ANNIBAL EN GAULE

 

DEUXIÈME PARTIE. — EXPÉDITION D'ANNIBAL AU POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET MILITAIRE.

ITINÉRAIRE D'ANNIBAL : SA STRATÉGIE ; SA TACTIQUE DANS LES BATAILLES ; SA TACTIQUE POLITIQUE.

 

 

§ VI. — Marche d'Annibal en remontant le long du Rhône dans l'intérieur des terres. Vitesse de marche de l'armée carthaginoise.

 

Quand les éléphants furent passés, Annibal fait d'eux et de la cavalerie son arrière-garde et marche le long du fleuve, prenant sa route de la mer vers l’orient, comme s'il eût voulu entrer dans le milieu des terres européennes. Car le Rhône a ses sources au-dessus du golfe Adriatique, coulant vers l'occident, et venant de ces parties des Alpes qui regardent le septentrion. Il prend son cours vers le couchant d'hiver (le sud-ouest), et se déchaîne dans la mer de Sardaigne. Ses eaux traversent toute une vallée, dont les Gaulois appelés Ardyens occupent le côté septentrional[1], et le méridional est bordé par les racines des Alpes qui sont vers le septentrion. Cette vallée est séparée des plaines des environs du Pô par les Alpes, qui s'étendent depuis Marseille jusqu'à l’extrémité du golfe Adriatique, et qu'Annibal, venant du Rhône, traversa pour entrer dans l'Italie. (III, IX.)

Voilà une admirable description géographique de la route que prend Annibal après le passage du Rhône. Ce sujet mérite toute notre attention. 'Relisons donc et suivons bien attentivement tous les traits de cette description du cours du Rhône, le long duquel se dirige Annibal. Il marche le long du fleuve, dit notre auteur, prenant sa route de la mer vers l'Orient, comme s'il eût voulu entrer dans le milieu des terres européennes. Car le Rhône a ses sources au-dessus du golfe Adriatique, coulant vers l'Occident, et venant de ces parties des Alpes qui regardent le septentrion. Il prend son cours vers le couchant d'hiver (le sud-ouest) et se décharge dans la mer de Sardaigne. Ses eaux traversent toute une vallée... dont le côté méridional est bordé par les racines des Alpes qui sont vers le septentrion. Cette vallée est séparée des plaines des environs du Pô par les Alpes, qui s'étendent depuis Marseille jusqu'à l'extrémité du golfe Adriatique, et qu'Annibal, venant du Rhône, traversa pour entrer dans l'Italie.

Il n'y a rien à ajouter, ni à retrancher. Peut-on, en effet, voir quelque chose de plus clair, de plus précis et de plus complet en si peu de mots, concernant les rapports géographiques du Rhône et des Alpes avec les plaines des rives du Pô ? Qui ne voit immédiatement qu'Annibal remonte le long du Rhône pour aller prendre un passage des Alpes, dont l'entrée doit être au bord du fleuve ? Nous avons même déjà appris ci-dessus que cette entrée doit être à la distance de quatorze cents stades du point de passage du Rhône, point que nous connaissons également. Nous pourrions donc tout de suite remonter le long du fleuve jusqu'à cette distance, et y chercher l'entrée du passage des Alpes par où Annibal traversa en Italie.

Mais si, avant qu'il soit parvenu à cette entrée des Alpes, quelque événement survenait en chemin, par exemple, le deuxième jour de marche, le troisième, le quatrième, etc., et que nous voulussions en connaître le lieu, sur quel point du chemin qui remonte le long du Rhône faudrait-il chercher ce lieu ? On voit que pour répondre ici, et en général pour être à même de déterminer exactement tout ce qui peut se rapporter à l'itinéraire d’Annibal, il nous manque encore un dernier moyen d'investigation, à savoir, la connaissance de la longueur du chemin qu'il fit d'ordinaire dans une journée de marche, c'est-à-dire la connaissance de la grandeur moyenne des marches de l'armée carthaginoise. Laissons donc cette armée remonter le long du Rhône, où il nous sera facile de la retrouver dès que nous connaîtrons sa vitesse de marche, et occupons-nous de résoudre, autant que possible j cette question de la grandeur moyenne des marches de l'armée d'Annibal : question importante et sur laquelle nos savants et honorables devanciers sont grandement et vaguement en désaccord, selon l'itinéraire adopté par chacun. Nous allons donc tâcher de soumettre ici au lecteur quelques considérations un peu précises sur ce sujet j et nous espérons qu'il voudra bien les suivre avec assez d'attention, vu qu'il est impossible de déterminer l'itinéraire de l'armée carthaginoise sans être tout d'abord fixé sur ce point capital.

Nous avons vu plus haut que la célérité de la marche d'Annibal pour arriver au Rhône parut incroyable au consul Publius Scipion. Nous venons de voir, à l'occasion du passage de ce fleuve, une partie de l'infanterie carthaginoise exécuter la nuit, et tout d'une traite, une marche de deux cents stades (37 kilomètres). La cavalerie numide était renommée pour sa vitesse. Les éléphants marchent au pas plus vite qu'un homme. Les bagages avaient été laissés en Espagne, sauf le nécessaire pour le corps d'ouvriers de l'armée et probablement rien de plus, avant d'entrer dans les Alpes et d'avoir à porter les vivres. Il n'existait donc dans l'armée d'Annibal rien qui pût l'empêcher de marcher, depuis le passage du Rhône jusqu'aux Alpes, avec autant de célérité qu'une armée romaine.

Or, la marche réglementaire des armées romaines, — justum iter — comme dit César (Civ., I, XXIII), devait être exécutée dans les conditions suivantes, indiquées par Yégèce (I, IX) : Au pas ordinaire, dit-il, les soldats doivent faire vingt milles de chemin, dans tout au plus cinq heures d'été. Et au pas accéléré, ils doivent pousser jusqu'à vingt-quatre milles, dans ce même nombre d'heures. — Militari gradu, viginti millia passuum, horis quinque duntaxat æstivis, conficienda sunt. Pleno autem gradu, qui citatior est, totidem horis viginti quatuor millia peragenda sunt. — Mais comment apprécier aujourd'hui la valeur de cette mesure du temps employée jadis par Végèce et qui était nécessairement une mesure fixe, cinq heures d'été, — horis quinque æstivis ?

On sait, en effet, que les Romains divisaient bien comme nous le jour en vingt-quatre heures ; mais, au lieu de faire toutes leurs heures égales entre elles comme les nôtres, ils en formaient deux groupes distincts : l'un de douze heures du jour, égales seulement entre elles, et l'autre de douze heures de la nuit égales aussi entre elles seulement. De sorte que, une de ces heures du jour était, pour chaque jour, la douzième partie du temps compris entre le lever et le coucher du soleil ; et que, une de ces heures de la nuit était, pour chaque nuit^ la douzième partie du temps compris entre le coucher du soleil et son lever. Par conséquent, on le voit, les heures des Romains ne s'accordaient avec les nôtres qu'aux époques d'équinoxes ; et durant tout le reste de l’année leurs heures du jour et leurs heures de la nuit variaient sans cesse, en sens inverse les unes des autres, suivant la date du jour et encore suivant la latitude du lieu où l'on indiquait l'heure. Delà des difficultés sans nombre dans la détermination du temps, difficultés que les Romains connaissaient comme nous[2], et qui durent évidemment les forcer à adopter, du moins pour le service des armées, quelque moyen pratique et suffisamment approximatif, qui pût servir à régler l'emploi du temps entre deux équinoxes consécutifs, soit le jour, soit la nuit.

La clepsydre, ou horloge d'eau, portative, à heures constantes et réglées d'après la durée moyenne des jours d'été à Rome, et de même la clepsydre à heures moyennes pour les nuits d'été, tel paraît avoir été le moyen adopté et mis en pratique dans les armées romaines. En effet Jules César, au sujet de sa deuxième expédition en Bretagne qu'il exécuta au déclin de l'été, dit que, d'après les mesures fixes données par l’eau, on voyait que les nuits y étaient plus courtes que sur le continent. — Certis ex aqua mensuris breviores esse noctes quam in continente videbamus. (V, XIII.) — César avait donc pour la guerre des clepsydres portatives à heures constantes : lesquelles, nécessairement, devaient être réglées d'après la durée moyenne à Rome, soit des jours d'été ou des nuits d'hiver, soit des nuits d'été ou des jours d'hiver. Végèce, de son côté, parle de la clepsydre à propos de la division des douze heures de la nuit en quatre veilles égales. Et comme il paraissait impossible, dit-il, qu'un même homme veillât dans un poste durant toute la nuit, on a divisé à la clepsydre le temps des veilles en quatre parties, afin qu'on ne fût pas obligé de veiller pendant plus de trois heures de la nuit. — Et quia impossibile videbatur in speculis per totam noctem vigilantes singulos permanere, ideo in quatuor partes ad clepsydram sunt divisæ vigiliæ, ut non amplius quam tribus horis nocturnis necesse sit vigilare. (III, VIII.)

C'est donc à la clepsydre militaire, pour les jours d'été, que nous devons rapporter le texte de Végèce, cité plus haut, relativement à la marche réglementaire des armées romaines, si nous voulons évaluer en heures modernes la durée de cinq heures d'été dans le sens de ce texte. Or, en admet-mettant qu'à Rome la durée moyenne du temps compris entre le lever et le coucher du soleil pendant tout l'été soit, nombre rond, de quatorze heures modernes, six heures d'été de la clepsydre militaire équivaudraient à sept heures modernes. Ou, plus simplement, une heure d'été de la clepsydre militaire des armées romaines équivaudrait à une heure et dix minutes de notre mesure actuelle du temps. Les cinq heures d'été, indiquées par Végèce, équivaudraient donc à cinq heures et cinquante minutes modernes.

Par conséquent : une marche de vingt mille pas romains, ou de trente kilomètres, exécutée en cinq heures d'été des Romains, ou eu cinq heures et cinquante minutes modernes, correspondrait à une vitesse d'un kilomètre en onze minutes et quarante secondes de temps : admettons, nombre rond, une vitesse d'un kilomètre en douze minutes, ou de cinq kilomètres par heure moderne. Telle aurait été, d'après Végèce, la vitesse de marche des armées romaines. Et nous avons vu qu'il n'existait dans l'armée d'Annibal rien qui pût l'empêcher de marcher aussi vite qu'une armée romaine. Veut-on néanmoins que l'armée carthaginoise, à cause de l’étroitesse présumée des chemins de la Gaule le long du Rhône à cette époque, n'ait pas pu marcher d'ordinaire à plus de deux hommes on de deux chevaux de front ; et, par cette raison, qu'elle n'ait pas pu faire chaque jour autant de chemin qu'en faisait une armée romaine sur les routes ordinaires ? Veut-on compter une lieue, quatre kilomètres de moins par jour ? Soit. L'armée d'Annibal fera donc définitivement vingt-six kilomètres par jour, et cinq kilomètres par heure, ou un kilomètre en douze minutes. Voilà des données qui nous paraissent incontestables, et dont nous allons nous servir.

Ajoutons d'abord que l'armée carthaginoise, au sortir du Rhône (ainsi que Polybe le dira plus loin), était de trente-huit mille hommes de pied et huit mille chevaux. Nous verrons également que, durant la marche en question, on était encore proche de l'équinoxe d'automne. Et nous avons déjà vu que l’infanterie carthaginoise, en partant du point de passage du Rhône, se mit en marche le long du fleuve dès la pointe du jour : la cavalerie et les éléphants fermant la marche. Enfin, admettons que deux fantassins de front occupent un mètre de longueur de chemin, et que deux cavaliers de front, ou une bête de charge seule, en occupent trois mètres. Cela complète les données nécessaires pour apprécier exactement tous les détails d'une marche de l’armée d'Annibal.

Profitons même des avantages que peut offrir un tableau graphique de ce mouvement (comme on le fait quand on veut se rendre clairement compte de la marche des trains sur les chemins de fer), ce qui rendra nos explications plus claires et plus sûres. (Voir le tableau ci-joint.)

Pour saisir au premier coup d’œil la signification du tableau qu'on a sous les yeux, il suffit de se rappeler que le cours du temps peut être représenté comme le cours d'un fleuve, par lequel tout ce qui dure serait entraîné en dérive proportionnellement à sa durée. Si donc on imagine des poteaux plantés à des distances égales sur les rives de ce fleuve imaginaire, ils pourront indiquer les heures écoulées et les espaces parcourus dans le sens du courant par les objets en dérive, pendant tout le temps qu'aura duré quelque autre mouvement simultané de ces mêmes objets, tel qu'une marche, dont la vitesse dans le chemin serait aussi indiquée d'autre part sur ce même tableau, au moyen d'une ligne de poteaux kilométriques perpendiculaire sur le cours du temps. Ici, les heures de la journée sont représentées, depuis 5 heures du matin jusqu'à 7 heures du soir, par la double série transversale de chiffres, 5, 6, 7, 8.... 7 ; et les kilomètres du chemin sont représentés par la double série longitudinale de chiffres, 1, 2, 3, 4.... 26, dont le dernier exprime la longueur moyenne du chemin parcouru dans une journée de marche par l'armée carthaginoise. On aura ainsi un tableau très-commode pour vérifier clairement, par le regard aussi bien que par la pensée, comment ont pu se succéder dans une suite d'heures tous les détails d'une marche, et où en était à chaque instant chaque portion des troupes : sauf bien entendu les accidents.

Considérons donc rigoureusement ce qui dut se passer dans une marche de l'armée d'Annibal d'après les données définies plus haut.

Dès cinq heures du matin, les deux premiers fantassins ouvrent la marche de l'armée dans l'ordre suivant : l'infanterie d'abord, au nombre de trente-huit mille hommes, formant une colonne de 19 kilomètres, à laquelle il faut 3 heures et 48 minutes pour s'engager dans le chemin ; puis les bêtes de charge, y compris les trente-sept éléphants, au nombre total de deux mille bêtes, formant une colonne de 6 kilomètres, à laquelle il faut 1 heure et 12 minutes pour se mettre en route ; et enfin la cavalerie, au nombre de huit mille cavaliers, formant une colonne de 12 kilomètres, à laquelle il faut 2 heures et 24 minutes pour qu'elle soit toute partie : ce qui aura lieu à midi et 24 minutes.

Cinq heures et douze minutes après le départ des deux premiers fantassins (à 10h 12m), ces deux premiers fantassins entrent au camp d'arrivée (au point A), et derrière eux, l'infanterie occupe dix-neuf kilomètres du chemin (du point au point B, de la borne kilométrique 26 à la borne 7) ; derrière elle, les bêtes chargées de bagages en occupent six kilomètres (du point B au point C, de la borne kilométrique 7 à la borne 1) ; et derrière les bêtes de charge, le premier kilomètre du chemin a déjà reçu 666 cavaliers. Le reste de la cavalerie est encore dans le camp du départ.

Trois heures et quarante-huit minutes après (à 2h), toute l'infanterie s'est écoulée dans le camp d'arrivée ; la première bête de charge y entre (après s'être mise en route à 8h 48m) : la dernière en est encore à six kilomètres de distance (au point D, à la borne 20) ; suivent immédiatement les deux premiers cavaliers : les deux derniers cavaliers sont encore à douze kilomètres plus loin en arrière (au point E, à la borne 8), ou à dix-huit kilomètres du camp d'arrivée ; ceux-ci ont quitté le camp du départ à midi 24 minutes, c'est-à-dire depuis déjà une heure et trente-six minutes : et par derrière eux, déjà huit kilomètres du chemin sont libres : sauf que des traînards suivent l'armée.

Une heure et douze minutes après (à 3h 12m), toutes les bêtes de charge sont dans le camp d'arrivée ; les deux premiers cavaliers y entrent : les deux derniers n'en sont plus qu'à douze kilomètres de distance (au point F, ou plus exactement au point F, à la borne 14). Dès ce moment toute la cavalerie peut prendre le trot et doubler de vitesse, ou faire le kilomètre en six minutes ; de sorte que, à partir de la borne 14, les deux derniers cavaliers gagneront le camp d'arrivée en une heure et douze minutes : c'est-à-dire que toute la cavalerie y sera rendue à quatre heures et vingt-quatre minutes après midi, et que la marche de l'armée sera terminée.

Bien mieux : lorsqu'Annibal avec sa cavalerie quitta l'endroit où il avait passé le Rhône, ce prudent général dut envoyer quelques éclaireurs numides avec des guides gaulois à cheval, se placer en observation à une certaine distance sur la route d'Arles. Et à la tombée de la nuit, nuls ennemis ne s'étant montrés là, ces cavaliers purent, en trois ou quatre heures, rejoindre Annibal et l'informer du fait. Ainsi, dès le second jour de sa marche le long du Rhône, Annibal, bien assuré que les Romains ne surviendraient point par derrière pour la troubler, put modifier l'ordre de ses troupes d'une manière très-avantageuse. En effet, comme les chevaux marchent facilement la nuit, il put faire partir tout d'abord sa cavalerie, dès 4 heures moins 12 minutes du matin. Celle-ci étant libre de prendre toute sa vitesse propre, de 10 kilomètres à l'heure, le dernier cavalier dut partir du camp à 5 heures ; et tout le reste de l'armée put suivre, comme on le voit au tableau. De cette manière, le premier cavalier dut parvenir au nouveau campement dans l'espace de 2 heures et 36 minutes, par conséquent à 6 heures et 24 minutes du matin ; et le dernier cavalier dut y parvenir 1 heure et 12 minutes plus tard, c'est-à-dire à 7 heures et 36 minutes. On voit donc que toute la cavalerie dut être rendue au nouveau camp 2 heures et 36 minutes avant l’arrivée du premier fantassin, qui s'était mis en route immédiatement après le dernier cavalier ; et que la marche de l'armée carthaginoise dut être terminée dès l'arrivée de la dernière bête de charge, c'est-à-dire à 3 heures et 12 minutes après midi. Et de plus, la cavalerie eut tout le temps de pourvoir d'avance aux subsistances de l’armée ; puis, de s'échelonner elle-même par petits corps sur la route à suivre au-delà, soit pour faciliter le pâturage des chevaux, soit encore pour avancer d'autant le départ du lendemain.

Concluons que telle dut être la marche ordinaire de l'armée d’Annibal, à dater du second jour après le passage du Rhône, ou à partir des environs de Montélimar.

Il restait donc encore deux ou trois heures de jour pour l'arrivée des traînards, ou pour compenser les retards qui pouvaient avoir été causés par des accidents quelconques.

Remarquons bien que la marche d'une armée dans ces conditions, fût-elle répétée pendant nombre de jours consécutifs, laissera constamment à tous plus de dix-huit heures de temps, chaque jour, pour se reposer et pourvoir à leur subsistance et à celle des animaux de l'armée. D'ailleurs, les chemins de la Gaule, sur la rive gauche du Rhône, n'ont pas dû exiger partout que la marche se fît à deux hommes seulement ou à deux chevaux de front. Enfin, n'oublions pas que le succès de l'entreprise d'Annibal dépendait surtout de la célérité, et que le grand guerrier avait des guides gaulois, avec des éclaireurs numides.

Il est clair que s'il survient un arrêt de quelque durée en un point de la colonne de marche, l'arrêt se propagera bien vite par derrière à tout ce qui suit. Mais il ne faut pas non plus prendre Annibal pour un général quelconque, ou imprévoyant, ou irréfléchi, ou inhabile, ou imprudent. Un général de sa sorte, si le monde en a vu quelque autre, il n'en a pas vu beaucoup. C'était le digne fils du grand Amilcar, qui l'avait instruit et formé dès sa plus tendre enfance pour cette expédition, d'où dépendait le salut de Carthage ; c'était l'héritier du génie et des aptitudes et de toute l'expérience de son père. Avec lui, comme avec Amilcar, tout était prévu, et nous en rencontrerons plus d'une preuve. S'il ne pouvait être partout de sa personne, ses ordres et ses hommes de confiance avec ses instructions étaient partout dans les rangs de son armée, afin de pourvoir à tout, le cas échéant.

Ainsi, qu'un homme tombe et se blesse, qu'une bête de charge s'abatte et ne puisse se relever, il n'est pas difficile de vider le chemin, et l'armée ne s'arrête pas pour cela : sauf à rallier les traînards à sa suite. D'ailleurs, on ne peut douter qu'aux guides gaulois et aux éclaireurs numides qui précédaient l’armée, ne fussent adjoints des ouvriers spéciaux, pour examiner le chemin d'avance, et au besoin, le mettre en état. Sans doute aussi le prudent général avait eu soin de répartir convenablement dans la colonne de marche d'autres ouvriers de l’armée, habiles à tout, et capables de parer sans retard à un accident. De tels ouvriers militaires n'accompagnaient-ils pas déjà cette partie de ses troupes que nous avons vue, à l'occasion du passage du Rhône, remonter pendant la nuit sur la rive droite avec des guides du pays, pour aller à 37 kilomètres plus haut, y abattre des bois, en construire des radeaux, passer d'avance le fleuve, et revenir ensuite protéger le débarquement du gros de l'armée ? Sinon : comment eût pu réussir cette diversion sur laquelle Annibal avait fondé le succès du passage du Rhône ? Cet exemple prouve de fait que l'armée carthaginoise était capable d'exécuter une marche de 37 kilomètres, durant la nuit et même dans un pays difficile, pourvu qu'elle eût des guides ; or, répétons-le, depuis le passage du Rhône, elle en avait d^excellents, ces Gaulois cisalpins venus là à sa rencontre avec leur roi Magile, tout exprès pour la guider jusqu'en Italie. Et bientôt encore nous allons voir Annibal lui-même se mettre avec eux à la tête d'un corps de troupes d'élite, et exécuter dans les premiers défilés des Alpes une autre marche de nuit, mémorable entre toutes.

Enfin, nous verrons ci-après avec certitude que, dans la traversée des Alpes, l'armée d'Annibal exécuta des marches d'une longueur moyenne de 32 kilomètres : comment donc, sur la rive gauche du Rhône, n'en aurait-elle pas pu exécuter de 26 kilomètres ?

Ainsi, en définitive, nous croyons pouvoir conclure avec toute confiance que, depuis le point de passage du Rhône, en remontant le long du fleuve pour gagner l'entrée des Alpes, l’armée d'Annibal a fait, terme moyen, vingt-six kilomètres de chemin par journée de marche.

Maintenant donc que, d'une part, Polybe, au moyen de la description si exacte du cours du Rhône, nous a fait connaître avec toute certitude la direction du chemin que prend Annibal en remontant le long de ce fleuve ; et que, d'une autre part, nous pouvons apprécier avec assez de confiance et de précision la grandeur moyenne des marches de son armée : résumons-nous et fixons les idées en jalonnant d'une manière conforme à tout ce qui précède, l'itinéraire d'Annibal par journées de marche, jusqu'à une certaine distance : sauf, bien entendu, toute rectification que le texte pourrait exiger ultérieurement. Ainsi, du point de passage du Rhône, de Pierrelatte vis-à-vis de Bourg-Saint-Andéol, la première marche d'Annibal dut aboutir à Montélimar ; la deuxième, à l'embouchure de la Drôme ; la troisième, à Valence ; la quatrième, à Saint-Vallier ; la cinquième, au Péage-de-Roussillon ; la sixième, à Vienne ; la septième, devant Lyon, etc.

La description géographique du cours du Rhône et des montagnes des Alpes dans leurs rapports avec les plaines des rives du Pô, faite d'une manière si lumineuse par notre auteur, suffirait pour démontrer qu’il a été lui-même examiner ces lieux par où Annibal avait passé, et qui étaient inconnus aux hommes lettrés de son époque. Nous pourrons encore le reconnaître çà et là à certains détails topographiques. Et lui-même va nous l'affirmer à la fin de quelques considérations sur la manière d'écrire l'histoire, par lesquelles il termine ce chapitre, et qui sont encore aujourd'hui bonnes à lire. Car elles s'appliquent à divers récits de l'expédition d'Annibal, où Tite-Live paraît avoir puisé certains détails que la critique ne saurait admettre.

Quelques historiens, dit Polybe, pour vouloir étonner leurs lecteurs par des choses prodigieuses, en nous parlant de ces montagnes (des Alpes), tombent sans y penser dans deux défauts qui sont très-contraires à l'histoire : ils content de pures fables et se contredisent. D'abord, ils nous représentent Annibal comme un capitaine d'une hardiesse et d'une prudence inimitables ; cependant, à en juger par leurs écrits, on ne peut se défendre de lui attribuer la conduite du monde la moins sensée. Lorsque, engagés dans leurs fables, ils sont en peine de trouver un dénouement, ils ont recours aux Dieux et aux demi-Dieux : artifice indigne de l'histoire, qui doit rouler toute sur des faits réels. Ils nous peignent les Alpes si raides et si escarpées, que loin de les pouvoir faire passer à de la cavalerie, à une armée, à des éléphants, à peine l'infanterie légère en tenterait le passage. Selon ces historiens, les pays d'alentour sont si déserts que, si un Dieu ou un demi-Dieu n'était pas venu montrer le chemin à Annibal, sa perte et celle de toute son armée était inévitable. N’est-ce pas là véritablement débiter des fables et se contredire ? Car Annibal n'eût-il pas été le plus inconsidéré et le plus étourdi des hommes, s'il se fût mis en marche à la tête d'une armée nombreuse, et sur laquelle il fondait les plus belles espérances, sans savoir ni par où il devait aller, ni la nature des lieux où il passerait, ni les peuples chez qui il tomberait ? Il eût été même plus qu'inconsidéré s'il eût tenté une entreprise qui, non-seulement n'était pas raisonnable, mais pas même possible. D'ailleurs, conduisant Annibal avec une armée dans des lieux inconnus, ils lui font faire, dans un temps où il avait tout à espérer, ce que d'autres feraient à peine, quand ils auraient tout perdu sans ressources et qu'ils seraient réduits à la dernière extrémité. Lorsqu'ils nous disent encore que dans ces Alpes ce ne sont que déserts, que rochers escarpés, que chemins impraticables, c'est une fausseté manifeste. Avant qu'Annibal approchât des Alpes, les Gaulois de dessus le Rhône avaient passé plus d'une fois ces montagnes, et venaient tout récemment de les passer pour se joindre aux Gaulois des environs du Pô contre les Romains. Et, de plus, les Alpes mêmes ne sont-elles pas habitées par un peuple très-nombreux ? C'était là ce qu'il fallait savoir, au lieu de nous faire descendre du ciel je ne sais quel demi-Dieu qui veut bien avoir la complaisance de servir de guide aux Carthaginois. Semblables aux poètes tragiques qui, pour avoir choisi des sujets faux et extraordinaires, ont besoin, pour la catastrophe de leurs pièces de quelque Dieu ou de quelque machine, ces historiens emploient aussi des Dieux et des demi-Dieux, parce qu'ils se sont d'abord entêtés de faits qui n'ont ni vérité ni vraisemblance ; car comment finir raisonnablement des actions dont les commencements étaient contre la raison ?

Quoi qu'en disent ces écrivains, Annibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de prudence. Il s'était informé exactement de la nature et de la situation des lieux où il s'était proposé d’aller. Il savait que les peuples où il devait passer n'attendaient que l'occasion de se révolter contre les Romains. Enfin, pour n'avoir rien à craindre de la difficulté des chemins, il s'y faisait conduire par des gens du pays, qui s’offraient d'autant plus volontiers pour guides, qu'ils avaient les mêmes intérêts et les mêmes espérances. — Je parle avec assurance de toutes ces choses, parce que je les ai apprises de témoins contemporains, et que j'ai été moi-même aux Alpes pour en prendre une exacte connaissance. (III, IX.)

A ce dernier passage de Polybe joignons-en ici un autre qui le complète, et qui se trouve placé à la fin du chapitre XI de ce même livre III. L'auteur y parle des erreurs géographiques qui avaient cours de son temps, faute surtout d'avoir pu jusqu'alors se rendre sur les lieux. — Mais aujourd'hui, ajoute-t-il, que par suite de la conquête de l'Asie par Alexandre, et de celle de presque tout le reste du monde par les Romains, il n'est point d'endroit dans l'univers où l’on ne puisse aller par mer ou par terre ; et que de grands hommes, déchargés du soin des affaires publiques et du commandement des armées, ont employé les moments de ce loisir à ces sortes de recherches, il faut que ce que nous en voulons dire soit beaucoup plus exact et plus assuré. C'est de quoi nous tâcherons aussi de nous acquitter dans cet ouvrage, lorsque l'occasion s'en présentera, et nous prierons alors nos lecteurs curieux de nous donner toute leur attention. — J'ose dire que je m'en suis rendu digne par les fatigues que je me suis données et par les dangers que j'ai courus en voyageant dans l'Afrique, dans l'Espagne, dans les Gaules, et sur la mer extérieure dont ces pays sont environnés, pour corriger les fautes que les anciens avaient faites dans la description des lieux, et pour en procurer aux Grecs la connaissance. (III, XI.)

Ainsi, on doit croire que Polybe a été dans les Alpes et dans les Gaules, pour examiner les lieux par où Annibal avait passé. Et effectivement, aucun doute à cet égard ne sera possible en présence du terrain où son récit va nous conduire, et à la lecture des explications topographiques qu'il présentera au sujet de plusieurs lieux particuliers, très-remarquables.

 

 

 



[1] Il est clair que Polybe désigne ici, sous le nom d'Ardyens, des Gaulois de la rive droite du Haut-Rhône, depuis les sources du fleuve jusqu'aux plaines des Allobroges (Dauphiné) ; mais ce nom de Gaulois Ardyens parait être tombé en désuétude après son époque et avant celle de Jules César. Il en est de même du nom des Gésates, mentionné aussi par Polybe (II, IV), pour désigner des Gaulois de cette même vallée du Rhône : sauf cependant que la petite ville de Gex, dans le département de l'Ain près de Genève, semblerait avoir conservé le nom des Gésates, il paraîtrait donc que les Ardyens et les Gésates étaient le même peuple. Or, en grec, le mot ardis servait à désigner la pointe d'un javelot, et par extension un dard, une flèche ou autre arme semblable (Dictionnaire d'Alexandre). Les Ardyens paraîtraient donc avoir été un peuple de la vallée du Haut-Rhône, armé de l'ardis : comme les Gésates étaient un peuple de cette même vallée du Haut-Rhône armés du gesum. Ainsi, l'ardis et le gesum étant des armes de même nature, bien que différentes de nom suivant qu'on les désignait en grec ou en gaulois, il devient d'autant plus probable que les Ardyens dont il s'agit ici n'étaient autres que les Gésates.

Remarquons toutefois cette différence que, d'après le texte cité plus haut, le nom du gesum paraîtrait provenir de celui des Gésates (ou soldats mercenaires) qui portaient cette arme (comme baïonnette provient de Bayonne, biscaïen, de Biscaye, etc.) : tandis que, à l'inverse, le nom des Ardyens paraîtrait provenir de celui de l'arme ardis (comme lanciers provient de lance ; canonniers, de canon, etc.). Du reste, le mot ardis semble s'être transmis jusqu'à nous, dans nos deux mots français ardillon et dard.

[2] VITRUVE, de Architectura, IX. — PLINE, Histoire naturelle, II, LXXVII, LXXVIII, LXXIX ; VII, LX.