LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME SECOND. — DE LA SOMME AU RHIN (1916-1918)

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — LA CAPITULATION DE L'ALLEMAGNE.

 

 

Nous voici arrivés — sur le chemin de la victoire — à cette date du 19 octobre où, en face d'un ennemi aux abois, nous n'avons plus qu'une dernière côte à franchir. Nous avons vu les Alliés emporter d'assaut, après les positions conquises par l'ennemi au printemps de 1918, le fameux rempart Hindenburg, des Flandres à la Champagne. A notre centre, trois armées britanniques et notre Ire armée Debeney ont fait mieux, puisque, franchissant à l'est de Douai, de Cambrai, du Cateau et de Saint-Quentin le second rempart, elles viennent se heurter au troisième et dernier, la Hermann Stellung et déjà en ont forcé le fossé extérieur, Selle et Oise. Debeney essaye maintenant de pousser son armée en coin entre cette position Hermann, qui fait face à l'ouest, et ce qui, plus au sud, s'appelle la position Hunding courant de l'ouest à l'est devant les armées Mangin et Guillaumat. Si, s'enfonçant dans la vallée de l'Oise, Debeney marche d'ouest à est, il prendra de revers les défenseurs de la Hunding qu'assailliront, cependant, Mangin et Guillaumat, de la région est de la Fère à la région ouest de Rethel. Gouraud, ayant franchi l'Aisne entre Rethel et Vouziers, assaille la position Brunehilde, menaçant Mézières, tandis que les Américains, ayant, avec son appui, nettoyé l'Argonne jusqu'à Grandpré, abordent sur les deux rives de la Meuse la position Kriemhilde.

Sur toutes ces positions, l'Allemand semble, à la vérité, résolu à s'accrocher coûte que coûte. Vous savez que, se sentant perdu, il a sollicité le président Woodrow Wilson d'obtenir des Alliés un armistice. Perdu, il l'est bien : plus de réserves fraîches, un matériel délabré, des divisions en lambeaux, excédées par nos victoires, des munitions qu'il faut économiser, ses lignes de communications atteintes par nous ou de près menacées ; par surcroît, il voit l'énorme manœuvre de Foch s'élargir chaque semaine depuis trois mois pour l'étreindre mieux. Car, tandis que son centre est enfoncé, ses ailes sont assaillies des Flandres à la Champagne, — et l'une d'elles, la gauche, sur le point d'être tournée par l'attaque qui se prépare en direction de la Moselle et de la Sarre. Regardez la carte : un simple rempart — après deux abattus —barre les trouées de la Lys, de l'Escaut, de la Sambre, de l'Oise, de la Meuse : si cette barrière est brisée, l'Allemand est acculé au massif boisé des Ardennes de toutes parts pénétré ; mais si, par un rabattement des armées du Nord vers Bruxelles, Maëstricht, Aix-la-Chapelle, et, d'autre part, par une irruption des armées de Lorraine dans les vallées de la Moselle et de la Sarre vers le Rhin, les Alliés menacent le territoire même de l'Empire, ce massif peut être encerclé et, dans ce maquis boisé, un million d'Allemands — les magnifiques restes de la grande armée germaine — saisis. Plutôt que de risquer cette monstrueuse catastrophe, l'ennemi est résigné à capituler sans plus résister, même aux pires conditions. Mais, dans l'espoir qu'il en obtiendra de meilleures, il se cramponne à son dernier rempart. Ainsi pourra-t-il peut-être parler un peu plus haut.

Foch ne l'entend pas ainsi. J'ai dit de quel œil clair il a pénétré la suprême manœuvre allemande et de quelle façon il compte la déjouer.

Quelle heure d'histoire ! Un chef à la tête de quatorze armées alliées est en face du mur derrière lequel le plus puissant Empire du monde attend, dans l'angoisse, le coup de grâce.

Chevauche, Charles, lit-on dans la Chanson de Roland, chevauche, Charles. La clarté ne te fera point défaut. Tu as perdu la fleur de France, Dieu le sait. Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle.

Oui, la fleur de la France a été moissonnée depuis quatre ans, victime de la monstrueuse ambition d'un peuple de proie, d'une gent criminelle, et Foch est appelé enfin à les venger. Et la clarté ne lui fera pas défaut.

***

Le 18 octobre, pour être plus à portée de l'action, le général en chef des armées alliées a transporté son grand quartier à Senlis. C'est de Senlis que part la directive à jamais célèbre du 19 octobre, — la dernière de la guerre. J'en ai, ailleurs, publié le texte[1]. Elle oriente nettement le groupe d'armées des Flandres sur Bruxelles, les armées britanniques sur Mons et Philippeville, la ire armée française Debeney sur la ligne Chimay-Givet, manœuvrant à sa droite pour faire tomber la position Hunding, les 5e, 4e armées françaises et la 1re armée américaine sur Mézières et Sedan. Et, cependant, une lettre à Pétain vient donner enfin corps à cette manœuvre projetée en Lorraine qui sera ce coup de massue dont parlait, en 1897, le lieutenant-colonel Foch. Faisant relever Mangin par Humbert, sur le front d'assaut, Pétain l'appelle en Lorraine. Castelnau est mis à la tête de l'opération décisive à monter entre Moselle et Sarre et tout va se préparer activement pour que le coup de massue soit écrasant. Car on peut prévoir entre Flandres et Champagne une résistance acharnée de l'ennemi.

Oui, on la prévoit. On ne peut donc s'étonner que, quelques jours encore, le dernier mur résiste. En Flandres le groupe d'armée, relancé vers Gand, rompt la première défense, mais doit un instant stopper en face d'une âpre défense. Même résistance dans les réseaux énormes de l'Hermann Stellung, en face des Britanniques. Debeney, à la vérité, parvient à s'enfoncer dans la vallée de l'Oise, cherchant le défaut entre Hermann et Hunding. Mangin, puis Humbert, et Guillaumat, ayant franchi le premier réseau de Hunding, sont aux prises avec le deuxième. Gouraud, au sud de Rethel et au nord de Vouziers, en est à repousser de violentes contre-attaques et enfin l'armée américaine marque le pas du 21 au 23 devant une défense désespérée. Personne, d'ailleurs, en attaquant, même quand l'attaque ne progresse pas, ne perd sa peine et son sang. Chaque coup fait une lézarde qui, compromettant la solidité du mur, le fera soudain s'écrouler.

Foch le sait. De Senlis, il met en action tous les moyens. Son état-major y travaille jour et nuit sous la direction de ce général Weygand, admirable major général que l'histoire associera, en dépit de l'ombre où il a voulu s'enfermer, à la gloire du grand homme. Et aux veillées de Senlis répondent celles de Provins où, en son grand quartier, Pétain prépare, avec son major général Buat, la victoire française, qui sera si éclatante au milieu de l'éclatante victoire alliée.

Les troupes sont admirables de vaillance. Elles y ont du mérite. Sans être comparables aux pertes énormes des Allemands depuis trois mois, nos pertes sont considérables et l'on ne peut plus maintenant combler incontinent les trous qui se produisent. Les divisions avancent, attaquent, avancent encore, attaquent encore depuis cinq semaines, semant de morts et de blessés le terrain conquis, s'amincissant peu à peu, tombant à l'effectif d'une brigade, parfois d'un régiment. Mais le courage supplée au nombre : chaque survivant représente tous ceux qui, à ses côtés, viennent de succomber. Je les ai vus : ils étaient éreintés ; des semaines de combat continu avaient creusé sur leurs visages des stigmates effrayants ; maigres, hirsutes, portant sur leurs capotes délavées et déchirées et sur leurs casques bossués les éclaboussures de sang, et, maintenant qu'on avançait en terrain dévasté, ne mangeant plus à leur faim, ils allaient, sans exaltation, sans jactance, mais avec une résolution qui brillait dans leurs pauvres yeux fiévreux et dans les coins de leur bouche contractée, marchant à la victoire comme on marche au martyre glorieux, pleins d'une foi grave et d'une espérance concentrée. La vertu française n'eut sauf à Verdun — jamais de plus beaux moments.

La fatigue était extrême, oui. Mais on sait bien qu'on arrive au dernier quart d'heure. A ceux qui signalent cette extrême fatigue, Foch répond : On est toujours fatigué le soir d'une bataille. Les armées victorieuses ne sont pas neuves. On est au soir de la bataille. C'est lui qui, en 1897, écrivait de Gravelotte : Les forces physiques étaient à bout. Une dernière attaque, exécutée par de faibles troupes, pouvait, en pareilles circonstances, produire un résultat considérable : encore fallait-il que la volonté du général en chef ne se laissât pas dominer par l'état d'épuisement de ses troupes, qu'elle sût au contraire exploiter le dernier souffle des hommes et des chevaux, leur demander un dernier et suprême effort pour marcher à l'ennemi. Chacun comprend que tel est, à cette heure, le cas de nos armées. Tandis que Haig se déclare résolu à engager à fond toutes ses forces, Pétain, ne se contentant pas d'exposer avec une lumineuse clarté à ses lieutenants les phases de cette suprême attaque, les incite enfin à oser. L'ennemi étant saisi, il ne faut pas lâcher prise. A ce moment, chaque unité n'a plus à connaître que la direction d'exploitation qui lui a été assignée et sur laquelle il importe de pousser hardiment.

Il faut en finir. On va en finir. Novembre approche avec ses journées courtes. Nous devons être sur le Rhin avant décembre. Un grand coup fera tout crouler. Et, d'ailleurs, de grandes opérations se préparent, qui permettront d'attaquer l'Allemagne entière, de revers, sur le Danube.

L'Orient est rempli d'un immense fracas. Nous avons vu la domination allemande s'y écrouler, avec la puissance bulgare, du 15 septembre au 1er novembre, sous les coups de Franchet d'Espérey. Maintenant, ce sont les Turcs qui lâchent pied de toutes parts : la Syrie et la Mésopotamie perdues, ce ne serait peut-être rien, si, d'autre part, l'armée turque étant, en ces rencontres d'Asie, aux trois quarts détruite, Constantinople n'était, par l'occupation du territoire bulgare, menacée après Andrinople. Le 30 octobre, l'Empire ottoman va signer la capitulation de Moudros et Franchet d'Espérey entrer sous peu dans Byzance occupée.

L'Autriche-Hongrie qui, depuis un an, râle à la paix, maudissant cette guerre qu'elle a, sous la pression de l'abominable alliée, déchaînée, n'attend qu'un dernier coup pour s'écrouler. Le coup lui est porté le 27 octobre. Voici un mois qu'étant venu en conférer avec Foch à deux reprises à Bombon et à Senlis, Diaz prépare ce grand coup. Le 27 octobre, les cinquante et une divisions italiennes, appuyées du corps français de Graziani, du corps britannique de lord Cavan, passent la Piave, refoulent les Autrichiens et, ayant vaincu un vain essai de résistance, crèvent l'ennemi. Alors se produit en cette armée rompue la désagrégation qui va gagner l'Empire : tous les opprimés, Tchéco-Slovaques, Yougo-Slaves, éléments slovènes, roumains, polonais et italiens tenus captifs dans des cadres allemands, passent en masse du côté du vainqueur. Journées de Vittorio Veneto du 29 octobre au 2 novembre ! Elles ne sont point seulement la revanche centuplée de celles de Caporetto I Ce serait les diminuer que d'en faire une simple victoire. Non dans ces champs désormais fameux, un grand destin s'achève ; la fortune de la plus vieille maison de l'Europe, de cette orgueilleuse Maison d'Autriche, s'écroule, et tout à l'heure le trône de Charles-Quint sera par terre, qu'après tant d'autres, ce néfaste vieillard, François-Joseph, a chargé de trop d'iniquités. C'est fini : l'Autriche est à merci ; elle capitule entre les mains des Alliés en signant le terrible armistice de Padoue qui, dès le lendemain, met nos amis d'Italie à Trente et à Trieste, mais qui, d'autre part, ouvrant le passage aux Alliés vers le Danube allemand, découvre soudain le flanc de l'Empire des Hohenzollern :

Tu t'es dressée enfin, justice irrévocable !

chantera le poète François Porché.

Justice irrévocable ! Foch en est le bras. S'arrachant quelques heures à son grand quartier, il a couru à Versailles où, dans une réunion du Conseil suprême, il a tracé le plan d'une énorme opération qui portera les Alliés sur l'Allemagne du Sud, tandis que nos troupes marcheront au Rhin. C'est l'éternel plan, celui de Bonaparte après celui de nos rois. L'ombre du grand Empereur fait sauter la pierre du tombeau des Invalides. Elle plane au-dessus de l'Europe.

L'Allemagne est aux abois. Elle supplie Wilson. Tout est mis en jeu. Nous avons vu le camouflage démocratique s'organiser et les sacrifices commencer. On a jeté bas le chancelier Hertling ; l'heure de Ludendorff approche ; après, ce sera celle de l'empereur Guillaume lui-même. Les notes se multiplient, suppliantes : que le président Wilson agisse vite, vite ! Et quand le président Wilson exige d'abord les désaveux et les aveux, il faut dévorer, la rage au cœur, l'opprobre de cette première capitulation, celle de l'orgueil. Et soudain Wilson transmet aux Alliés la demande d'armistice, mais, sous l'énergique intervention de Clemenceau et Lloyd George, conseillés par Foch, il renvoie simplement l'Empire suppliant aux Chefs militaires de la coalition.

Le 27 octobre, l'Allemagne se déclare prête à traiter. L'Entente en délibère à Versailles, L'histoire livrera tout le secret de ces délibérations. Foch y fut admirable de fermeté. On saura un jour que celui qui avait forgé la victoire a, non sans peine, avec l'appui du président Poincaré, plus que personne, contribué à forger l'armistice où il compte enfermer l'ennemi capitulant. Plût au ciel que le même homme eût été appelé, comme il avait forgé la victoire et l'armistice, à forger la paix. Le 4 novembre, il fera agréer enfin les conditions qu'il entend exiger, — maximum aux yeux de certains alliés, minimum à ses yeux, Car, si l'Allemagne, par grand hasard, hésitait à signer, ce serait bien autre chose, l'armistice se signant sur le Rhin — ou sur l'Elbe,

***

La conséquence est qu'il faut qu'avant même que Berlin ait député vers Foch, la victoire soit complète et le territoire de France libéré. Il faut, pour avoir le droit de parler encore plus haut, que la France se soit d'elle-même affranchie de l'ennemi.

Chacun doit donner tout son effort ; on jettera dans la bataille toutes les forces et tous les moyens ; et, renversant le mur, on acculera l'ennemi en ce plateau d'Ardennes qui, Castelnau poussant les préparatifs de son offensive entre Moselle et Sarre, sera d'autre part tourné. Pétain peut annoncer que Mangin sera, avec Gérard, jeté par Castelnau, le 13 novembre, sur le flanc de l'ennemi en retraite.

Cette retraite, il faut qu'elle s'accentue. Tandis que tout se prépare pour le suprême coup de flanc, l'attaque va partout reprendre avec fureur : En avant ! crient les chefs — et les soldats foncent.

Le 31 octobre, le roi Albert a donné au groupe d'armées des Flandres l'ordre d'attaque. Il pense rentrer avant quinze jours dans sa capitale, Bruxelles, première victime de la grande trahison ! Tu t'es dressée, enfin, justice irrévocable !

Le front allemand semblait devoir supporter l'assaut. A gauche, les Belges s'y heurtèrent et, après un choc terrible où ils perdirent des flots de sang, furent d'abord arrêtés. A droite, Plumer, avec la 2e armée britannique, ne s'avançait que peu dans la trouée de l'Escaut ; mais, au centre, les soldats français de la fie armée Boissoudy crevèrent tout. Les hauteurs entre Lys et Escaut étaient enlevées d'assaut en direction de Deyze. Le coup fut si violent que, attendant une contre-attaque sur les crêtes conquises, l'armée Boissoudy était, au contraire, le rer novembre, avertie que l'ennemi se repliait. Les villages belges, en avant de nous, arboraient le drapeau national, et les habitants envoyaient à nos aviateurs remplissant le ciel des signaux d'appel. Boissoudy lança ses troupes sur les talons de l'ennemi. Le 2, Belges et Français marchaient en direction de Gand. Maintenant, les soldats d'Albert Ier, bordant le canal de Terneuzen, se rabattaient le long de la frontière hollandaise. Le 4, le quart de la Belgique était reconquis.

Au canon porté devant Gand répondait, cependant, le canon porté par-devant Valenciennes, puis devant Landrecies et devant Guise par les armées d'entre Sambre et Oise.

Haig avait indiqué aux armées britanniques l'objectif général Avesnes-Maubeuge-Mons.

Ayant, le 1er novembre, réduit le saillant de Valenciennes, il avait, ce jour-là même, engagé sa bataille principale, de l'est de Valenciennes conquis à l'est de Vassigny. Des rivièrettes, Écaillon, Rhonelle, Annelle, coupaient ce champ de bataille, toutes bordées de mitrailleuses ennemies ; car la dernière force de l'ennemi était encore ces milliers de mitrailleuses dont sans cesse il avait pu garnir son front. Écaillon, Rhonelle, Aunelle furent cependant franchies. Et on abordait la redoutable forêt de Mormal. Byng avait fait capituler dans le Quesnoy toute une garnison allemande cernée. Il débordait par le nord la région de Landrecies. Rawlinson, plus au sud, investit la ville qui tomba. Les Britanniques, le 5, avaient gagné leur grande bataille, enlevant 20.000 prisonniers et 250 canons. La Sambre était largement franchie et, le mur Hermann ainsi brisé, il fallait bien que l'Allemagne gagnât le réduit d'Ardennes où nous le rejetions dans le dessein de l'y saisir.

Debeney, cependant, avait pénétré en coin entre ce mur Hermann et le mur Hunding qu'il entendait tourner. Le défaut entre les deux défenses était l'Oise qui, de la Père à Hirson, court droit de l'est à l'ouest vers l'Ardenne. Debeney força la trouée, le 3 novembre, et, débordant Guise, en quarante-huit heures, menaça nettement les derrières de la position Hunding. L'ennemi l'évacua, tandis que les soldats d'Humbert et de Guillaumat sautaient dedans. Gouraud, déjà, le débordait à l'est : malgré une résistance très vive, il avait forcé l'Aisne et, s'avançant à l'ouest des derniers massifs d'Argonne, avait permis aux Américains, à sa droite, de progresser rapidement sur les deux rives de la Meuse jusqu'aux abords de Dun. Le mouvement, écrit Pershing, devint alors une ruée impétueuse. Brunehilde et Kriemhilde étaient à leur tour brisées. De ce fait, la muraille toute entière était par terre. Les Allemands vaincus allaient commencer le grand repli. Où l'arrêteraient-ils ? Leur triple rempart brisé, il n'y avait plus de refuge pour eux que derrière le Rhin. On compte les y précéder. Mangin, installé en avant de Nancy, presse ses préparatifs ; Foch prescrit à la 2e armée américaine de se jeter en Woëvre en direction de Metz. L'énorme place de guerre, menacée de débordement à l'est et à l'ouest, ne pourra tenir. En fait, nous possédons l'ordre d'évacuation donné par les Allemands pour le deuxième jour de la bataille de Lorraine. L'Allemand, devant le cercle de feu, se replie, sacrifiant de fortes arrière-gardes, sans but très déterminé, n'ayant d'espoir que dans l'armistice.

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Le 5 novembre au matin, ce grand repli commença — heure solennelle dans l'histoire — devant le front des 1re année américaine, 4e, 5e, 3e et 1re armées françaises, 4e, 3e et 1re armées britanniques. La ligne de repli était ininterrompue sur un énorme arc de cercle de près de 220 kilomètres. C'étaient les généraux von der Marwitz, von Einem, von Mudra, von Eberhardt, von Hutier, von Carlowitz, von Below qui reculaient devant les généraux Liggett, Gouraud, Guillaumat, Humbert, Debeney, Rawlinson, Byng et Horne.

Les Américains couraient en direction de Bazeilles, Ils nettoyaient les forêts au sud des Ardennes, occupaient Beaumont, marchaient sur Raucourt et Monzon, à 8 lieues de Sedan. Gouraud, ayant forcé le passage du canal des Ardennes, s'élevait en direction de Sedan et Mézières. Ayant, le 6, balayé le plateau de Venderesse et la forêt de Mazarin, il était, ce jour-là ; à 4 lieues de Mézières, à 3 de Sedan, Guillaumat avait rapidement franchi la ligne Hunding, courant vers le Porcien où il écrasait les dernières résistances, enlevait Rethel à sa droite, Château-Porcien à sa gauche, et donnait à Maimbresy, très au nord de cette ville, la main à Humbert,

Celui-ci, ayant, en une journée, couvert 25 kilomètres, poussait son armée dans un ordre parfait, — cavalerie en tête, — tandis que notre canon balayait devant nous les derniers essais de défense. Dans la soirée, il pénétrait, aux acclamations des habitants, dans Vervins libéré. Il s'y rencontrait avec la droite de Debeney. Celui-ci était entré, le 5, dès l'aube, dans Guise, avait vivement poussé vers l'est, traversé les forêts de Nouvion et de Rignaval, remonté l'Oise sur 20 kilomètres et saisi la grand'route de Vervins-Avesnes. Son armée marchait avec un magnifique allant : a Vous sentiez que les camarades tombés en 1914 sur ce même champ de bataille de Guise, criait-il à ses troupes, tressailliraient d'orgueil en voyant passer leurs vengeurs.

C'était dans des sentiments tout pareils que Haig jetait ses troupes vers le champ de bataille de Mons. Il a intitulé dans son rapport ce dernier chapitre : Le retour à Mons. Le mot trahit son envie. L'ancien commandant du 1er corps britannique s'était juré que la grande guerre devait finir, de la finir là où, vous vous le rappelez, en un jour de malheur, il l'avait commencée. Il poussait ses lieutenants, Rawlinson vers Avesnes qu'il abordait le 6 au soir, Byng sur Maubeuge, Horne vers Mons.

Il faut se figurer cette énorme marche circulaire qui, en ces deux jours, dessinait à travers la France du Nord-Est comme une gigantesque faux emmanchée sur la Meuse et s'effilant vers le nord : à travers les plateaux et les ravins, les rivières et les monts, les plaines et les vallées, les bois et les champs, cette formidable faux s'avançait, menaçante, impitoyable à l'ennemi en fuite. Rien ne l'arrêtait, ni les résistances locales promptement écrasées, ni le temps qui, devenu affreux, eût pu favoriser la retraite des Allemands. Vent, pluie, neige fondue, chemins boueux, terres détrempées, qu'est-ce pour des soldats que pénètre le sentiment de la victoire et que soulève la conscience d'une admirable mission ? Nos populations délivrées nous acclament et la chère patrie, bientôt libérée, écarte ses voiles de deuil pour nous montrer à nouveau son fier et joyeux sourire , disait, le 6 au soir, Debeney à ses soldats. Partout on trouvait, dans les villes et les villages meusiens, ardennais, champenois, picards, des malheureux qui, délivrés, accueillaient, suffoqués de larmes ou exaltés d'enthousiasme, les troupes libératrices. Quel chemin eût paru trop boueux, quelle bise trop forte, quand de tels réconforts nous étaient offerts ?

Cependant, devant nous, par des chemins tout pareils, mais qui, à ces vaincus en retraite, devaient paraître mille fois pires, sous la pluie, dans la boue, l'énorme armée grise s'écoulait. Elle commençait à abandonner armes plus que bagages, car on capturait souvent des hommes qui, ayant jeté fusils et cartouches, portaient encore en leurs sacs le fruit des dernières rapines. Ils étaient si pressés, que parfois ils oubliaient les projets arrêtés d'incendie et de ravage. Il leur fallait se presser, en effet ; car les armées alliées menaçaient non seulement leurs derrières, mais leurs masses mêmes. Pendant toute la journée (du 5), écrit froidement le maréchal Haig, les routes encombrées de troupes et de convois ennemis offrirent d'excellents objectifs à nos aviateurs qui en profitèrent amplement, malgré le temps défavorable. Plus de 30 canons que l'ennemi avait dû abandonner sous les coups de nos bombardiers et de nos mitrailleurs aériens, furent recueillis par un bataillon. Les mêmes scènes se produisaient partout. Notre aviation faisait merveille. La division aérienne française marchait fort en avant de notre ligne en mouvement. Maintenant rompue à toutes ses missions, elle bombardait les routes que l'ennemi allait aborder, mitraillait au sol les troupes déjà affolées. Dès le 29 octobre, un homme du 5e régiment de la garde avait écrit que les avions français avaient anéanti toute sa division. — Malgré les conditions atmosphériques les plus défavorables, nuages bas, pluie et très fort vent, écrit-on le 5 novembre, les avions volant bas, souvent 50 mètres, rapportent de nombreux renseignements précis et attaquent à la mitrailleuse convois, voitures, colonnes d'infanterie et batteries d'artillerie. Menacés de toutes parts, ces misérables fuyaient, parfois éperdus : des troupes, sous l'attaque des aviateurs, tourbillonnaient ; des régiments se rendirent. On cueillait des milliers de prisonniers ahuris. Certains de nos officiers nourris d'histoire évoquaient les beaux jours de 1806, la poursuite des Prussiens après Iéna et leur âme s'enflammait à ces souvenirs. Enfin, on les avait !

***

La poursuite continua, le 7 et le 8, dans les mêmes conditions. Autour des armées allemandes, le cercle se resserrait, tout en se complétant, le 8, au nord par la remise en marche des armées des Flandres. C'était maintenant entre la Meuse ardennaise et l'Escaut flamand que l'impitoyable faux continuait à s'avancer. A peine est-on tenté de distinguer entre les armées ; elles marchent du même pas, toutes soudées l'une à l'autre, ne formant plus, Américains, Français, Anglais, Belges, que cet immense instrument de libération ; la Justice, eussent dit nos pères de 1793, est en marche, appuyée sur la Force, et la Marseillaise chantait dans les cœurs.

Les Américains s'étaient, le 7, arrêtés sur la ligne Raucourt-Mouzon, mais ils s'étendaient à droite vers Metz dont l'investissement ainsi s'amorçait. Et, d'ailleurs, Gouraud se chargeait de Sedan. Il avait atteint, le 7, les abords de la Meuse. Une dernière tentative de résistance en avant des collines de la rive gauche était, sur toute la ligne, écrasée. Le 8, ai-je lu dans le Journal de marche de la 4e armée, recueillant la récompense de tous les efforts faits depuis le 26 septembre, de tous les combats livrés et de toutes les marches effectuées, l'armée arrive sur la Meuse et occupe les hauteurs qui dominent la rivière au sud depuis l'est de Sedan jusqu'à Mézières. Elle avait devant elle le champ de bataille de Sedan : Bazeillles, Balan, la presqu'île d'Iges, le calvaire où, un demi-siècle auparavant, la France avait été mise en croix. Si les morts de Guise de septembre 1914 accueillaient, à la voix de Debeney, les soldats de France, si les morts de Mons d'août 1914 appelaient les soldats de Haig, c'étaient, devant Gouraud, de bien plus anciens morts qui se dressaient : les soldats de Mac-Mahon, de Ducrot, de Douay, de Wimpfen, les cavaliers de Margueritte. Tandis que les hauteurs de la Meuse se couvraient des troupes bleues de Gouraud, il semblait que, partout, à leurs pieds, la terre tressaillit, que les sillons s'ouvrissent, que les pierres se soulevassent et que des morts consolés se levassent poussant, avec les soldats libérateurs, un immense cri de : Vive la France ! La guerre de Revanche, par un dernier effort, se terminait à Sedan : tout à l'heure elle recevra sa récompense à Metz et à Strasbourg, à Reichshoffen et à Wissembourg. Justice, justice, justice irrévocable !

Dans la nuit du 8 au 9, les patrouilles de Gouraud pénétraient dans les faubourgs de Sedan.

Guillaumat arrivait, plus à l'est, dans la région boisée, avant-garde de la formidable armée des grandes futaies d'Ardennes : les deux forêts de Signy, la forêt d'Estremont. Le 8 au soir, sa droite était devant Mézières, sa gauche à Aubenton — sud-ouest de Rocroi. Humbert, cependant, marchant vers le nord-est, menaçait Hirson. En avant de la ville, sur les petites rivières du Thon et de l'Aube, l'ennemi, un instant, fit front. Toute la journée les mitrailleuses firent rage. Humbert, faisant avancer son artillerie, les écrasait et passait. Rien ne pouvait maintenant faire trébucher notre marche à la victoire.

Debeney, d'ailleurs, menaçait, par son avance rapide plus au nord, de prendre de revers cette ligne improvisée de résistance. Marchant nettement vers l'est, en direction d'Hirson-Fourmies, la 1re armée, surmontant les difficultés du terrain, avait, en effet, le 7, avancé de 3 lieues, atteignant la voie ferrée de la Capelle à Hirson, enlevant des milliers de prisonniers et un magnifique butin. Elle débordait la Capelle, elle marchait sur Chimay, en direction de Givet.

A sa gauche, la grande faux était de métal anglais. Elle continuait le mouvement prodigieux, rasant comme l'acier bleu français les obstacles que çà et là essayaient de nous opposer les résistances improvisées.

Les armées de Haig marchaient délibérément sur Maubeuge, Tournai et Mons. Dans la nuit du 7 au 8, Condé-sur-Escaut était occupé et les avant-gardes britanniques entraient dans les faubourgs de Maubeuge et de Tournai.

Enfin, à l'extrême gauche, les armées des Flandres, se remettant, le 8, en mouvement, avaient franchi de toutes parts l'Escaut, en marche sur Bruxelles.

L'énorme massif d'Ardennes était pénétré de toutes parts. Mais le terrain était mauvais, gâché par les pluies ; les pentes devenaient raides, les bois épais, les jours courts. La bête traquée allait peut-être essayer de débucher. Il fallait, à toute force, qu'elle fût, avant la fin de cette semaine- historique, acculée et forcée. Le 9, Foch sonnait l'hallali : L'ennemi, désorganisé par nos attaques répétées, cède sur tout le front, télégraphie le 9, à 14 h. 30, le maréchal à ses lieutenants ; il importe d'entretenir et de précipiter nos actions. Je fais appel à l'énergie et à l'initiative des commandants en chef et de leurs armées pour rendre décisifs les résultats obtenus. C'était la charge. Toutes les armées en tressaillirent. En avant, en avant, criaient les commandants d'armée et les chefs de divisions, et les colonels à leurs régiments et les petits chefs de section à leurs hommes éreintés : En avant, en avant, en avant !

***

Le maréchal avait les meilleures raisons de hâter encore une poursuite si magnifiquement menée.

Le 6 novembre, il avait fait connaître au général Debeney que des parlementaires allemands se présenteraient probablement sur son front et lui avait donné à ce sujet des instructions très précises.

Le 7, à 20 h. 15, ils s'étaient présentés aux avant-postes du 31e corps de la 1re armée française à Haudroy. C'était par une nuit très noire et pluvieuse ; ils étaient arrivés par des chemins affreux, en partie détruits, que quelques-uns de leurs sapeurs réparaient devant leurs voitures sur lesquels claquaient les drapeaux blancs de la capitulation. Ils furent reconnus, suivant les règles, et conduits à la Capelle et de là au grand quartier général de l'armée où ils parvinrent le 8, à une heure. Un train spécial les conduisit en forêt de Compiègne, à Rethondes, où Foch s'était aussitôt transporté, avec l'amiral sir Rosselyn Wemyss et le général Weygand. Le train des parlementaires allemands entra, à 7 heures, au garage de Rethondes et, à 9 heures, le commandant en chef recevait dans le wagon-bureau de son train spécial les envoyés de Berlin.

 

Il m'est interdit par la discrétion de rapporter ici les détails de l'entrevue. Je dirai seulement que, résolus, sur les vives instances du commandant en chef des armées alliés, à déjouer le plan allemand, les gouvernements alliés étaient tombés d'accord sur la nécessité que, dans les circonstances où l'armistice était demandé, il revêtît, où plutôt gardât rigoureusement le caractère de capitulation sollicitée. Lorsque le ministre Erzberger, chef de la délégation, déclara venir recevoir les propositions des puissances alliées, le maréchal répondit fort naturellement qu'il n'avait aucune proposition à faire. Le comte Obernsdorf, alors intervenant, se déclara prêt à entendre les conditions de l'Entente. Ces conditions ne pouvaient être communiquées que si les Allemands demandaient formellement l'armistice. Demandez-vous l'armistice ? Erzberger et Obernsdorf, d'une seule voix, déclarèrent le demander. C'est en ces termes que s'engagea l'entretien. Les conditions furent lues. C'étaient exactement, nous le verrons, celles d'une capitulation — et sans précédent. On leur donnait trois jours pour l'accepter.

C'est dans ces circonstances que Foch adressait à ses armées un suprême appel. Si les Allemands hésitaient à signer, le succès grandissant de notre poursuite les y amènerait. S'ils y étaient résignés, il fallait que, la victoire étant consommée avec la libération du territoire français, la capitulation de l'Allemand, forcé sur ses frontières, apparût bien comme l'aveu éclatant de sa défaite sans appel.

***

Déjà les armées se jetaient plus ardemment encore en avant. Acculés presque partout aux frontières, les Allemands tentaient encore de résister. C'est de vive force que Gouraud, le 9, pénétrait dans la citadelle de Mézières, dans les faubourgs de Sedan. La Meuse franchie de toutes parts, on encerclait la ville fatidique.

Guillaumat a occupé toute la région est de Mézières : il a franchi lui aussi la Meuse, forcé, au nord, la Sormonne, atteint le front Charleville-Renwez ; il court droit au Luxembourg belge : les morts d'Arlon et de Virthon nous attendent. Et Humbert court en même temps que lui sur la Meuse : il approche de Rocroi, il emporte Rocroi. Debeney, lui, o. franchi la frontière, ne trouvant plus de résistance. L'ennemi, devant lui, lâchait tout, il abandonnait ses traînards par milliers et, dit le Journal de la Ire armée, un matériel considérable. L'armée faisait ce jour-là 5 lieues, occupant Fourmies, puis Hirson, puis Saint-Michel et, passant à Anor la frontière, saisissait en gare des trains entiers qui n'avaient pu suivre. En avant ! criait Debeney.

Les Britanniques avaient occupé Maubeuge : on poussait vers Mons avec une sorte de frénésie. Le retour à Mons ! Réoccuper ce champ de bataille. Laver l'affront de 1914 ! Tout l'orgueil britannique se hérissait d'impatiente ardeur. A travers les forêts et les marécages, décimés par leurs pertes, mais soutenus par une généreuse envie, les soldats de Haig couraient vers la ligne Philippeville et Mons.

Degoutte précipitait également le mouvement des armées des Flandres. Si les Belges étaient encore arrêtés devant un front fortement défendu, nos soldats bleus rendent vaine cette défense en la débordant sur toute la ligne de l'Escaut. Voici les faubourgs de Gand abordés. Déjà Plumer, à droite, esquisse le mouvement de rabattement sur Bruxelles. On court vers la morne plaine, vers Waterloo, — un Waterloo retourné.

Cependant, Castelnau a mis en place ses deux armées, Mangin et Gérard, en face de la ligne Metz-Sarrebourg. Après les morts de tant de combats, ceux de Morhange seront vengés. Mangin, à son grand quartier de Champigneulle, frémit d'une impatience terrible : il a l'ordre d'attaquer le 13. On est arrivé au soir du 10. Si Degoutte, se rabattant sur Bruxelles, Tirlemont et Liège, menace au nord, Castelnau va pousser la mortelle pointe au sud sur la masse allemande qui déjà tourbillonne.

Les Allemands ne veulent pas attendre le coup ; c'est bon pour ces fous de Français de se battre pour l'honneur ; l'Allemand se battait pour le profit. La grosse affaire de 1914, décidément, ayant fait faillite, il faut au moins sauver l'Allemagne de la redoutable invasion. Ils connaissent maintenant leur Sedan mais plutôt que d'essayer d'une Loire, ils vont consentir à cette prodigieuse capitulation en rase campagne que sera l'armistice du 11 novembre ; l'acceptant, sans plus de combats, ils sauveront les restes de leurs armées, mais en abandonnant leur honneur. Oui, c'est le cas de rééditer le mot de Chateaubriand : ces hommes ont été de grands criminels, mais en ne cherchant pas à faire front à la fortune adverse, ils vont déshonorer leur crime.

***

La nuit du 10 au 11 novembre 1918 fut légèrement brumeuse ; la pluie avait cessé ; les chemins restaient boueux, piétinés successivement par l'armée poursuivie, par l'armée poursuivante. Le soleil se leva dans un léger brouillard.

Dans la nuit humide, on eût entendu bruire une masse d'armes ; le canon tonnait sur toute la ligne de Sedan à Gand en passant par le sud de Rocroi, l'est du Cateau, l'ouest de Maubeuge, l'est de Mons et d'Ath ; sur toute cette ligne, les armées étaient, bien avant l'aube, en mouvement. Quelques-unes ne s'étaient pas arrêtées de la nuit. C'est qu'elles sentaient que l'ennemi vaincu était à merci et pressentaient qu'acculé, il essayait maintenant d'une suprême dérobade. Une fièvre singulière surexcitait les courages, galvanisait les fatigues ; on ne parlait pas de la paix, on ne parlait pas de l'armistice ; complètement possédé par l'ardeur de la poursuite, on marchait.

L'aube trouvait dans Sedan les soldats de Gouraud ils s'y rencontraient avec quelques éléments de l'arma américaine qui, en une pointe extrême, arrivaient eux aussi à ce fatidique champ de bataille. L'armée Guillaumat, dès les premières heures, faisait une forte avance, encore qu'à travers le terrain montueux et boisé situé à l'est de Monthermé, et bientôt bordait la Meuse entre Revin et Laifour. Rocroi avait été dans la nuit occupé par Humbert, et toute sa région, tandis que Debeney tenait la région de Chimay : le jour vit nos troupes entrer dans la ville ardennaise.

Les armées britanniques avaient, en pleine nuit, gagné encore un large terrain à l'est de Maubeuge, que déjà la 3e armée laissait à 6 kilomètres derrière elle. A l'aube, les Canadiens étaient entrés dans Mons et Home marchait en direction de la ligne Nivelles-Charleroi. Plus au nord, nos alliés pénétraient dans Ath et, dès l'aurore, dans Lessines. A Grammont, ils n'étaient plus qu'à 7 lieues de Bruxelles.

Les Français de Boissoudy y allaient tout droit, avançant à l'est de Nederzwalm et de Nazareth, tandis qu'à leur gauche, les troupes du roi Albert entraient, au milieu des acclamations, dans Gand reconquis.

Et déjà de ces lignes occupées en quelques heures, les troupes, sur tout le front, s'élançaient à de nouvelles conquêtes, quand soudain tout se figea.

Les Allemands avaient signé. A 11 heures, le feu devait cesser.

***

Le 10 novembre, le courrier envoyé, le 9, de Rethondes au grand quartier impérial porteur des conditions de l'armistice, était arrivé à Spa dans la matinée. Ludendorff n'était plus là, dont l'empereur avait cru faire le bouc émissaire et qu'Hindenburg avait consenti à sacrifier à la dynastie, tandis que l'ancien corroyeur Ebert était installé dans le palais de Bismarck et Scheidemann au ministère. L'empereur, qui semblait vivre en un cauchemar, était au grand quartier : il transmit à Berlin les conditions de Foch. Le président du Reichstag, Fehrenbach, fut appelé par Ebert et Scheidemann ; il a livré le secret de cette conférence. Une dépêche d'Hindenburg demandait, dit-il, l'acceptation immédiate, apportant de graves nouvelles : les troupes allemandes battues se rebellaient ; elles commençaient à arracher à leurs officiers les insignes de leurs grades ; ceux-ci, terrifiés, laissaient faire. S'il n'y avait pas d'armistice, le maréchal avouait qu'il serait forcé de capituler avec l'armée entière. Ebert demanda : Qui est-ce qui se prononce contre l'armistice ? Il y eut, dit le témoin, un silence terrible. A 21 heures, Ebert télégraphiait : Le gouvernement allemand accepte les conditions qui ont été posées le 8 novembre. Déjà, il n'y avait plus de gouvernement impérial.

En effet, si Hindenburg voyait l'armée vaincue se rebeller, les soviets s'organiser dans les régiments, les chefs insultés, les corps près de se dissoudre, Ebert, lui, voyait la nation entrer en convulsion. La comédie de démocratisation portait ses fruits. Le peuple prenait au mot les mystificateurs de la sozial-démocratie. Le 8 novembre, la République avait été proclamée à Munich où Kurt Eisner, libéré la veille de prison, prenait le pouvoir insurrectionnel. Et le mouvement s'étendait. Le 9, — le samedi rouge, comme on dit à Berlin, — la capitale entrait à son tour en convulsion. Les amis d'Ebert et de Scheidemann étaient contraints de faire la part du feu. Ces socialistes impériaux avaient essayé de sauver jusqu'au bout le souverain dont ils s'étaient, depuis quatre ans, fait les complices. Mais à l'idée que Foch allait marcher sur le Rhin et peut-être franchir le fleuve sur les talons d'une armée démoralisée jusqu'à la dissolution, qu'il allait falloir payer cher les crimes commis depuis quatre ans et que l'heure des comptes était enfin venue, le pays grelottait d'horreur, — de peur, disons le mot. A son tour, l'empereur devenait le bouc émissaire : certes, il était chargé du plus lourd crime, celui d'avoir déchaîné l'abominable cyclone où le Monde menaçait de sombrer, de l'avoir, par surcroît, déchaîné avec autant d'hypocrisie que d'inconscience et d'avoir couvert de son nom les plus effroyables forfaits. Mais toute l'Allemagne avait voulu, acclamé, adoré cette guerre dans les premiers mois, et, du catholique Erzberger au socialiste Scheidemann, approuvé, parfois réclamé les crimes qui, de Belgique en France, de Pologne en Roumanie, s'étaient commis. Ils espérèrent mettre tous les péchés d'Israël sur le dos du misérable souverain avant de le chasser dans le désert. Guillaume II fut invité à fuir. C'est une âme sans grandeur, usée par son propre cabotinage, qui a toujours pris des attitudes pour des décisions et masqué de jactance un cœur sans générosité. On le priait de déserter ; il déserta. Fuite de criminel quand déjà les gendarmes frappent à la porte et que trahissent les complices. Je ne sais qui fut, ce 10 novembre, le plus vil, de ce peuple sacrifiant simplement à la peur un souverain qu'au fond il ne répudiait pas, ou de ce souverain consentant à sa déchéance, parce que lui aussi est pris aux entrailles de cette peur que raillait déjà, chez son neveu, le perspicace Édouard VII.

***

Cependant, Erzberger avait reçu l'autorisation de signer. A 2 h. 15 du matin, le 11, les plénipotentiaires allemands avaient gagné le wagon-bureau de Foch. On lut de nouveau les conditions. Elles constituaient pour l'Allemagne une capitulation formidable : évacuation de la Belgique, du Luxembourg et de l'Alsace-Lorraine, abandon des frontières de l'Empire, des territoires rhénans, de la rive gauche du neuve, des têtes de pont de Mayence, Coblentz et Cologne, livraison des armes, canons, avions sous-marins, cuirassés, répudiation des odieux traités de Brest-Litovsk et de Bucarest, rapatriement immédiat des prisonniers détenus en Allemagne sans réciprocité, — et vingt autres articles aussi humiliants. Ah ! non, ils n'avaient pas, ces vaincus, trouvé leur Gambetta, leur Faidherbe et leur Chanzy.

Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.

C'est un poète français qui a écrit cet admirable vers.

Incapables de suivre l'exemple magnifique qu'après septembre 1870, et jusqu'en février 1871, les petits-neveux de Corneille avaient donné, de lutter pour l'honneur contre toute espérance, les neveux de Bismarck et de Moltke ne livraient pas seulement les frontières et les armes, ils livraient toute la gloire, et, le sang allemand ayant depuis quatre mois coulé par tous les pores, c'était l'honneur allemand qui, par tous les pores, maintenant coulait.

A 5 h. 15, les représentants de l'Allemagne signèrent l'affreux armistice. Affreux pour eux, oui. Et cependant ils avaient raison de signer. Hindenburg l'avait dit : on ne ferait que reculer de quelques jours la capitulation. Nous savons qu'ils étaient vaincus : tout à l'heure, un Mayençais voyant repasser le Rhin aux soldats battus, écrira : La belle armée d'Hindenburg, qu'est-elle devenue ? Foch la mise en pièces en moins de trois mois ! Elle était en pièces et voyant venir des champs lorrains le coup de grâce, prise de panique, elle réclamait la capitulation comme un bienfait du ciel. C'était Foch qui, appuyé sur les plus admirables soldats du monde, avait assommé l'Empire de proie et l'avait jeté suppliant à ses pieds.

Le 11 novembre au soir, le maréchal adressait aux armées alliées la proclamation qui traversera les siècles :

Officiers, sous-officiers et soldats, après avoir résolument arrêté l'ennemi, vous l'avez pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit.

Vous avez gagné la plus grande bataille de l'Histoire et sauvé la cause la plus sacrée : la Liberté du Monde.

Soyez fiers !

D'une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux.

La postérité vous garde sa reconnaissance.

A cette heure, les représentants de la nation proclamaient que le maréchal Foch, le citoyen Clemenceau et les armées françaises avaient bien mérité de la patrie.

Le général Pétain, cependant, venait de dicter son dernier communiqué : Au cinquante-deuxième mois d'une guerre sans précédent dans l'histoire, l'armée française, avec l'aide de ses alliés, a consommé la défaite de l'ennemi. Nos troupes, animées du plus pur esprit de sacrifice, donnant, pendant quatre années de combats ininterrompus, l'exemple d'une sublime endurance et d'un héroïsme quotidien, ont rempli la tâche que leur avait confiée la patrie. Tantôt supportant avec une énergie indomptable les assauts de l'ennemi, tantôt attaquant elles-mêmes et forçant la victoire, elles ont, après une offensive de quatre mois, bousculé, battu et jeté hors de France la puissante armée allemande et l'ont contrainte à demander la paix. Toutes les conditions exigées pour la suspension des hostilités ayant été acceptées par l'ennemi, l'armistice est entré en vigueur aujourd'hui à 11 heures.

Et déjà nos troupes se disposaient à marcher vers le Rhin.

***

Le chemin de la victoire nous y menait et là seulement il trouverait son terme. Mais aux heures de labeur, d'angoisse, de douleur et d'horreur succédaient, pour ceux qui achevaient la route, les jours de bonheur et de gloire. Le soir de Rivoli, le général Bonaparte, voyant le héros de la journée, le magnifique Lasalle, se tenir pâle et épuisé devant le monceau des drapeaux ennemis jetés aux pieds du général vainqueur, lui criait : Couche-toi dessus, Lasalle, tu l'as bien mérité. Nos soldats étaient eux aussi pâles et épuisés, mais ce n'était pas une couche de drapeaux qu'on offrait comme une douceur à leur fatigue, c'était mieux : le sol sacré, qui nous avait été jadis dérobé et que leur victoire rendait à la France et à la Liberté.

Pendant trois semaines, on allait voir s'acheminer vers le Rhin les soldats vainqueurs.

Tandis qu'accueillis en triomphe, les soldats français de Degoutte faisaient ce qu'un charmant écrivain[2] a appelé les joyeuses entrées de Belgique, nos soldats connaissaient ce que j'ai cru pouvoir nommer sans exagération les heures merveilleuses d'Alsace et de Lorraine[3]. Le 17 novembre, le général Hirschauer, commandant la 2e armée, entrait, le premier de tous, à Mulhouse, au milieu d'un délirant enthousiasme, sous les fleurs et les baisers, tandis que, par les cols des Vosges, bataillons, escadrons et batteries descendaient vers les petites villes alsaciennes, éperdues de joie à leur vue. Le 19 novembre, lorsque déjà trente communes lorraines accueillaient, depuis deux jours, dans les larmes parfois silencieuses et d'autant plus poignantes, les troupes de la 10e armée Mangin, le général en chef Pétain, nommé, la veille au soir, maréchal de France, faisait, à Metz, une entrée que l'attitude extatique de la population transformait, suivant une expression juste, en une sorte de sacrement. Le 22 novembre, alors que de tous côtés les soldats de France étaient, de la Seille à la Sarre et des Vosges au Rhin, reçus avec les transports d'une adoration, — là religieuse et presque mystique, ici joyeuse jusqu'à la frénésie et grondante comme un ouragan, — le général de Castelnau pénétrait à Colmar, fête magnifique à laquelle sa figure à la fois si noble et si bonne donnait tour à tour la majesté d'un grand geste et la cordialité charmante d'une réunion de famille. A la même heure, le général Gouraud, commandant la 4e armée, avec son allure de chevalier de chansons de gestes, pénétrait, par la porte de Schirmeck, à Strasbourg, au milieu d'un délire dont, vécût-il cent ans, aucun des témoins de l'événement ne perdra la mémoire. Le 25 novembre, le maréchal Pétain, à son tour, venait prendre, au nom de l'armée française tout entière, victorieuse et libératrice, possession de la vieille ville républicaine qu'il trouvait enivrée d'amour et folle de joie, tandis que, de Forbach à Wissembourg, de Wissembourg à Huningue, l'armée de France, terminant cette réoccupation, bordait l'ancienne frontière et fermait enfin la blessure qui jamais ne s'était cicatrisée. Alors Foch parut — grand entre les plus grands — qui, vainqueur de l'Allemagne tous les jours depuis tant de semaines, vint saluer Fabert et Ney à Metz, Kléber à Strasbourg et clore la série de ces fêtes du cœur et des armes.

Heures merveilleuses, ai-je écrit : tandis que j'essayais de traduire en mots ces gestes délirants, je sentais, pour la première fois peut-être à ce degré, l'infirmité des phrases, quand les âmes ont dépassé la mesure humaine, moment sublime où s'élevaient vers le ciel d'un bleu miraculeux les hymnes d'action de grâces, les Nunc dimittis, les Te Deum et les Magnificat, tandis qu'à travers notre terre redimée d'Alsace et de Lorraine roulaient comme un tonnerre les accents tout à la fois vengeurs et libérateurs de la Marseillaise. Matinée du 17 où j'entrais à Mulhouse avant les troupes mêmes et où un vétéran, au sein de la foule ému, me venait demander de baiser la croix qu'il apercevait sur ma vareuse ! Matinée du 19, où je vis mes compatriotes lorrains de Metz, après avoir jeté bas, dans une explosion de sainte colère, les Hohenzollern de bronze qui encombraient leurs places, nous regarder avec des yeux troublés de pleurs ! Matinée du 22 où, cheminant à côté du général Gouraud, je contemplais le passionné Strasbourg bouillonnant comme un volcan sur le passage des drapeaux déchirés ! Ah ! le chemin de la victoire avait été, je l'ai dit, un long et rude chemin de croix ! Maintenant, nous marchions, comme portés par l'amour d'un peuple, enveloppés de lumière presque surnaturelle qui rayonnait de millions de cœurs enflammés.

Cependant, notre 10e armée avait pénétré en territoire proprement rhénan. Je vis l'entrée des troupes du général Leconte à Sarrebrück, première étape vers le fleuve, et trois semaines après, nos soldats passant le Rhin sur le pont de Mayence. Ici, ce n'était point l'allégresse d'un peuple délivré, c'était l'effarement stupide d'un peuple désabusé. Ces troupes françaises, qu'on leur avait représentées comme un ramassis de pillards éhontés et de soldats en lambeaux, elles entrèrent en beaux bataillons disciplinés et superbes dans la vieille ville rhénane. Le 13 décembre, le général Leconte, commandant le 33e corps, ayant planté — mon maître Gabriel Hanotaux, mon camarade Henry Bordeaux ont déjà tracé ce tableau son fanion sur le pont, assistait, droit et grave sur son cheval, au défilé des guerriers de France franchissant le fleuve aux glorieux prestiges. Là avaient passé, sous Custine, sous Hoche, sous Kléber et sous Moreau, les soldats de la Nation. Les trois couleurs reparaissaient, se mirant dans les flots du fleuve clair. Le 14, j'allais au-devant du général Fayolle, qui faisait avec le général Mangin son entrée dans la ville. Lorsque nous aperçûmes les flammes blanches et rouges des dragons de l'escorte et, en avant de ces cavaliers, ce noble Fayolle, raidi par l'émotion, superbe de dignité aisée, l'œil bleu traversé de courtes flammes, et, derrière lui, Mangin, saisissant de passion satisfaite, son œil noir chargé d'orgueil, foulant du sabot de son cheval le pavé de la cité conquise, nous eûmes tous, en cette minute inoubliable, ce sentiment de la. victoire qui, en quelques instants, paye de tous les maux subis, de tous les deuils subis, — même les plus cruels, — et de tant de sang pur répandu à flots. A cette heure, le général Degoutte, arrivé à Aix-la-Chapelle, faisait présenter les armes aux poilus devant le tombeau de Charlemagne.

La France atteignait le Rhin. Elle remplissait derechef son destin. Nous mettions nos pas dans ceux des compagnons de Charlemagne et des soldats de la Révolution. Le chemin de la victoire s'arrêtait là. Le 4 août 1914, l'Allemagne nous avait assaillis, tout à la fois traîtreusement et brutalement, pour nous rayer enfin du nombre des peuples libres. Le 14 décembre, de Huningue à Mayence, nous bordions le Rhin. La guerre était close et Dieu avait enfin fait triompher le Droit.

***

Au moment où j'écris ces dernières lignes je sens comme un sentiment de regret et presque de remords. Avoir entendu parler de toute cette guerre, quelle témérité ! Ceux qui l'ont menée et faite, qui saura dire leur grandeur ? Il m'a fallu m'en tenir aux grandes lignes. Quelle trahison vis-à-vis d'hommes qui, luttant quatre ans, ont, dans mille combats, porté au paroxysme nos vertus séculaires. Ceux qui l'ont menée et faite — et ceux qui, en arrière, ont souffert des mille blessures que recevaient nos armées, et, avec une endurance admirable, tout supporté, — parce qu'il fallait que la France tînt pour vaincre.

Remontons aux premières heures de guerre. Rappelons-nous ce que je disais au début de ces études : si préparée qu'elle se croit, la France est, en août 1914, bien démunie au regard de l'adversaire que, pendant des mois, elle affrontera seule. C'est que si elle a, dans le secret de son cœur, désiré passionnément, avec la revanche, la reprise des provinces perdues, elle n'a osé, dans son humanité toujours généreuse, vouloir une guerre dont on savait qu'elle serait effroyable. Et qui ne veut pas la guerre ne la prépare jamais complètement. L'Allemagne, elle, depuis des années, voulait cette guerre et, partant, la préparait, j'ai dit avec quel luxe d'armements et quelle persévérance dans l'entraînement. Et vous savez que j'ai pu dire encore que nous semblions, — le 4 août 1914, David marchant contre Goliath.

Contre ce géant, qui pouvait efficacement armer notre bras ? Le sentiment que la France, cette fois, devait vaincre ou mourir. Le sang des aïeux se soulevait dans notre poitrine ; toutes les vertus de la race se réveillèrent. Elles s'étaient ainsi réveillées aux heures d'extrême péril, en 1429, quand Jeanne d'Arc parut ; en 1792, quand, à Paris, l'on proclamait la patrie en danger. Les morts parlaient, — que dis-je, criaient en nous. Trois août 1914 ! Plaisirs frivoles, luxe éclatant, querelles politiques, dissensions religieuses, luttes sociales, tout parut en une heure oublié. Le pays debout, face à l'ennemi, face au danger, face à la mort, se révéla plus beau qu'il ne l'avait jamais été. Tous les idéalismes se fondirent d'un élan, l'esprit de la Croisade et l'esprit de la Révolution, parce qu'avec la Patrie, on allait défendre le Droit contre la barbarie et le Dieu de nos pères contre Odin destructeur. La discipline qu'on disait abolie se rétablit, consentie par les plus réfractaires. Une gravité sereine, faite d'une absolue confiance en la sainteté de notre cause, se répandit en notre âme. L'esprit de sacrifice s'accusa, se précipita. Le devoir parut à tous chose si naturelle, qu'il en devenait aisé. Et le soldat descendit dans la lice sans peur comme sans jactance, attendant, sinon sans émotion, du moins sans timidité, le formidable choc. Il espérait vaincre ; il était sûr de ne pas fléchir.

Il ne fléchit point ; j'entends son âme. La supériorité des forces était du côté de l'assaillant ; elle se décuplait des effets de la surprise ; traîtreusement attaqués grâce à une abominable violation des serments échangés, ç'eût été miracle que la victoire fût du premier coup par nous remportée. Le coup de Jarnac de Belgique faillit réussir : Charleroi en fut le premier résultat. Par ailleurs, nos armées, bouillantes de cette témérité presque folle dont nos ancêtres avaient parfois donné des preuves, s'étaient jetées à l'assaut avec une générosité sans réserve. Leur vaillance même avait été l'élément principal de leur défaite.

Alors, un grand chef, dont j'ai dit qu'il avait pour notre fortune avant tout une tête froide, saisit sans hésitation la bataille mal engagée et la transféra en quelque sorte sur le terrain où, toutes les conditions prévues étant réunies, il se déclarait sûr de vaincre. A la voix de Joffre, les armées avaient retraité sans désordre ; à sa voix, elles se retournèrent et ses morts ressuscitèrent. Ce fut la Marne immortelle.

L'Allemand déconcerté, tout en reculant, méditait une revanche. Les armées qu'il n'avait pu crever, il entendit les tourner. Le grand chef le comprit. Il lança vers le nord ses meilleures forces sous son meilleur lieutenant. Ce fut la course à la mer. Et quand, se jetant sur l'Yser derrière les malheureux Belges en retraite, l'ennemi croyait percer jusqu'au Pas-de-Calais, il trouva Foch et ses corps français. Et l'invasion fut, sur les bords de l'Yser, figée comme sur les bords de la Marne.

L'ennemi était arrêté ; ayant perdu ses plus beaux soldats, il était momentanément paralysé. Mais il détenait un gage précieux : avec la Belgique, nos plus riches cantons. Il entendit, en attendant l'heure d'un nouvel assaut, river l'invasion dans notre flanc. Il creusa ses tranchées. Mais déjà nous creusions les nôtres.

C'est que, plus que lui-même, nous avions alors intérêt à voir se figer la guerre. Nous avions, dans notre effort surhumain, épuisé nos munitions et usé notre matériel. J'ai dit quel autre effort était nécessaire pour que, l'invasion arrêtée, la victoire, un jour, nous permît de le refouler. C'était à notre industrie qu'il était demandé. Pour qu'elle travaillât à forger l'arme de la victoire, il fallait qu'entre l'ennemi et la nation un mur s'élevât. Il s'éleva.

A l'abri de ce mur, nous travaillâmes. Ce fut un autre miracle. Nous avions précisément perdu les provinces d'où nous tirions notre fer et notre charbon, où se faisait notre fonte, où se trempait notre acier, les trois quarts de nos mines, la moitié de nos charbonnages, les deux tiers de nos hauts fourneaux, 80 pour 100 de notre outillage. Il fallait avant de forger sur l'enclume, ai-je dit, qu'on forgeât l'enclume. Un admirable patriote, doublé d'un grand administrateur, Alexandre Millerand, dès septembre en organisant le travail, lointainement, organisa la victoire. Lorsqu'en mai 1915, en septembre 1915, nous voulûmes essayer nos forces nouvelles, on vit bien, aux résultats de nos premiers assauts, que, si nous n'avions point encore conquis la supériorité des moyens, nous avions, du moins, reconquis l'ascendant sur l'ennemi. Nous ne pûmes enfoncer ses lignes, mais, les entamant, le soldat français sentit sa force renaissante et en prit une confiance dès lors imperturbable en sa vertu.

Il avait, durant un an, dans l'affreuse géhenne des tranchées, fait preuve d'une vertu nouvelle : l'endurance. Ce n'était pas seulement de levées de terre qu'était fait le mur, mais de solides poitrines où battaient des cœurs sans effroi. La nation, par sa vertu aussi, étayait celle de ses soldats. Chamfort a écrit que devant certaines épreuves, il faut que le cœur se brise ou se bronze. Le cœur français, en dépit des premiers deuils, avait refusé de se briser : il s'était donc bronzé. A l'image de son armée, la nation se trempait. Par ailleurs, elle s'était remise patiemment à reforger l'arme que Joffre méditait de plonger, au printemps de 1916, dans le défaut de l'adversaire.

Celui-ci nous prévint : afin de déconcerter l'attaque, il attaqua. Ce fut Verdun. Le soir du jour où j'avais essayé de faire revivre devant vous ces dix mois d'héroïsme, j'ai reçu des lettres qui m'ont ému jusqu'aux larmes. Me citant certains traits sublimes, elles me montraient combien, mêlé cependant ces dix mois à cette armée de Verdun, je n'avais pu, mon cœur cependant débordant d'admiration, apporter ici un hommage suffisant. Mais qui saura jamais dire ce qui se dépensa de courage dans ces champs de Meuse où Pétain, puis Nivelle ordonnant la bataille, le soldat français arrêtait, dans les pires conditions, l'Allemand, puis le refoulait vers la Woëvre ? Ce faisant, ce nouveau soldat de France, le soldat horizon, se trempait, — acier bleu, désormais résistant et souple, qui, plus même que les canons fondus à l'arrière, rendait, pour un jour plus ou moins lointain, la victoire assurée.

Cependant, déjouant le plan de l'adversaire, nous l'avions attaqué, nos alliés et nous, dans les champs de la Somme. Assailli violemment, soudain bousculé, il pensa un tant être enfoncé. Mais le sang versé à Verdun avait affaibli notre force. La bataille de la Somme s'éternisa. Joffre et, sous lui, Foch prétendaient que, de la continuité de cet effort, la victoire pouvait encore surgir.

D'aucuns pensèrent que l'heure était venue d'un plan plus large d'action et d'un coup plus violent. Nous le préparions, — d'accord avec tous nos Alliés, — quand, soudain, l'un d'eux fit brusquement défaut. La Russie, entrant en convulsion, privait l'Entente d'une force précieuse à l'heure même où ce n'était point trop du concours de tous pour écraser le monstre encore puissant. La décision fut ainsi ajournée d'un an ; car l'Allemand, sentant arriver l'heure de la dissolution russe, se défendait en Occident avec une opiniâtreté redoublée. Ayant ainsi gagné l'heure où la Russie serait non plus seulement paralysée, mais écrasée, il se pourrait retourner avec toutes ses forces contre nous. Cette heure arriva, libérant les Autrichiens qui, se ruant sur l'Italie, tentèrent de l'accabler, puis les Allemands qui précipitèrent vers le front de France tous leurs moyens pour l'assaut suprême.

La nation avait supporté toutes les épreuves. Ayant cru cinq fois s'élancer sur le chemin de la victoire, en septembre 1914, en mai et en septembre 1915, en juillet 1916, en avril 1917, elle avait été cinq fois déçue. A chaque fois, — après un moment de tristesse, en face des tentatives en apparence vaines, — elle s'était résignée et, avec un courage croissant, remise au travail. Les deuils se multipliaient, les cœurs étaient déchirés, les âmes endolories : la foi ne faiblissait pas. A peine parut-elle un instant fléchir à l'été de 1917. Nuage passager : lorsque, à l'automne de cette année même, la France sentit se préparer l'assaut qui devait l'écraser, elle se roidit, fortifiant derechef son cœur et ses reins. Tandis que le général Pétain refaisait à l'armée une âme rassérénée, Georges Clemenceau, écrasant la trahison qui couvait, renforçait de sa propre énergie l'énergie nationale.

Quand l'assaut vint, la nation était préparée à subir d'une âme égale l'infortune et la fortune. Elle fut aussi grande dans l'une que dans l'autre. Visée pour la seconde fois au cœur, menacée dans sa capitale à trois reprises : en mars, en mai, en juillet, elle attendait avec confiance, aux pires heures de défaite, la revanche victorieuse. Les Allemands, fonçant en Picardie, en Flandre, sur l'Aisne, en Champagne, pensaient, à chaque coup, abattre, plus encore que les bastions de la défense, les cœurs français auxquels s'appuyait la vertu de nos soldats. N'ayant pu les abattre, ils triomphaient en vain. Et, triomphant en vain, ils se perdaient. Car, sacrifiant à chaque effort des milliers des leurs, ils ne remportaient — grâce au moral de leurs adversaires, — que des victoires à la Pyrrhus. Or, tandis qu'ils s'épuisaient à vaincre, nos forces et nos moyens, au contraire, grossissaient. Après nos sœurs latines, l'Italie en 1915 et la Roumanie en 1916, l'Amérique avait enfin, en 1917, rallié la cause du droit et de la liberté. Ses divisions, débarquant depuis un an, venaient remplir, dans l'armée des nouveaux croisés, les vides cruels que la mort y creusait. Par ailleurs, notre travail, tous les jours intensifié, avait créé enfin en canons, en mitrailleuses, en avions, en chars d'assaut, en munitions et en mille autres engins de mort, ces moyens que depuis tant de mois la victoire attendait. Les Alliés enfin, sous la pression de la France et devant la leçon des événements, avaient forgé un instrument de victoire plus précieux encore : l'unité de commandement, et la valeur du chef choisi avait décuplé celle de l'institution.

Foch guettait nos ennemis au tournant de la bataille. Vous savez comment, leur propre victoire de mai les aventurant, le grand homme, en fortifiant notre défense, les enferma dans leur conquête ; comment, les ayant laissés s'enfoncer dans la nasse qu'eux-mêmes avaient créée, il les y saisit ; comment, les ayant saisis, il les força à se soumettre dorénavant à ses vues et comment enfin, les attaquant dès lors sans répit, il les chassa de leurs conquêtes de mai, d'avril, de mars 1918, puis du territoire national et, les ayant battus en vingt rencontres, leur imposa, sous la menace d'un désastre sans précédent, la capitulation la plus humiliante que nation ait signée hors de son territoire.

Qui avait permis la victoire de Foch en 1918 comme jadis la victoire de Joffre en 1914 ? Avant tout, l'admirable endurance de la nation. Le chemin de la victoire avait été ardu, coupé de traverses et semé d'embûches ; la nation y avait marché sans fléchir et ce restera pour notre pays une gloire immortelle.

***

La France y avait marché à la tête des nations. Un écrivain anglais l'avait, au soir de la première Marne, qualifiée de a nation gardienne u. Armée de couverture de l'Entente, avait-on encore dit de notre pays. Elle était restée la nation gardienne. Ayant à défendre sur son territoire un front qui toujours restera au moins triple de celui qu'elle confiait à ses alliés, ayant à entretenir son front de Salonique et son front de l'Atlas, une marine qui collaborait vaillamment à la défense et tant d'entreprises tentées, elle avait toujours paru prête à rétablir partout les affaires de l'Entente. Il ne peut être question d'oublier les services éminents qu'ont rendus à la cause commune nos vaillants alliés, — et l'on sait assez que je n'ai jamais hésité à leur rendre d'éclatants hommages ; mais n'avons-nous pas le droit et je dirai plus que jamais, à cette heure, le devoir de rappeler quels furent nos services à nous. Oui, nous sommes restés cette nation gardienne dont parlait un étranger.

Lorsque sur l'Yser, les Belges, cruellement éprouvés, allaient fatalement livrer le passage, ce sont les soldats de la 42e division française qui venaient le fermer. Lorsque, devant Ypres, les troupes britanniques étaient trois fois crevées, c'étaient, trois fois, les soldats de Foch qui, aveuglant les brèches, empêchaient les Boches de passer. Lorsque à l'automne de 1915 les Russes, faute d'armements, touchaient des épaules dans l'arène orientale, c'est la France qui, en leur expédiant des armes dont elle avait tant besoin elle-même, leur permettait de se rétablir pour un an. Lorsqu'en décembre de cette même année, les Serbes, chassés de leur pays, allaient être rayés de la liste des nations, c'est la France qui, recueillant ces héros avec une tendresse apitoyée, les aidait, en reconstituant leur armée, à rester une nation. Lorsqu'en février 1916, l'Allemand, se jetant sur Verdun, entendait empêcher l'offensive interalliée, c'est la France qui, sur la Meuse, se fit, une fois de plus, l'armée de couverture de l'Entente, c'est elle qui, répandant son sang à flots, lutta absolument seule cinq mois. Lorsqu'en octobre 1917, nos alliés italiens, victimes d'un lâche travail de trahison dans leurs rangs, semblaient, le soir de Caporetto, sombrer dans un irréparable désastre, c'est une armée française qui, accourant la première, avec Fayolle, venait les étayer. Lorsqu'en mars et avril 1918, un nouvel assaut se déchaînait contre le front occidental, c'est l'armée française, saignée aux quatre veines, qui, se jetant au secours de l'allié britannique écrasé par le nombre, sauvait en Picardie, puis en Flanche, la situation, — jusqu'à affaiblir son propre front. C'est la France qui, en ce printemps critique, fournit à la Coalition le chef qui allait, à l'été, la conduire, des champs de la Marne à ceux de la Somme, à la contre-offensive et, pendant l'automne, à la victoire. Dès la bataille des Flanches de 1914, un feldwebel allemand, surpris de rencontrer sur l'Yser les pantalons rouges, gémissait, nous l'avons vu, dans une lettre caractéristique : Nous avons affaire à trop de Français. Les Allemands — là où ils croyaient ne rencontrer que nos alliés — trouvaient toujours qu'ils avaient affaire à trop de Français.

Toutes les fois qu'il fallait se jeter en avant pour faire ventouse et aussi soulager l'allié lointain attaqué chez lui, la France, en 1915, en 1916, en 1917, s'est jetée la première en avant. Elle a perdu dans la guerre un million et demi de ses fils sur les champs de bataille. La guerre se faisant chez elle, ses provinces occupées étant exploitées, ruinées par l'ennemi, elle n'a jamais hésité devant une opération qui voulait à la totale destruction — par nos propres obus — des cantons entiers. Dépassant les limites de l'héroïsme cornélien, elle a elle-même déchiré sa poitrine : elle a détruit des parties entières de sa propre demeure dans l'espoir que, dans leurs ruines, l'ennemi du genre humain resterait enseveli.

***

Il fut un temps où le monde entier rendait hommage à une si héroïque attitude. Les Américains, écrivait, en 1918, M. Bergson, éprouvent pour la France le sentiment que nous éprouvions pour Jeanne d'Arc. La mission que celle-ci a accomplie chez nous, il leur semble que la France est venue l'accomplir dans le monde. Nous ne cherchions pas les hommages ; nous réclamions la justice — nous la réclamons encore aujourd'hui — et nous jouissions qu'elle nous fût enfin rendue. Chacun de nous, écrivait un écrivain soldat, est allé à cette guerre comme à une justification et c'est la France qui s'est justifiée aux yeux de l'univers, pareille à la mère qui, selon l'évangile de saint Jean, ne se souvient plus de sa souffrance, dans la joie qu'elle a d'avoir mis un Homme au monde[4].

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L'Homme que la Mère couvait d'un regard d'orgueil, c'était le soldat qui, de 1914 à 1918, combattit pour la sauver et la sauva. J'en ai parlé, — toujours trop peu, — peut-être assez pour que l'on sache de quel cœur j'admire mes camarades de la Grande Guerre. Je les ai connus de bien près : mes quatorze mois de sergent m'ont plus instruit sur le soldat de France que vingt ans d'études. Mais, ayant étudié jadis toutes nos générations de soldats jusqu'aux volontaires de la République et aux grognards de l'Empire, ma joie fut de trouver supérieurs encore à leurs aînés les poilus ou, comme ils s'appelaient de préférence, les bonshommes de la Troisième République. Un jour, on me confia une étude à faire sur les soldats qui, de 1914 à 1917, avaient reçu la Légion d'honneur. Les citations m'inspiraient — ce que je n'eusse cru possible un orgueil à chaque minute plus grand d'être Français et Français de notre âge. Du Roland de Roncevaux au Bayard du Garigliano, du Du Guesclin au chevalier d'Assas, des soldats de Jeanne d'Arc et des soldats du duc de Guise à ceux de Hoche et de Bonaparte, tous étaient dépassés ; c'étaient exploits pareils, mais par centaines accomplis. Et si on passait aux milliers de citations qui valaient à ceux qui en étaient l'objet la modeste croix de guerre, il fallait bien penser que notre âge, chose rare, avait vu passer une énorme armée de héros. Mais ces exploits mêmes, qu'étaient-ils ? De glorieux incidents. L'admiration va à leur éclatante vaillance, oui, mais elle va plus encore à leur endurance. J'en ai, dans les premières pages de cette étude, dit le secret et n'y reviendrai pas. Ils ont, ces paysans, défendu la terre avec la vertu qu'ils apportent à la cultiver. Aujourd'hui, ils ont le droit de la représenter deux fois : car l'ayant arrosée de leurs sueurs pendant la paix, ils l'ont, pendant la guerre, arrosée de leur sang.

Leurs vertus multiples eussent cependant été vaines si elles n'eussent été employées, disciplinées, conduites. Sur le chemin de la victoire, de grands chefs guidèrent ces admirables soldats. Que des fautes aient été commises, qui l'a jamais nié ? Et dans quelles campagnes — j'entends les plus heureuses, j'entends les plus glorieuses — n'en pourrait-on relever ? Est-ce l'heure déjà, je ne dis pas de signaler — je l'ai fait en toute indépendance — mais de souligner celles qui furent commises au cours de celle-ci, lorsque, avec des moyens inférieurs, en face d'un ennemi qui ne força — il faut toujours le rappeler — notre territoire que par un traître coup, une première équipe de chefs sauva la situation sur la Marne et l'Yser, et qu'en face de cet état-major allemand qu'on disait le premier du monde et de tous les temps, une seconde équipe se leva qui battit les neveux du maréchal de Moltke et les força à demander merci. J'ai vu de près — sans esprit préconçu puisque je venais de la troupe — un grand état-major d'armée au travail pendant la bataille de Verdun, et mon admiration, qui, jusque-là, de préférence, allait aux soldats, s'étendit largement aux chefs qui, de haut, accablés de soucis et pâlis par le labeur, dirigeaient vers les points utiles les ardents courages et les solides vertus de nos soldats. A plus forte raison, cette admiration va-t-elle à ces officiers de troupes qui, partageant les fatigues de leurs hommes, participaient cependant aux soucis du commandement, humbles chefs dont l'histoire ignorera sans doute les noms et dont je salue ici les incomparables services.

Chefs et soldats, tous payèrent également de leurs âmes et de leurs corps. Et parmi ceux qui sont tombés, il serait impie de distinguer. Je ne veux pas savoir que, proportionnellement, plus d'officiers ont succombé. Ils trouvaient la chose naturelle. Le grade, écrivait l'un d'eux, le commandant de Surian[5], confie une sorte de paternité spirituelle. Or, un père marche à la tête de ses enfants — à la guerre comme dans la vie.

***

Ils sont tombés — chefs et soldats — pour la France. C'est à ceux qui sont tombés que doit aller ma dernière pensée. Tant d'êtres chers disparus I Chers enfants, frères cadets, tout jeunes neveux, amis de notre jeunesse ou camarades de notre pensée, vous avez justifié la France. C'est pour elle que vous avez, sans hésiter, offert vos jours et brisé tant d'espoirs. La fleur de notre nation a été moissonnée. La France a offert comme en holocauste 1.500.000 de ses enfants, cette élite qui devait assurer sa fortune par le travail. Leur mort nous a sauvés. Leur exemple a agi. Leur exemple agira plus encore. Ils se sont sacrifiés pour les aïeux qui firent notre France si grande, pour les enfants qui la referont si belle. Ils ont arrosé de leur sang le chemin de la victoire ; par là, ils l'ont rendu cent fois plus glorieux. Dieu leur aura accordé la récompense de ceux qui sont tombés pour une juste cause. La patrie les entourera d'un culte qui fera de chacune de leurs tombes un autel et de leur souvenir une religion. Leurs âmes vivent au milieu de nous.

Lorsque, le 14 juillet 1919, glorieux chefs, soldats bronzés, drapeaux troués passaient sous l'Arc de Triomphe, qui de nous n'a évoqué ceux qui étaient tombés ? Leur légion entourait les vivants. Ils triomphaient près d'eux ; plus qu'eux, ils devaient triompher. C'est leur mort qui nous a permis — surmontant tous les obstacles, bravant toutes les épreuves, vainquant toutes les douleurs — de parcourir jusqu'à son but suprême le chemin de la victoire. C'est pour que leur mort ne fût point inutile que la nation a entendu ne déposer les armes que victorieuse. C'est encore pour que leur sacrifice ne reste pas vain que nous entendons aujourd'hui fermement que ce chemin de la victoire, nous ayant conduits à une gloire immortelle, nous mène à une paix féconde.

Il nous a ramenés de l'abîme où nous avaient plongés nos désastres de 1870 au sommet où derechef la France brille d'un si pur éclat. Ainsi nous sommes-nous montrés dignes des vingt générations d'aïeux qui, depuis mille cinq cents ans, ont fondé, enrichi, agrandi et glorifié notre pays, Nous avons assisté à un de ces réveils après lesquels — parfois au prix de quelques années de trouble — la France s'est réélancée vers une incomparable grandeur. Elle s'y réélancera. Le chemin de la victoire n'est pas de ceux qu'on ferme à la volonté. Il reste ouvert. Ceux qui sont tombés nous commandent de n'y point rétrograder. La France a, une fois de plus, par la vertu comme par le sacrifice, mérité de remplir ses grands destins.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Louis MADELIN, la Bataille de France, p. 308, Plon-Nourrit, 1920.

[2] Louis GILLET, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1918.

[3] Louis MADELIN, les Heures merveilleuses d'Alsace et de Lorraine, Hachette, 1919.

[4] Henry MASSIS, le Sacrifice.

[5] Cité par Henry BORDEAUX, Le Plessis-de-Roye, p. 169, Plon, 1920.