ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

§ VI. — Calomnies répandues dans le monde par Tite-Live spécialement contre les Gaulois.

 

A-t-il été plus impartial à l'égard des Gaulois ? Cherchons ce qu'il en a dit ; examinons comment il les a présentés, sous quel jour il les a dépeints, et s'il a dit vrai.

Dès la première occasion qui s'offre à lui, au sujet de cette multitude confuse de Gaulois accourue sur le bord du Rhône et qu'Annibal eut à repousser, en débarquant sur la rive gauche, on voit éclater la partialité dénigrante de l'historien romain contre nos ancêtres.

Après la fuite de cette multitude, dit-il, Annibal, fait paisiblement passer le reste de ses troupes, — et n'ayant plus désormais que du mépris pour les prises d'armes des Gaulois (spemens jam gallicos tumultus), — il campe à cet endroit. Or, en concluant ainsi du particulier au général, Tite-Live n'a pas pris garde que sa sentence pouvait être rétorquée à plus forte raison contre les Romains. Car, jadis, dans une occasion mémorable, les Gaulois les avaient fait courir devant eux sur les rives de l'Allia jusqu'à Rome, jusqu'à Rome même, qu'eux Romains ne purent défendre contre ces Gaulois ; lesquels, après en être demeurés maîtres paisiblement durant sept mois, leur rendirent leur ville bénévolement à un certain prix de rachat. C'est ce que prouve le témoignage certain et irrécusable de Polybe, écrivant et publiant cela au milieu des patriciens lettrés et fiers de cette même Rome, sans qu'aucun d'eux ait réclamé contre une si impitoyable affirmation. Nous savons bien qu'il a, lui Tite-Live, raconté ces mêmes événements d'une tout autre manière ; mais, qui oserait mettre son autorité en balance avec celle de Polybe ?

Au surplus, pour faire justice des amplifications haineuses et dénigrantes de Tite-Live et de ses imitateurs, à l'égard de la race gauloise, laquelle, quoi qu'on ait pu faire pour le dissimuler, n'a pas laissé d'être parmi les Romains, à diverses reprises, le sujet des alarmes et des terreurs les plus grandes, il suffit d'approfondir un peu l'examen des batailles d'Annibal.

En effet, d'après les passages de Tite-Live lui-même cités plus haut, l'armée d'Annibal à son entrée en Italie, y compris les Gaulois et les Ligures, se serait élevée sommairement à 90.000 hommes. Mais, comme l'auteur romain avait ses motifs pour exagérer alors les forces d'Annibal, réduisons-les à l’effectif de 50.000 hommes qu'il lui compte à la bataille de Cannes, et que Polybe avait déjà indiqué au sujet de cette grande bataille : contentons-nous de ce dernier chiffre pour nous tenir aussi près que possible de la vérité. Or, avant la jonction des Gaulois et des Ligures avec Annibal, au moment même où son armée arrivant d'Espagne débouchait des Alpes chez les Taurini, il ne lui restait plus de cette armée que 26.000 hommes, d'après le témoignage de Polybe (que Tite-Live ne contredit en rien). Par conséquent, Annibal devrait déjà avoir eu avec lui à la bataille de Cannes au moins 24.000 Gaulois, avec ce qu'il lui restait de ces 26.000 hommes venus d'Espagne. Mais, depuis son arrivée en Italie jusqu'à la bataille de Cannes, il avait dû perdre encore une autre partie de ses troupes venues d'Espagne : soit dans les batailles du Tésin, de la Trébie, de Trasimène ; soit au passage des Apennins par une violente tempête de neige ; soit dans la traversée des marais de Clusium, où ses soldats eurent les pieds dans la boue ou l'humidité durant quatre jours et trois nuits ; soit enfin par les maladies accidentelles. Veut-on réduire toutes ces pertes à 6.000 hommes ? Dès lors, les Gaulois ont dû fournir au moins 6.000 hommes de plus pour compléter l'effectif constaté à la bataille de Cannes. Annibal a donc eu avec lui à cette bataille de Cannes environ 30.000 Gaulois : c'est-à-dire que les trois cinquièmes de son armée étaient des Gaulois. Et c'est avec une armée ainsi composée qu'il a remporté une telle victoire !

Et il a tellement compté sur le courage, le sang-froid et la solidité de ces 30.000 Gaulois, qu'il les a choisis pour en faire son centre d'action et la base de toute sa tactique dans cette journée mémorable, de cette tactique étonnante, au moyen de laquelle il est parvenu à envelopper de toutes parts une armée romaine deux fois plus nombreuse que la sienne et à la tailler en pièces à peu près complètement. Ce sont ces 30.000 Gaulois avec leurs sabres sans pointe, mélangés d'un quart au plus d'Espagnols avec leurs glaives, qui ont soutenu la première charge et tout le poids de huit légions romaines hérissées de glaives et de javelots, en les attirant sur eux pas à pas vers le centre de l'armée d’Annibal, en se faisant tuer sans aucun trouble dans l’ordre de bataille, et en manœuvrant comme à la parade. Mais Annibal lui-même s'était placé au milieu d'eux avec son frère Magon, et c'était lui qui commandait la manœuvre. Voilà ce que des soldats de la race gauloise ont pu faire avec un chef tel qu'Annibal. Que Tite-Live et les Romains cherchent dans leurs annales quelque haut fait d'armes comparable à celui-là !

Remarquons d'ailleurs que non-seulement à la bataille de Cannes, mais aussi à celle de Trasimène, à celle de la Trébie, en un mot, partout où les pertes de l'armée d'Annibal ont été distinguées par nationalité, les Gaulois y ont eu la plus grande part. Ce qui autorise à croire qu'Annibal les plaçait d'habitude aux postes les plus périlleux et les plus importants.

De plus, pendant que ces Gaulois cisalpins étaient allés ainsi avec Annibal porter la guerre dans le midi de l'Italie, une troisième armée romaine fut envoyée en Gaule cisalpine sous le commandement du préteur L. Posthumius, pour y opérer une diversion. Mais elle y fut aussi complètement taillée en pièces par les Gaulois tout seuls, dans une bataille où le préteur lui-même, consul désigné, perdit la vie. La nouvelle de cette sanglante défaite parvint à Rome presque en même temps que celle du désastre de Cannes, ainsi que Polybe l'a rapporté, sans ajouter aucuns détails.

Or, il était difficile à Tite-Live de présenter un tel fait avec ce dédain superbe qu'il témoignait pour les prises d'armes des Gaulois, — spemens jam gallicos tumultus. — Voici comment il s'y est pris : Il y avait en Gaule, dit-il, une vaste forêt, qu'on appelle dans ce pays Litana, et que l'armée romaine devait traverser. A droite et à gauche le long de la route, les Gaulois avaient incomplètement coupé le pied de tous les arbres, de manière qu'ils restassent encore debout, mais qu'une légère impulsion suffit pour les faire tomber. Posthumius avait deux légions de Romains, et il avait levé parmi les alliés, du côté de la mer supérieure (Adriatique) un nombre de soldats tel qu'il était entré avec 25.000 hommes sur les terres des ennemis. Les Gaulois se tenaient postés à la lisière de la forêt, et, dès qu'ils virent l'armée engagée dans l'intérieur, ils poussèrent les premiers arbres coupés : ceux-ci tombant de proche en proche sur les autres, qui étaient déjà près de tomber et tenaient mal sur pied, tous de part et d'autre s'abattent sur les Romains, écrasant tout, les armes, les hommes, les chevaux, de telle manière qu'à peine dix hommes échappèrent. Car, outre que le plus grand nombre furent tués par les troncs des arbres et les éclats des branches, le reste de la multitude, effrayé d'un malheur si imprévu, fut massacré par les Gaulois postés en armes tout autour de la forêt. D'un si grand nombre d'hommes, quelques-uns seulement, qui cherchèrent à gagner le pont d'une rivière que les ennemis avaient occupé d'avance, ne purent y passer et furent faits prisonniers. C'est là que Posthumius fut tué, en combattant de toutes ses forces pour échapper à la captivité. (XXIII, XXIV.)

Un tel récit ne se discute pas : il suffit de le lire avec attention et de n'être pas dénué de tout bon sens, pour juger de l'écrivain et de son audace dans la falsification de l'histoire. Cependant, si originale et si ridicule que soit cette invention de Tite-Live, du moins n'offre-t-elle rien d'odieux. Mais en voici une autre, qui nous paraît mériter un jugement plus sévère.

On a vu plus haut de quelle manière Polybe rapporte, après la bataille du Tésin, un petit fait d'armes de 2.000 Gaulois qui s'étaient joints à Annibal, dit-il, et qui allèrent hardiment de jour attaquer les avant-postes de Scipion, dans une position où ce consul se croyait à l'abri de toute insulte. On a pu apprécier quel motif aurait porté cet auteur à prononcer là les mots de complot et de trahison, bien qu'ils ne fussent nullement justifiés par les faits, tels qu'il les rapporte lui-même. Tite-Live s'est-il contenté de copier à ce sujet le récit de Polybe ? Cela n'eût point satisfait ses tendances personnelles. Il a donc adopté l'idée de complot et de trahison mise en avant par l'auteur grec ; mais, voyant bien que les faits rapportés par lui ne justifiaient pas une telle inculpation à l’égard des Gaulois, il n'a pas craint de changer complètement ces faits eux-mêmes, et de constituer ainsi, à la charge des Gaulois, un véritable acte de trahison envers les Romains. En effet, d'après Tite-Live, les 2.000 Gaulois dont il s'agit auraient été, non pas des soldats de l'armée d'Annibal, comme le constate Polybe, mais bien des soldats auxiliaires de l’armée romaine, établis avec elle dans le camp du consul. Et là, non pas de jour, mais pendant la nuit, 2.000 fantassins et 200 cavaliers de ces Gaulois auxiliaires, se levant en armes, auraient massacré les gardes qui veillaient aux portes du camp, et ensuite passé dans le camp d'Annibal, qui leur aurait fait bon accueil... (XXI, XLVIII.) C'est ainsi que Tite-Live, dans son inimitié contre les Gaulois, parviendrait à changer un fait d'armes assez brillant de ce peuple, en un traître et infâme massacre nocturne. Mais nous le répétons, qui pourrait hésiter à accorder la prépondérance d'autorité à Polybe, et à déclarer odieux ce procédé de Tite-Live envers les Gaulois ?

En résumé, on voit par ces exemples quelles libertés Tite-Live s'est permises en histoire ; on voit à quel point il s'est écarté de la vérité et même du sens commun, plutôt que de reconnaître quelque importance aux prises d'armes des Gaulois et quelques qualités militaires chez ce peuple, qui avait été, surtout huit ans avant l'expédition d'Annibal, et qui était, sans doute encore un peu alors, la terreur de Rome.

Ainsi Tite-Live, dans ce qu'il dit des Gaulois, comme dans ce qu'il dit d'Annibal et des Carthaginois, a manqué non-seulement d'impartialité, ce premier devoir de tout historien, mais encore du plus vulgaire bon sens : tant il semble avoir été égaré par sa passion haineuse contre nos ancêtres. On le voit néanmoins : ces mêmes citations, d'un tel auteur, démontrent avec d'autant plus de certitude ce que nous avons avancé, au début de ce travail, que l'expédition d'Annibal en Italie fut une guerre gauloise autant qu'une guerre carthaginoise ; et que les deux peuples combattirent avec la même vaillance sous les ordres du général africain.