ANNIBAL EN GAULE

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'EXPÉDITION D'ANNIBAL CONSIDÉRÉE AU POINT DE VUE HISTORIQUE ET POLITIQUE.

CAUSES DIVERSES, BUT SPÉCIAL ET MOYENS POLITIQUES DE CETTE EXPÉDITION.

 

 

§ V. — Conclusions politiques.

 

En résumé donc, si l’on considère la seconde guerre punique tout d'abord du point de vue historique et politique, on peut dire :

Que le plan militaire d'Annibal fut subordonné au projet politique de susciter une coalition des peuples autour des Romains, pour mettre un terme à leurs invasions successives ;

Qu'avant, pendant et après son expédition, Annibal n'a cessé de faire des efforts diplomatiques dans le même sens chez tous les peuples exposés à ce dangereux voisinage, soit en Italie, soit au pourtour et dans les îles de la Méditerranée, jusqu'au moment de sa mort, à Libyssa (Guebizé), l'an de Rome 572 (av. J. C. 182) ;

Que le sénat de Rome s'émut vivement d'une telle coalition hostile, d'autant plus que c'était attaquer les Romains par leur propre méthode politique, au moyen de laquelle, et grâce à l'appui d'alliés imprévoyants, ils avaient réussi à étendre leur domination de proche eu proche, d'abord autour de Rome, puis, de plus en plus loin, sur tous les peuples limitrophes ;

Qu'au moment même du désastre militaire des Romains à Cannes, leur politique conservait encore l'avantage sur celle d'Annibal auprès de leurs alliés du centre de l'Italie, qui persistèrent à soutenir les Romains. D'où il résulta que ceux-ci purent lever de nouvelles troupes dans toute la partie centrale de l’Italie, soit pour aller au loin combattre la coalition ennemie, en Espagne, en Sicile, en Sardaigne, en Macédoine ; soit pour harceler l’armée d'Annibal dans la partie méridionale de l'Italie ; — car, au témoignage de Cornélius Nepos : Tant qu'Annibal fut en Italie, nul ne put lui résister en bataille rangée, et, après la bataille de Cannes, nul n'osa camper dans la plaine en face de lui[1] ;

Qu'Annibal de son côté, dans la partie méridionale de l'Italie, ayant ses communications interceptées avec la Gaule cisalpine et n'en recevant plus aucun renfort ; ne pouvant diviser sa petite armée, soit pour trouver des subsistances, soit pour, garder les places importantes, sans exposer chaque petit corps isolé à un très-grand péril ; obligé même à se déplacer fréquemment pour faire subsister ses troupes en masse, ou pour s'approcher de la mer, dans l'attente de quelque secours arrivant de Carthage ; fut réduit, pour ainsi dire, à prêter sans cesse le flanc aux entreprises des Romains qui le harcelaient ;

Qu'une telle situation respective dut amener peu à peu l'épuisement de sa vaillante armée, la ruine de son expédition, le salut de Rome, et, comme conséquence fatale, l'invasion définitive de toute la Gaule cisalpine, avec la destruction de la république de Carthage.

En effet, quelle armée Annibal put-il improviser en Afrique contre Scipion ? Ainsi, Carthage avait déjà réellement succombé avec lui en Italie ; et la bataille de Zama ne fut qu'un dernier effort sans espoir, mais nécessité par la dureté des conditions de paix que Scipion voulait lui imposer.

L'insuccès d'Annibal dans la seconde guerre punique remonte donc, en dernière analyse, au secours énergique et persévérant qui fut fourni aux Romains par leurs alliés du centre de l'Italie.

Qu'on nous permette un dernier mot sur ce point capital de la politique romaine, et sur les forces que le sénat sut tirer des autres peuples, alliés et amis du peuple romain, comme il les proclamait, au grand avantage du peuple romain, et uniquement du peuple romain. Il importe de bien constater que, déjà par cette même politique, les Romains avaient obtenu un succès pareil dans la guerre particulière des Gaulois cisalpins, qui eut lieu huit ans avant l'expédition d'Annibal.

Sous le consulat de Marcus Lepidus, dit Polybe, les Romains partagèrent entre eux les terres du Picenum, d'où ils avaient chassé les Gaulois Sénonais... Les Gaulois se persuadèrent que ce n'était plus pour commander et faire la loi que les Romains les attaquaient, mais pour les perdre et les détruire entièrement. Dans cette pensée, les Insubriens et les Boïens, les deux plus grands peuples de la nation, se liguent ensemble, et envoient chez les Gaulois qui habitaient le long des Alpes et du Rhône, et qu'on appelait Gésates, parce qu'ils servaient pour une certaine solde, car c'est ce que signifie proprement ce mot... Ils leur rappellent les exploits de leurs ancêtres, qui, ayant pris les armes contre les Romains, les avaient battus à plate couture, et avaient pris d'emblée la ville de Rome, qui en étaient restés les maîtres et de tout ce qui était dedans pendant sept mais ; et qui, après avoir cédé et rendu la ville non-seulement sans y être forcés, mais même avec reconnaissance de la part des Romains, étaient retournés sains et saufs et chargés de butin dans leur patrie....[2].

Au bruit de ce soulèvement, on tremble à Rome pour l'avenir, tout y est, dans le trouble et dans la frayeur... Cette frayeur n'a rien qui doive surprendre. L'extrémité où les Gaulois avaient autrefois réduit les Romains était encore présente à leurs esprits. Pour éviter un semblable malheur, ils assemblent ce qu'ils avaient de troupes, ils font de nouvelles levées ; ils mandent à leurs alliés de se tenir prêts ; ils font venir des provinces de leur domination les registres où étaient marqués les jeunes gens en âge de porter les armes... Il leur venait des secours, et de toutes sortes, et de tous les côtés. Car telle était la terreur que l’irruption des Gaulois avait répandue en Italie, que ce n'était plus pour les Romains que les peuples croyaient porter les armes ; ils ne pensaient plus que c'était à la puissance de cette république que l'on en voulait ; c'était pour eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs villes qu'ils craignaient : et c'est pour cela qu'ils étaient si prompts à exécuter les ordres qu'on leur donnait. (II, IV et V.)

D'après la maxime admise, que celui qui profite d'une chose peut à bon droit être taxé d'en avoir été l'auteur, nous sommes autorisé à présumer que le sénat romain fut pour quelque chose dans l'illusion où tombèrent alors les alliés italiens de Rome, en croyant que cette guerre était dirigée aussi bien contre eux que contre les envahisseurs de la Gaule cisalpine, ce qui les poussa à faire tant d'efforts pour soutenir les Romains. Or on trouve dans Polybe (II, V) le dénombrement officiel des contingents fournis par chaque peuple allié ; mais, comme l'auteur y comprend sous un même chiffre les Romains et les Campaniens, la comparaison de ces contingents ne saurait être qu'approximative. On peut néanmoins estimer avec assez de certitude que, sur un effectif total de sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille chevaux, les Romains n'en fournirent qu'environ cent quarante milles, c'est-à-dire le cinquième de l'armée réunie contre les Gaulois cisalpins[3]. Quant au fruit de la victoire, il fut tout entier pour les Romains, suivant leur habitude ; seuls, en effet, ils s'approprièrent une nouvelle portion de la Gaule cisalpine, où ils fondèrent deux colonies, Plaisance et Crémone.

On voit donc par là, avec toute certitude, quelles forces considérables les Romains tiraient de leurs alliés et amis, sans aucuns frais à faire pour cela, et presque sans obligation réciproque. Nous pourrons le constater encore plus loin, par le fait de la destruction de Sagonte leur alliée, sans qu'ils l'aient secourue durant huit mois de siège. Tout cela était le résultat positif de ces habiles stipulations du sénat que nous avons signalées dans les traités d'alliance, et de l'hégémonie romaine étendue de proche en proche sur tous les peuples au moyen de ces mêmes traités. Et en vérité, ce qui doit le plus étonner, ce n'est certes pas de voir les Romains subjuguer ainsi graduellement tout l'univers, mais bien de voir les peuples se prêter indéfiniment à jouer ce rôle d'alliés et amis du peuple romain, quels qu'aient pu être les avantages particuliers qu'en retiraient sans doute les princes et tous les personnages influents. Tant il est ?rai qu'en fait de politique on peut faire croire, du moins jadis on pouvait faire croire aux peuples bien des choses.

Et même de notre temps, serait-ce une illusion de s'imaginer qu'à Berlin, depuis l'origine de la Prusse et surtout depuis le règne du grand Frédéric, il se joue systématiquement quelque parodie formidable de la politique romaine ; qu'on y procède avec méthode à l'augmentation graduelle et indéfinie de l'État, au moyen d'une hégémonie préalablement étendue avec habileté sur les peuples circonvoisins ? En effet, sans remonter aux actes antérieurs, quel est celui des alliés allemands qui vient de prendre possession, pour lui seul, du territoire envahi ? Comment a-t-on partagé l'immense somme d'argent exigée du peuple vaincu ? N'a-t-on pas, comme les Romains, réservé le trésor pour la guerre, ærarium[4] ? Ne suit-on pas la méthode utile d'offrir sa protection aux peuples contre les autres peuples ? Ne se couvre-t-on pas du manteau de la religion et de la morale ? Et même n'use-t-on pas de la maxime des Romains : la Force prime le Droit ? Voilà donc manifestement les caractères de la politique romaine. Avis à tous les peuples que la chose intéresse ou peut intéresser, aujourd'hui ou dans l'avenir :

Nam tua res agitur paries quum proximus ardet, —

Principiis obsta. — Vires acquirit eundo.

On voit donc bien que les alliances sont, pour ainsi dire, les racines des États ; qu'elles sont la base de leur existence, de leur grandeur, de leur sécurité et de leur force. Ainsi Annibal, en traversant la vieille Gaule et les Alpes pour se porter d'emblée en Gaule cisalpine, et y susciter, selon la grande pensée de son père Amilcar Barcas, des alliances défensives, opposées à celles des Romains, y venait en réalité attaquer la république romaine à sa base : seul moyen dès lors de préserver celle de Carthage d'une domination terrible et menaçante.

Maintenant que nous savons encore dans quel état il va trouver les choses et les esprits à son arrivée en Italie, plus rien ne doit nous retarder de l'y suivre pas à pas depuis l'Espagne. Et nous aurons cet avantage que, d'après les considérations précédentes au point de vue historique et politique, nous pourrons mieux nous rendre compte de sa marche et de ses actes au point de vue militaire et stratégique, par la connaissance des motifs qui le dirigent et du but auquel il tend. Ces deux sortes d'étude s'éclairant ainsi et se contrôlant d'une manière réciproque, si nous nous sommes trompé d'un côté ou de l'autre, le lecteur bien averti aura toute facilité à relever notre erreur.

Mais, en terminant la première partie de ce travail, emportons dans la pensée, et n'oublions jamais jusqu'à la fin des guerres de Gaule, trois mots que Salluste, ce prince des historiens romains[5], place dans une lettre de Mithridate à Arsace, et qui résument toute la politique romaine. — Les Romains, dit-il, sont devenus grands par l'audace et par la fourberie et en tirant de leurs guerres les moyens d'intenter de nouvelles guerres. — Romani, audendo et fallendo et bella ex bellis serendo, magni facti. (Frag., IV.)

 

 

 



[1] Hannibal, V.

[2] On voit par ce passage de Polybe, qui était écrit et lu en pleine ville de Rome, quelle foi l'on doit ajouter au récit de Tite-Live sur le même événement. On peut donc, avec juste raison, considérer comme un pur conte tout ce passage de Tite-Live, la bataille dans Rome, l'assaut du Capitole, l'alarme donnée par les oies, le vœ victis de Brennus, la fuite et le massacre de tous ses Gaulois jusqu'au dernier. Il en sera de même au sujet de divers points de l'expédition d'Annibal, que nous discuterons à part dans le récit de Tite-Live, après avoir terminé l'examen complet de celui de Polybe.

[3] Il s'y trouvait même, chose triste à dire, vingt mille Gaulois Vénètes et Cénomans : deux peuples de la Gaule cisalpine déjà pris dans les pièges de la politique romaine, qui savait si bien gagner leurs petits rois ou princes.

[4] Consulter à ce sujet un article du journal Economist, numéro du 8 juin 1872, article reproduit dans le Journal des Débats du 11 juin suivant. Voir encore les Débats du 26 novembre suivant, 1re colonne, 3e alinéa.

[5] Crispus romana primus in historia. (Mart.)