ANNIBAL EN GAULE

 

PREMIÈRE PARTIE. — L'EXPÉDITION D'ANNIBAL CONSIDÉRÉE AU POINT DE VUE HISTORIQUE ET POLITIQUE.

CAUSES DIVERSES, BUT SPÉCIAL ET MOYENS POLITIQUES DE CETTE EXPÉDITION.

 

 

§ III. — Quel avenir Amilcar devait-il prévoir pour sa patrie ?

 

Il n'était pas besoin de toute la pénétration d'esprit d'Amilcar pour deviner et même pour comprendre clairement où tendait la république romaine, quels étaient la politique du sénat et la puissance des moyens qu'il employait, et pour prévoir avec certitude le résultat fatal de la lutte des peuples circonvoisins, si elle continuait à avoir lieu dans les mêmes conditions réciproques. Évidemment toutes les entreprises des Romains tendaient à la domination universelle. Et Polybe nous l'a dit, lui qui respirait l'air de Rome : Ils ne pouvaient rien faire de mieux que de se proposer la conquête de l'univers, et ce projet ne pouvait manquer de leur réussir. Et un tel avenir, si menaçant pour sa patrie, Amilcar dut le prévoir ; et ce dut être l'objet constant de toutes ses pensées, depuis la première guerre punique.

. . . . . Manet alta mente repostum.

En effet, même sans tenir compte des faits anciens qu'il put connaître par l'histoire ou par la tradition, ne considérons que les événements contemporains dont il connut certainement tous les détails. Comment fut entreprise la première guerre punique ?

Les Romains, dit Polybe, après avoir vaincu leurs ennemis, et subjugué tous les peuples de l’Italie, aux Gaulois près, conçurent le dessein d'assiéger les Romains qui étaient alors dans Rhége (Reggio).

Ces deux villes, Messine et Rhége, toutes deux bâties sur le même détroit, eurent à peu près le même sort. Les Campaniens qui étaient à la solde d'Agathoclès[1], charmés depuis longtemps de la beauté et des autres avantages de Messine, eurent la perfidie de s'en saisir, sous le beau semblant d'y vivre en bonne intelligence avec les citoyens. Ils y entrèrent comme amis : mais ils n'y furent pas plutôt, qu'ils chassèrent les uns, massacrèrent les autres, prirent les femmes et les enfants de ces malheureux, selon que le hasard les fit alors tomber entre leurs mains, et partagèrent entre eux ce qu'il y avait de richesses dans la ville et dans le pays.

Peu après, leur trahison trouva des imitateurs. L'irruption de Pyrrhus en Italie et les forces qu'avaient sur mer les Carthaginois, ayant jeté la crainte et l'épouvante parmi les Rhéginois, ils implorèrent la protection et le secours des Romains. Ceux-ci vinrent au nombre de quatre mille sous la conduite de Decius Campanus. Pendant quelque temps ils gardèrent fidèlement la ville : mais, éblouis de ses agréments et des richesses des citoyens, ils firent alliance avec eux, comme avaient fait les Campaniens avec les Messinois, chassèrent une partie des habitants, égorgèrent l’autre, et se rendirent maîtres de la ville.

Les Romains furent très-sensibles à cette perfidie. Ils ne purent y apporter remède sur-le-champ, occupés qu'ils étaient aux guerres dont nous avons parlé ; mais, dès qu'ils les eurent terminées, ils mirent le siège devant Rhége. La ville fut prise, on passa au fil de l’épée le plus grand nombre de ces traîtres. Le reste, qui montait à plus de trois cents, fait prisonnier et envoyé à Rome, y fut conduit sur le marché par les préteurs, battu de verges et mis à mort. Exemple de punition que les Romains crurent nécessaire pour rétablir chez leurs alliés la bonne opinion de leur foi. On rendit aussi aux Rhéginois leur pays et leur ville.

Pour les Mamertins, c'est-à-dire les peuples de la Campanie qui s'étaient donné ce nom après avoir surpris Messine, une bataille qu'ils perdirent contre les Syracusains, jointe à la prise de Rhége, dérangea entièrement leurs affaires. Les uns eurent recours aux Carthaginois, auxquels ils se livrèrent, eux et leur citadelle. Les au-très abandonnèrent la ville aux Romains, et les firent prier de venir à leur secours : grâce, disait-on, qu'ils ne pouvaient refuser à des gens qui étaient de même nation qu'eux. Les Romains hésitèrent longtemps sur ce qu'ils répondraient. Cette demande leur parut d'abord tout à fait déraisonnable. Après avoir puni avec une extrême sévérité leurs propres citoyens pour avoir trahi les Rhéginois, ils ne pouvaient avec justice envoyer des secours aux Mamertins, qui s'étaient emparés par une semblable trahison non-seulement de Messine, mais encore de Rhége. D'un autre côté, il était à craindre que les Carthaginois, déjà maîtres de l'Afrique, de plusieurs provinces de l'Ibérie et de toutes les îles des mers de Sardaigne et de Tyrrhénie, s'emparant encore de la Sicile, n'enveloppassent toute l'Italie et ne devinssent des voisins formidables ; et l'on voyait clairement qu'ils subjugueraient bientôt cette île, si l'on ne secourait pas les Mamertins. Les Romains prévoyant ce malheur et jugeant qu'il ne fallait pas perdre Messine, ni permettre aux Carthaginois de se faire par là comme un pont pour pousser en Italie, furent longtemps à délibérer. Le sénat même, partagé également entre le pour et le contre, ne voulut rien décider. Mais le peuple, accablé par les guerres précédentes, et souhaitant avec ardeur de réparer ses pertes ; poussé encore à cela tant par l’intérêt commun que par les avantages dont les préteurs flattaient chaque particulier, le peuple, dis-je, se déclare en faveur de cette entreprise, et l’on en dressa un plébiscite. Appius Claudius, l'un des consuls, fut choisi pour conduire le secours, et on le fit partir pour Messine.

Voilà donc deux troupes de soldats italiens, les uns Romains, les autres Campaniens ou Mamertins, qui, des deux côtés du détroit de Messine, commettent les mêmes perfidies, les mêmes atrocités ; et au sujet desquels le sénat de Rome punit sévèrement les uns et porte secours et assistance aux autres : usant ainsi manifestement de deux poids et de deux mesures suivant l'intérêt des Romains. Considérons bien de quel prétexte le sénat s'est couvert et comment il s'y est pris pour arriver sans trop de scandale à un tel résultat. Car c'est là le point fondamental de toute la politique romaine, et en même temps un des motifs profonds de la guerre d'Annibal, comme nous tâcherons de le démontrer ci-après.

A l'égard de Rhége, les Romains négligèrent d'abord, pendant neuf ans, les crimes commis par leurs propres soldats dans cette malheureuse ville, bien qu'elle ne fût pas très-éloignée de Rome et qu'il ne fallût que peu de troupes pour la délivrer. Ils étaient alors occupés à conquérir le midi de l'Italie sur les Tarentins, au secours desquels était venu Pyrrhus. Enfin, une fois que toute la partie méridionale de l'Italie, sauf Rhége, leur fut soumise, le sénat se rappela les crimes commis à Rhége par les soldats romains, les y fit attaquer et les punit sévèrement. Exemple de punition, dit Polybe, que les Romains crurent nécessaire pour rétablir chez leurs alliés la bonne opinion de leur foi. C'est là, croyons-nous, le nœud de toute la politique des Romains : établir ou rétablir chez leurs alliés la bonne opinion de leur foi, c'est-à-dire leur inspirer la confiance qu'ils seront protégés par eux, en cas de besoin ; et quand il arrive aux Romains de faillir à cette bonne réputation par le motif de leur propre intérêt, tâcher de la rétablir au plus tôt avec ostentation. Ainsi déjà, dans la juste punition des traîtres de Rhége, c'est l'intérêt matériel du peuple romain, non la justice, qui a été au fond le vrai mobile du sénat. Ce serait même, selon nous, sur cette confiance des peuples dans la protection romaine, confiance illusoire s'il en fut jamais, qu'a reposé toute la politique du sénat, et en grande partie le succès presque constant des armes romaines dans tout l'ancien monde.

A l'égard des Campaniens ou Mamertins qui occupaient Messine, la question était la même qu'à l'égard des traîtres de Rhége ; mais l'intérêt des Romains parlait en sens contraire. Et pour prendre une décision contraire à la justice sans trop scandaliser ni inquiéter les alliés, le sénat imagine un expédient plein d'habileté, sinon d'honnêteté : c'est de déférer au peuple lui-même la décision à l'égard de Messine. Et pour pousser le peuple à voter dans le sens injuste, mais utile, le sénat a recours aux moyens les plus indignes : des magistrats sans pudeur font ressortir publiquement aux yeux des citoyens tous les avantages que chaque particulier aussi bien que la république peuvent retirer de la possession de Messine. On procède donc à un plébiscite, et le peuple rapace vote immédiatement qu'on portera secours et assistance aux traîtres de Messine. De cette manière, la religion du sénat romain est sauvegardée : c'est le peuple qui l'a voulu ainsi, et lui, sénat, il a dû exécuter la volonté du peuple. Les alliés ne doivent donc voir là qu'une décision tout-à-fait accidentelle, où la religion du sénat n'a pas été libre ; mais ses principes de justice n'en restent pas moins fermes ; et par conséquent les alliés doivent persister dans leur bonne opinion de sa foi. Quelle hypocrisie !

Remarquons bien le tour de phrase employé à Rome dans cette affaire : ne pas perdre Messine, pour dire prendre possession de Messine ; et encore celui-ci : ne pas permettre aux Carthaginois de se faire par là comme un pont pour passer en Italie, au lieu de dire : et permettre aux Romains de se faire par là comme un pont pour passer en Sicile. Car, les Romains étant maîtres de Rhége, l'occupation de Messine complétait pour eux la possession de ce pont idéal ; tandis que, pour les Carthaginois, l'occupation de Messine leur eût simplement permis de fermer le pont du coté de la Sicile, mais nullement de passer en Italie.

Tirons de là cette conclusion, que toute l'histoire romaine permet de généraliser, à savoir que le sénat romain, sous le manteau sacré de la justice, et en tâchant de sauver les apparences, s'est guidé en politique uniquement et par tous les moyens d'après l'intérêt matériel que les Romains pouvaient avoir à tel ou tel acte, soit pour s'enrichir, soit pour étendre de proche en proche leur domination sur tous les peuples environnants. Et c'est ainsi qu'ils sont parvenus à effectuer la conquête de l'univers.

Il est très-important d'examiner à ce point de vue les traités d'alliance que les Romains se ménageaient avec soin de proche en proche parmi les peuples environnants : traités qui étaient gravés sur l'airain et conservés dans le trésor public, avec juste raison, car ils valaient plus que l’or pour subjuguer les peuples. Notre lecteur en va juger lui-même, d'après un exemplaire textuel de ces traités qui nous est parvenu intact.

Ce précieux document, que nous trouvons dans les livres saints, est le traité fait par les Romains avec Judas Macchabée et le peuple juif, environ trente ans après l’expédition d'Annibal.

Judas, dit la Bible, choisit Eupolème, fils de Jean, fils de Jacob, et Jason, fils d'Éléazar, et les envoya à Rome contracter amitié et alliance avec le peuple romain, afin qu'il délivrât les Juifs du joug des Grecs, envoyant quelle servitude ils faisaient peser sur le royaume d'Israël.

Et ils arrivèrent à Rome après un très-long voyage, et ils entrèrent dans le palais du sénat, et ils dirent :Judas Macchabée, et ses frères, et tout le peuple juif, nous ont envoyés auprès de vous pour faire avec vous un traité d'alliance et de paix, et nous inscrire parmi vos alliés et amis.

Et leur discours fut accueilli avec approbation. Et le sénat fit cette réponse, qui fut gravée sur des tables d'airain, et envoyée à Jérusalem, pour y rappeler aux Juifs la paix et l'alliance faites avec eux.

Prospérité aux Romains et au peuple juif, sur mer et sur terre pour toujours : et que le glaive et l'ennemi restent loin d'eux.

Que si la guerre survient tout d'abord aux Romains, ou à l'un quelconque des peuples qui leur sont alliés dans toute l'étendue de leur domination :

Le peuple juif leur portera secours selon que les circonstances du moment l’exigeront, et de tout cœur :

Et les Romains ne seront tenus de donner ou de fournir à ceux qui viendront combattre ni blé, ni armes, ni argent, ni vaisseaux, ainsi que les Romains l’ont voulu ; et ces auxiliaires se conformeront à leurs ordres sans rien recevoir d'eux,

Mais aussi semblablement, si la guerre survient tout d'abord aux Juifs, les Romains les aideront cordialement, selon que les circonstances du moment le leur permettront :

Et les Juifs ne seront tenus de donner à ceux qui viendront les aider ni blé, ni armes, ni argent, ni vaisseaux, ainsi que les Romains l'ont voulu ; et ces auxiliaires se conformeront à leurs ordres sans subterfuge.

Tels sont les termes du traité des Romains avec le peuple juif.

Que si après cela, d'un côté ou de l'autre, on y veut ajouter ou retrancher quelque chose, on en fera la proposition : et tout ce que l'on conviendra d'ajouter ou de retrancher sera ratifié.

Quant aux maux que le roi Démétrius[2] a fait éprouver aux Juifs, nous lui avons écrit en ces termes :Pourquoi avez-vous fait peser votre joug sur nos amis et nos alliés les Juifs ?

Si donc ils reviennent se plaindre à nous une seconde fois, nous leur rendrons justice contre vous, et nous vous combattrons sur mer et sur terre[3].

Il faut convenir que c'est là un traité bien commode pour les Romains. En effet, on le voit : qu'ils aient une guerre à faire, eux ou l'un quelconque de leurs alliés, et voilà le peuple juif tenu de leur porter secours de tout cœur, selon que les circonstances l’exigent, et de combattre pour eux, et de se conformer à leurs ordres : tout cela à ses propres frais et sans qu'il en coûte absolument rien aux Romains. De sorte qu'il suffira aux Romains d'envoyer de leur côté à leurs frais un consul et quelques légions, pour avoir aussitôt en face de l'ennemi une armée nombreuse, dirigée avec tout l'ensemble désirable, et où les alliés rivalisent d'émulation avec le corps principal formé de légionnaires aguerris. Tout cela est donc parfait, très-simple et peu coûteux pour les Romains.

C'est ainsi, par exemple, et nous aurons soin de le constater, que dix ans avant l'expédition d'Annibal ils purent, au rapport de Polybe (II, V), mettre sur pied contre les Gaulois cisalpins, avec cent cinquante mille hommes de leurs propres troupes, six cent mille hommes de troupes alliées (parmi lesquelles même des Gaulois !).

Polybe fait à ce sujet une réflexion que nous ne pouvons omettre : Ce sont pourtant là, dit-il, ceux qu'Annibal vint attaquer jusque dans l’Italie, quoiqu'il n'eût pas vingt mille hommes, comme nous le verrons plus au long dans la suite. — Il faut donc bien que la raison pour laquelle Annibal vint ainsi d'emblée attaquer les Romains en Italie, cette raison que nous cherchons actuellement, ait été une raison capitale ; et que son espoir de succès ait été fondé sur autre chose de plus que la force de son armée. Mais suivons l'ordre de notre recherche et revenons au traité d'alliance que nous examinions.

Semblablement, y est-t-il dit, à l'égard des parties contractantes : mais les termes mêmes du contrat démontrent que les conditions ne sont point réellement semblables de part et d'autre. En effet, s'il arrive que le peuple juif (lui-même, non pas quelqu'un de ses alliés) ait à faire une guerre ; les Romains ne sont tenus de lui porter secours qu’autant que les circonstances du moment le leur permettront. C'est-à-dire qu'il leur est très-facile d'éluder toute obligation réciproque, simplement par la raison prévue au traité, que les circonstances présentes ne leur permettent pas de porter secours aux Juifs : vu qu'ils ont eux-mêmes, Romains, telle ou telle autre guerre à soutenir. Caria guerre ayant été leur moyen d'existence et leur procédé pour l'augmentation incessante de leur territoire, ils en ont eu constamment quelqu'une à soutenir. On en a la preuve dans la fermeture du temple de Janus, qui n'a eu lieu qu'une seule fois entre l'époque de Numa et celle d'Auguste. Et du reste, on a vu que le sénat n'eût pas été en peine de trouver, au besoin, quelque bonne raison pour entreprendre une guerre utile.

De fait, les Romains ont-ils rempli les obligations contractées par eux dans le traité qu'on vient de lire ; ont-ils porté secours au peuple juif et à Judas Macchabée contre Démétrius Soter ? Et à l'égard de Rhége, qu'ils s'étaient engagés à protéger en cas de besoin, ne les a-t-on pas vus attendre neuf ans, attendre d'avoir subjugué tout le midi de l'Italie, non pas même pour protéger cette natal-heureuse ville contre des étrangers, mais, ce qui était de stricte justice, pour la délivrer du pillage et des fureurs barbares de leurs propres soldats ? Et cette délivrance tardive doit-elle être attribuée à un sentiment de justice, ou à l'intérêt égoïste de parfaire leur conquête du midi de l'Italie, et de se ménager là comme un pont où ils pussent passer en Sicile ? Nous allons voir encore bientôt s'ils ont mieux protégé Sagonte, quoiqu'ils aient fait grand bruit de leur alliance avec cette héroïque ville d'Espagne.

Concluons donc que les traités d'alliance, le protectorat, en un mot, l’hégémonie des Romains parmi leurs alliés, n'étaient pour le sénat qu'un moyen dissimulé et commode d'intervenir à son heure avec les légions protectrices, dans le propre et unique intérêt du peuple romain, et de faire sans cesse des guerres de conquêtes avec le concours gratuit de ses alliés, tous les pays conquis de cette manière devenant ensuite autant de provinces romaines, et cet accroissement de territoire devenant par lui-même de plus en plus sûr et facile.

. . . . . Vires acquirit eundo[4],

Les traités d'alliance étaient donc un moyen politique redoutable que le sénat de Rome employait avec beaucoup d’habileté, sous le manteau de la justice et de la religion, pour étendre sans cesse et de plus en plus la domination romaine. Et cette politique était immuable d'âge en âge : le sénat lui-même étant impérissable et immuable dans ses tendances, par suite de sa constitution comme corps politique, directeur des intérêts du peuple romain et arbitre du sort des autres peuples.

Tu regere imperio populosj Romane, memento,

Hæ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,

Parcere subjectis, et debellare superbos.

Ainsi déjà Amilcar dut bien connaître les procédés politiques du sénat romain, de ce sénat directeur d'un peuple rapace et guerrier, qui, se couvrant hypocritement des apparences de la justice et de la bonne foi, usait de deux poids ou de deux mesures selon son intérêt et son ambition. Ensuite, lorsque les Carthaginois dépouillés de la Sicile, épuisés par la guerre des soldats étrangers, et dépouillés encore de la Sardaigne par une autre révolte de soldats étrangers, se disposèrent à réparer un peu tant de pertes en reprenant possession de cette dernière île, Amilcar, attentif à tout, ne dut-il pas s’indigner de voir ces mêmes Romains prétendre que c'était contre eux que sa patrie équipait des vaisseaux, lui déclarer la guerre et lui extorquer ainsi une augmentation de tribut ? Enfin ne les vit-il pas, on peut le dire, jeter le masque, et s'emparer de la Sardaigne sous le prétexte incroyable que ces soldats étrangers, sans feu ni lieu, chassés par les habitants de cette île, et réfugiés en Italie, étaient venus spontanément la leur offrir, à eux Romains ? Amilcar devait donc comprendre avec évidence que les ambassadeurs des Romains, leurs traités d'alliance ou de paix, leurs colonies, leurs légions, tout cela n'était pour eux qu'autant de moyens d'atteindre leur but politique : la domination universelle et la spoliation de tous les biens des peuples à leur profit. Le danger était donc imminent pour Carthage, et d'autant plus grand, d'autant plus certain que le sénat de Rome n'était point périssable ou sujet à changer, comme le sont des souverains successifs ; mais qu'il était indéfiniment persistant, et immuable dans ses traditions : qualité fondamentale de toute vraie puissance politique.

Partant Amilcar dut en être arrivé à cette conviction inébranlable, que le flot sans cesse croissant de l'invasion romaine, après avoir déjà si gravement entamé le territoire de sa patrie, ne pouvait tarder de le submerger complètement et de n'y laisser que des ruines, si de son côté il ne parvenait à découvrir quelque moyen plus puissant que les forces des Carthaginois pour prévenir la catastrophe.

 

 

 



[1] Agathocle, tyran de Sicile.

[2] Démétrius Soter, roi de Syrie.

[3] Macchabées, I, VIII, v. 23 et seq.

[4] On voit déjà des exemples de l'habileté des Romains à augmenter leur territoire dans deux anciens traités faits par eux avec les Carthaginois avant leurs guerres, et que Polybe rappelle. Il est dit dans le premier : Que les Carthaginois ne feront aucun tort dans le pays des Latins aux villes mêmes qui n'y seront pas sous la domination romaine : que s'ils en prennent quelqu'une, ils la rendront aux Romains dans son entier. Il est dit dans le second que si les Carthaginois prennent dans les pays latins quelque ville qui ne soit pas de la domination romaine, ils garderont pour eux l'argent et les prisonniers, et remettront la ville aux Romains. (III, V.)