ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XIV. — L'armée d'Annibal se remet en marche. Elle est attaquée à l'improviste par un peuple voisin des Allobroges.

 

Annibal campa dans cet endroit (à Lemincum) et s'y rafraîchit un jour entier (troisième jour depuis l'entrée dans les Alpes). Le lendemain on continua de marcher. Pendant quelques jours, la marche fut assez tranquille. Au quatrième ; voici un nouveau péril qui se présente. (III, X.)

Voyons tout d'abord où devait être Annibal ce jour-là.

A partir de Chambéry pour se rendre au mont Cenis, on marche longtemps comme en plaine ; puis, la vallée de Maurienne, où l’on entre bientôt, est largement ouverte et ne présente d'abord aucune difficulté. Aussi le texte dit-il ci-dessus que, pendant quelques jours, la marche de l'armée d'Annibal fut assez tranquille. Au quatrième jour, ou à la quatrième marche depuis le départ de la ville des Allobroges (c'était au septième jour, ou à la sixième marche depuis l'entrée dans les Alpes), à quel point du chemin devait être l'armée carthaginoise ? L'étroitesse de la vallée de Maurienne faisant que soit le cours de l'Arc, soit l'ancien chemin naturel, soit le chemin de fer actuel diffèrent à peine de longueur, on peut, sans erreur sensible, compter ici les distances par celles du chemin de fer, qui sont certaines et faciles à constater. Ainsi, le chemin étant peu rapide dans cette partie, les trois marches précédentes (à vingt-deux kilomètres chacune ou un peu plus) avaient dû amener l'armée carthaginoise tout près de Saint-Jean de Maurienne, qui est à soixante-neuf kilomètres de Chambéry par la voie ferrée. C'est donc là que dut camper Annibal le soir du troisième jour de marche depuis Chambéry ; et c'est là, à Saint-Jean de Maurienne, que, le lendemain matin, au quatrième jour, dut se présenter le nouveau péril dont Polybe va parler.

Les peuples qui habitaient sur cette route inventent une ruse pour surprendre Annibal. Us viennent au-devant de lui portant des rameaux et des couronnes sur la  tête. C'est le signal de paix et d'amitié chez ces Barbares, comme le caducée chez les Grecs. Cela parut suspect à Annibal ; il s'informa exactement quel était leur dessein, quel motif les amenait. Ils répondirent qu'ayant su qu'il avait pris une ville sur leurs voisins, et qu'il avait terrassé quiconque avait osé lui tenir tête, ils venaient le prier de ne leur faire point de mal, et lui promettre de ne lui en faire point ; s'il doutait de leur bonne foi, qu'ils étaient prêts à donner des otages.

Annibal hésita longtemps sur le parti qu'il devait prendre. D'un côté, en acceptant les offres de ces peuples, il avait lieu d'espérer que cette condescendance les rendrait plus réservés et plus traitables. De l'autre, en les rejetant, il était immanquable qu'il s'attirât ces barbares sur les bras. Sur ces deux raisons, il fit du moins semblant de vouloir bien les mettre au nombre de ses alliés. Aussitôt on lui amena des otages ; on le fournit de bestiaux, on s'abandonna entièrement à lui sans aucune précaution, sans aucune marque de défiance. Annibal, de son côté, se livra tellement à leur bonne foi apparente, qu'il les prit pour guides dans les défilés qui restaient à franchir. Ils marchèrent donc à la tête pendant deux jours. (III, X.)

D'après la disposition des lieux à Saint-Jean de Maurienne, c'est là que de tout temps a dû se former le plus grand centre de population dans la vallée de l'Arc. Il est donc tout naturel que ce soit là même qu'Annibal ait rencontré la population du pays rassemblée à l'occasion d'un événement aussi émouvant que l'arrivée de l'armée carthaginoise, et là aussi que cette population ait décidé en commun du parti à prendre dans cette grave conjoncture. Le peuple qui habitait sur cette route et qui vint au devant d'Annibal était, dit Polybe, voisin des Allobroges : cela est bien évident pour la vallée de Maurienne. C'étaient, croyons-nous, les anciens Medulli de Strabon. Le premier effet de la nouvelle que l'armée carthaginoise approchait, dut être de faire fuir tous ces habitants du pays çà et là ; mais la sécurité même du refuge que leur offraient les montagnes et les forêts leur permit de concevoir hardiment le projet indiqué ci-dessus, et de tout disposer secrètement pour le mettre à exécution sans retard, c'est-à-dire dès le lendemain de l'arrivée des Carthaginois dans le pays. Tout étant donc prêt lorsqu'Annibal arriva chez eux, au quatrième jour de marche depuis Chambéry, ils se présentèrent à lui comme on l'a vu ; il les prit pour guides dans les défilés qui restaient à franchir ; et, depuis ce moment-là, ils marchèrent à la  tête de l’armée pendant deux jours.

On voit dans le texte qu'au point de la route où ce peuple vint au devant d'Annibal des défilés restaient à franchir. Ainsi : défilés par-derrière et défilés par-devant l'armée d'Annibal, dans sa position actuelle : telle est bien la disposition des lieux pour une armée qui arrive de Chambéry à Saint-Jean de Maurienne.

Ces deux jours, pendant lesquels les habitants du pays marchèrent à la  tête de l'armée carthaginoise, étaient les septième et huitième jours, à dater de l'entrée dans les Alpes ; et les deux marches correspondantes seront les sixième et septième marches, à compter de l'entrée de ces montagnes située au bord du Rhône, à l'endroit où ce fleuve reçoit le Guiers.

Voyons d'avance où devra être l'armée carthaginoise sur la fin du deuxième jour où elle fut guidée par les habitants du pays. Nous savons par Polybe que la longueur moyenne d'une marche de cette armée dans la traversée des Alpes fut d'environ cent vingt stades ou vingt-deux kilomètres. Ainsi, à partir de Saint-Jean de Maurienne, la première des deux marches en question dut faire parvenir l'armée carthaginoise à La Praz (22 km.), où est une station du chemin de fer ; peut-être même fut-elle poussée à deux kilomètres plus loin, à Saint-André : la position y étant convenable pour camper, et les gens du pays aidant Annibal dans son ardeur de parvenir en Italie, et dans son impatience d'en finir promptement avec cette traversée des Alpes. Mais cela n'a point d'important à préciser.

Le jour suivant, à partir de La Praz ou de Saint-André, la marche devra aboutir près de Termignon, qui est à 23 ou 24 kilomètres de La Praz : mais cette marche va être troublée, comme on le verra ci-après. Par conséquent, ce sera entre La Praz et Termignon que l'armée carthaginoise devra se trouver le dixième jour de marche avec les guides du pays ; et l’avant-garde devra être d'autant plus près de Termignon que la marche aura été ce jour-là plus tardivement interrompue par l'événement qui se prépare. Revenons maintenant au récit de Polybe.

Quand on fut entré dans un vallon, qui de tous les côtés était fermé par des rochers inaccessibles, ces perfides attroupés vinrent fondre sur l'arrière-garde d'Annibal. Ce vallon eût sans doute été le tombeau de toute l'armée si le général carthaginois, à qui il était resté quelque défiance, et qui s'était précautionné contre la trahison, n'eût mis à la tête les bagages avec la cavalerie, celles pesamment armés à la queue. Cette infanterie soutint effort des ennemis, et sans elle la perte eût été beaucoup plus grande. Mais malgré ce secours il périt là grand nombre d'hommes, de chevaux et de bêtes de charge. Car ces barbares, avançant sur les hauteurs à me-te que les Carthaginois avançaient dans le bas, de là tantôt roulaient, tantôt jetaient de grosses pierres, qui rendirent tant de terreur parmi les troupes, qu'Annibal fut obligé de se tenir pendant toute une nuit avec la moitié de son armée sur un rocher fort et découvert pour veiller à la défense des chevaux et des bêtes de charge ; encore cette nuit suffit-elle à peine pour les faire défiler. (III, X.)

Qu'on veuille bien arrêter un moment son attention sur tout ce que notre auteur vient de dire, particulièrement sur ce qui concerne l’ordre de marche de l’armée carthaginoise au moment de l'attaque, et sur le trouble qu'y jeta ensuite la terreur causée par cette attaque subite. Car il importe de se faire dans la pensée un tableau exact de ce combat, afin de bien reconnaître le lieu qui en fut le théâtre.

Quand l'attaque survint, les bagages avec la cavalerie cheminaient en  tête de l'armée ; les pesamment armés marchaient en queue ; et ce fut, paraît-il, cette arrière-garde seule qui tint ferme contre l'effort des ennemis. Ceux-ci survinrent du haut d'un versant de montagne, au bas duquel passait la route suivie par l'armée carthaginoise ; et de là, avançant dans le haut à mesure que les Carthaginois avançaient dans le bas, ils firent rouler sur eux ou lancèrent à la main de grosses pierres, qui répandirent tant de terreur parmi les troupes (dit Polybe ; suivons bien ce qu'il ajoute), qu'Annibal fut obligé de se tenir pendant toute une nuit avec la moitié de son armée sur un rocher fort et découvert, pour veiller à la défense des chevaux et des bêtes de charge ; encore cette nuit suffit-elle à peine pour les faire défiler. On voit donc qu'il manque ici l'indication spéciale du désordre matériel, inséparable de la terreur qui se répandit parmi les troupes du centre ; mais que ce désordre matériel est implicitement constaté, par la mesure même que prit aussitôt Annibal pour en prévenir les conséquences. Ainsi, bien que les pesamment armés aient tenu ferme à l’arrière-garde et soutenu avec vigueur l’effort des ennemis, évidemment l’ordre de la marche a été bouleversé. Le fait ne peut être mis en doute, puisque les chevaux et les bêtes de charge, qui d'abord cheminaient en tête de l'armée, défilèrent ensuite devant une moitié de l'armée. Celle-ci se trouvait donc alors par devant ; où il parait qu'elle se serait précipitée par un premier mouvement de terreur, et où Annibal lui-même aurait couru la rallier pour veiller à la défense des chevaux et des bêtes de charge restés en arrière.

Pour nous rendre compte de tout cela, cherchons d'abord quel fut précisément le lieu de ce deuxième combat qu'Annibal eut à soutenir dans les Alpes.

Les dates et les mesures de distance constatées plus haut, les conditions locales signalées par Polybe, l'orographie du pays, tout s'accorde pour démontrer que cette attaque subite et le désordre extrême qui en résulta parmi l'armée carthaginoise, durent avoir lieu dans cette partie de la vallée de Maurienne qui s'étend, depuis l’endroit où se voit aujourd'hui le fort de l'Esseillon, jusque près de Termignon. Ce lieu avait été parfaitement choisi pour y attaquer l'armée d'Annibal. En effet, comme le dit Polybe, elle venait d'entrer là dans un vallon qui de tous les cotés était fermé par des rochers inaccessibles. A droite et à gauche, évidemment les montagnes étaient inaccessibles ; par devant, c'était le faîte des Alpes qu'Annibal croyait à peine pouvoir franchir ; par derrière, c'était une gorge de montagnes de plus de cinquante kilomètres de longueur, pleine de défilés, et encore la retraite s'y trouvait-elle barrée à l'armée carthaginoise par la disposition naturelle du lieu, résultant d'un accident géologique. Qu'on veuille bien se figurer une immense crête de rochers d'une centaine de mètres d'élévation, qui se dégage du flanc des montagnes de la rive droite de l'Arc, et vient transversalement barrer la vallée jusqu'à l'autre versant, sauf une coupure à pic qui reste de ce côté-ci. Cette coupure elle-même est un véritable abîme, au fond duquel on entend le fracas des eaux de la rivière, qu'à peine on peut apercevoir de quelques points. Joignez à cela que sur la rive gauche, où le chemin est forcé de passer, il est là coupé transversalement par un autre gouffre de rochers, au fond duquel le Nant, ou torrent de Sainte-Anne, roule ses eaux avec autant d'impétuosité que l'Arc, et va s'y précipiter vis-à-vis du barrage, sur lequel est assis le fort de l’Esseillon. Pour gagner le mont Cenis, il faut passer ce Nant, et, dès qu'on l'a passé, on se trouve dans ce vallon étroit fermé de toutes parts, où l’armée carthaginoise fut accablée de grosses pierres, roulées ou lancées par les habitants du pays. L'unique voie de salut était donc de franchir les Alpes. Et, en effet, on a vu qu’Annibal n'hésita pas à faire défiler son armée et à marcher en avant.

Voici quel est encore de nos jours l'aspect général de ces lieux, d'après un auteur italien qui les avait visités. On va voir que cet aspect évoque naturellement dans la pensée l'image employée par Polybe, lorsqu'il dit que ce vallon eût pu être le tombeau de toute l'armée. — Dans une horrible solitude des Alpes, dit l'auteur italien, sur le bord d'un profond ravin que l'Arc a creusé au milieu de couches calcaires, s'élève le fort de l’Esseillon, qui ferme la vallée de Maurienne, domine le cours de l'Arc et couvre le passage du grand et du petit mont Cenis. La solidité des constructions militaires, leurs grandes et justes proportions, les sentiers coupés au milieu des rochers et serpentant jusqu'au sommet, le pont jeté sur un abîme, le torrent qui mugit au fond du ravin, l'aspect désolé de lieux où la nature semble plongée dans un deuil éternel, les grandes œuvres produites par l'homme entre l'abîme et le chaos, l'idée de la guerre, terrible dans ce lieu où les éléments ont déjà établi l'empire de la destruction, l’horreur qu'inspire la pensée d'un siège et encore plus d'un assaut au milieu de tant d'images de ruine et de mort, ébranlent violemment l'âme el font que le voyageur s'arrête pensif et recueilli[1].

Et pour donner une idée de ce que devait être à l'époque d'Annibal l'état du chemin du mont Cenis qui passe là, nous allons en citer une description qui ne date que de deux siècles et demi, mais qui suffira pour qu'on puisse apprécier les difficultés naturelles de ce chemin. Nous tirons ces renseignements d'un vieil itinéraire, écrit en latin avec assez d'élégance, et dont nous avons pu vérifier l'exactitude de nos propres yeux, soit dans cette région des Alpes, soit ailleurs :

A un mille de là (de Saint-André), y est-il dit, on arrive au village de Modane situé dans une plaine assez agréable... On y voit nombre d'usines pour l'exploitation du fer. Le costume des femmes y est différent de ce qu'il était jusque-là dans la vallée. On nous servit à dîner aux Trois-Rois. Le dîner terminé, il nous fallut repartir de cette plaine et continuer notre marche sur des rochers escarpés, et par de petits chemins encore plus étroits là que jamais auparavant. A gauche, une vallée si profonde que le regard n'y peut plonger ; à droite, des rochers qui surplombent et des chutes d'eau étourdissantes ; sous les pieds, çà et là, des ponts de bois jetés entre deux rochers, établis avec des planches, et au-dessous desquels l'eau se précipite des hauteurs comme une pluie. Tout cela exige de la part du voyageur la plus grande attention, s'il ne veut pas au moindre accident glisser avec son cheval dans l'abîme. Nous apercevons à gauche le village de Bourgue (Bourget) sur un terrain rocailleux et néanmoins assez bien cultivé. A un mille de distance, on arrive à Vilars (Villarodin), village situé au col d'un mont, d'où on descend à un petit pont de bois (pont du Nant) qui est à peine capable de supporter le poids d'une monture, et au-dessous duquel, dans un abîme, les eaux passent avec la plus grande impétuosité et avec un fracas abominable. On laisse à gauche dans le fond de la vallée le village d’Abrietz (Avrieux), et on descend peu à peu pendant un mille au village de Bareman (Bramans), qui fut jadis une cité... A un mille plus loin, est le hameau de Souliere (Solières-Envers), qui est bâti partie au pied et partie dans le haut d'un coteau. Non bien loin de là est le village de Tremignan (Termignon), situé au fond de la vallée, au bord de l'Arc, dont le volume d'eau est augmenté ici par le ruisseau la Vannoise (le Doron, qui provient des monts de la Vanoise situés au nord). De là, par un chemin en pente sur un terrain assez fertile en céréales (sur la rive gauche de l'Arc), nous gagnâmes le village de d’Asnebourg (Lans-le-Bourg), à un mille de distance, où, accablés de fatigue, nous trouvâmes à peine le nécessaire, mais bien assez de malpropreté, dans l'auberge des Trois-Rois.

Qu'on juge par cette description de ce que devait être ce chemin du mont Cenis à l'époque d'Annibal. Mais n'oublions ni les Gaulois cisalpins et leur roi Magile qui dirigeaient sa marche, ni le corps d'ouvriers militaires qu'il avait dans son armée et qui lui avaient déjà rendu de si grands services au passage du Rhône. Du reste, ce vieux chemin du mont Cenis est encore aujourd'hui parfaitement reconnaissable, et il est complètement tracé sur la carte de l'état-major sarde, sauf bien entendu dans les endroits où la route actuelle l'a recouvert.

Ce qu'il importe surtout de remarquer au sujet de ce chemin, c'est que depuis le pont Saint-André en face de Freney, jusqu'à Solières-Envers près de Termignon, c'est-à-dire dans presque toute la longueur de cette marche, l'armée carthaginoise remontait sur la rive gauche de l’Arc, au pied du versant de la vallée tourné au nord-ouest, et en conséquence de cette exposition, naturellement couvert de bois de sapins ou autres arbres résineux. De sorte que l'armée en marche dans ce chemin avait d'un côté, à sa gauche et en bas, la rivière ou les précipices qui la bordent, et de l'autre côté, à sa droite et en haut, les sombres forêts qui couvrent ce versant et qui y descendent plus ou moins près du chemin, depuis Freney jusqu'à Solières-Envers.

Maintenant qu'on connaît bien ce vallon fermé de toutes parts que Polybe signale, et (autant qu'il nous a été possible de le faire connaître dans son état primitif) le chemin d'Italie qui passait jadis dans ce vallon, comme y passe encore aujourd'hui la route du mont Cenis exécutée au commencement de notre siècle, on peut se faire une idée assez claire et assez complète de l'attaque décrite par l'auteur, et dont ces lieux furent le théâtre.

L'armée carthaginoise était donc partie de La Praz ou de Saint-André dans l'ordre indiqué par le texte, les bagages, avec la cavalerie en  tête, le gros de l'infanterie à la suite, et les pesamment armés à la queue. Déjà une grande partie de la colonne de marche avait passé le pont du Nant et était entrée dans ce vallon fermé de tous les côtés et signalé plus haut : disons, pour fixer les idées, que la  tête des bagages avec la cavalerie approchait de Solières-Envers, où il faut repasser l'Arc ; que les premiers fantassins arrivaient à Bramans ; et que les pesamment armés venaient de partir de La Praz et de passer l'Arc à l'endroit où est aujourd'hui le pont Saint-André, en face de Freney. De sorte que toute l'armée se trouvait sur la rive gauche de l'Arc et le long des forêts résineuses qui couvrent ce versant de la vallée.

Il pouvait être environ midi. Tout à coup, sur le flanc droit de la colonne de marche, se précipitent une multitude d'ennemis sortant des bois qui couvrent ce versant de la vallée, et de là, les uns font rouler sur l'armée carthaginoise de gros blocs de roche, les autres lancent de grosses pierres. On comprend l'effet que dut produire cette avalanche de blocs de pierre sur l'armée engagée dans un chemin étroit, et ayant à sa gauche et en bas presque partout des précipices, depuis Modane jusqu'à Bramans.

Et sans discontinuer leur mode d'attaque, les ennemis avancent dans le haut à mesure que les Carthaginois avancent dans le bas ; c'est-à-dire qu'ils courent le long de ce versant du vallon depuis Modane jusqu'à Solières-Envers, en continuant d'accabler l'armée de ces blocs de pierre qu'ils font rouler ou qu'ils lancent sur elle, sans que les troupes puissent monter vers eux et les joindre à l'épée espagnole dont elles sont munies. L'attaque devient donc générale d'un bout à l'autre de la colonne de marche, suivant l'opportunité des lieux.

A l'arrière-garde, les pesamment armés tiennent ferme contre l'effort des ennemis. Mais, dans le milieu de la colonne, la terreur se répand parmi les troupes à tel point que, pour échapper à cette situation périlleuse, chacun se précipite et tâche de gagner les devants : cela devient une course pêle-mêle au milieu des chevaux et des bêles de charge qui s'effrayent à leur tour, se dérobent et se jettent hors du chemin çà et là, ou dans les précipices, ou au-delà de la rivière. A l'aspect d'un tel désordre, Annibal lui-même, qui voit la ruine de son expédition, s'il perd sa cavalerie et ses bêtes de charge, enfonce les éperons, franchit tout ce qu'un coursier d'Afrique peut franchir et parvient en avant, où il arrête les troupes effrayées, les rallie et leur fait prendre position sur un rocher fort et découvert qui se trouve là. C'est-à-dire qu'Annibal range cette moitié de son armée sur les assises rocheuses qui bordent la rive droite de l'Arc vis-à-vis de Solières-Envers, dans l'étendue d'environ deux mille mètres, entre deux torrents qui viennent s'y jeter : position qui commande absolument tous les chemins de la vallée.

De là donc, avec la moitié de ses troupes, pendant que les pesamment armés à l'arrière-garde continuent d'avancer en soutenant l'effort des ennemis, son regard embrasse toute l'étendue du désordre, et il veille à la défense des chevaux et des bêtes de charge qu'on ramène comme on peut au chemin, où il les fait défiler sous ses yeux jusqu'au-delà du ruisseau voisin en amont, et encore au-delà du Doron et de l'Arc à Termignon (avec l'ordre de pousser ensuite leur marche sur la rive gauche de la rivière jusqu'à Lans-le-Bourg), où ils seront en sûreté et trouveront le fourrage nécessaire.

Sur ces entrefaites la nuit était venue, et Annibal, dit Polybe, fut obligé de se tenir pendant toute cette nuit-là avec la moitié de son armée sur ce rocher fort et découvert pour veiller à la défense de ses chevaux et de ses bêtes de charge ; encore cette nuit suffit-elle à peine pour les ramener et les faire défiler.

Quelle put être la force numérique des ennemis qui attaquèrent ainsi l'armée d'Annibal ? Nous n'avons à ce sujet qu'une indication très-vague : ces perfides attroupés, dit l’auteur. Ajoutons que la population d'un pays si peu producteur de denrées alimentaires pour l'homme n'a jamais pu être bien nombreuse. Au fond, d'après le récit même de l'attaque dont il s'agit, elle paraît s'être réduite à faire rouler ou à lancer de grosses pierres sur l'armée carthaginoise, sans employer aucune autre arme. On conçoit, en effet, que des montagnards vigoureux et accoutumés dès l'enfance à toutes les difficultés du pays, aient pu de cette manière et sur un tel terrain, même sans armes proprement dites, faire d'en haut beaucoup de mal aux troupes carthaginoises engagées en bas dans le chemin, sans que celles-ci aient pu monter à eux assez vite pour les joindre les armes à la main. On comprend aussi qu'en faisant rouler et en lançant de grosses pierres, ils aient tué, blessé ou dispersé beaucoup d'hommes, et surtout beaucoup de chevaux et de bêtes de charge.

Du reste, on ne doit pas s'étonner que Polybe, qui était lui-même un homme de guerre, n'ait pas mis en pleine lumière sous les yeux de son lecteur le triste spectacle d'une telle armée jetée dans un tel désordre par une attaque de cette nature. Il nous montre bien Annibal dans sa position dominante, rétablissant l'ordre en faisant reprendre les devants à la cavalerie et aux bêtes de charge, obligé même d'y veiller de sa personne pendant toute une nuit ; mais il ne parle plus des ennemis, sauf qu'il ajoute dès le commencement de la phrase suivante : Le lendemain, les ennemis s'étant retirés... On ne les vit donc plus le lendemain matin, et nous devons croire qu'ils s'étaient retirés le soir de l'attaque dès la nuit venue ; soit parce qu'ils ne pouvaient plus voir à diriger leurs pierres ; soit parce qu'il leur eût fallu, sur le terrain presque plan du fond du vallon au pied de la position d'Annibal, trop approcher des pesamment armés : lesquels sans doute s'étaient rangés là, pour couvrir la masse confuse d'hommes, de chevaux et de bêtes de charge qu'Annibal faisait défiler sous ses yeux, vis-à-vis de Solières-Envers, point où il fallait repasser l'Arc. Les ennemis durent donc se retirer le soir de l'attaque, dès qu'ils ne se trouvèrent plus à une distance prudente de la position forte où se tenait Annibal avec la moitié de son armée.

De son côté, sur ce rocher fort et découvert, le grand général devait être bien douloureusement affecté d'avoir vu sa belle armée, qu'il avait si puissamment organisée pour la guerre ordinaire, jetée dans un tel désordre à coups de grosses pierres, lancées par une population farouche, embusquée sur son passage, grâce à une disposition fatale de ces lieux, où aucune prudence humaine n'eût pu l'en préserver. Que les pertes éprouvées là, surtout ces nouvelles pertes de chevaux et de bêtes de charge qui affaiblissaient tant la force de son armée, durent lui être sensibles ! Quelles tristes, quelles poignantes pensées durent assiéger sa grande âme pendant toute cette nuit qu'il passa là à veiller lui-même pour faire rechercher, ramener au chemin et défiler en avant ce qu'on put retrouver de ses chevaux et de ses bêtes de charge dispersés dans cette fatale journée !

De leur côté, les habitants du pays durent être bien exaltés à la fin de ce succès mémorable, bien glorieux, bien triomphants d'avoir ainsi tué ou blessé et jeté en plein désarroi tant de bêtes de charge, tant de cavalerie et d'infanterie, simplement à coups de grosses pierres poussées ou lancées d'en haut à travers les rangs. Cette exaltation néanmoins ne paraît pas les avoir entraînés jusqu'auprès de la position d'Annibal. Car, s'ils eussent poussé à ce point l'audace, Polybe l'eût su et n'eût pas manqué de le dire. Mais, outre qu'il est évident que sur ce terrain du fond du vallon, ils eussent perdu l'avantage qui avait fait leur force auparavant, on doit croire que s'ils n'avaient pas encore jusque-là senti la pointe des épées ou des lances, du moins ils les avaient aperçues, et c'était assez : à juger d'eux par leurs descendants que, certes, nul qui les connaisse ne prendra pour des simples. Donc, ces habitants du pays se sont contentés de prendre congé d'Annibal à une certaine distance de ce rocher fort et découvert, où il se tint pendant toute une nuit avec la moitié de son armée, pour veiller à la défense et au défilé des chevaux et des bêtes de charge.

Voilà donc, dans ce vallon qui de tous les côtés était fermé par des rochers inaccessibles, la position forte où la vaillante armée d'Annibal fut forcée de se tenir sur pied pendant toute une nuit, prête à porter du secours au premier appel. Nuit d'angoisse et de recueillement pour ce grand homme, et pour cette armée qu'une poignée de montagnards avait pu surprendre et troubler ainsi dans sa marche, et qu'il fallait songer à préserver du retour d'un pareil danger.

Ici peut-être n'est-il pas hors de propos de signaler un nom de lieu bien remarquable, le nom de Bonne nuit. Regardons sur la carte : Bonne nuit, voilà le nom que nous trouvons appliqué à travers les âges au ruisseau qui se jette là dans l'Arc, à l'extrémité sud-ouest de la position qu'occupait Annibal. Et ce nom est bien authentique, car notre lecteur a sous les yeux un extrait photographié de la carte de l'état-major sarde. A-t-on jamais vu un tel nom de ruisseau ailleurs que là ? Ce n'est pas tout : regardons à l'autre extrémité de cette position qu'occupait Annibal, l'autre ruisseau où avec lui la moitié de son armée dut prendre l'eau nécessaire pendant cette nuit mémorable : Bonne nuit est encore le nom traditionnel, usité de nos jours pour le désigner.

Serait-il donc trop téméraire, après une constatation aussi singulière, de se demander si ce n'est pas à la suite et en mémoire de cette cruelle nuit que, par la plus amère et la plus gauloise des ironies, les habitants de ces contrées, tout fiers et tout enivrés de leur exploit, ont donné à ces deux ruisseaux la dénomination de Bonne nuit : dénomination qui se serait perpétuée jusqu'à nos jours, et qui devait leur rappeler à chaque instant à eux, avec une ironique satisfaction, qu'ils avaient forcé la puissante armée du grand Carthaginois à chercher un refuge toute une nuit là même, sur ces rochers entre ces deux ruisseaux ?

Ce dut être là, en effets un événement mémorable entre tous, parmi les peuples de cette région des Alpes, qu'un tel échec infligé à Annibal et à son armée ; un de ces événements qui enflamment les imaginations et qui se racontent gaiement et avec orgueil dans les foyers (prœlia conjugibus loquenda, comme dit Horace) ; et dont l’impression reste comme incrustée dans les lieux par un signe ou par un nom, à travers le cours des siècles, et alors même que les esprits en ont tout à fait perdu le souvenir.

Ajoutons qu'il se rencontre, sur ce même terrain, deux autres indices d'un souvenir populaire et traditionnel qui peuvent se rapporter au même événement, à savoir : d'abord un souvenir de pitié, dans la chapelle érigée à Notre-Dame de Pitiés en face de Solières-Envers, où le chemin repasse l'Arc, et où durent s'accumuler pêle-mêle les hommes, les chevaux et les bêtes de charge ; et encore, un souvenir de cris de détresse et d'alarme, dans le nom même du village de Bramans, situé précisément à l'endroit où dut se produire le plus de terreur et de désordre parmi les troupes carthaginoises[2].

Considérons d'ailleurs que rien ne saurait provenir de plus haut à travers les âges que les noms de lieux parmi les peuples.

Il est bien clair que le nom actuel de Bonne nuit ne date point de l'époque d'Annibal, et qu'à cette époque les hommes de cette région des Alpes se souhaitaient une bonne nuit dans une autre langue, ou par une autre expression de même sens. Mais cela n'est point, croyons-nous, une objection à faire contre notre thèse. En effet : regardons près de là, au nord, ce groupe d'Alpes gigantesques, les plus élevées de la chaîne, et qu'on appelle aujourd'hui en français le mont Blanc. Ce nom date-t-il donc du même temps que la langue française actuelle ? Le nom ancien qui nous est parvenu à travers les âges et que nous avons déjà mentionné ici plusieurs fois, c'est Alpes Graiæ, les Alpes Graies. Le mont Blanc et les Alpes attenantes s'appelaient donc jadis Graia et Graiæ, c'est-à-dire la Grée et les Grées, ou en français, la Vieille et les Vieilles. Or on sait que, suivant la mythologie des anciens, les Grées étaient trois sœurs aînées des Gorgones, et qu'on leur avait donné le nom de Vieilles, parce qu'elles étaient venues au monde avec des cheveux blancs. On voit donc bien que ce nom primitif des Alpes les plus élevées de toute la chaîne signifiait déjà parmi les anciens de vieilles montagnes à tête blanche, et qui ont toujours eu la tête blanche dès le premier moment de leur existence. C'est-à-dire que ce nom primitif présentait, parmi les anciens et dans une autre langue, exactement ce même sens que représente encore aujourd'hui parmi nous le nom français de mont Blanc. Le nom se trouve donc avoir changé dans le langage, sans avoir aucunement changé dans sa signification primitive.

De même pour l'expression de Bonne nuit : quelle qu'ait pu être la langue usitée en Maurienne depuis l'époque d'Annibal, le nom des deux ruisseaux appelés aujourd'hui du nom de Bonne nuit, précisément parce que c'était un nom significatif et une expression familière, a dû passer par les mêmes phases que le langage local, sans néanmoins avoir changé de sens. Aujourd'hui même dans le patois du pays l'expression en est notablement différente : on dit Bona nait.

Du reste, nous soumettons toutes ces remarques à notre lecteur : c'est à lui qu'il appartient d'en apprécier soit la justesse, soit l'importance.

 

 

 



[1] DAVID BERTOLOTTI, Viaggio in Savoia.

[2] Car parmi le peuple de ces contrées, pour indiquer les cris quelconques de cette nature, par exemple les cris de vaches égarées qui s'alarment et cherchent le troupeau, on emploie le mot bramer, qu'on emploie d'ailleurs partout en France pour désigner spécialement le cri du cerf, et qui parait avoir un radical commun avec d'autres mots analogues, tels que brailler, braire.