ANNIBAL EN GAULE

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'EXPÉDITION D'ANNIBAL CONSIDÉRÉE AU POINT DE VUE HISTORIQUE ET POLITIQUE.

CAUSES DIVERSES, BUT SPÉCIAL ET MOYENS POLITIQUES DE CETTE EXPÉDITION.

 

 

§ IV. — Quel moyen restait-il à Amilcar pour préserver sa patrie d'un tel avenir ? Son projet.

 

Un seul moyen pouvait offrir à Amilcar quelque espoir d'y réussir : c'était de combattre les Romains avec leurs propres armes, en retournant contre eux ces alliances politiques qui leur avaient procuré tant de succès. En un mot, c'était d'imiter leur politique dans un intérêt opposé au leur, dans l'intérêt commun des peuples voisins, en amenant tous ces peuples à s'allier entre eux et à former une ligue de salut commun, pour cerner de toutes parts des envahisseurs si redoutables, les contenir dans les limites de l'Italie, et même tâcher de les refouler vers Rome, Mais il était déjà bien tard pour y songer^ tant les forces des Romains s'étaient accrues avec leurs progrès. Peut-on douter que chez un homme tel qu'Amilcar Barcas, qui observait avec soin les progrès, le but et les moyens de la domination romaine, un tel projet ne dût naturellement lui venir à la pensée ? Plus on y voudra réfléchir, plus on se convaincra, nous osons l'affirmer, que c'était là le seul moyen de salut pour tous les peuples non encore subjugués par les Romains, et en particulier pour les Carthaginois et les Gaulois cisalpins.

L'exécution d'une telle entreprise devait inévitablement présenter de très-grandes difficultés ; mais elle n'était point impossible. Et si l’on écarte d'abord ces difficultés d'exécution pour ne considérer que l'ensemble du plan à suivre, ce plan était aussi simple que l'idée fondamentale, et s'offrait de lui-même à l'esprit. La première chose à faire pour les Carthaginois, était de se ménager l'appui des Espagnols : nation éminemment brave, d'un courage solide sur les champs de bataille, et combattant avec des armes modèles : dès lors, les deux peuples réunis entoureraient déjà une partie importante de la Méditerranée.

Carthage pouvait facilement fournir l'armée nécessaire pour favoriser la levée de boucliers et encourager les peuples indécis ; mais un point capital était de trouver dans l'Italie même un peuple sur lequel on pût compter d'avance, pour y aller prendre pied chez lui en arrivant au-delà des Alpes, et pour y avoir ensuite un centre d'action et de renforts durant la guerre. La Gaule cisalpine s'offrait dans la situation la plus convenable à cet effet ; et heureusement encore, les peuples de cette vaste et fertile région de l'Italie se trouvaient alors dans les conditions les plus propres à les faire entrer avec ardeur dans une ligue contre les Romains. Us en étaient à leur lutte suprême contre ces spoliateurs des peuples, qui les avaient déjà dépouillés à diverses reprises des plus belles parties de leur territoire, pour les distribuer à la plèbe de Rome. De plus, ce n'était point de leur défaut de bravoure que les revers de ces Gaulois cisalpins étaient résultés, mais du défaut d'armes comparables à celles des Romains, et surtout de leur défaut d'idées politiques et de sentiments patriotiques ; et encore, il faut l'avouer, de l’entente de quelques-unes de leurs cités avec l'ennemi commun : résultat déplorable de l'incurie et de l’égoïsme de leurs petits rois, tous divisés entre eux ou par leur jalousie mutuelle, ou par l'habileté politique de l'ennemi. De sorte que ces mêmes Gaulois cisalpins, guidés avec prudence et intelligence, par quelque grand général de Carthage, pouvaient redevenir très-redoutables aux Romains : d'autant plus que ces derniers ne devaient pas encore être complètement remis de la terreur traditionnelle que ces mêmes Gaulois leur avaient inspirée depuis la prise de Rome. C'était donc, après les préparatifs faits en Espagne, dans la Gaule cisalpine qu'il fallait porter la guerre, en faisant alliance avec les Gaulois, et en tâchant de s'adjoindre immédiatement un peuple limitrophe, les Ligures, autre peuple d'origine celte, jaloux de sa liberté, courageux, dur aux travaux et a toutes les fatigues de la guerre.

Une fois ce premier noyau de la ligue formé, il s'agissait de s'avancer au sud, pour tâcher de faire alliance avec les nombreux peuples plus ou moins aborigènes de l'Italie, qui en occupaient les régions centrales. Ceux-ci étaient depuis longtemps déjà soumis et accoutumés au joug des Romains : on devait donc s'attendre à plus de difficultés pour les détacher de cette alliance déjà ancienne, et les faire entrer dans une alliance opposée.

Enfin, on arrivait à l'extrémité méridionale de l'Italie, dans la Grande-Grèce, région où, à Siponte, à Vénusie, à Tarente, à Métaponte, Héraclée, Crotone, Locres, Naples, et enfin Capoue, on devait trouver des populations d'origine grecque, plus disposées à entrer dans la ligue et à prendre les armes contre l'ennemi commun. Dès lors, l'enceinte eût été fermée autour des redoutables envahisseurs ; on se fût retrouvé en communication facile avec Carthage ; et à Capoue on eût été en bonne position ou pour traiter ou pour en finir avec Rome.

Certainement un projet de cette sorte n'avait rien qui ne fût très-sensé, très-prudent, très-exécutable par un homme tel qu'Amilcar. Somme toute, il ne s'agissait que de dessiller les yeux à divers peuples sur la politique des Romains, sur le danger imminent qui en résultait pour leurs voisins, sur la nécessité de former une alliance commune contre l'ennemi commun, puis, de prêter main forte à chacun des cointéressés, pour se délivrer ou se préserver ensemble de ces envahisseurs méthodiques et hypocrites de tous les biens des autres peuples. Assurément rien de tout cela n'était impossible.

Nous ne craignons pas d'avancer qu'Amilcar avait conçu ce projet, qu'Annibal l'exécuta presque entièrement, et que l'idée d'un tel but politique jette la plus vive lumière sur toute la seconde guerre punique, sur tout ce qui peut s'y rattacher avant, pendant et après cette guerre mémorable. Et notre lecteur va pouvoir en juger lui-même en y jetant un coup d'œil d'ensemble, avant que nous entrions dans la seconde partie de notre travail, où nous devrons ne plus quitter le fil du récit.

Considérons ce qu’a dit ci-dessus Polybe. Il a mentionné, comme étant une des causes de la seconde guerre punique, le ressentiment qu'Amilcar Barcas aurait gardé de ses revers en Sicile. Car, dit-il, quoique Amilcar eût été défait en Sicile, son courage n'en fut point abattu. Or, cette allégation de Polybe est tout à fait inexacte, d'après son propre récit de la première guerre punique, où l’on a vu que jamais en Sicile ni ailleurs, Amilcar n'a éprouvé le moindre échec. De plus, Cornélius Nepos nous apprend qu'Amilcar ramena son armée de Sicile avec tous les honneurs de la guerre. Le consul voulut bien d'abord refuser de traiter s'il ne livrait ses armes ; mais le fier Carthaginois se déclara prêt à combattre jusqu'à la mort, plutôt que de livrer à l'ennemi les armes que sa patrie lui avait remises pour la défendre[1]. Il parait donc que Polybe, qui devait certainement connaître le fond des choses, n'a pas été libre, au milieu des hommes politiques de Rome, d'expliquer les véritables raisons qui auraient poussé Amilcar Barcas à méditer la seconde guerre punique, dix-huit ans avant qu'elle éclatât.

Notre auteur a insisté, en ajoutant que : Quoique Amilcar soit mort dix ans avant que cette guerre commençât, il est cependant aisé de prouver qu'il en fut le principal auteur ; et la preuve qu'il en donne, c'est le serment dicté au jeune Annibal. Ceci nous met sur la voie. En effet, pour qu'Amilcar, en emmenant son jeune fils dans une expédition en Espagne, ait ainsi évoqué solennellement le souvenir des Romains, et dicté à ce jeune fils le serment de ne jamais être leur ami, il faut bien que cette expédition se soit rattachée dans son esprit à quelque pensée supérieure et secrète contre les Romains, à quelque projet de guerre dont cette expédition d'Espagne était, pour ainsi dire, le premier acte. Peut-on en douter, quand on voit l'importance que Polybe lui-même attribue à ce serment ? Qu'on veuille bien peser attentivement les considérations qu'il présente à la suite et dont nous devons rappeler ici les propres termes. On conviendra, dit-il, que ce témoignage de la haine d'Amilcar et de tout le projet qu’il avait formé contre les Romains, est précis et sans réplique. Mais cette haine parait encore plus dans ce qu'il fit ensuite. Car il leur suscita deux ennemis, Asdrubal son gendre et Annibal son fils, qui étaient tels, qu'après cela il ne pouvait rien faire de plus pour montrer l'excès de la haine qu'il leur portait. Asdrubal mourut avant de pouvoir faire éclore son dessein. Mais Annibal trouva dans la suite l’occasion de se livrer avec éclat à l’inimitié qu’il avait héritée de son père contre les Romains. Or cet Asdrubal, présenté ici comme ayant été un si grand ennemi des Romains, jamais il n'a tiré le glaive contre eux. Voici ce qu'en dit Polybe lui-même : Après la mort d'Amilcar, Asdrubal gouverna l'Espagne pendant huit ans, et, par la douceur et la politesse dont il usa envers les puissances du pays, plus que par les armes, il étendit beaucoup la puissance de sa république[2]. Donc ce dessein qu'Asdrubal poursuivait secrètement en Espagne, qu'il ne put mettre à exécution avant sa mort, et qui était si redoutable aux Romains, doit avoir été un dessein politique, tel qu'aurait été en effet le dessein de susciter une ligue des peuples pour se garantir mutuellement de l'invasion romaine.

Ainsi, l'on voit déjà assez clairement dans le récit de Polybe, malgré toute la réserve qu'il y met, qu'Amilcar avait conçu et méditait depuis longtemps un certain projet contre les Romains ; que son expédition en Espagne, où il emmena son jeune fils Annibal, après lui avoir fait prononcer devant l'autel de la patrie, dans la solennité du départ, le serment de ne jamais être l’ami des Romains, fut un premier acte politique et militaire se rattachant à ce projet secret ; qu'Asdrubal, son gendre et son successeur en Espagne, y marcha dans les mêmes errements politiques et militaires, en vue du même dessein secret, sans cependant pouvoir l'amener à exécution ; et qu'enfin Annibal, devenu homme mûr et nommé après Asdrubal au commandement de l'Espagne, profita de cette situation pour se livrer avec éclat à sa haine héréditaire contre les Romains, en exécutant ce même projet de son père, dans son expédition en Italie. Tout cet enchaînement des faits rapportés nous paraît manifeste, bien que notre auteur ne s'explique ici nettement sur rien.

Mais nous avons, d'autre part, un témoignage positif et précis qui prouve la justesse de ces inductions, le témoignage de Cornelius Nepos. Voici comment il s'exprime : Cet Amilcar, au moment où il se préparait à porter la guerre en Italie, la neuvième année depuis qu'il était venu en Espagne, fut tué les armes à la main dans une bataille contre les Vettones[3]. Certainement donc, ce projet formé par Amilcar contre les Romains, conçu et médité par lui depuis si longtemps, n'était autre que cette même expédition en Italie, dont Annibal son fils entreprit l'exécution dix ans après sa mort.

Enfin, Amilcar dut bien comprendre que, lui fût-il donné de commencer une telle guerre, il était bien probable que sa vie ne suffirait pas dès lors pour la mener à bonne fin ; et, le salut de sa patrie en dépendant, il dut s'occuper avec le plus grand soin de former ses fils à la politique et à la guerre, et de leur transmettre en détail son plan, ses instructions et tout ce que sa prudence, son expérience et son propre génie lui suggéraient de conseils utiles pour la conduite d'une telle entreprise, au cas où ils en seraient les continuateurs. Le jeune Annibal put profiter de ces grands enseignements de son père pendant neuf années qu'il fut auprès de lui en Espagne. Ses deux frères, Asdrubal et Magon, durent aussi y participer. Et ce fut sans doute alors qu'Amilcar, voyant avec quelle facilité naturelle ses trois fils saisissaient et s'appropriaient ses vues sur cette guerre inévitable et suprême contre les Romains, prononça cette parole que les auteurs citent de lui : J’élève trois lionceaux qui dévoreront un jour la république romaine.

De fait, les grands traits du plan de guerre d'Annibal s'accordent-ils avec la pensée supérieure et préméditée, de susciter et d'appuyer par les armes une ligue des peuples contre l'invasion romaine ?

Polybe n'hésite point à affirmer qu'Annibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de prudence. Cependant on voit Annibal porter d'emblée la guerre en Italie, au risque évident de perdre dans le trajet la moitié de son armée : ce qui lui est arrivé en réalité. Gomment s'expliquer cela, quand on voit d'une manière non moins claire que, sans sacrifier ainsi tout d'abord ni la moitié ni même aucune partie de son armée, il eût pu avec plus de facilité porter la guerre soit en Sicile, soit en Sardaigne, soit sur quelque point du vaste littoral de l’Italie, et même qu'il eût pu combattre les Romains en Espagne, pays où l’influence de Carthage était prédominante, où son armée était habituée à combattre et avait déjà obtenu tant de succès, où enfin il lui était si facile de faire venir des renforts d'Afrique ? Le parti qu'il prit, de passer d'emblée en Italie à travers la Gaule et les Alpes, devrait donc nous paraître, en lui-même, une grave imprudence de sa part, à moins qu'il n'ait eu quelque raison capitale, quelque raison supérieure et secrète d'en agir ainsi. Car, ni Polybe, ni après lui personne que nous sachions, n'en a jamais présenté aucun motif. Or, la nécessité et l'urgence d'opposer une digue assez solide au flot sans cesse croissant de l'invasion romaine, qui menaçait d'engloutir de proche en proche tous les territoires circonvoisins, et particulièrement alors celui de Carthage ; en un mot, la pensée supérieure et secrète de constituer une ligue défensive des peuples contre les Romains, nous paraît expliquer et seule pouvoir expliquer d'une manière satisfaisante ce fait, qu'Annibal se soit porté d'emblée et au risque des plus grands périls en Gaule Cisalpine. Ce fut, selon nous, pour y faire un premier pacte avec les Gaulois cisalpins et les Ligures, et y constituer un premier noyau de peuples alliés. Et de fait, les Gaulois cisalpins et les Ligures, peuples d'origine celte, se sont ou d^avance ou tout de suite alliés à lui, comme on le verra.

Remarquons encore que réellement Annibal a suivi en Italie la marche qu'il devait suivre pour atteindre ce but politique, marche que nous avons indiquée plus haut en nous guidant à priori sur cette pensée.

Remarquons aussi que les peuples du centre, qui étaient aborigènes de l'Italie et accoutumés depuis longtemps au joug des Romains, persistèrent dans leur alliance, même après la bataille de Cannes. Peut-être même que ce fut là le véritable motif pour lequel Annibal, après ce désastre de l'armée romaine, ne marcha pas immédiatement sur Rome. En effet, au moment où il se fût présenté devant la Ville, si le sénat en fût sorti du côté opposé, pour se mettre, à la tète des peuples environnants, l'armée carthaginoise, dans une telle situation, dénuée de tout secours extérieur, trop peu nombreuse pour pouvoir se diviser et se porter aux environs dans la campagne, eût-elle pu subsister et demeurer longtemps dans la Ville ? Eût-elle pu chaque jour envoyer au-dehors ses fourrageurs, sans les exposera être surpris et accablés ?

Au contraire, les peuples de l'extrémité méridionale de l'Italie, qui étaient d'origine grecque, s'allièrent à Annibal aussi facilement que les Gaulois cisalpins et les Ligures ; il put recruter parmi eux quelques troupes, et Capoue lui ouvrit ses portes.

Chaque peuple de l'Italie paraît donc bien avoir pris parti dans cette guerre, comme s'il eût été question pour chacun d'une alliance à former, ou d'une ligue à constituer contre la domination romaine.

Mais voici une preuve directe et précise que le plan politique d'Annibal, dans son expédition en Italie, fut réellement de constituer une alliance générale des peuples pour se garantir mutuellement de la domination des Romains. Cette preuve précieuse est un fragment de l’Histoire de Polybe, où se trouve un traité d'alliance fait par Annibal après la bataille de Trasimène. Qu'on nous permette de le citer tout au long pour lui conserver sa physionomie originale.

Traité qu'Annibal, général, Magon, Murcau, Barmocar, tous les sénateurs de Carthage, tous les Carthaginois qui servent sous lui, ont fait avec Xénophanès Athénien, fils de Cléomaque, lequel nous a été envoyé en qualité d'ambassadeur par le roi Philippe, fils de Démétrius, tant en son nom qu'au nom des Macédoniens et des alliés.

En présence de Jupiter, de Junon et d'Apollon ; en présence de la Déesse des Carthaginois, d'Hercule et d'Iolaüs ; en présence de Mars, de Triton et de Neptune ; en présence de tous les Dieux protecteurs de notre expédition, du Soleil, de la Lune et de la Terre ; en présence des fleuves, des prés et des eaux ; en présence de tous les Dieux que Carthage reconnaît pour ses maîtres ; en présence de tous les Dieux qui sont honorés dans la Macédoine et dans tout le reste de la Grèce ; en présence de tous les Dieux qui président à la guerre et qui sont présents à ce traité, Annibal, général, et avec lui tous les sénateurs de Carthage et tous ses soldats, ont dit :

Afin que désormais nous vivions ensemble comme amis et comme frères, soit fait sous votre bon plaisir et le nôtre ce Traité de paix et d'alliance, à condition :

Que le roi Philippe, les Macédoniens et tout ce qu’ils ont d'alliés parmi les autres Grecs conserveront et défendront les seigneurs carthaginois, Annibal leur général, les soldats qu'il commande, les gouverneurs des provinces dépendantes de Carthage, Utique et toutes les villes et nations qui lui sont soumises ; les soldats, les alliés et toutes les villes et nations qui nous sont amies dans l’Italie, la Gaule, la Ligurie et quiconque dans cette province fera alliance avec nom ;

Que, d'un autre côté, les troupes de Carthage, Utique, toutes les villes qui sont soumises à Carthage, les alliés, les soldats, toutes les villes et nations d'Italie, de la Gaule et de la Ligurie, et les autres alliés que nous avons et que nous pourrons avoir dans ces provinces d'Italie, s'engagent à conserver et à défendre le roi Philippe, les Macédoniens et tous leurs alliés d'entre les autres Grecs ;

Que nous ne chercherons point à nous surprendre les uns les autres, et que nous ne nous tendrons pas de pièges ;

Que, sans délai, sans fraude ni souterrains (subterfuges), nous, Macédoniens, etc., nous nous déclarerons les ennemis des ennemis des Carthaginois, excepté des rois, des villes et des ports avec qui nous sommes liés par des traités de paix et d'alliance ;

Que nous, Carthaginois, etc., nous serons ennemis de ceux qui feront la guerre au roi Philippe, excepté des rois, des villes et des nations qui nous seront unies par des traités ;

Que vous entrerez, vous Macédoniens, dans la guerre que nous avons avec les Romains, jusqu'à ce qu'il plaise aux Dieux de donner à nos armes un heureux succès ; que vous nous fournirez ce qui nous sera nécessaire, et que vous serez fidèles à ce dont nous serons convenus ;

Que, si les Dieux nous refusent leur protection contre les Romains et leurs alliés, et que nous traitions de paix avec eux, nous en traiterons de telle sorte, que vous soyez compris dans le traité, et aux conditions qu'il ne leur sera pas permis de vous déclarer la guerre, qu'ils ne seront maîtres ni des Corcyréens, ni des Apolloniates, ni des Épidamniens, ni de Phare, ni de Dimalle, ni des Parthins, ni de l’Atintanie, et qu'ils rendront à Démétrius de Phare ses parents qu'ils retiennent dans leurs États ;

Que si les Romains vous déclarent la guerre ou à nous, selon le besoin, nous nous secourrons les uns les autres ;

Que nous ferons la même chose si quelque autre nous fait la guerre, excepté à l'égard des rois, des villes et des nations dont nous serons amis et alliés.

Si nous jugeons à propos de retrancher ou d'ajouter quelque chose à ce traité, nous ne le ferons que du consentement des deux parties. (VII, II.)

Remarquons tout d'abord, dans ce traité d'alliance, que les obligations y sont absolument réciproques de part et d'autre, que l'égalité y est parfaite ; tandis que, dans le traité d'alliance conclu par les Romains avec le peuple juif, on a vu que tout l'avantage était en faveur des Romains, et tout le poids des obligations à la charge des Juifs. On doit donc reconnaître qu'Annibal était loyal et honnête dans ses alliances politiques, et il faut convenir qu'on n'en peut pas dire autant des Romains[4].

Qu'on veuille bien considérer avec attention les passages que nous avons soulignés, et on se convaincra, nous osons l'espérer, de l'exactitude de nos déductions précédentes ; c'est-à-dire que le plan de guerre d'Annibal, dans son expédition en Italie, eut effectivement pour base le plan politique d'une alliance des peuples contre l'invasion romaine, dans l'impossibilité où se trouvait actuellement chaque peuple de résister seul à cette invasion croissante. Car Polybe nous a dit qu'Annibal conduisit cette grande affaire avec beaucoup de prudence ; et que peut-on espérer d’une guerre qui ne repose pas sur un bon plan politique ?

C'est ainsi qu'on s'expliquerait pourquoi Polybe insiste d'une manière si remarquable, en des termes si généraux, si vagues, presque mystérieux, sur cette haine d'Amilcar Bar cas contre les Romains, comme ayant été la principale cause de la seconde guerre punique.

Nous pouvons donc conclure définitivement que la cause profonde et le but politique de l'expédition d'Annibal fut cette grande pensée conçue par Amilcar son père : Union des peuples contre les Romains : seul moyen qui pût lui offrir dès lors quelque espoir de salut pour sa patrie.

Avec ce grand Amilcar, tous les siens également se dévouèrent à cette même pensée de salut national, comme si elle eût passé en eux avec le sang, et donnèrent leur vie pour elle. Amilcar d abord, puis Asdrubal son gendre, périrent en Espagne, où ils préparaient l'exécution de cette grande affaire : des trois fils, Asdrubal périt en Italie, Magon en mer[5] : Annibal, le dernier, poursuivant toujours ce même but partout, auprès d'Antiochus, auprès de Prusias, et partout après lui des ambassadeurs romains survenant avec une alarme furieuse, se vit réduit en Bithynie à avaler du poison pour échapper à leurs mains, sinon à leur haine et à leurs calomnies. Quelle protestation de cette héroïque famille contre toutes les calomnies de Rome, et de tous ses historiens, et de tous ses poètes, flatteurs peu scrupuleux de sa haine, née de ses terreurs, comme à l'égard des Gaulois !

Et Rome enfin put se remettre un peu de tant d'alarmes que lui avait fait éprouver cette famille redoutable d'Amilcar Barcas, la gloire de Carthage.

Mais il semble que toutes les craintes ne cessèrent point à Rome dès ce moment : peut-être y craignait-on encore de voir surgir de Carthage quelque rejeton de cette famille indomptable ; et comme pour l'étouffer entièrement sous ses ruines, un sage du sénat, Caton le censeur, provoqua opiniâtrement le décret célèbre Delenda Carthago, qui fut porté 33 ans après la mort d'Annibal, et qui ordonnait la destruction complète de Carthage, avec défense de la relever et d'habiter ses ruines. La malheureuse ville avait alors sept cent mille habitants : l’incendie y dura dix-sept jours. C'est ainsi que les Romains parvinrent à se tranquilliser entièrement de ce côté-là, et y firent régner la paix. — Ubi solitudinem faciunt pacem appellant.

De même, en Italie, dès qu'ils purent y reprendre le dessus, leur vengeance fut en proportion de la terreur qu'ils avaient éprouvée. Elle fut atroce dans la Campanie, où généralement la population d'origine grecque avait fait alliance avec Annibal. On sait que tous les sénateurs de Capoue, au nombre de soixante-dix, après avoir été préalablement requis de livrer tout ce qu’ils avaient d'or et d'argent, furent ensuite attachés au poteau, battus de verges et décapités. La ville elle-même ne fut pas détruite, à cause de son utilité pour Rome et de son importance agricole et commerciale ; mais elle fut privée de toute administration propre, de tous droits civils, et régie par un préfet annuel envoyé de Rome. Nombre de citoyens éminents furent jetés en prison, où de terreur ils s'empoisonnèrent ; une grande partie de la multitude fut vendue ; et tous les édifices publics, avec tout le territoire de cette malheureuse ville, furent déclarés propriété des Romains. Voilà ce que lui coûta son désir de s'affranchir de leur joug.

Sans doute, au contraire, les alliés italiens qui étaient demeurés inébranlablement unis aux Romains en furent récompensés ? Point du tout. Les conditions du traité de paix imposé aux Carthaginois furent toutes en faveur des Romains, toutes à leur bénéfice ; et, grâce à ce traité, les Romains purent ensuite facilement s'emparer des possessions de Carthage en Afrique, dès qu'ils le jugèrent à propos : ce qui ne tarda pas. Quant à leurs alliés du centre de l'Italie, auxquels ils avaient dû leur salut durant la guerre, non-seulement il n'y eut rien pour eux dans les fruits de la victoire, mais encore ils durent rester soumis à l’autorité de Rome et en dehors de tous les droits de citoyens romains.

Un siècle après, le danger étant passé depuis longtemps, et la domination romaine s'appesantissant sur eux de plus en plus, ces mêmes alliés italiens cherchèrent bien à reconquérir leur indépendance, et, dans cet espoir, ils s'allièrent entre eux et entreprirent la guerre dite sociale. Mais ils avaient manqué l'occasion : Annibal n'était plus là, à Trasimène ou à Cannes, pour les soutenir avec son armée victorieuse ; et Mithridate, qu'ils appelèrent à leur secours, ne put faire avancer la sienne au-delà d'Athènes et de Chéronée, où Sylla l'arrêta. Il était donc trop tard ; et ces anciens alliés aborigènes de l'Italie, qui avaient déjà choisi la place de Corfinium pour en faire leur capitale, n'étant ni assez préparés, ni assez unis et assez nombreux, pour une telle lutte, furent écrasés partout séparément dans cette tentative de secouer le joug des Romains[6]. Qu'ils ont dû gémir, en le sentant de nouveau s'appesantir plus durement sur eux, de n'avoir point ajouté foi à ce que leur avait dit et répété Annibal, notamment après sa victoire de Trasimène, lorsqu'il avait séparé et renvoyé en liberté les prisonniers faits sur eux dans cette bataille ! Il distribua ensuite, dit Polybe, les prisonniers romains entre les rangs de son armée, pour les tenir sous bonne garde. Ceux d'entre leurs alliés furent traités avec plus d'indulgence : il les renvoya dans leur patrie sans en rien exiger, leur répétant ce qu'il leur avait déjà dit, qu'il n’était pas venu pour faire la guerre aux Italiens, mais pour délivrer les Italiens du joug des Romains. (III, XVIII.)

Grand enseignement pour les peuples, de ne point s'engager dans une guerre sans bien considérer au préalable et quel but on veut atteindre, et avec qui on va s'allier, et contre qui on va combattre ; de crainte que, même dans le cas d'une heureuse victoire, après avoir sacrifié et son sang et ses ressources pour l'obtenir, non-seulement on n'en retire aucun avantage, mais encore on ne se soit préparé de nouvelles calamités.

 

 

 



[1] Cornélius Nepos, Amilcar, I.

[2] Polybe, II, VII. — Il dit ailleurs : Asdrubal, revêtu du commandement des armées, se fit beaucoup d'honneur dans cette dignité par son intelligence et sa conduite. Ce fut lui qui fit bâtir Carthagène : il étendit la puissance de sa nation en Espagne, et fit avec les Romains un traité, où les Carthaginois s'engageaient à ne point passer au-delà de l'Èbre.

[3] Hamilcar, IV. — Ces Vectones, ou Vettones, étaient un peuple de la Lusitanie orientale, limitrophe de la Béturie, des Oretani et des Carpetani.

[4] Aussi : qui est-ce qui a intenté la calomnie du mot fides punica ? Les Romains. Ce devait être.

[5] D'après Tite-Live (XXX, XVIII, XIX), Magon blessé dans une bataille en Gaule Cisalpine, par où il venait rejoindre Annibal, s'était retiré à Gènes, lorsqu'il y reçut l'ordre de revenir eu Afrique défendre sa patrie ; et, s'étant embarqué avec ce qu'il lui restait de troupes, il mourut en mer peu après avoir dépassé la Sardaigne. — Mais Cornélius Nepos (Hannibal, VII et VIII) prouve par un document officiel que Magon ne mourut que neuf ans plus tard. Après avoir vainement tenté avec Annibal de reconstituer la ligue contre Rome, il aurait péri (dans un naufrage ou par un assassinat) dans la traversée d'Afrique en Syrie, où il se rendait avec son frère auprès d'Antiochus.

[6] Florus, III, XVIII. Les Romains, en effet, n'avaient dès lors plus rien à craindre que leur propre fureur, la corruption et Jules César.