ANNIBAL EN GAULE

 

TROISIÈME PARTIE. — CRITIQUE DU RÉCIT DE TITE-LIVE CONCERNANT L'EXPÉDITION D'ANNIBAL.

 

 

§ II. — Sources du récit de Tite-Live.

 

Il est bien clair que nous n'avons à nous occuper ici ni de l'élégance, ni de l'éclat, ni de la vigueur ou des autres qualités remarquables du style de Tite-Live. Ces qualités littéraires, si éminentes qu'elles puissent être, appartiennent à un autre ordre d'études. Il s'agit pour nous uniquement de l'historien et de sa fidélité, ou de sa véracité en matière d'histoire, non du rhéteur et de tous les beaux discours qu'il a su placer dans la bouche de ses personnages.

Passons encore sur ce que les juges les plus bienveillants ne peuvent méconnaître de blâmable dans le récit de Tite-Live, à savoir, qu'il a introduit dans son histoire romaine cent contes merveilleux et absurdes, inventés pour flatter le peuple romain, parvenu au faîte de la puissance. Or, de deux choses Tune : ou cet historien y ajoutait foi comme le peuple, et cela démontrerait chez lui un grand défaut de jugement ; ou bien il n-y croyait pas lui-même, et il les aurait introduits dans son histoire, parce que toutes ces inventions fabuleuses tendaient à la plus grande gloire du peuple romain, et s'accommodaient parfaitement avec sa propre tendance personnelle à le flatter, à l'exalter, et au contraire à déprécier les Carthaginois et les Gaulois, ce qui démontrerait sa partialité et son peu de respect pour la vérité en matière d'histoire. Cette dernière proposition, que nous ne craignons pas d'avancer ici, nous allons tâcher de l'établir sur des traits positifs et importants de son récit.

Précisons bien notre pensée. Si on examine avec attention le récit de Tite-Live en regard de celui de Polybe (même de la version de dom Thuillier, que nous avons donnée ci-dessus), il est facile de constater que pour l'ordre méthodique du récit, pour tout le gros des faits, et même pour beaucoup de détails intéressants, Tite-Live n'a fait que reproduire en latin le propre récit de Polybe. Partout on reconnaît ce récit original. Or, l'historien romain n'a pas même mentionné le nom de l'historien grec, sauf une seule fois, et pour le contredire au sujet d'une circonstance de peu d'intérêt, à savoir si, oui ou non, Syphax figura au triomphe de Scipion l'Africain. On pourrait donc, avec juste raison, taxer Tite-live de plagiat à l'égard de Polybe. Mais la seule chose que nous désirions faire remarquer, c'est que, dans l'histoire de la seconde guerre punique, Tite-Live n'est auteur original qu'au sujet de certains détails de faits, détails ajoutés par lui à ce qu'avait dit Polybe, et que c'est uniquement d'après ces détails de faits non conformes ou contradictoires au récit de Polybe, que nous devons apprécier ici la fidélité et la véracité de l'auteur romain en matière d'histoire.

De ce qu'il ne s'agit là que de simples détails de faits, il n'en faudrait pas conclure que ces différences des deux récits soient légères et négligeables ; au contraire, elles sont très-graves et très-importantes à considérer ; car elles portent h apprécier les faits eux-mêmes d'une manière bien différente d'un côté ou de l'autre. Ainsi, nous verrons que toutes les variantes, les additions et les omissions qui se rencontrent dans le récit de Tite-Live, tendent systématiquement à altérer celui de Polybe dans un sens toujours favorable aux Romains, ou même flatteur pour Auguste, et au contraire, toujours défavorable à Annibal ou aux Carthaginois, et surtout aux Gaulois.

A un autre égard, tout le monde conviendra que, pour décrire avec clarté et autorité une guerre telle que l'expédition d'Annibal en Italie, il est indispensable de connaître les lieux où passa l'armée carthaginoise. Polybe l’a bien senti, et il est allé lui-même, à son grand péril personnel, examiner ces lieux dans les Alpes et dans les Gaules : il l'affirme, et nous en avons constaté la preuve plus d'une fois dans certains détails tout particuliers de ses descriptions topographiques. Mais Tite-Live, qui vivait d'ordinaire à Rome ou à Naples, ne paraît ni avoir assez bien connu parles géographes de son temps, ni être jamais allé de sa personne examiner les lieux par où Annibal avait traversé la vieille Gaule et les Alpes. Nous constaterons même qu'à l'égard de la Gaule cisalpine, sa propre patrie, il ne se formait pas une idée vraie des rapports géographiques de la ville de Plaisance avec divers affluents du Pô (le Tésin, la Trébie), sur les bords desquels Annibal avait livré bataille aux Romains. Or, comment décrire convenablement ces deux batailles sans connaître d'une manière exacte la position de cette ville, puisqu'elle servit alors d'appui et de refuge aux armées romaines ?

Nous disons donc, pour résumer notre thèse, que Tite-live a reproduit en latin dans un brillant style, mais en la paraphrasant et l'altérant avec beaucoup de partialité et sans une connaissance suffisante des lieux, cette histoire de l'expédition d'Annibal que Polybe avait écrite avant lui, avec assez d'impartialité, avec une connaissance parfaite des lieux, et avec la compétence d'un homme de guerre.

Entrons maintenant dans l'exposé de nos preuves.