ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XVI. — Descente des Alpes du côté de l'Italie. Difficultés. Obstacle : chemin taillé dans le rocher par Annibal. Premier camp dans la plaine.

 

Le lendemain, a dit le texte ci-dessus, Annibal lève le camp et commence à descendre. — Le lendemain du deuxième jour de repos donné à l’armée carthaginoise sur la ligne de faîte des Alpes, c'était donc le douzième jour à dater de l'entrée dans ces montagnes. Car neuf jours pour monter à la cime et là deux jours de repos, font déjà onze jours, et le lendemain, c'était bien le douzième jour.

A la vérité, hors quelques voleurs qui s'étaient embusqués, il n'eut point là d'ennemis à repousser : mais l'âpreté des lieux et la neige lui firent perdre presque autant de monde qu'il en avait perdu en montant. La descente était étroite, raide et couverte de neige. Pour peu que l'on manquât le vrai chemin, l’on tombait dans des précipices affreux. Cependant le soldat, endurci à ces sortes d'accidents, soutint encore courageusement celui-ci. Enfin, l'on arrive à certain défilé qui s'étend à la longueur d'un stade et demi, et que les éléphants ni les bêtes de charge ne pouvaient franchir. Outre que le sentier était trop étroit, la pente, déjà rapide auparavant, l'était encore devenue davantage depuis peu par un nouvel éboulement des terres. Ce fut alors que les troupes furent saisies de frayeur, et que le courage commença de leur manquer. La première pensée qui vint à Annibal, fut d'éviter le défilé par quelque détour. Mais la neige ne lui permit pas d'en sortir. (III, II.)

Enfin, l'on arrive à certain défilé : cette expression de l'auteur implique l'idée d'une assez longue marche déjà effectuée à la descente des Alpes, lorsque l'armée fut arrêtée par le défilé en question. Et une phrase précédente que nous avons également soulignée, la descente était étroite, raide, etc., montre encore que l'armée avait déjà auparavant descendu par une pente très-rapide où, pour peu qu'on manquât le vrai chemin, couvert de neige, on glissait dans un précipice. Or, si l'on considère le terrain du mont Cenis, où le chemin primitif (comme tout chemin de cette sorte) suit généralement le fond de la vallée, la première pente de ce chemin qui présente de telles conditions à la descente par la vallée de la Cenise, se rencontre immédiatement après le lieu appelé la Grand-Croix. Ainsi, la pente très-raide dont il s'agit dans ce texte est à l'endroit du chemin qu'on désigne encore de nos jours sous le nom d'Échelles de Saint-Nicolas, au bas desquelles on passe dans une petite plaine de même nom. Donc, tout au moins, l'armée carthaginoise était déjà plus bas que la plaine de Saint-Nicolas, lorsqu'elle fut arrêtée par le défilé dont parle l'auteur. Dès lors, en considérant le terrain à la suite, ce défilé même que les éléphants ni les bêtes de charge ne pouvaient franchir dans un espace d'un stade et demi (277 mètres), et où se présentait la pente la plus rapide de tout le chemin, nous paraît avoir été à la descente de la Perrière (Ferrera) sur la Novalaise (Novalesa), très-près de la vieille Perrière (Ferrera Vecchia). Là en effet, la pente est excessivement rapide, sinueuse, et présente beaucoup de difficultés : en un mot, c'est la partie la plus difficile de toute la descente du mont Cenis par le vieux chemin. Et la neige ne permit pas à Annibal de faire remonter de là son armée, pour tâcher de passer sur l'un des côtés, où il existe effectivement d'au-très chemins, mais encore plus difficiles.

Il y fut arrêté, dit l'auteur, par un incident particulier, et qui est propre à ces montagnes. Sur la neige de l'hiver précédent, il en était tombé de nouvelle ; celle-ci, étant molle et peu profonde, se laissait aisément ouvrir : mais quand elle eut été foulée, et que l'on marcha sur celle de dessous, qui était ferme et qui résistait, les pieds ne pouvant s'assurer, les soldats chancelants faisaient presque autant de chutes que de pas ; comme il arrive quand on met le pied sur un terrain couvert de glace. Cet accident en attirait un autre plus fâcheux encore. Quand les soldats étaient tombés et qu'ils voulaient s'aider de leurs genoux, ou s'accrocher à quelque chose pour se relever, ils entraînaient avec eux tout ce qu'ils avaient pris pour se retenir. Pour les bêtes de charge, après avoir cassé la glace en se relevant, elles restaient comme glacées elles-mêmes dans les trous qu'elles avaient creusés : sans pouvoir, sous le pesant fardeau qu'elles portaient, vaincre la dureté de la neige qui était tombée là depuis plusieurs années. Il fallut donc chercher un autre expédient. (III, XI.)

L'explication présentée ici par Polybe ne nous semble pas pouvoir supporter l'épreuve de la critique. En effet, peut-on admettre qu'Annibal avec son armée ait franchi la ligne de faîte des Alpes à un col où la neige persistât d'année en année, quand on sait que partout sur cette ligne de faîte il existe des cols où la neige disparait chaque année, au moins pendant un ou deux mois de l'été ? Il en existe trois de cette sorte rien que dans la partie de la ligne de faîte comprise entre le col du mont Cenis et le col de Fréjus, sous lequel on a percé de nos jours le grand tunnel des Alpes[1], sans compter ces deux cols extrêmes. Polybe lui-même n'a-t-il pas dit qu'Annibal était guidé par des Gaulois cisalpins qui communiquaient fréquemment avec les Gaulois de dessus le Rhône dans la mère patrie, et qui, par conséquent, devaient connaître les bons chemins pour franchir les Alpes ? Et sur de la neige perpétuelle, à quoi les soldats d'Annibal eussent-ils pu s'accrocher, et qu'eussent-ils pu entraîner avec eux dans leur chute, comme il est dit ? Quelle idée pourrait-on se faire d'un chemin battu dans une neige perpétuelle ? Tout chemin battu dans les neiges des hautes montagnes, durant l'hiver, ne devient-il pas une tranchée ? Comment donc les soldats d'Annibal, à la première pente rapide (aux Échelles de Saint-Nicolas), auraient-ils pu manquer un tel chemin ? Et s'il existait là un chemin ordinaire, couvert par la neige nouvelle, comment, plus bas, pouvait-il exister de la neige perpétuelle ? Il ne s'agit donc ici que d'une explication scientifique et générale des phénomènes que présente la neige sur les hauts sommets des Alpes : explication sur laquelle il ne conviendrait point d'être sévère, vu l'état des sciences physiques à l'époque où Polybe écrivait. Reconnaissons donc, nonobstant ce texte, que sur le chemin suivi par Annibal à la descente des Alpes, il existait seulement de la neige nouvellement tombée.

Il prit le parti de camper à la tête du défile, et pour cela il en fit ôter la neige. On creusa ensuite par ses ordres un chemin dans le rocher même, et ce travail fut poussé avec tant de vigueur, qu'au bout du jour qu'il avait été entrepris (même douzième jour), les bêtes de charge et les chevaux descendirent sans beaucoup de peine. On les envoya aussitôt dans les pâturages, et l'on établit le camp dans la plaine, où il n'était pas tombé de neige. Restait à élargir assez le chemin pour que les éléphants y pussent passer. On donna cette tâche aux Numides, que l'on partagea par bandes qui se succédaient les unes aux autres, et qui purent à peine finir en trois jours (treizième, quatorzième et quinzième jour, à dater de l'entrée dans les Alpes). Au bout de ce temps (à la fin du quinzième jour), les éléphants descendirent exténués par la faim, ne pouvant qu'avec peine se soutenir. Car, quoique sur le penchant des Alpes il se trouve des deux côtés des arbres, des forêts, et que la terre y puisse être cultivée, il n'en est pas de même de la cime et des lieux voisins. Couverts de neige pendant toutes les saisons, comment pourraient-ils rien produire ? L'armée descendit la dernière, et au troisième jour (du travail pour élargir le chemin, quinzième jour à dater de l'entrée dans les Alpes), elle entra enfin dans la plaine, mais beaucoup inférieure en nombre à ce qu'elle était au sortir de l’Espagne. Sur la route elle avait beaucoup perdu de son monde, soit dans les combats qu'il fallut soutenir, soit au passage des rivières. Les rochers et les défilés des Alpes lui avaient encore fait perdre beaucoup de soldats, mais incomparablement plus de chevaux et de bêtes de charge.

Il y avait cinq mois et demi qu'Annibal était parti de la nouvelle Carthage, en comptant les quinze jours que lui avait coûtés le passage des Alpes, lorsqu'il planta ses étendards dans les plaines du Pô et parmi les Insubriens, sans que le déchet de son armée eût rien diminué de son audace. Cependant il ne lui restait plus que douze mille Africains et huit mille Espagnols d'infanterie, et six mille chevaux. C'est de lui-même que nous savons cette circonstance, qui a été gravée par son ordre sur une colonne près du promontoire Lacinien[2]. (III, XI.)

Revenons sur quelques détails de cette partie importante du récit, que nous n'avons pas voulu interrompre, afin de laisser sous les yeux du lecteur le tableau complet de l'arrivée d'Annibal en Italie.

Le camp établi à la tête du défilé où l'armée carthaginoise eut tant de peine à passer, dut s'étendre sur le chemin en remontant depuis la Perrière jusqu'à la plaine de Saint-Nicolas, peut-être encore plus haut : les chevaux avec les bêtes de charge restant d'abord arrêtés en bas tout près du défilé, par où le soir même du premier jour de travail au chemin ils descendirent les premiers. Ici il y avait du bois, les troupes purent faire du feu et s'abriter assez bien.

Ensuite, pour franchir ce défilé avec les éléphants, Annibal fit élargir le chemin, le fit tailler, creuser dans le rocher même.

C'est donc ici que devrait s'appliquer le fabuleux vinaigre dont Tite-Live fait mention en ces termes : Comme il fallait tailler le roc, les soldats abattent aux environs d'énormes arbres, les tronçonnent et en font un monceau de bois immense, et ce monceau (un vent assez fort pour bien activer le feu s'étant alors élevé), ils y mettent le feu, et ils font perdre au roc brûlant sa cohésion en y versant du vinaigre. — Ardentiaque saxa infuso aceto putrefaciunt. — Dès lors ils taillent avec le fer le roc calciné par le feu, et ils adoucissent la pente du chemin par quelques détours peu considérables, de manière que non-seulement les bêtes de charge, mais encore les éléphants y pussent descendre. (XXI, XXXVII.)

Ammien Marcellin s'exprime en d'autres termes, mais dans le même sens. Annibal, dit-il, informé de cela par des transfuges (informé que le consul allait l'attendre au débouché des Alpes), prit un autre chemin jusqu'alors impraticable ; et s'étant ouvert un passage dans un rocher excessivement élevé, qu'il creusa par la force d'un grand feu et en y versant du vinaigre, — excisaque rupe in immensum elata, quam cremando vi magna flammarum acetoque infuso dissolvit, — il passa la Durance que ses gouffres variables rendent dangereuse et il arriva le premier dans le pays des Étrusques. (XV, X.)

Juvénal de son côté dit au même sujet, en parlant de la marche d'Annibal depuis l'Espagne :

Pyrenœum

Transilit. Opposuit natura Alpemque, nivemque :

Diducit scopulos, et montem rumpit acceto.

(S. X, v. 151.)

Ce que nous traduisons de la manière suivante : Il franchit les Pyrénées. La nature lui opposait les Alpes et leur neige : il s'ouvre un passage à travers les blocs de roche, et se taille au pic un chemin dans la montagne. Car, assurément, Juvénal connaissait le récit de Polybe concernant la marche d'Annibal depuis l'Espagne jusqu'en Italie, et ces vers mêmes en sont une preuve. Or il avait trop de jugement et il réfléchissait trop pour admettre comme Tite-Live qu'Annibal se fût ouvert un chemin dans un rocher des Alpes au moyen du feu et du vinaigre. Et même, si par impossible il l'eût admis, et qu'il eût voulu indiquer dans les vers précédents un fait de cette nature, il écrivait trop purement, pour qu'il y eût employé le verbe rumpit : verbe qui indique une action purement physique et instantanément violente : il brisa ; mais il y eût employé quelque autre verbe, tel que solvit, qui indique une action chimique et graduellement efficace, comme celle du vinaigre opérant une désagrégation moléculaire. On a vu que Tite-Live, au sujet du vinaigre, a employé le verbe putrefaciunt ; et Ammien Marcellin, le verbe dissolvit. Et d'ailleurs, comment Juvénal aurait-il omis d'indiquer l'action simultanée du feu, qui était une condition essentielle du fait mentionné par Tite-Live ?

On doit donc croire, d'après ce texte même de Juvénal, que le mot latin acetum (qui paraît provenir avec beaucoup d'autres d'un radical commun, peut-être d'acus ?), outre son emploi général pour désigner du vinaigre, était encore usité parmi les ouvriers latins, pour désigner quelque instrument de travail d'une forme aiguë, propre à pénétrer, à piocher dans un terrain très-dur et très-pierreux, comme notre pioche ou notre pic.

Prends ton pic et me romps ce caillou,

a dit le Fabuliste. Du reste, n'avons-nous pas en français un même mot, au genre près, pour indiquer soit une liqueur semblable au vinaigre, piquette, soit un instrument propre à pénétrer dans le sol, piquet ? Et si, d un sens à l'autre, le genre de notre mot diffère, avons-nous la certitude que le mot employé ici par Juvénal, aceto, soit du même genre que lorsqu'il est pris au sens de vinaigre, acetum[3] ?

Concluons donc que Juvénal, dans les vers cités plus haut, a reproduit exactement le sens du récit de Polybe, et que notre propre version de ces mêmes vers reproduit fidèlement la pensée de Juvénal.

Ajoutons que ces deux acceptions du mot latin acetum expliqueraient tout naturellement, par la confusion de l’une avec l'autre, cette erreur de l'emploi imaginaire du vinaigre pour ouvrir un chemin au flanc d'une montagne : erreur qui se serait facilement propagée parmi le peuple, toujours ami du merveilleux, et que Tite-Live aurait acceptée sans assez d'examen.

Ainsi, le chemin suivi par Annibal à travers les Alpes présentait une difficulté particulière et très-remarquable à la partie moyenne de la descente du côté de l'Italie. Là existait un défilé d'environ 277 mètres de longueur, où ce chemin était si rapide et si étroit qu'un cheval n'y pouvait passer. Cela non-seulement démontre avec évidence qu'Annibal, guidé par les Gaulois cisalpins, a suivi dans la traversée des Alpes un chemin très-difficile et très-peu fréquenté, où jamais avant lui aucune armée, aucun convoi de bêtes de charge n'avait passé, tel que devait être alors le chemin du mont Cenis ; mais encore on peut tirer de ce fait une preuve certaine et directe qu'Annibal a traversé les Alpes par l'ancien chemin du mont Cenis.

En effet, il y a toute certitude, d'après l'orographie des Alpes, qu'une armée qui y entre au bord du Rhône, à une distance de la mer comprise entre quatre et quatorze journées de marche, pour gagner l'Italie, ne pourra franchir leur ligne de faite qu'à l'un de ces trois cols, ou du mont Genèvre, ou du Petit-Saint-Bernard, ou du mont Cenis. Or les chemins qui passent aux deux premiers de ces trois cols sont incontestablement les meilleurs, de tout temps ils ont été fréquentés pour les communications entre la Gaule et l'Italie, enfin ni l’un ni l'autre ne présente dans la partie moyenne du versant italien un terrain particulièrement très-difficile et très-rapide ; tandis que l'ancien chemin du mont Cenis est le plus difficile des trois, n'a été que bien peu fréquenté jadis, et présente dans la partie moyenne du versant italien un terrain très-difficile et très-rapide, par lequel il faut absolument descendre pour arriver au fond d'un cirque de montagnes, où l'on voit aujourd'hui le village de Novalesa, ou de la Novalaise. On peut donc dire avec toute certitude non-seulement qu'Annibal a passé au mont Cenis, mais encore que c'est lui-même qui a ouvert ce passage, en faisant tailler au pic un chemin dans le rocher à l'endroit le plus difficile : ce qui l'a rendu praticable aux chevaux et aux bêtes de charge.

Voici enfin ce qu'en dit l’Ulysses Belgico-Gallicus de 1631, déjà cité plus haut : — Lorsqu'on est arrivé au couvent, qui est sur la frontière de Savoie, il reste un demi-mille à faire jusqu'à une auberge devant laquelle est érigée Une grande croix de bois. Là commence, sur un terrain rocheux, un chemin en pente rapide et sinueuse, fatiguant pour le cheval et pour le cavalier, dangereux pour ceux qui se font porter. Après qu'on est descendu par là un demi-mille, on remonte à cheval pour pouvoir passer le ruisseau de Semar ou de Saint-Nicolas (la Cenise), qui sort du lac du mont Senis, et vient se précipiter là dans la vallée avec un grand fracas. La fonte des neiges le rend parfois infranchissable ; pour le passer à gué nous eussions eu de l'eau jusqu'à la hauteur de la selle ; mais à l'endroit où l'on voit de grosses pierres qui font saillie au-dessus de l'eau, il est plus profond : nous passâmes à pied sur ces pierres, pendant que les chevaux à notre gauche passaient à la nage. Les brouillards étaient si épais que nous perdîmes ensuite le chemin, et que nous eûmes beaucoup de peine à trouver un petit pont qui était sur notre gauche. L'ayant passé, nous eûmes à descendre très-bas jusqu'à un autre pont, au-delà duquel nous fûmes forcés de marcher à pied pendant un demi-mille dans la continuation de ce même chemin pierreux jusqu'au village de la Ferrerie (Ferrera) ; et ce n'eût pas été la fin de nos peines, si un travail d'Hercule n'eût ouvert là, dans un endroit rocheux et en pente rapide (Ferrera-Vecchia), un chemin qui nous permit de pousser jusqu’à un mille plus loin, au bourg de Novalesia (Novalesa) ; où nous fûmes assez bien traités, à l’Escu de France, et où le feu et le vin nous réchauffèrent.... Après y avoir dîné, nous eûmes à faire dans une gorge de montagnes et par un temps pluvieux un mille de chemin jusqu'à la ville de Suza (Suse), dominée par un château, qui défend la vallée et commande le passage[4]....

Était-il possible de rencontrer un accord plus complet, plus précis, entre l'itinéraire d'Annibal à la descente des Alpes, décrit par Polybe, et cet itinéraire de notre auteur allemand à la descente du Mont-Cenis, décrit par lui-même ? C'est donc bien le même chemin, sur le même terrain, qui a été décrit par les deux auteurs, à dix-huit siècles d'intervalle. Et en conséquence, le chemin ouvert dans la roche par Annibal, serait ce travail d'Hercule dont parle l'auteur allemand : car l'identité du lieu indiqué de part et d'autre, est claire et certaine.

Les pâturages où l'on envoya les bêtes de charge et les chevaux dès qu'ils furent descendus par le défilé, seraient d'abord cette vaste bande de terrain cultivé qui s'étend le long de la Cenise, depuis plus haut que Novalesa jusqu'auprès de Susa (Suse). Ce fond de la vallée est presque une plaine de huit à neuf kilomètres de longueur, sur six à huit cents mètres de largeur ; elle est exposée au midi, abondamment arrosée et couverte de prairies. Tous ces animaux durent donc y trouver immédiatement de bons pâturages, dont ils avaient grand besoin. Puis on dut leur en chercher d'autres tout le long de la Doire-Ripaire. Mais, comme la saison était déjà fort avancée, six à sept mille chevaux n'eussent pu y trouver à vivre pendant plusieurs jours ; il fallut donc se porter en avant sans retard, et on alla établir le camp dans la plaine.

Le lieu de la plaine où le camp fut établi serait selon nous à Saint-Ambroise, Sant' Ambrogio. Il est vrai que, pour se rendre du défilé de la vieille Ferrière à Saint-Ambroise, la distance est d'environ trente-sept kilomètres ; mais d'abord, a l'égard des chevaux et des bêtes de charge qui étaient déjà descendus, cela ne peut faire aucune difficulté ; et, pour les troupes qui allaient suivre, il fallait aviser d'avance à leur trouver beaucoup de vivres, et encore un emplacement très-favorable où elles pussent se reposer et se remettre de tant de fatigues et de souffrances. Or, pour trouver tout cela, il fallait pousser jusqu'à Saint-Ambroise, où l'on arrive effectivement dans le pays de production, dans ces vastes plaines que le Pô arrose de ses eaux. Aujourd'hui même, tout près de Saint-Ambroise, à Condove, se tiennent des marchés importants de toutes sortes de denrées. Quant à la considération de distance, que les troupes elles-mêmes auraient eu à faire trente-sept kilomètres pour se rendre au camp placé à Saint-Ambroise, déjà on les a vues en faire autant pendant la nuit et tout d'une traite, à l'occasion du passage du Rhône ; et ici, après trois jours d'arrêt sur place, après y avoir tant souffert du froid et de la faim, elles devaient être très-disposées à marcher et à pousser en avant, soit pour ranimer dans leurs membres la circulation du sang, soit pour assouvir leur faim.

Polybe, en faisant ici le compte du temps qu'il avait fallu à l'intrépide Carthaginois pour venir jusque dans les plaines du Pô, à partir de la nouvelle Carthage, y comprend pour quinze jours le temps que lui avait coûté le passage des Alpes. Tel est donc le nombre total de jours, y compris les jours de marche et les jours de repos ou d'arrêt forcé, qu'a duré le passage de ces montagnes. Effectivement, en comptant un par un avec l'auteur tous les jours écoulés jusqu'ici, à dater du jour même où Annibal est entré dans les Alpes au bord du Rhône, près de l'ancienne Augustum, aujourd'hui Aoste, nous venons de voir en fin de compte qu'il s'est écoulé précisément quinze jours. Sur ces quinze jours comptés, il a fallu neuf jours pour monter jusqu'à la ligne de faîte des Alpes : lesquels se subdivisent en un jour de repos intermédiaire à Chambéry, et huit jours de marche pour atteindre le faîte. — Là, il a été donné à l'armée deux jours complets de repos. — Pour descendre il a fallu quatre jours : qui doivent être subdivisés, nombres ronds, en deux jours de marche et deux jours d'arrêt forcé devant le défilé ; car le premier jour l'armée est descendue jusqu'au défilé, et le quatrième jour elle est descendue jusqu'aux plaines du Pô. Cela fait donc, en résumé, d'une part, dix jours de marche effective, et, de l'autre part, cinq jours de repos ou d'arrêt forcé : au total, quinze jours employés à la traversée des Alpes.

Or Polybe a dit précédemment, lorsque tout d'abord il indiquait à grands traits le chemin qu'Annibal avait à faire depuis le passage du Rhône, pour parvenir en Italie dans les plaines du Pô, que la longueur de la traversée des Alpes était de douze cents stades, ou de 222 kilomètres. Et Annibal ayant accompli cette traversée en dix jours de marche effective, il en résulte que la longueur moyenne des marches de l'armée carthaginoise à travers les Alpes dut être en réalité de cent vingt stades, ou de 22 kilomètres, comme d'avance nous l'avons admis ci-dessus pour déterminer chaque jour la position d'Annibal. La preuve que nous nous étions engagé à fournir de ce chef se trouve donc actuellement fournie.

Et il ne nous reste plus qu'à constater la longueur réelle du chemin que nous venons de faire suivre à Annibal dans la traversée des Alpes, pour qu'on puisse juger si elle s'accorde avec la longueur de douze cents stades indiquée par l'auteur. Or cette longueur réelle de la traversée des Alpes par le mont Cenis, à partir de l'entrée de ces montagnes par Aoste (Augustum, proche de l'embouchure du Guiers dans le Rhône), jusqu'à Saint-Ambroise en Piémont (Sant’ Ambrogio) où le chemin débouche dans les plaines du Pô, si on en relève la plus grande part dans le tableau des distances du chemin de

fer (qui sont partout un peu plus courtes qu'en suivant le vieux chemin naturel), on trouve en somme, nombres ronds, 214 kilomètres[5]. Ce qu'on doit considérer comme en parfait accord avec les 1200 stades (ou 222 kilomètres) indiqués par Polybe.

Mais surtout nous prions le lecteur de vouloir bien arrêter un instant toute son attention sur ce dernier trait du récit, où Polybe nous montre Annibal arrivant ainsi en Italie au prix de pertes énormes de tout genre, — sans que le déchet de son armée, dit-il, eût rien diminué de son audace. — Il faut donc bien, comme nous l'avons avancé, que le fait seul d'être parvenu en Gaule cisalpine, fût aux yeux d'Annibal de la plus grande importance pour l'exécution de son plan militaire et politique et même que, dans son audace et sa prudence signalée, il comptât encore plus sur la force de sa politique que sur la force de son armée.

 

 

 



[1] A savoir : le col du Petit mont Cenis, le col de Clapier, et le col de la Pelouse.

[2] Aujourd'hui promontoire des Colonnes (capo delle Colonne), situé à l'extrémité méridionale de l’Italie, entre le golfe de Tarente et le golfe de Squillace, non loin de Crotone.

[3] Il se présente dans les Commentaires de César une difficulté de la même nature, c'est-à-dire un mot qu'on est obligé de prendre dans un sens qu'aucun lexique latin ne lui attribue. Il s'agit du mot axis. Voici d'abord, suivant l’excellent dictionnaire de MM. L. QUICHERAT et A. DAVELUY, les diverses acceptions dans lesquelles les auteurs latins ont employé ce mot : essieu, char, axe du monde, tropique, voûte du ciel, région du ciel ou de la terre, anneau qui reçoit le gond d'une porte, soupape d'un tuyau de machine hydraulique, orle de la volute d'un chapiteau, roues radiées, animal inconnu. On voit donc que, dans toutes ces acceptions, se trouve l'idée commune d'un axe unique autour duquel une chose tourne ou pourrait tourner. Or un axe quelconque est nécessairement rectiligne ; et César, en remontant à ce sens fondamental du mot axis, l'a employé, tout au contraire des acceptions mentionnées ci-dessus, dans le sens de tiges rectilignes, dans le sens de chevilles multiples servant à fixer d'une manière invariable les diverses pièces d'une charpente, telle qu'était la charpente établie en forme de toit horizontal, et sous laquelle ses soldats se mirent à couvert en élevant la grande tour de briques au siège de Marseille. Et sur ces deux poutres, dit-il, les soldats placèrent des solives directement en travers, et ils les fixèrent en place avec des chevilles : — supraque ea tigna directo transversas trabes injecerunt, casque axibus religarunt. (Civ., II, IX.)

[4] Ulysses Belgico-Galiicus, sive Itinerarium belgico-gallicum, p. 667.

[5] En voici le détail :

D'Aoste à Novalaise

16

kilomètres.

De là à Chambéry

13

De là à Modane

96

De là à Lans-le-Bourg

24

De là à Suse

38

De là à Saint-Ambroise

27

En somme

214

kilomètres.