ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ IX. — Entrée des Alpes.

 

Annibal avait déjà marché pendant dix jours et avait fait environ huit cents stades de chemin le long du fleuve ; déjà il se disposait à mettre le pied dans les Alpes, lorsqu'il se vit dans un danger auquel il était très-difficile d'échapper. Tant qu'il fut dans le plat pays, les chefs des Allobroges ne l'inquiétèrent pas dans sa marche, soit qu'ils redoutassent la cavalerie carthaginoise, soit que les barbares dont elle était accompagnée les tinssent en respect. Mais quand ceux-ci se furent retirés et qu'Annibal commença d'entrer dans les détroits des montagnes, alors les Allobroges coururent en grand nombre s'emparer des lieux qui commandaient ceux par où il fallait nécessairement que l'armée d'Annibal passât. C'en était fait de son armée, si leurs pièges eussent été plus couverts : mais comme ils se cachaient mal, ou pas du tout, s'ils firent grand tort à Annibal, ils ne s'en firent pas moins à eux-mêmes. (III, X.)

Selon nous, voilà Annibal parvenu à l'endroit où le Guiers se jette dans le Rhône, sur la rive gauche du fleuve et tout près d'Aoste, l'ancien Augustum de l'Itinéraire d'Antonin et de la Table théodosienne.

Or : 1° d'après ces deux documents[1] et le site du lieu, Annibal est bien là tout à la fois au bord du Rhône et à l'entrée d'un chemin qui mène en Italie à travers les Alpes.

2° Si notre évaluation précédente de la grandeur moyenne des marches de l'armée carthaginoise est juste (et nous ne croyons pas qu'on puisse la contester avec de bonnes preuves contraires), Annibal, en remontant le long du Rhône depuis le point où il a passé ce fleuve, a bien pu et dû parvenir à l’embouchure du Guiers en dix journées de marche, dont les six dernières auraient été employées à traverser le territoire des Allobroges, d'abord avec son armée seule et en redoutant quelque attaque de la part des Allobroges, puis, hardiment, dès que le roi de l’Île avec ses troupes gauloises se fut mis à sa suite en arrière-garde.

3° Annibal est bien arrivé là par le plat pays des Allobroges.

4° Il est bien là sur un chemin des Alpes Allobroges, où il commence d'entrer dans les détroits des montagnes, par une vallée réellement étroite, qui s'ouvre au bord du Rhône à Saint-Genix-d'Aoste et monte jusqu'au col de la Crusille : vallée étroite d'environ dix kilomètres de longueur et quatre pour cent de pente moyenne, qui ne présente aucun mauvais pas. A son débouché supérieur par le col de la Crusille, d'abord rien ne dut gêner l'armée carthaginoise ; elle arrivait sur le vaste et fertile plateau de Novalaise[2] (l'ancien Laviscone de l'Itinéraire d'Antonin et de la Table théodosienne) : plateau peu accidenté où les troupes purent se développer dans tous les sens et camper commodément.

5° Mais, de l'autre côté du plateau de Novalaise, se dresse transversalement une immense barrière, une montagne escarpée et très-élevée, qui se prolonge de droite et de gauche à perte de vue, et qu'il fallait absolument qu'Annibal franchit à cet endroit même (comme nous le démontrerons), pour gagner la grande vallée qui mène aux cols des Alpes dans cette région de leur chaîne.

6° Par conséquent, il est tout naturel sur ce terrain que les Allobroges aient couru en grand nombre s'emparer des lieux qui commandaient ceux par où il fallait nécessairement que l'armée d'Annibal passât, c'est-à-dire qui commandaient les défilés de la montagne dont nous Tenons de parler.

L'itinéraire que nous avons fait suivre à l'armée carthaginoise s'accorde donc très-bien avec tous ces détails du récit de Polybe, qui avait été examiner lui-même ces lieux généralement connus aujourd'hui ; et cet accord serait rigoureusement exact de tous points, si le chiffre de 800 stades, qui indique ici la longueur du chemin parcouru sur la rive gauche du Rhône depuis le point de passage du fleuve jusqu'à l'entrée des Alpes, n'était pas beaucoup trop faible. Nous n'avons donc plus que ce dernier point à discuter, avant d'en venir à la traversée des Alpes jusqu'en Italie.

Polybe dit ici qu'Annibal a marché pendant dix jours le long du Rhône, pour parvenir depuis le point où il a passé le fleuve jusqu'à l'entrée des Alpes. Et il ajouterait, d'après la leçon suivie par dom Thuillier, que la longueur du trajet exécuté de ce point de départ à ce point d'arrivée est de huit cents stades. Or, Polybe a dit précédemment que ce même trajet est de quatorze cents stades, ou d'une longueur presque double. Voilà donc nécessairement, d'un côté ou de l’autre, une erreur de lecture des manuscrits ; car les deux chiffres devraient être égaux, et on ne saurait imputer leur différence si grande à Polybe lui-même. La question se réduit donc à décider de quel côté est cette erreur de lecture.

Cherchons d'abord comparativement où aboutirait chacune de ces deux distances, à partir du point de passage du Rhône, en remontant sur la rive gauche du fleuve sans perdre de vue sa direction. Ce point de départ est certain, car il doit être à quatre journées de marche de la première embouchure du Rhône du côté de Marseille ; et par conséquent, il ne saurait être notablement éloigné de Pierrelatte, vis-à-vis de Bourg-Saint-Andéol. Ainsi, à partir de Pierrelatte les huit cents stades (148 kilomètres) aboutissent à environ dix kilomètres au-dessous de Vienne, c'est-à-dire dans une vaste région de plaines, où Annibal aurait pu arriver dès le cinquième jour de marche, et où certainement on ne saurait voir aucune entrée des Alpes, ni aucune montagne barrant le passage, comme la suite du récit va l'exiger. Tandis que les quatorze cents stades (259 kilomètres) aboutissent, avec toute l'exactitude possible et exigible dans une telle évaluation, à l'embouchure du Guiers dans le Rhône, près de Saint-Genix-d'Aoste. Par conséquent, l’examen géographique et topographique de la rive gauche du Rhône ne laisse pas la liberté d'opter ici arbitrairement entre ces deux leçons contradictoires ; mais il oblige à y rectifier la leçon de huit cents stades et à y rétablir la leçon précédente de quatorze cents stades s'appliquant au même trajet.

D'ailleurs, comment douter que l’armée carthaginoise ait réellement fait le long du Rhône des marches de 26 kilomètres ou cent quarante stades, lorsqu'on se rappelle que le plan d'Annibal était de se porter en Italie le plus rapidement possible, en évitant de combattre avant d'y être parvenu ; et que, à l'égard de son armée, on tient compte de ses conditions spéciales et de ses faits de marche remarquables, mentionnés précédemment çà et là par Polybe ? Rappelons-les en très-peu de mots. Annibal n’a emmené avec lui que des soldats d'élite rompus à toutes les fatigues de la guerre. II a fait laisser en Espagne tous les bagages non indispensables. La célérité avec laquelle il est arrivé au Rhône a paru incroyable au consul Publius. A l'occasion du passage du Rhône, une partie considérable de son armée, guidée par des gens du pays, a exécuté une marche de deux cents stades (37 km.), abattu des bois dans une forêt, construit des radeaux et passé le fleuve : tout cela en une nuit. Enfin, depuis le passage du Rhône, Annibal a pour guides des Gaulois cisalpins avec leur roi Magile. Qu'on veuille bien se rappeler encore les considérations de détails dans lesquelles nous sommes entré précédemment, pour constater avec précision que l’armée carthaginoise, même sur un chemin étroit où elle n'eût pu marcher que par deux hommes ou deux chevaux de front, eût néanmoins pu faire 26 kilomètres ou cent quarante stades de chemin par jour. Tandis que, dans sa marche sur la rive gauche du Rhône dont il s'agit ici, le terrain ne présente que peu de difficultés depuis Pierrelatte jusqu'à l’Isère, et qu'il devient très-facile dès qu'on a passé l'Isère et qu'on chemine par le plat pays des Allobroges, jusqu'à l'embouchure du Guiers.

Enfin, comme nous l'avons déjà dit et comme nous ne manquerons pas de le constater en son lieu, on verra plus loin une preuve incontestable, une preuve fournie par Polybe lui-même, que les marches de l'armée carthaginoise dans la traversée des Alpes, où même les farouches montagnards l'attaquèrent plus d'une fois, furent néanmoins en moyenne de 22 kilomètres ou de cent vingt stades par jour. Comment donc cette même armée n'eût-elle fait que quatre-vingts stades ou moins de 13 kilomètres par jour, en cheminant au bord du Rhône, dans des pays de collines et de plaines, sans provisions de vivres à transporter avec elle ?

Du reste, quoi de plus facile que de confondre dans la lecture d'un manuscrit grec le chiffre αυ', ou 1.400, avec le chiffre ω', ou 800 ?

Nous concluons donc avec toute confiance qu'on doit lire ici dans le texte de Polybe, non pas huit cents stades, mais bien quatorze cents stades ; chiffre par lequel l'auteur lui-même a déjà indiqué précédemment cette même distance, du point où Annibal passa le Rhône au point où il entra dans les Alpes.

Sans quoi y peut-on ajouter encore, non-seulement on laisserait établir en face d'un premier chiffre que tout démontre juste, un autre chiffre qui ne peut supporter l’épreuve de la critique et qui mettrait ici Polybe en contradiction flagrante avec lui-même ; mais encore ce ne serait pas la seule contradiction qui en résulterait. Car, d'après la comparaison qu'il a établie plus haut, entre le chemin déjà fait par Annibal depuis Carthagène jusqu'aux Pyrénées, et le chemin qui lui restait à faire depuis les Pyrénées jusqu'en Italie (comparaison dont toutes les mesures, depuis Carthagène jusqu'au passage du Rhône, sont certaines par la vérification sur nos cartes actuelles), l'itinéraire d'Annibal, depuis le passage du Rhône jusqu'en Italie, doit être un peu plus long que 2.200 stades. Or, si on comptait ici seulement 800 stades depuis le passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes ; en y ajoutant les 1.200 stades indiqués pour la traversée des Alpes, cela ne ferait que 2.000 stades ; et par conséquent l'itinéraire en question se trouverait, au contraire, un peu plus court que 2.200 stades : nouvelle contradiction évidente. Tandis que le maintien ici de la première leçon (1.400 stades) laisse partout Polybe d'accord avec lui-même.

Passons donc à quelques considérations orographiques sur cette contrée des Alpes, considérations qui sont indispensables pour se bien rendre compte de la position périlleuse où se trouve actuellement Annibal, et du combat qui va suivre.

En face de la station de Culoz (où, du chemin de fer de Lyon à Genève qui vient de traverser l’extrémité méridionale des monts Jura, se détache le chemin de fer d'Italie par le Mont-Cenis qui franchit le Rhône pour se diriger au sud) s'ouvre sur la rive gauche du fleuve une très-grande vallée, qui est comprise entre deux chaînes de hautes montagnes, et qui se prolonge presque directement au sud jusqu'à la station de Montmeillan sur la rive droite de l'Isère.

Le fond de cette grande vallée, qui est généralement très-large et horizontal, présente successivement du Rhône à l'Isère : d'abord, les vastes marais de Chautagne (que le chemin de fer traverse sur une chaussée) ; puis, le beau lac du Bourget (que le chemin de fer côtoie du côté de l’est, en perçant ça et là des promontoires de rochers escarpés, battus par les eaux) ; enfin, des terres cultivées et fertiles, qui se prolongent jusqu'à l'Isère, et où l'on voit, non loin de l'extrémité du lac, la ville de Chambéry, l'ancienne Lemincum des Itinéraires romains et de la Table théodosienne : ancien nom qui est resté à l'extrémité septentrionale de la ville actuelle, au mont Lémenc.

La berge orientale de cette grande vallée est constituée, à partir du Rhône, par une montagne très-élevée, dite montagne du Gros-Faux ou de Chautagne : laquelle, venant de plus haut le long du fleuve, s'en écarte ici et s'engage dans les terres tout le long des marais de Chautagne et du lac du Bourget jusqu'auprès d'Aix-les-Bains, où elle s'abaisse et se réduit à de simples coteaux qui se terminent à Chambéry. Après cette interruption et au-delà de cette Tille, la berge orientale de la grande vallée reprend au large, ou elle est constituée jusqu'à l'Isère par une masse de hautes montagnes, reliées à celles qui longent la rive droite de cette rivière en amont de Montmeillan.

La berge occidentale de la grande vallée (celle qui nous intéresse plus particulièrement) est constituée par une suite non interrompue de hautes montagnes, qui commence au bord du Rhône et des marais de Chautagne par un grand promontoire de rochers[3], et qui se poursuit sans interruption directement au sud, tout le long du lac du Bourget et du reste de la vallée, jusqu'à l'Isère. Cette chaîne de monts, qu'on ne peut guère distinguer que par leurs sommets divers, présente une série de sommets escarpés, dont l'ensemble offre l'aspect d'une crête dentelée, qui s'élève généralement de 800 à 1.300 mètres au-dessus du niveau du lac du Bourget, ou du Rhône dans cette région de son cours ; et où les cols qui permettent de la traverser sont rares, plus ou moins praticables, et élevés encore de 400 à 800 mètres au dessus de ce même niveau. Notons ici incidemment, pour nous le rappeler plus loin, qu'en arrivant sur l'Isère la chaîne des monts de la berge occidentale ne se termine point là ; mais seulement s'y détourne un peu au sud-ouest, et se poursuit encore tout le long de cette rivière jusqu'à la porte de Grenoble (Cularo des Gaulois), où enfin elle se termine.

Cette berge occidentale constituait donc une énorme barrière, presque infranchissable, qui séparait la grande vallée que nous venons de décrire du plat pays des anciens Allobroges (aujourd'hui plaines du Dauphiné), par où nous avons vu arriver l'armée d'Annibal en remontant le long du Rhône. Or, cette même grande vallée a été de tout temps, et est encore de nos jours, la grande voie des Alpes dans cette région de leur immense chaîne, la voie que viennent suivre tous les chemins de ces contrées qui se dirigent vers l'Italie. Le chemin de fer du mont Cenis la suit d'un bout à l'autre à force de travaux d'art. Tous les chemins du nord y viennent en convergeant ou de Genève, ou d'Annecy, ou de la perle du Rhône, ou de Seyssel, et profitent de la lacune qu'offre la berge orientale de cette grande vallée pour y entrer facilement à Chambéry.

 

 

 



[1] L'un et l'autre seront cités plus loin.

[2] L'ancien nom, Laviscone, a pu devenir, par un renversement de syllabes, Novalise et Novalaise ; comme Ilerda est devenu Lérida ; comme Tergestini et Tergeste sont devenus, selon nous, d'abord Triestini et Trieste ; puis, par un renversement de syllabes, ont fait Istrie, pour désigner le pays de Trieste ou des anciens Tergestini, dont parlent César et Hirtius, dans les Commentaires sur la guerre de Gaule. (V, I ; VIII, XXIV.)

[3] Ce grand promontoire de rochers fait face au mont Colombier, situé de l'autre côté du Rhône, où il termine au sud la crête du mont Retort, dont nous avons parlé dans notre notice géographique du premier volume de Jules César en Gaule. C'est au pied du mont Colombier qu'est placée aujourd'hui la station de Culoz.