ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ XIII. — Anciens chemins qui traversaient les Alpes.

 

Le lieu où se trouve actuellement Annibal, l'ancienne ville des Allobroges prise par lui, Lemincum, aujourd'hui Chambéry, étant ainsi bien déterminée, nous allons désormais la prendre comme point de repère, soit pour compter le nombre de jours qu'Annibal mit à traverser les Alpes, soit pour retrouver les lieux où il dut être ensuite chaque jour, afin de nous bien reconnaître sur le terrain.

Nous savons déjà qu'il a mis deux jours de marche pour venir, depuis l'entrée des Alpes qui s'ouvre sur la rive gauche du Rhône à Saint-Genix-d'Aoste, jusqu'à la grande voie d'Italie sur laquelle il est actuellement, à Lemincum ou Chambéry.

Les indications précises et positives manquent pour le suivre au-delà. Mais, de l’ensemble du récit de Polybe, qui indique la nature des difficultés qu'Annibal va rencontrer dans sa marche de chaque jour, et qui décrit, chaque lieu d'une manière assez claire pour qu'on puisse le reconnaître aujourd'hui ; de l'ordre successif et de la distance de ces divers lieux ; de l'orographie des Alpes dans cette région de leur chaîne ; d'un tel ensemble, disons-nous (sans même compter certains indices locaux dont on ne saurait rattacher l'origine à aucun autre événement), ressort avec éclat une série complète de présomptions, qui ne permet plus aucun doute sur l'itinéraire suivi par l'armée carthaginoise. Le lecteur lui-même en jugera.

Lorsqu'on suit la grande vallée de Chambéry dans la direction du sud pour aller en Italie, et qu'on arrive sur l'Isère à Montmeillan, cette grande voie, unique jusque-là, s'y subdivise en deux voies secondaires, entre lesquelles il faut opter. — On peut, d'une part, sans passer l’Isère, prendre à gauche et remonter sur la rive droite de cette rivière, par le pays des anciens Centrones, jusqu'au faîte des Alpes Graies (petit Saint-Bernard) ; pour descendre ensuite le long de la Doire-Baltée ou Grande-Doire, par le pays des anciens Salassi, et parvenir en Italie à Aoste (jadis Augusta prætoria Salassorum), d'où la Grande-Doire va se jeter dans le Pô à environ quarante-cinq kilomètres en aval de Turin. — Ou bien on peut à Montmeillan, d'une autre part, franchir l'Isère pour aller prendre un peu plus haut sur sa rive gauche la vallée de l'Arc, affluent qui vient s'y jeter là ; puis, remonter tout le long de l'Arc, tantôt sur une rive et tantôt sur l’autre, par le pays des anciens Medulli[1], jusqu'au faite des Alpes cottiennes (Mont-Cenis) ; puis, descendre tout le long de la Cenise, affluent de la Doire-Ripaire ou Petite-Doire, et parvenir ainsi en Italie dans le pays des anciens Taurini, à Suse (jadis Secusione), où la Cenise se jette dans la Petite-Doire : laquelle vient du Mont-Genèvre et va directement de Suse se jeter elle-même dans le Pô à Turin (jadis Augusta Taurinorum).

Laquelle de ces deux voies secondaires Annibal a-t-il dû suivre ?

Nous savons qu'il entrait dans ses plans de parvenir en Italie par un chemin détourné, par un chemin où les Romains et le consul Publius Scipion n'aient pu songer à l'attendre, pour attaquer son armée dans l'état de désordre et de délabrement où elle ne pouvait manquer de se trouver au sortir des difficultés et des rigueurs des Alpes. Et Annibal paraît en effet avoir réussi à tromper la vigilance du consul Publius, puisque celui-ci alla l'attendre beaucoup trop loin du côté de l'est, près de Plaisance. Or Strabon (dans un texte qu'on verra plus loin et où il s'autorise sans doute de quelqu'un des ouvrages de Polybe qui ne nous sont pas parvenus) dit que cet auteur ne désigne que trois débouchés de chemins des Alpes dans cette région de l'Italie : à savoir, par le pays des Taurini, par celui des Salassi, et par celui des Rhæti. Et après Strabon, les Itinéraires d'Antonin nous font connaître quels étaient les anciens chemins des Alpes qui arrivaient en Italie par ces trois débouchés. Examinons-les.

1° Par le pays des Taurini débouchaient deux chemins qui arrivaient des bords du Rhône par les Alpes Cottiennes. L'un, à partir d'Arles, montait par la vallée de la Durance à Gap (Vapincum) ; l'autre, à partir de l’embouchure de la Drôme dans le Rhône, montait par Aouste (Augusta). Die (Dea) et Luc (Lucus Augusis) jusqu'à Gap ; et depuis Gap le chemin unique, résultant de l'union de ces deux branches, gagnait le Mont-Genèvre (Matrona), point culminant ; d'où il descendait par la vallée de la Petite-Doire à Suse (Secusione). C'est sur la première branche de ce chemin et au bord du Rhône que le consul Publius Scipion était venu attendre Annibal au passage du fleuve ; puis, il remonta sur la rive gauche jusqu'au point où Annibal l'avait passé trois jours auparavant, jusqu'à Pierrelatte, non loin de l'embouchure de la Drôme. Là, sans doute avant de rebrousser chemin, le consul put se renseigner d'une manière exacte sur la direction qu'Annibal avait prise le premier jour de sa marche, peut-être même le second jour. Il put donc savoir avec certitude que l’armée carthaginoise ne s'était point écartée du Rhône à l'embouchure de la Drôme, pour y prendre le chemin des Alpes par Aouste (Augusta) ; mais qu'elle avait passé outre dans la direction de l'intérieur des terres, comme le dit Polybe. Par conséquent, le consul Publius Scipion, à son retour en Italie pour y attendre Annibal à la sortie des Alpes, ne pouvait songer à prendre position au débouché commun des deux chemins qui arrivaient du Bas-Rhône par le pays des Taurini. Il dut donc aller l'attendre au-delà de Turin du côté de l’est. Et effectivement il alla prendre position vers l'embouchure du Tésin dans le Pô, afin de surveiller les deux autres débouchés de chemins des Alpes ; mais cette position en était si loin, comme nous l'avons déjà fait remarquer précédemment, qu'à vrai dire il ne pouvait surveiller ni l'un ni l'autre de ces deux débouchés.

2° Par le pays des Salassi débouchaient en Italie trois chemins qui venaient de la rive gauche du Rhône à travers les Alpes. Deux y arrivaient par les Alpes Graies (per Alpes Graias, par le petit Saint-Bernard), le troisième par les Alpes Pennines (per Alpes Penninas, par le grand Saint-Bernard). L'un des deux premiers partait de Vienne et gagnait d'abord Aoste (Augustum, près de l'embouchure du Guiers) ; de ce point, Annibal Ta suivi jusqu'à Lemincum. De là, le chemin gagnait Montmeillan ; d'où, sans passer l'Isère, il remontait par le pays des Centrones, comme nous l’avons dit plus haut. Le second de ces deux chemins des Alpes Graies partait de Genève, et, coupant au plus court par Annecy (Bautas), venait se réunir au premier à Moutiers (Darantasia Centronum) ; d'où ces deux chemins réunis en un seul allaient franchir le col des Alpes Graies, et descendre ensuite dans la vallée de la Grande-Doire. Mais, en descendant par cette vallée et avant de parvenir en Italie, ils s'unissaient encore au troisième chemin, celui des Alpes Pennines, lequel arrivait de Martigny-en-Valais (Octodurus), non sans de rudes difficultés à surmonter ; et enfin le chemin unique, résultant de ces trois chemins réunis, débouchait en Italie par le pays des Salassi, c'est-à-dire par Aoste (Augusta prætoria Salassorum) et Ivrée (Eporedia).

3° Quant aux chemins qui arrivaient en Italie par le pays des Rhæti (Simplon, Saint-Gothard, Splügen), les Itinéraires d'Antonin n'en parlent pas. Du reste, Annibal n'eût pu prendre que le premier de ces trois chemins, celui du Simplon, qui venait des bords du Rhône et qui débouchait en Italie par Domo-d'Ossola (Oscela Lepontiorum) ; mais il ne parait pas qu'il ait été possible, avant les travaux d'art, de descendre par ce chemin avec une armée, au versant italien près de Gondo.

Strabon, qui écrivait sa géographie du temps d'Auguste, dit que celui de ces chemins des Alpes qui traverse le pays des Centrones est le plus long ; mais le meilleur, et qu'on y peut passer avec des chars[2].

Voilà, en résumé, à quoi se réduisent les notions que nous ont transmises les anciens, concernant les passages des Alpes qui nous intéressent au sujet de l’expédition d'Annibal. Nous ne voyons là rien qui se rapporte au passage par le mont Cenis. Serait-ce parce que ce passage n'aurait pas été connu des Romains ? Ou bien, le considéraient-ils comme impraticable, à cause de certaines pentes, très-rapides, qu'il présente du côté de l'Italie, ou à cause des déjections de torrents qui l’encombrent parfois dans la vallée de l'Arc ? Ou bien encore préféraient-ils prendre le chemin des Alpes Graies, qui mène à la même destination et qui est le meilleur de tous ? Du reste, nous aurons à revenir sur cette question au sujet de l'itinéraire que Tite-Live a fait suivre à Annibal.

Mais certainement les Gaulois cisalpins qu'Annibal avait pour guides, et qui sans cesse traversaient les Alpes dans cette région pour communiquer avec la mère patrie, devaient connaître tous les chemins de ces montagnes, avec toutes leurs difficultés particulières ; et la première chose qu'Annibal eut à déterminer de concert avec eux, ce fut le chemin par lequel son armée traverserait les Alpes. Rappelons-nous ce qu'en a dit Polybe : Enfin les courriers arrivèrent (en Espagne) et lui apprirent quelles étaient les dispositions et l'attente des Gaulois, la hauteur extraordinaire des Alpes, la peine qu'il devait s'attendre à essuyer dans ce passage, quoique absolument il ne fût pas impossible. Donc déjà ces envoyés gaulois et Annibal avaient en vue dans la pensée quelque passage des Alpes excessivement difficile, mais non absolument impraticable à une armée ; donc probablement le passage par le mont Cenis. Rappelons-nous encore ce qu'en a dit ce petit roi des Gaulois cisalpins, Magile, qui vint à la rencontre d'Annibal au passage du Rhône, et qui adressa une allocution aux soldats carthaginois par l’intermédiaire d'un interprète. Il semblait, dit Polybe à ce sujet, qu'on ne pouvait se défier de la promesse que les Gaulois faisaient de les conduire jusqu'en Italie par des lieux où ils ne manqueraient de rien, et par où leur marche serait courte et sûre. Donc, ici encore les Gaulois qui venaient pour guider Annibal jusqu’en Italie, comptaient lui faire prendre le chemin du mont Cenis, qui tourne effectivement au plus court vers l'Italie, et où il était sûr que les Romains n'attendraient pas l'armée carthaginoise, puisque nulle armée étrangère à ces régions n'y avait passé jusqu'alors.

Enfin, voici le texte de Strabon, qui ne laisse plus subsister aucun doute une fois qu'on a démontré qu'Annibal est parvenu à Chambéry. Polybe, dit Strabon, ne nomme que quatre passages de ces montagnes (des Alpes) : l'un, par la Ligurie, près de la mer Tyrrhénienne ; un autre, qui est celui par lequel Annibal passa, et qui traverse le pays des Taurini ; un troisième, qui passe par le pays des Salassi ; et un quatrième, par celui des Rhæti. Tous quatre sont, dit-il, pleins de précipices[3]. Or, à partir de Chambéry, on ne peut plus gagner l'Italie avec une armée que par deux chemins : ou par le Petit Saint-Bernard et Aoste (pays des Salassi), ou par le mont Cenis et Suse (pays des Taurini) ; donc c'est pour nous comme si Strabon disait qu'Annibal a passé par le mont Cenis.

C'est donc par le chemin du mont Cenis que va passer Annibal, à partir de la ville des Allobroges dont il vient de s'emparer, c'est-à-dire de Lemincum ou Chambéry ; et c'est dans cette direction que nous allons maintenant le suivre, bien qu'aucun auteur n'ait fait mention de ce chemin du mont Cenis avant l'époque d'Auguste.

Mais pour pouvoir, au besoin, déterminer en quel lieu de ce chemin Annibal devra se trouver tel ou tel jour après qu'il se sera de nouveau mis en marche, il est indispensable de connaître la longueur moyenne des marches de l'armée carthaginoise dans la traversée des Alpes ; et, heureusement, Polybe nous en fournit encore le moyen. — D'une part, il a dit ci-dessus (p. 105) : Depuis le passage du Rhône, en allant vers ses sources, jusqu'à ce commencement des Alpes d'où l'on va en Italie, on compte quatorze cents stades. Les hauteurs des Alpes, après lesquelles on se trouve dans les plaines d'Italie qui sont le long du Pô, s'étendent encore à douze cents stades.... Ainsi, la longueur du chemin que suit Annibal, depuis son entrée dans les Alpes auprès de l'embouchure du Guiers ou auprès d’Aoste (Augustum), jusqu'à son débouché en Italie dans les plaines du Pô, doit être de douze cents stades, c'est-à-dire de deux cent vingt-deux kilomètres ; et il est facile de vérifier que telle est réellement, depuis l'un de ces points jusqu'à l'autre, la longueur de la traversée des Alpes par le mont Cenis. — D'une autre part, Polybe dira ci-après (p. 248) : Il y avait cinq mois et demi qu'Annibal était parti de la Nouvelle-Carthage, en comptant les quinze jours que lui avait coûtés le passage des Alpes, lorsqu'il planta ses étendards dans les plaines du Pô. — Ainsi, quinze jours nous représentent la totalité de l'espace de temps qu'a duré la traversée des Alpes par l'armée d'Annibal. Il faudra donc en retrancher, et le nombre des jours de repos accordés à l’armée, et le nombre des jours d'arrêt forcé devant quelque obstacle, pour que le reste exprime le nombre des jours de marche effective, ou le nombre exact des marches exécutées dans la traversée des Alpes. Disons d'avance, sauf vérification attentive dans la suite du texte, que le nombre des marches ainsi déterminé est de dix. — Par conséquent, l'armée d'Annibal a fait dans la traversée des Alpes des marches d'une longueur moyenne de cent vingt stades, c'est-à-dire d'environ vingt-deux kilomètres.

Et comme nous devons compter les jours et les marches elles-mêmes à partir de l'entrée dans les Alpes, notons qu'il y en avait déjà deux à compter le soir où la ville des Allobroges fut prise. Ainsi : deux jours écoulés et deux marches accomplies, voilà le compte fait pour l'itinéraire d'Annibal depuis son entrée dans les Alpes jusqu'au moment actuel, où il vient de prendre l'ancienne ville des Allobroges, Lemincum, aujourd'hui Chambéry. Suivons maintenant le récit de Polybe.

 

 

 



[1] D'après ce que dit Strabon au sujet des peuples des Alpes, nous avons placé les Medulli dans la vallée de Maurienne. L'exactitude de cette détermination n'offrant ici aucune importance particulière, nous n'y reviendrons pas.

[2] C'est ce chemin-là que prit Jules César pour aller envahir la Gaule transalpine, 160 ans après l'expédition d'Annibal.

[3] Strabon, IV. Version de Coray.