gloire militaire, les Gaulois avaient le pas sur les Romains.

La grande difficulté de cette tactique d'Annibal, c'était d'amener ainsi les légions sur le terrain qu'il avait choisi d'avance et suivant lequel il avait réglé tous les détails de la manœuvre à exécuter de son côté. Pour cela, il avait soin d'étudier avec une très-grande attention le caractère personnel du général qu'on lui avait opposé ; et, s'il présentait quelque défaut saillant, c'était par là qu'il l'amenait à son but. Polybe ne manque pas de le constater à propos de chaque bataille, et cela est effectivement admirable. Une seule fois Annibal eut en face de lui un général assez défiant, Fabius Maximus. Il se trouvait alors entre Rome et Capoue, dans le voisinage de Casilinum et du mont Callicula. Trompé par un guide du pays, il s'y trouva engagé dans un mauvais pas, sous les yeux de Fabius. Dans cette situation périlleuse, ne pouvant mettre en défaut le général romain lui-même, il eût recours au caractère superstitieux de ses soldats. La nuit venue, il fit allumer, comme on sait, des matières incendiaires attachées aux cornes d'un troupeau de bœufs qui suivait l’armée, et qu'on poussa immédiatement devant elle dans plusieurs directions. A cette vue, saisis d'une terreur superstitieuse, les soldats romains qui gardaient l'issue du défilé s^enfuirent. La garde des défilés n'eut pas plutôt quitté son poste, ajoute Polybe, qu'Annibal les fit traverser à son armée et au butin : tout passa sans le moindre obstacle. Au jour, de peur que les Romains, qui étaient sur les hauteurs, ne maltraitassent ses armées à la légère, il les soutint d'un gros d'Espagnols, qui, ayant jeté sur le carreau environ mille Romains, descendirent tranquillement avec ceux qu'ils étaient allés secourir. Sorti par cette ruse du territoire de Falerne, il campa ensuite paisiblement où il voulut. Il n'eut plus d'autre embarras que de chercher où il prendrait ses quartiers d'hiver. (III, XX.)Verba dedit Fabio, — comme dit Cornélius Nepos : Il brûla la politesse à Fabius, » ou bien : il se joua de l'espoir de Fabius, pourrions-nous dire.

Annibal a-t-il commis quelque faute militaire ? Une seule lui a été imputée, et par Tite-Live, dont on a pu apprécier ci-dessus le peu de bonne foi. Cette faute serait de ne pas avoir marché sur Rome immédiatement après la bataille de Cannes, suivant le célèbre conseil attribué à son lieutenant Maharbal, en ces termes : — Vincere scis, Hannibal, victoria uti nescis, — C'est-à-dire : Tu sais vaincre, Annibal, mais tu ne sais pas profiter de la victoire. Or, si l’on considère ce que le même écrivain a dit de Brennus et de ses Gaulois qui prirent Rome, et de la défense du Capitole par Manlius, et de la prétendue victoire complète de Camille contre eux dans Rome même, etc., tout cela en contradiction flagrante avec le témoignage de Polybe, d'une autorité incontestablement supérieure, on pourra juger de la créance que mérite cette nouvelle assertion de Tite-Live. D'autant que, selon lui-même, très-peu de jours après la bataille de Cannes, Annibal ne put se rendre maître d un simple quartier de Casilinum où quelques Romains s'étaient retranchés, et qu'il fut obligé d'en abandonner le siège, faute de moyens convenables. On doit donc croire que dès lors les soldats qui avaient pris Sagonte, après huit mois de siège, ne restaient plus qu'en trop petit nombre dans son armée pour prendre une ville, surtout pour prendre Rome. Et quant aux Gaulois cisalpins, qui y étaient nombreux, ils ne paraissent pas s'être jamais livrés aux travaux d'attaque des places. Mais, par ce conseil prêté à Maharbal, Tite-Live continuait de suivre ses tendances personnelles et de déprécier le génie d'Annibal d'une manière indirecte et perfide, en lui imputant une faute qui pouvait paraître capitale et irréparable. Nous croyons donc que c'est là seulement une calomnie de plus à la charge de cet écrivain. Enfin, lorsque Rome, après seize années d'angoisses, fut parvenue à se dégager des étreintes de son ennemi, abandonné sans renforts au milieu de l'Italie où sa vaillante armée s'épuisa peu à peu, et que les sénateurs de Carthage eurent traité de la paix, Annibal, de son côté, résolut de poursuivre la lutte par tous les moyens politiques.

En effet : pouvait-il compter sur ce traité conclu par le sénat de Carthage ? Pouvait-il se fier à la foi romaine ? lui, qui savait de quelle manière les Romains, ces envahisseurs insatiables, s'étaient emparés de la Sardaigne, au mépris du traité précédemment conclu à la fin de la première guerre punique. Polybe, qui en a cité les conditions, n'a pas craint de dire au milieu de Rome : Il est de notoriété publique que ce fut contre la foi des traités que l'on força les Carthaginois, dans des circonstances fâcheuses, de sortir de la Sardaigne, et de payer le tribut énorme dont nous avons parlé. (III, V.) Ainsi, le nouveau traité conclu avec les Romains ne changeait réellement pas la situation périlleuse où se trouvaient les Carthaginois en face d'eux. Et par conséquent, Annibal, dans son patriotisme, fit sagement de songer à atteindre par la voie politique ce même but qu'il n'avait pu atteindre par la voie des armes, c'est-à-dire : de susciter par les moyens politiques une alliance défensive des peuples contre les Romains : alliance qui n'avait pas cessé d'être le seul réel moyen de salut pour les Carthaginois et d'autres peuples.

Nommé préteur (après avoir été pendant vingt-deux ans l'un des deux rois annuels de Carthage), Annibal ne s'en dévoua pas avec moins d'ardeur au service de sa patrie. Il rétablit ses finances épuisées, de manière qu'elle put payer aux Romains le tribut stipulé dans le traité de paix ; et il lui ménagea de nouvelles ressources pour le moment propice, etc. Le sénat de Rome s'en inquiéta, et fit comprendre aux Carthaginois que ces inquiétudes mettaient obstacle aux bonnes grâces du vainqueur, et qu'ils avaient divers moyens de les écarter. Mais Annibal déjoua la politique des ambassadeurs romains, en s'expatriant d'avance pour ne pas être livré. Ses biens furent vendus. Son frère Magon, exilé de même, vint ensuite le rejoindre chez les Cyrénéens. Avec lui, et encore après sa mort, Annibal ne cessa de solliciter les rois et les peuples des côtes de la Méditerranée à entrer dans ses vues contre les Romains.

Les Romains, de leur côté, jugeaient bien que ces vues politiques d'Annibal, et la réalisation d'une alliance défensive des peuples placés autour d'eux, amèneraient infailliblement la ruine de leur propre politique et de leurs ressources militaires parmi leurs propres alliés, double base sur laquelle reposait tout l'édifice de leur puissance ; et, prenant l'alarme à ce sujet, ils en vinrent à ne reculer devant aucun moyen pour se défaire d'un ennemi si redoutable à tous égards[2].

Cette lutte politique d'Annibal, seul contre Rome, se prolongea environ dix-neuf ans après la lutte année. Enfin, le roi de Bithynie, Prusias, qui lui avait donné ^hospitalité, l'abandonna honteusement, ou plutôt le livra perfidement aux ambassadeurs romains, envoyés à cet effet par le sénat. Et à l'âge de soixante-quatre ans environ (l’an 182 av. J.-C.), Annibal son hôte, cet homme si digne d'admiration, — mirandusque cliens, — dit Juvénal lui-même, après avoir consacré cinquante années de sa vie à des efforts persévérants pour le salut de sa patrie, se vit réduit à avaler du poison (il en portait constamment sur lui dans le chaton d'un anneau), pour ne pas être témoin de l'humiliation et de l'anéantissement de sa patrie, qu'il dut prévoir à bref délai.

Sans doute le sacrifice de sa vie pour la patrie fut facile à ce grand Carthaginois, comme à toute son héroïque famille ; mais, à lui, le dernier du sang d'Amilcar, quelle douleur dut assaillir sa grande âme à cette dernière heure, en songeant que Tunique espoir de salut national, ce projet pour lequel il avait vécu et pour lequel il mourait, allait s'évanouir avec sa propre existence ! Ne dut-il pas alors, en face de l'affreuse vérité et par un dernier acte, prononcer contre les Romains l'imprécation suprême que le poète place dans la bouche de la fondatrice de Carthage :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor !

Qu'on nous permette d'ajouter, en terminant, une dernière considération, qui se rattache directement à la guerre d'Annibal, bien qu'elle soit tirée de la troisième guerre punique, où la république de Carthage fut anéantie et son territoire annexé au territoire romain.

Cet anéantissement de la république de Carthage (qu'on a décoré du nom de troisième guerre punique, sans doute parce que ce fut un acte décrété par le sénat de Rome et exécuté par les légions romaines), si on l'examine à fond, paraît n'avoir été réellement de la part des Romains qu'un acte de vengeance atroce. Car, ce fut l'exécrable destruction d'un grand peuple au mépris des traités dictés et jurés par les Romains eux-mêmes : destruction qu'ils exécutèrent sans le moindre motif, sans même aucun prétexte qu'ils pussent alléguer contre les Carthaginois. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler quelques détails et les dates.

Les conditions du traité accepté par le sénat de Carthage, pour mettre fin à la guerre d'Annibal, avaient été :

Que les Carthaginois vivraient libres, en conservant leurs lois, aussi bien que les terres qu’ils possédaient en Afrique avant la guerre ;

Qu'ils rendraient aux Romains les transfuges, les esclaves et les prisonniers qu'ils avaient à eux ;

Qu'ils livreraient tous leurs vaisseaux, à l'exception de dix à trois rangs de rames ;

Qu'ils livreraient aussi tous leurs éléphants et qu'ils n'en dresseraient plus pour la guerre ;

Que toute guerre hors de l'Afrique leur serait absolument interdite, et que, dans l’Afrique même, ils n'en pourraient faire aucune sans la permission du peuple romain ;

Qu'ils restitueraient à Masinissa tout ce qu'ils avaient pris sur lui ou sur ses ancêtres ;

Qu’ils payeraient aux Romains dix mille talents euboïques d'argent y en cinquante payements, d'année en année ;

Qu'ils fourniraient des vivres, payeraient la solde aux troupes auxiliaires des Romains, et donneraient cent otages jusqu'à la conclusion du traité.

Tout cela fut exécuté ponctuellement de la part des Carthaginois. Sous le coup de la première impression, les sénateurs de Carthage, désespérant de pouvoir réunir une telle somme (équivalant en métal à 55.608.560 fr. : à payer dans ce temps-là !), n'avaient pu retenir leurs larmes. Mais enfin, ils trouvèrent les moyens de se la procurer, grâce à l'habileté financière d'Annibal, nommé préteur. Et dès que les payements annuels furent assurés, ils ne songèrent plus qu'à réparer leurs désastres par le commerce et par la bonne économie de leurs finances.

Remarquons tout d'abord que ce traité exposait Carthage sans défense, à toutes les entreprises de Masinissa, allié des Romains. Il en profita bientôt pour enlever aux Carthaginois leurs plus riches possessions d'Afrique et un très-grand nombre de leurs villes ; pendant que les Romains ajournaient ou éludaient de répondre à leur demande d'être autorisés à se défendre.

Les Romains eux-mêmes (l'an 149 av. J.-C), sans déclaration de guerre, sans aucun motif allégué, signifient aux Carthaginois qu'ils aient à livrer leur flotte entière, leurs armes et leurs machines de guerre. — Ils s'y résignent. — Peu après, on leur déclare qu'il faut quitter Carthage et aller s'établir ailleurs, à au moins 80 stades (15 kilomètres) de la mer. — A cette dernière exigence, l'amour du sol natal leur fait préférer la guerre et la mort. Ils ont recours à tout pour improviser de nouvelles armes. C'est en vain que toutes les forces de Rome viennent se réunir devant Carthage et en faire le siège ; c'est en vain qu’il s'y joint la famine : ses héroïques défenseurs, ses sept cent mille habitants, font des efforts prodigieux, et prolongent la défense de leur ville pendant trois années. Enfin, les Romains y pénètrent le fer et le feu à la main ; et au milieu de flots de sang, et après dix-sept jours d'incendie, Carthage cesse d'exister, il n'en reste plus que des ruines fumantes ; et son territoire est annexé au territoire romain.

Ce traité de paix si perfide et si perfidement exécuté de la part des Romains, qui ne fut qu'un sursis à l'anéantissement de Carthage, avait été conclu l'an 201 av. J.-C ; — Annibal fut livré par Prusias et mourut l'an 182 ; — et la troisième guerre punique commença l’an 149. — Il s'écoula donc, à dater du traité de 201, d'abord dix-neuf ans jusqu'à la mort d'Annibal ; puis trente-trois ans jusqu'à la troisième guerre punique ; c'est-à-dire, en tout, cinquante-deux ans : intervalle de temps durant lequel la somme

 

énorme stipulée au traité dut être payée en cinquante versements, d*année en année. Or, si l’on tient compte des retards inévitables que durent entraîner et la difficulté de réunir le numéraire, et la remise du dernier payement à la fin de la dernière année révolue, etc., il nous semble impossible de contester la coïncidence de la date du dernier payement effectué avec la date du commencement de la troisième guerre punique. Voici donc de quelle manière ces faits historiques paraissent reliés entre eux. Les Romains tirèrent de la guerre d'Annibal l'occasion d'achever la conquête de la Gaule cisalpine et de l’Illyrie, puis, comme le dit Polybe, d'envahir la Macédoine, la Grèce et les États d'Antiochus, qui leur ouvraient l'Asie ; sur ces entrefaites, la mort d'Annibal enleva aux Carthaginois toute chance de résister à la puissance romaine ; et dès lors les Romains n'attendirent plus que le dernier payement de l'énorme contribution de guerre imposée aux Carthaginois par le traité de paix, pour reprendre les armes, contre la foi de ce même traité, et s'abandonner à toute leur haine envers ces anciens ennemis : haine dissimulée et concentrée ainsi pendant cinquante années. Telle serait, croyons-nous, l'explication de cette vengeance si tardive, contrairement à ce qu'on voit d’ordinaire, que la vengeance est impatiente de s'assouvir.

Du reste, on sait que le promoteur de la troisième guerre punique fut Caton le Censeur, par son mot fameux : — Delenda Carthago : Il faut détruire Carthage, — qu'il répétait invariablement à la fin de tous ses discours au sénat. Ainsi, on peut dire encore à bon droit que les Romains, dans cette vengeance perfide et atroce qu'ils exécutèrent aussitôt après le dernier versement de l’or carthaginois, suivirent le conseil du plus sage de leurs sénateurs, qui connaissait exactement le traité de paix : un vrai et pur Romain, qui a remédié à la corruption des mœurs.

En quoi donc de vrais et simples brigands eussent-ils pu faire pis que cela : bien entendu sur une moindre échelle ?

Tels furent les Romains dans l'invasion de la Gaule cisalpine et la guerre d'Annibal.

Concluons, en définitive, que, déjà pour cette époque, les Romains ont pleinement confirmé par leurs actes l'appréciation de leur politique formulée par Mithridate, et qui nous sert d'épigraphe générale pour ces Recherches historiques, telle que la rapporte leur propre historien Salluste : — Les Romains sont devenus grands par l'audace et par la fourberie, et en tirant de leurs guerres les moyens d'intenter de nouvelles guerres.

Nous verrons plus loin s'ils furent autres dans l'invasion de la Gaule transalpine et la guerre de Vercingétorix.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] L'extrême danger d'une telle situation respective, résultant d'une charge furieuse des héroïques Nerviens contre les légions de Jules César, fut bien vite senti par cet habile général. A l'instant, il accourut de sa personne au premier rang des légionnaires, avec un bouclier arraché à un soldat en passant ; et il combattit là de sa propre main, animant les soldats par son exemple, et pour encourager les centurions qu'il apercevait, les appelant par leurs propres noms ; jusqu'à ce que, enfin, on eût regagné les espaces nécessaires pour combattre facilement au glaive. — Laxare manipulos jussit, quo facilius gladiis uti postent, (II, XXV.) — Ce qui sauva son armée de ce péril.

[2] Voir Cornélius Nepos (Hannibal, VII, VIII, X, XII). — Cet auteur grave, et des plus judicieux, n'a pas craint d'affirmer dans Rome même que, si Antiochus eût voulu continuer de suivre les conseils qu'Annibal lui avait donnés sur la manière de diriger la guerre contre les Romains, il leur eût disputé l'empire plus près du Tibre que des Thermopyles, où son armée fut battue (l'an 191 av. J.-C).