LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME PREMIER. — DE LA MARNE À VERDUN (1914-1916)

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — LA BATAILLE DE VERDUN.

 

 

Au cours de l'interrogatoire que subissaient devant moi une dizaine de prisonniers faits dans les premières heures de 'la bataille de Verdun, l'un d'eux nous livra une proclamation du kronprinz. Il s'y lisait la phrase suivante, qui nous parut d'abord singulière : Moi, Guillaume, vois la patrie allemande forcée de se jeter à l'offensivegezwungen zur Offensive überzugehen.

Vous savez ce qui forçait la patrie allemande à se jeter à l'offensive sur le front occidental.

Les deux grandes offensives tentées sur le front d'Orient — celle de Russie et celle des Balkans — en dépit d'écrasants succès, n'avaient pu, cependant, ni l'une ni l'autre, aboutir à une décision. Par contre, l'état-major allemand n'ignorait pas qu'une offensive anglo-française se préparait sur le front de France, qui, de par les forces engagées, les ressources employées et l'expérience maintenant consommée des chefs, menaçait d'être tout autre chose que nos offensives de 1915 : il pouvait supposer que, déclenchée au printemps, elle se pourrait conjuguer avec une attaque des Italiens en direction de Trieste et un retour offensif des Russes sur la Pologne. L'Allemagne, par ailleurs, si elle s'exaltait des communiqués Wolf enflant encore les victoires en Orient de incomparable armée, semblait cependant — je l'ai ailleurs démontré[1] — donner des signes d'impatience due aux premiers malaises de l'estomac.

Pour satisfaire les exigences de cette opinion mécontente, comme pour prévenir par un maître coup l'offensive menaçante des Alliés, il fallait, avant le printemps, attaquer le premier. C'est ainsi qu'on était forcégezwungen — à l'offensive.

L'attaque se ferait sur Verdun.

***

Pourquoi, maitre du massif de l'Aisne, à vingt lieues de Paris, le haut commandement allemand allait-il attaquer si loin de notre capitale ?

Trois ordres de raisons expliquent ce choix : raisons d'ordre stratégique, d'ordre tactique et d'ordre moral.

Le saillant de Verdun paraissait tout d'abord offrir le terrain propre à une belle manœuvre. Je me rappelle une lettre saisie en 1915 sur un des prisonniers que fit mon régiment et où un brave bourgeois allemand laissait percer l'espérance que Verdun serait un jour le Sedan de la guerre mondiale. C'était maintenant l'idée de l'état-major. Le saillant pouvait être attaqué sur trois faces et, du côté du nord, sur les deux rives du fleuve. Assaillis brusquement et violemment sur la rive droite, au nord-est de la place, les Français y porteraient sans doute des forces importantes ; elles y combattraient le fleuve à dos, et, si l'attaque se produisait à la mauvaise saison, un fleuve élargi par les inondations qui, en ces champs de Meuse, sont chroniques. Lorsque deux ou trois corps seraient ainsi engagés au delà du fleuve, une attaque, plus violente encore, serait, du nord vers le sud, déclenchée entre l'Argonne et le fleuve, sur la rive gauche. Si elle réussissait, les troupes françaises, hasardées bien au delà de la Meuse, seraient exposées à y être saisies ou tout au moins contraintes de repasser le fleuve, au prix de quelles pertes d'hommes et de matériel !

Sans doute pouvait-on prévoir que de grands renforts seraient jetés en avant de l'attaque, sur la rive gauche comme sur la rive droite. Mais les Allemands n'ignoraient pas que, du fait de l'occupation par leurs troupes, à Saint-Mihiel, de la voie de Lérouville à Verdun, leur adversaire ne disposait plus que d'une voie ferrée sérieuse, la ligne de Châlons à Verdun, et d'une seule voie de terre, la route départementale de Bar-le-Duc à Verdun. Or, la première étant, sur toute une partie de son parcours, sous le canon allemand, pouvait être rompue dès les premières heures ; et, quant à la seconde, elle ne pourrait, au sens de l'état-major allemand, suffire longtemps, surtout en cette mauvaise saison, au transport de nombreux corps d'armée et de leur matériel. Verdun était, de ce fait, virtuellement isolé ; les troupes qu'on aurait précipitées dans les premières heures dans cette nasse y seraient prises. Cent mille hommes pourraient y être capturés et, de ce coup, l'armée française déjà éprouvée ne se relèverait pas. Ce serait le Sedan mondial rêvé.

 

Les considérations tactiques fortifiaient les stratégiques.

La tactique allemande a toujours résidé en grande partie dans la surprise. Or, la région de Verdun — tout au moins par les premières heures de l'attaque brusquée — offrait de grands avantages. Les grands bois situés au nord et au nord-est du camp étaient aux mains des Allemands : bois de Septsarges, Consenvoye, Mangiennes, Spincourt et Hingry ; ces bois fourniraient un excellent écran sous le couvert duquel la concentration des troupes et l'établissement des batteries pouvaient s'opérer sans qu'aucune alarme fût donnée.

Ainsi n'était-il guère de partie du front qui se prêtât mieux tout à la fois à l'attaque brusquée et à une exploitation qui, peut-être, aboutirait aux plus magnifiques résultats.

De cette exploitation rapide, on attendait, avec un colossal coup de filet sur toute une armée française, à très brève échéance, la chute de Verdun. Et ici jouait le facteur moral.

Il faut se figurer — pour comprendre la pensée qui inspirait l'opération — ce que représentait, pour l'Allemagne, ce nom de Verdun. Verdun, ce n'était pas seulement, ainsi que s'exprimera Guillaume II dans l'ivresse des premiers succès, la plus puissante forteresse du principal ennemi ; Gabriel Hanotaux a écrit : Verdun, depuis l'antique traité qui a partagé l'héritage des fils de Charlemagne, est le point autour duquel a pivoté toute l'histoire de la France et de la Germanie. Les lettres et carnets que nous saisissions sur les prisonniers prouvent, d'une indubitable façon, le prestige singulier dont jouissait la ville. L'état-major allemand imaginait — alors à tort — que ce prestige était aussi éblouissant en France. N'avait-il pas suffi, en septembre 1792, que Verdun fût pris pour qu'il y eût à Paris un sanglant sursaut de guerre civile et de grands massacres ? L'émotion populaire se traduirait-elle de façon moins tragique, que la prise de la ville, en 1916, aurait cependant de quoi démoraliser la nation, l'inciter à jeter bas ses chefs militaires et civils et — le mot est répété dans mille lettres — l'amener promptement à conclure une paix séparée.

Tout cela vous explique pourquoi, forcé de se jeter à l'offensive, le général de Falkenhayn, sur les très vives instances du kronprinz, avait, dès la fin de l'automne de 1915, arrêté son choix sur la région fortifiée de Verdun.

***

De tout temps et bien avant la guerre, on avait admis que Verdun serait — si nous ne portions nous-mêmes nos forces contre Metz — l'objet d'une formidable attaque.

Nos ingénieurs, ne se fiant pas à ses murs, avaient organisé, après 1870, cette triple ceinture de forts qui, en 1914, enveloppait Verdun.

Adossé à l'Argonne, le camp est, de par la nature même, tourné comme un bouclier vers l'Allemagne. A 12 et 15 kilomètres en avant de la ville, une ligne de hautes collines, au nord et à l'est, constitue le front extérieur de la place. Celles du nord n'ont qu'une brèche — la Meuse — assez étroite. Variant de 25o à 310 mètres d'altitude, elles forment une chaîne dont le Mort-Homme, sorte de longue barrière rocheuse, flanqué de la cote 304 à son ouest, constitue le massif principal ; après la trouée de la Meuse, elles se continuent par la côte de Talou et se relient, par le massif de Louvemont-Haudromont, au massif de Douaumont, haut de 388 mètres. C'est là que la défense se coude.

Avec cette hauteur de Douaumont, aujourd'hui célèbre dans le monde entier, commence en effet la barrière orientale : les Côtes de Meuse. On les appelle là-bas les Hauts de Meuse et, dans l'Histoire, le Front de Meuse. Et ces mots font si bien image qu'ils me dispensent d'y insister. C'est la vraie muraille, et chacun des défilés qui s'y insinuent constitue bien ce que les gens de la Révolution eussent appelé les Thermopyles, de Verdun. Et ce seront, en effet, de tragiques et glorieuses Thermopyles.

Le massif de Douaumont forme comme une espèce de cap, qui a, plus au sud, un digne pendant dans le massif de Vaux. Une rivièrette, le ru de Vaux, a creusé entre les deux un défilé assez étroit dont le village occupe la tête. Ce ravin du Bazil que les eaux ont percé est la meilleure voie d'accès au plateau ; il s'y achemine entre les deux massifs ; et les ravins qui pénètrent l'un et l'autre massifs aboutissent à ce défilé dont vous saisissez dès lors l'importance.

Les Côtes de Meuse continuent, au sud du massif de Vaux, à dessiner une suite de hauteurs, dont la plus célèbre est aujourd'hui la tragique colline des Éparges.

Ce demi-cercle de collines ne constitue cependant que le bord supérieur d'une cuvette ou plutôt de trois cuvettes aux bords de plus en plus abaissés.

Si on part de la ville cette fois, on rencontre en effet une première enceinte de collines assez basses, défense immédiate de la place dont les bastions sont du côté de l'est — le seul point où Verdun sera finalement approché — les hauteurs de Belleville et de Saint-Michel, puis une deuxième enceinte, qui, dans la partie nord et est du camp, est marquée par les bois Bourrus, les hauteurs de Marre et de Vacherauville sur la rive gauche, et, sur la rive droite, les côtes du Poivre, de Froideterre, de Belrupt et de Souville. Et c'est ce deuxième gradin qui achemine à ce gradin supérieur que je vous décrivais tout à l'heure.

N'imaginons pas, bien entendu, des cercles réguliers. Le sol a été travaillé par l'érosion, recouvert d'alluvions, haché, entamé. les croupes se heurtent, se croisent, se chevauchent. Et cet aspect tumultueux s'aggrave de nombreux bois, car le plateau n'est point dénudé.

Le paysage en acquiert une grande gravité. La Meuse elle-même est, dans cette région, un fleuve triste. Le sol. est gris et poissé ; une glaise pâle empâte les lignes du paysage. Elle est redoutable ; tous ceux qui ont passé par Verdun en ont gardé le souvenir effarant : car, si la moindre pluie délaie cette glaise meusienne jusqu'à l'extrême, après quelques jours de sécheresse, elle s'effrite en poussière abondante. Le paysage en est encore attristé, mais ce n'est pas un paysage qu'on vient chercher à Verdun, c'est un camp. La nature semble rendre à dessein sévère un canton voué depuis dix siècles à être un champ de bataille.

Champ de bataille disputé en effet entre la Germanie et la France depuis Charlemagne, Verdun était voué à le redevenir. L'invasion des Allemands par le nord n'avait fait qu'ajourner la bataille prévue. Car Verdun avait, en ces circonstances, affirmé l'éminence de son rôle. Nous avons vu qu'il avait été le solide pivot sur lequel s'était appuyée la retraite de nos armées, puis leur retour offensif. Et la ligne s'étant stabilisée, Verdun, resté la pierre d'angle de notre front, pouvait être, tant qu'il serait entre nos mains, une pierre d'achoppement pour toute grande manœuvre allemande en France. Le kronprinz regrettait de n'avoir pas su mettre, en septembre 1914, la main sur la ville ; il savait qu'on le lui reprochait amèrement. Il espérait réparer cette faute et prendre sa revanche. La bataille sortait de cette situation.

J'ai dit que l'un des facteurs tactiques résidait pour les Allemands dans la surprise. Il fallait, avant toutes choses, nous abuser. Des attaques, plus ou moins feintes, attirant notre attention sur divers points du front, d'octobre 1915 à janvier 1916, les préparatifs se faisaient, avec de grandes précautions de secret, en face de Verdun. Connaissant le caractère précaire de nos voies, l'Allemand avait multiplié les siennes de façon que les troupes, concentrées au nord-est de la région de Verdun, pussent être promptement portées en avant et jusqu'à 50o mètres de leur ligne de départ pour l'assaut. Ces troupes devaient être telles, qu'au ter février, l'armée assaillante compterait 17 à 19 divisions, 270.000 hommes environ. En outre, des réserves étaient groupées, de la Belgique à l'Alsace, derrière le front d'Occident, qui toutes seront engagées ; car plus de 300.000 hommes viendront à la rescousse avant mai.

Les troupes attaqueraient avec fureur, car on surexcitait depuis des semaines le moral : Mes amis, dira le kronprinz, haranguant lui-même ses troupes, il nous faut prendre Verdun. Il faut qu'à la fin de février, tout soit terminé. L'empereur alors viendra passer une Feslparade sur la place d'armes de Verdun et la paix sera signée. C'était le résumé de ce qui, depuis quinze jours, était répété aux hommes. Tous les déserteurs diront que nul ne doutait que l'attaque serait foudroyante, écrasante, promptement couronnée de succès et contraindrait la France à la paix séparée. A cette perspective, les âmes s'emplissaient d'une furieuse frénésie.

En face de cette armée formidable et formidablement excitée, le général Herr, commandant la région fortifiée, disposait de forces médiocres et de moyens inférieurs. Il ne possédait que sept divisions au maximum — une centaine de mille hommes à peine — pour un front de 6o kilomètres.

Ces troupes auraient à soutenir l'assaut sur des positions incomplètes, — non qu'il faille attacher la moindre créance — qu'on en croie un témoin alors dans le camp de Verdun depuis dix-huit mois — à l'absurde légende qui eut alors cours, représentant la défense comme n'ayant été assurée, ainsi qu'on le dira en mars devant moi, ni par une tranchée, ni par un réseau. La première position était, au contraire, bien constituée ; mais il est certain que la deuxième était à peine ébauchée ; depuis des mois, le général Herr ne disposait que d'un très petit nombre de travailleurs ; il en réclamait à cors et à cris, ainsi que des renforts en hommes et en moyens.

Son inquiétude se justifiait des indices que, après le 15 décembre, il relevait sur son front. Les prisonniers faits révélaient l'établissement de nombreuses batteries et de très grosses pièces, l'afflux de nouvelles troupes, les propos significatifs qui couraient.

Le 16 janvier, le général Herr adressait au grand quartier une lettre qui faisait part de ses craintes et réclamait un supplément de troupes et de moyens.

Le grand quartier avait le droit d'être assez perplexe. Il préparait alors la grande offensive de printemps et entendait n'en être pas, à la légère, distrait. Il n'était pas cependant disposé à pratiquer vis-à-vis des menaces allemandes signalées la politique de l'autruche. Mais des indices, tout pareils à ceux que dénonçait le général Herr, lui étaient, dit-on, signalés sur le front de Champagne. Il était donc tenu à agir avec circonspection. A toute aventure, il maintenait dans les environs de Bar-le-Duc le 7e corps disponible, qui, ainsi, pourrait être — suivant que la menace s'accentuerait au nord de Châlons ou devant Verdun — transporté vers l'une ou l'autre région. Quand, le 10 février, des renseignements de source sûre furent venus corroborer ceux qui étaient partis du camp de Verdun, il poussait aussitôt dans la région le 7e corps. On renforçait hâtivement l'aviation de Verdun ; on y envoyait précipitamment des éléments d'artillerie lourde. Enfin on pressait l'embarquement pour Bar-le-Duc du 20e corps et de la 68e division alors en Lorraine.

De son côté, le général Herr, dont il faut grandement louer l'active prévoyance, organisait depuis des semaines le transport éventuel de grosses masses de la région de Bar-le-Duc dans celle de Verdun. Il avait fait, depuis longtemps, renforcer la route de Bar à Verdun et un petit chemin de fer à voie étroite qui, de Bar-le-Duc, courait à Verdun par la vallée de l'Aire. Et, d'accord avec la direction des transports automobiles du grand quartier, il avait organisé à Bar-le-Duc même cette commission régulatrice automobile, qui assurerait, dans les transports par camion, l'ordre d'où pouvait sortir le salut. Et déjà cette fameuse chaîne sans fin qui allait s'enrouler au sud de Bar comme au sud de Verdun, était prête à fonctionner, quand soudain la formidable canonnade allemande éclata sur le front de Verdun.

***

Elle nous surprenait dans cette hâtive préparation. C'est donc l'angoisse au cœur que, depuis huit jours, nous l'attendions. Le temps effroyable depuis quinze jours avait, pour notre fortune, retardé l'assaut. Mais, le 20 au soir, le ciel se découvrit. Nous ne doutions point de la conséquence qu'allait avoir ce changement de vent.

A l'aube du 21, nous vîmes qu'il gelait et nous n'étions pas debout depuis une heure, que de formidables détonations ébranlaient 'l'atmosphère. Verdun — à une lieue au nord de notre quartier général de Dugny — recevait, comme entrée de jeu, les obus de 38o dont le premier éventra l'ancien évêché. En même temps, se percevait nettement un roulement continu, sourd, sinistre, au nord, à l'est, au sud-est : c'était le fameux trommelfeuer de Verdun qui commençait — pour dix mois. Sur ce grondement, toutes les quatre ou cinq minutes, les violentes détonations, venant de la ville proche, tranchaient. Puis, soudain, à notre sud, on entendit de nouveaux éclatements formidables ; l'ennemi bombardait les ponts de la Meuse. Enfin, à notre ouest, la ligne de Verdun à Châlons était l'objet d'un autre bombardement qui, après une heure, aboutissait à sa formelle rupture. A midi, on apprit que nos tranchées du front nord-est étaient déjà bouleversées, les bois du nord — sur la rive droite — hachés et les abris défoncés. On disait les bois d'Haumont, des Caures et de Ville déjà intenables.

La canonnade continuait : c'était la trombe massive dont parle une étude semi-officielle fort remarquable. Les observateurs par avions, qui avaient pour mission de repérer les batteries allemandes, y lit-on, durent renoncer à pointer sur leurs cartes les batteries qu'ils voyaient en action. On ne peut les repérer toutes, ont-ils déclaré, c'est un feu d'artifice. Les bois... paraissent souffler de la flamme sans interruption.

Soudain, à 4 heures du soir, tout se tut ; l'Allemand, tenant nos lignes pour écrasées et leurs défenseurs avec elles, partait à l'assaut. Vous occuperez les positions canonnées l'arme sur l'épaule, avait-on dit à l'infanterie. Celle-ci allait cependant, deux jours durant, avec une sorte d'épouvante dans la victoire, voir se lever de cette terre retournée, de ces sillons ensanglantés, des spectres, l'œil désorbité, le poil hérissé, bleuis par le froid, sanglants, terreux, terribles. Le corps du général Chrétien, les divisions Bapst et Boulangé, condamnées à la mort, entendaient faire payer cher leur vie à l'ennemi.

Ces malheureux tinrent si bien sous la première ruée que, du bois d'Haumont qu'occupait le 165e au bois de Caures que défendait le colonel Driant avec deux bataillons de chasseurs, à l'Herbebois que tenait le 164e, ils brisèrent les premiers assauts.

Trois formidables vagues roulaient cependant sur eux, la première d'exploration, déployée en tirailleurs avec pionniers et grenadiers, la deuxième d'occupation, dense et pleine, la troisième d'appui avec les mitrailleuses et les canons de tranchée. Et derrière, une deuxième masse d'attaque viendrait franchir la ligne conquise pour s'insinuer, s'infiltrer, tourner les îlots de résistance. C'était bien l'Océan déchaîné, mais c'était un flot de feu, car la première vague était garnie de flammenwerfer.

Elle fut cependant arrêtée quelques heures et ce fut miracle. Lorsque, à la fin de la soirée, elle eut submergé le bois d'Haumont, c'est que le 165e n'existait plus ; et dans le bois des Caures, Driant, tenant tête, ne reculait que pour se reporter en avant, reprenant les tranchées perdues. Dans l'Herbebois, le 164e, à moitié enseveli dans ses abris, surgissait des décombres comme un mort qui ressuscite et, inondé de flammes, tenait encore bon dans la nuit. Dans la main du général Bapst, la 72e division dépassait en valeur tout ce qu'on en avait attendu.

La perte du bois d'Haumont suffisait cependant à créer la trouée : l'Allemand poussa vers Haumont et, dès lors, Brabant à sa droite et les bois à sa gauche étaient menacés d'être tournés.

La résistance s'y accentuait. Mais l'artillerie ennemie créait derrière elle ce que le rapport du général Chrétien appelle avec raison une zone de mort. Pas moyen de secourir ces malheureux. Le 22, le bois des Caures, attaqué sur ses flancs, écrasé de nouveau, devenu inextricable, résista encore : les chasseurs de Driant s'y firent massacrer avec leur admirable chef.

Plus à l'est, les défenseurs de l'Herbebois se battaient encore dans un enfer de flammes et le bois de Ville tenait. Les Allemands, canalisés par cette résistance, se jetaient sur Haumont : ils l'avaient écrasé et quand ils y parurent, ils reçurent cependant encore des coups de fusil ; on eût dit que les morts du 362e se redressaient pour tirer. Mais Haumont occupé, notre ligne se devait replier sur Samogneux, plus au sud, déjà menacé.

La journée du 23 ne fut pas moins néfaste. Tandis qu'on devait abandonner Brabant, l'Herbebois, plus à l'est, était tourné par la prise du bois de la Wavrille, dont la garnison écrasée, après s'être défendue à outrance, râlait sous les arbres brisés. Et le soir, Samogneux, accablé sous les obus, ne pouvait tenir que quelques heures. Mais Samogneux occupé, c'était Verdun directement menacé ; quatre compagnies s'y défendirent dans les flammes. Tandis que, de Souville, son poste de commandement, le général Chrétien, actionné par le général Herr, essayait de combler les brèches, d'aveugler les voies, d'étayer les débris de son corps battu par le flot, ce sublime 30e corps, sur toute la ligne, mourait, mais ne se rendait pas.

Le grand quartier, ce pendant, précipitait vers la région de Verdun les corps d'armée. Le 7e, déjà en position sur la rive gauche, servait par son canon la résistance désespérée du 3œ. Le 20e, de Bar-le-Duc, courait en camions sur Verdun. Et déjà le 1er corps était dirigé sur la région. Car il fallait qu'avant quatre jours, les troupes de Guillaumat fussent en ligne après celles de Balfourier. Le 21e corps (Maistre) allait être à son tour alerté.

Il fallait toutefois que le corps Chrétien tînt encore quelques heures : Balfourier ne serait pas à Souville avant le 24 au soir. Or, l'ennemi, maître de Samogneux, poussait sur Champneuville plus au sud. Dans sa hâte, il avançait un peu vite et prêtait le flanc droit à l'artillerie de Bazelaire établie sur la rive gauche. Elle l'arrêta net et déjà des troupes fraîches relevaient, de ce côté, les débris de la 72e division. Mais, plus à droite, l'Allemand, repoussant nos contre-attaques sur la Wavrille, nous rejetait sur Beaumont et le bois des Fosses, s'insinuait dans le bois de Chaume, dans le petit bois des Caurières, menaçait d'encerclement Louvemont et la côte du Poivre à sa droite, faisait tomber Ornes, à sa gauche, et, par le bois des Caurières — chose très grave — s'ouvrait subitement une voie vers le village et le fort de Douaumont. Le général Chrétien serait-il secouru à temps ? Il le fut.

Les- troupes du 20e corps arrivaient, mais littéralement paralysées par le froid, gelées par une course folle en camions dans l'air glacé. Il fallait cependant qu'elles entrassent immédiatement en ligne. Les troupes se jetèrent en avant. Déjà, notre deuxième ligne de défense se démantelait : de Champneuville à Douaumont, elle était pénétrée. Et on avait dû évacuer la Woëvre.

Les troupes de renfort arrivaient en hâte ; mais elles ne connaissaient rien du terrain ; il fallait un jour au moins pour qu'elles s'y installassent et y tinssent. La journée du 25 devait donc être la plus critique. La côte de Talou à notre gauche, Louvemont au centre, Douaumont à droite étaient menacés. Un colonel, celui du 95e, s'était établi, à la vérité, dans le village de Douaumont, déclarant : Je n'abandonnerai pas Douaumont, et allait tenir parole. Mais à sentir l'ennemi à ce point avancé sur son flanc droit, le général, défendant maintenant les côtes de Talou et du Poivre, se crut autorisé à se replier, et tandis qu'était ainsi abandonnée une position couvrant presque immédiatement Verdun, le fort de Douaumont tombait par surprise entre les mains d'un parti ennemi déguisé en zouaves.

C'était, à la vérité, un incident tout à fait lamentable, mais c'était le dernier. Car la série à la noire allait être close. A l'heure même où, après la côte de Louvemont, au nord immédiat de Verdun, le fort de Douaumont, au nord-est, tombait, la bataille, qui depuis cinq jours semblait s'acheminer au désastre, allait prendre une tout autre tournure. Les renforts affluant rapidement, le Ter corps après le 20e, le 21e après le Ter, le commandement de la nouvelle armée de Verdun était remis, d'autre part, à l'un de nos meilleurs chefs, Pétain. Et la fortune allait prendre une face nouvelle.

***

Dans la soirée du 25 au 26, notre état-major d'armée avait transporté son grand quartier de Dugny à Souilly. C'est là que, dans la journée du 26, nous vîmes arriver le général de Castelnau. Il était envoyé pour raffermir tout à la fois la bataille et les cœurs. Et il annonçait l'arrivée du général Pétain.

Le commandant de la 2e armée était, depuis deux mois, retiré du front avec son état-major, préparant l'offensive de printemps. Tout le monde aujourd'hui connaît l'homme : ce colonel de 1914 s'était, dès les premières heures de guerre, affirmé grand chef ; cet ancien professeur d'infanterie à l'École de guerre avait apporté, dans ses divers commandements, cet esprit clair, froid, un peu ironique, ce bon sens qui, depuis longtemps, a rejeté au second plan, en ce cerveau organisé, l'imagination, cette pénétration acérée qui donne à son regard une expression parfois insoutenable.

En ces heures où il fallait tout réorganiser, il était l'homme désigné. Mais c'est grand mérite à Joffre et à Castelnau de l'avoir estimé tel. Le 25 février, il avait été mandé au grand quartier et investi de la mission de sauver Verdun. Il avait accepté sans qu'un muscle de sa figure tressaillît.

Tandis qu'il se préparait à partir, Castelnau avait couru à Verdun. Il s'était fait précéder du fameux télégramme qui devait arrêter tout repli : ... La défense de la Meuse se fait sur la rive droite, il ne peut être question que d'arrêter l'ennemi à tout prix sur cette rive.

Il vit le général Herr, que cette ingrate bataille épuisait, vit les chefs de corps, rasséréna par sa sérénité, lia par ses instructions la bataille du jour à s celle du lendemain, prépara les voies du nouveau commandement. Le soir du 26, j'eus la bonne fortune d'entretenir le général de Castelnau à Souilly : j'admirai ce beau calme qui est le fait, autant que d'une âme ferme, d'une conscience toujours nette et d'un cœur sans effroi ; dans le cours de notre entretien, il me dit : Verdun ne sera pas pris et je peux même vous dire pourquoi : c'est qu'il ne faut pas que Verdun soit pris.

Le lendemain matin, je croisai, dans l'escalier qui menait au premier étage de la mairie de Souilly, un homme grand, pâle, les yeux bleus très clairs sous la paupière tombante, la bouche ferme sous la moustache, dont le vermeil blanchissait, la taille droite et jeune sous la capote bleue. Le nouveau patron ! disaient les plantons. Il restera notre patron, Pétain, celui qui dit : On les aura — et qui les eut.

Il pénétra dans la grande salle, serra la main à quelques officiers de son état-major, marcha droit à la grande carte assemblée sur son panneau, prit un fusain et traça des secteurs avec autant de calme que s'il croquait un paysage par une sereine matinée. Tout commençait à être confusion sur le champ de bataille : il fallait, pour que l'ordre se rétablît, que se fît une délimitation des responsabilités, par conséquent des zones d'action : Ici Bazelaire. Ici Guillaumat. Ici Balfourier. Ici Duchesne. Et il dicta l'ordre 1, où il définissait le rôle de son armée : Enrayer à tout prix l'effort que prononce l'ennemi sur le front de Verdun. Toute parcelle de terrain qui serait arrachée par l'ennemi donnera lieu à une contre-attaque immédiate. Jamais l'expression : Prendre en main une bataille, ne me parut plus juste.

La bataille, sous cette main, s'ordonnait. Pour que l'on recueillît les bénéfices de ce geste, il fallait que, deux ou trois jours encore, on se cramponnât au sol si âprement disputé. On s'y cramponnait. Dès le 26, sans rien savoir du changement de commandement, d'une seule voix, les défenseurs disaient comme le général : En voilà assez ! Quand l'ennemi, maître du fort de Douaumont, voulut pousser plus loin et enlever le village, il se heurta à une résistance formelle. Elle dura huit jours — ce qui est miracle. Dix fois rejeté, l'Allemand s'enrageait à cette lutte meurtrière ; le 6 mars, il écrasa le village de ses obus, mais quand, l'ayant enfin occupé, il voulut en déboucher, il fut derechef arrêté net et, pour de bien longues semaines, fixé sur place. La trouée était fermée de ce côté. A notre droite, il était de même arrêté au bas des pentes des Côtes et, à notre gauche, la situation se raffermissait sur celles du Poivre et de Talou. L'ennemi, en ce début de mars, parut provisoirement arrêté.

Ce n'était pas le seul bénéfice d'une résistance surhumaine qui, depuis le 21 février, l'avait éreinté et saigné : de ces combats, qui maintenant commençaient à être connus, jaillissait le sentiment très net d'une victoire morale. Je voyais, du fait de ma mission spéciale, tous les jours, les soldats sortant de la fournaise, et j'avais l'impression que, dès ce jour, le poilu avait conscience d'avoir, même en reculant, mais après d'âpres luttes, arrêté le Boche. L'orgueil qu'il en éprouvait créait chez lui une mentalité qui, de l'armée de Verdun, gagnait la nation, et, par un phénomène intéressant, se fortifiait chez le poilu de l'admiration du pays. Dès le milieu de mars, le Soldat de Verdun existe, qui se considère comme soldat d'élection. Sa vertu recevait de son prestige même un magnifique stimulant. Elle ne devait que grandir. Il arrivera un temps où je relèverai à plusieurs reprises dans des lettres de soldat montant à Verdun : Après les camarades, c'était bien notre tour. En mars 1916, ils se contentaient d'écrire que, malgré tous ses efforts, le Boche ne prendrait pas Verdun et, suivant une expression que je relève en cent lettres entre mille, qu'il a trouvé le bec de gaz et pris une bonne purge. Alors que l'on reculait, qu'on allait reculer encore, les hommes ne disaient pas : On les aura ! mais déjà : On les a !

Il fallait connaître, dès l'abord, cette mentalité pour comprendre la seconde phase de la bataille de Verdun et s'expliquer cette singulière victoire qui consistait à n'être pas vaincu. Mais ce moral merveilleux des troupes eût été vain, s'il n'avait été sagement employé. Or, Pétain et son remarquable .état-major, le colonel de Barescut en tête, s'étaient mis au travail sans perdre une heure. Je peux dire que j'ai vu là un état-major parfait en action ; sous la main sèche et nerveuse de Barescut, les services de l'armée rendaient au maximum pour les desseins de Pétain.

La route était le grand souci, cette route qui restait, pour de longues semaines, la seule artère sérieuse. Malgré le temps effroyable, gel et dégel, il fallait qu'elle tînt, ne craquât point sous la double file de près de 9.000 voitures automobiles circulant par jour, dont les 3.900 camions lourds transportant les troupes. Il fallait tout à la fois soumettre cette route à une police étroite et, sous les roues même des voitures, à une incessante réfection. Ce fut le gros souci. La route tint. Des mois et des mois, les camions roulèrent sur cette chaussée qui, suivant l'expression d'un chef, gagna la bataille, cette route que Maurice Barrès le premier baptisa la Voie Sacrée et qui restera en effet à travers les âges la Voie Sacrée.

Mais Pétain avait dit : Il nous faut une voie ferrée. Dès les premières semaines, elle sortait de terre entre la région de Revigny et celle de Verdun.

Tout sortait d'ailleurs de terre : services des eaux, des bois, des routes, confiés à de grands spécialistes, entre autres le célèbre ingénieur Bunau-Varilla, transformaient le camp. Il faut se figurer, Pétain non comme un paladin criant : Dieu le veut, mais comme un grand proconsul romain, ayant, au moins autant que le souci des combats, celui des chaussées. Si, en mars, on eût interrogé le général commandant l'armée de Verdun sur ses soucis, il eût assurément répondu : Les Routes. Et ce souci s'était traduit en gestes. La bataille de Verdun se gagnait tout à la fois par la vertu surhumaine des hommes et la claire intelligence des chefs.

Sur ces routes, les corps d'armée se succédaient. Pour qu'en mars Verdun tînt, il fallait alimenter la bataille : on y précipitait, après le 20e corps, le Ier, le 2Ie, puis les groupements organisés sur la ceinture de défense, sous des chefs qui s'appelleront Bazelaire, Balfourier, Guillaumat, Maistre, Curé, Berthelot, Lebrun, Nolet, Delétoile, Halluin, Barret, Alby, Maud'huy, Nivelle, Mangin ; on les alimentera sans cesse de divisions nouvelles. Soixante-cinq y passeront, soit près d'un million d'hommes, avant le 1er juillet. Grâce à cet afflux incessant d'hommes, Pétain pourra tenir, mais grâce aussi à la coopération étroite de toutes les bonnes volontés. Ce qu'il y aura d'admirable en cette affaire de Verdun, c'est la parfaite subordination du bras qui exécute à la pensée qui ordonne. Le général pourra dire dès le 15 mars au président Poincaré en plein rapport, de Souilly : La victoire viendra de ce que chacun fait dans sa partie toute sa besogne.

***

Les Allemands, n'ayant pu foncer sur Verdun entre la Meuse et Vaux, restaient là en une sorte de poche dont Douaumont marquait le fond. Leurs positions immédiates de la rive droite étaient presque intenables si notre artillerie de la rive gauche continuait à canonner leur flanc droit, et leur situation sur le massif de Douaumont, d'autre part, était précaire, s'ils ne s'assuraient sur leur flanc gauche le massif de Vaux. Il leur fallait abandonner la bataille de front, d'ailleurs enrayée, pour reporter tous leurs efforts sur les deux ailes.

Le 4 mars, on avait lu, sur le front des troupes allemandes, un ordre du jour du kronprinz parlant de repartir pour de nouveaux combats, car il fallait à toute force prendre Verdun, cœur de la France.

On attaquerait d'abord sur la rive gauche. Cette attaque se déclencha le 6, sur toute la région du Mort-Homme. Après d'âpres combats, les Allemands en abordèrent les pentes en masse. On les attendait : tandis que notre artillerie, par un formidable tir de barrage et même d'encagement, les isolait, leurs bataillons d'assaut furent en partie détruits par nos mitrailleuses et rejetés en lambeaux sur le bois des Corbeaux. Nous réagîmes violemment : le bois des Corbeaux, perdu le 7, repris, reperdu, fut pendant trois jours disputé. Mais l'ennemi y avait fait de telles pertes qu'il s'arrêta. Le Mort-Homme nous restait : la barrière était démantelée, mais n'était pas rompue.

Sur la rive droite, le combat se livrait à l'entrée du défilé de Vaux. Il faut le tenir avant que d'attaquer le massif. Ce défilé assez étroit est une des poternes du camp. Les ravins, qui permettent d'escalader le massif au sud, celui de Douaumont au nord, et, à l'ouest, le plateau de Souville-Fleury, je le disais tout à l'heure, y aboutissent. Les Allemands, après quatre jours d'une lutte fabuleuse, corps-à-corps de toutes les heures où littéralement le sang coula à flots, avaient conquis à peine la moitié du village qui n'est que la tête du long défilé : et le 11 mars, l'ennemi s'affaissa. La poterne était ébranlée, fendue, les gonds craquaient, mais le Français, arc-bouté là contre, la maintenait fermée. Et les deux assauts aux pentes du Mort-Homme et au défilé de Vaux se traduisaient par de telles pertes pour l'ennemi, qu'il parut plusieurs jours hors de souffle. Le 10 mars, s'élevait la voix grave de Joffre : Soldats de Verdun, disait-il, ... le pays a les yeux sur vous, vous serez de ceux dont on dira : Ils ont barré aux Allemands la route de Verdun.

 

On pouvait bien penser que l'Allemand ne se résignerait pas à ce double échec. Il avait beaucoup perdu de sang, il en voulait pour son argent. Il allait lancer de nouvelles forces du 17 mars au II avril, et sur le tragique défilé de Vaux et sur le fameux Mort-Homme.

Ce fut, le 17, sur le défilé une ruée redoutable. Le village de Vaux fut submergé par l'attaque forcenée ; les Français revinrent et par une furieuse contre-attaque le reprirent ; ils y trouvèrent des monceaux de cadavres allemands, et l'ennemi de nouveau se terra du 22 au 30. Le 30, un nouvel assaut, plus formidable encore, fut donné. Ce ne fut cependant qu'au troisième assaut, le 31, que, disputé pierre par pierre, le village fut enlevé, mais le défilé n'était qu'ouvert et non forcé : nous tenions l'étang situé à l'ouest et derrière lequel aboutissaient les ravins que j'ai dits. Les Thermopyles restaient fermés.

Au Mort-Homme, depuis le 12 mars, l'Allemand attaquait de front et, repoussé, essayait de tourner, la position, à l'est, en assaillant Cumières, et, à l'ouest, en se jetant sur les bois de Malancourt et Avocourt. Quinze jours, il s'acharna avec des forces énormes. Rejeté sans cesse des pentes du Mort-Homme, il parvient à enlever le bois d'Avocourt, ce qui le porte vers la fameuse cote 304, au sud-ouest du Mort-Homme. Le Mort-Homme est donc découvert sur notre gauche. Le 9 avril, l'ennemi tente un assaut général sur toutes les positions de la rive gauche, d'Avocourt à Cumières : onze régiments s'y ruent. Ce sont d'affreux combats. Nos hommes s'acharnent à défendre ce que l'ennemi s'acharne à enlever. A un moment, sur le Mort-Homme, le 8e chasseurs semble encerclé. Le capitaine de Surian qui le commande, blessé grièvement, envoie à la brigade cet admirable message : Le moral des hommes, qui sentent pourtant la gravité de la situation, reste bon. Ils sont résolus à tenir jusqu'à la mort. Ils tinrent et le Mort-Homme nous resta ce jour-là. Attaqué plus furieusement le surlendemain, il fut un instant submergé ; nous perdîmes un des deux sommets du massif, la cote 295, mais notre artillerie en interdisait l'occupation par l'ennemi. Et, Cumières, à notre droite, ayant résisté à dix attaques, nous reprenions çà et là du terrain perdu, tandis que l'ennemi, partout contenu, comme sur la rive droite, s'affaissait.

Pétain était resté plein de sang-froid : son esprit s'affectait peu des échecs passagers, le lendemain réparés. Aux preuves de surhumaine valeur que donnaient les troupes, il sentait grandir et se confirmer sa propre foi. Il rassurait le grand quartier, demandait qu'on ne se laissât pas impressionner par quelques reculs partiels. Et, se tournant vers les troupes, il lançait, le 10 avril, son fameux ordre du jour : Les Allemands attaqueront sans doute encore. Que chacun travaille et veille pour obtenir le même succès qu'hier. Courage ! On les aura ! Le mot retentit à travers le champ de bataille parce qu'il exprimait le sentiment de tous. Toutes les lettres de combattants sont remplies de cette phrase : Ils ne passeront pas. On était sûr de les avoir.

On les aurait, car déjà nos troupes montraient beaucoup plus que l'esprit de résistance : l'esprit d'agression. Les chefs aspiraient à la contre-offensive. Sur la rive gauche, Berthelot n'avait cessé de la prôner. Sur la rive droite, un jeune chef, Nivelle, à la tête du 3e corps, y excitait ses troupes, pleines d'allant.

Les troupes allemandes étaient, au contraire, démoralisées par une résistance si peu prévue.

Cette démoralisation augmenta quand, du Mort-Homme aux environs de Douaumont, Berthelot et Nivelle reprenaient, avec une allure agressive, des positions perdues. On raflait des prisonniers ; ils nous révélaient des pertes telles, que l'Allemagne était contrainte de relever chaque jour les troupes éreintées, et dans cette fournaise de Verdun engouffrait désespérément ses réserves qui, immédiatement, y étaient consumées.

Soixante-dix jours avaient passé depuis que l'attaque sur Verdun s'était déclenchée. L'ennemi piétinait dans le sang à l'entrée du défilé de Vaux, sur les pentes du Mort-Homme. Le 1er avril, l'empereur Guillaume lui-même avait crié devant le front du XVIIIe corps : La décision de la guerre de 1870 a eu lieu à Paris. La guerre actuelle doit se terminer à Verdun. La victoire de Verdun sera une victoire essentielleWessentlicher Sieg. Or, un mois après, Pétain, quittant le commandement de la 2e armée, avait le droit de dire à ses troupes : Un coup formidable a été porté à la puissance allemande. En fait, Verdun, épuisant notre ennemi, jouait dans la guerre un rôle inattendu. La bataille de la Meuse éreintait l'armée allemande. Et, derrière le bouclier que Pétain avait tenu d'une main si ferme en avant du pays, Joffre continuait à aiguiser lentement le fer que, dans les premiers jours de l'été, il comptait engager au défaut de l'adversaire.

Pétain — appelé au commandement du groupe des armées du centre dont relevait l'armée de Verdun passait le bouclier à Nivelle, qui songeait à faire mieux : à engager lui aussi le fer.

***

C'était un autre grand chef que Robert Nivelle et qui, depuis un mois, se' révélait sur la rive droite. Dans l'exécution de l'attaque, on n'est jamais trop audacieux. Avec de l'audace, rien d'impossible, avait-il dit à ses troupes. Et, en une circonstance : Que tous, avant de partir, aient jeté leurs cœurs par-dessus la tranchée ennemie. Jamais trop d'audace, — oui, — mais il avait ajouté : J'aimerais mieux ne rien faire que d'engager une opération qui serait mal préparée.

Nous le connaissions et l'admirions : la carrure solide, la figure un peu pâle et grave, l'œil légèrement voilé, il paraissait, physiquement, plus un réfléchi qu'un audacieux. Mais, depuis qu'en 1914 les canons du colonel Nivelle, audacieusement portés en avant, avaient ouvert la route de Mulhouse et, un mois après, couvert, dans les champs de l'Ourcq, l'armée Maunoury, tous ceux qui l'avaient approché lui savaient une âme de feu et un cœur généreux.

Il préparait la reprise du fort de Douaumont comme entrée de jeu et cette contre-offensive qu'il devait un jour mener de si magnifique façon à 'l'automne de 1916. En ce printemps, il allait se heurter à un ennemi que ses échecs enrageaient et qui faisait maintenant de la prise de Verdun une question de vie ou de mort. L'Allemand, en effet, n'ignorait pas que, du front russe au front anglo-français, tout se préparait pour la grande offensive. S'il n'avait pas pris Verdun avant qu'elle se déclenchât, il n'aurait jamais la ville. Or, il avait lui-même — aux heures d'ivresse de février — donné à la bataille de la Meuse un caractère tel, qu'un échec définitif serait, aux yeux du monde que passionnait ce duel sanglant, un coup terrible au prestige germanique. Il encouragerait ses adversaires, ferait se prononcer les hésitants, impressionnerait les neutres, découragerait les alliés. Il fallait enlever Verdun. De l'empereur aux plus petits feldwebel, tous le criaient à tue-tête. Et l'état-major précipitait de nouvelles forces pour réaliser enfin le grand dessein.

Sur la rive gauche, ils attaquaient pour la cinquième fois le massif du Mort-Homme, qu'ils semblèrent près d'occuper et dont ils étaient chassés. Au sud-est du Mort-Homme, les divisions du 9e corps (Curé) se couvraient de gloire en défendant, avec un héroïsme qui dépassa même la mesure de cette mêlée, les pentes de la cote 304.

Sur la rive droite, Nivelle poussait les troupes de Mangin sur Douaumont. On sait comment le fort fut, le 22 mai, reconquis, puis reperdu. L'Allemand mettait à le garder un acharnement inouï ; pour cette colline, il eût engagé toutes les forces de son Empire. Et l'ayant un instant perdue, il en restait furieusement inquiet. Or, pour la garder, il leur fallait à tout prix le massif de Vaux au sud.

Du 31 mai au 5 juin, ce fut, sur le massif de Vaux, le plus formidable assaut peut-être de toute cette bataille de Verdun. Un écrivain de grande marque en a, dans un volume célèbre, conté les péripéties. Les Derniers Jours du fort de Vaux, d'Henry Bordeaux[2], me permettent d'être bref sur cette tragédie que je lui ai vu vivre à côté de moi. Et si vous voulez savoir ce qu'était la surexcitation des courages dans l'extrême détresse, lisez encore, dans l'Histoire d'une compagnie, les notes du capitaine Delvert. Le suprême du courage est là[3]. Partant du massif de Douaumont, franchissant le ravin du Bazil et tournant ainsi l'étang de Vaux, les Allemands purent atteindre le ravin des Fontaines, s'engager dans les bois à l'ouest du fort de Vaux qui, attaqué d'autre part par le nord et par l'est, fut ainsi à peu près encerclé et bientôt même submergé. Le fort tint cependant six jours encore : La garnison, résolue à tenir jusqu'au bout sous les ordres du commandant Raynal, élève des barricades et bien que bombardée à coups de grenades par les ouvertures, à demi asphyxiée par la fumée et brûlée par les flammenwerfer, défend pied à pied les gaines et le couloir. Mais l'ennemi enserre plus étroitement le fort, en occupe la superstructure, en défend l'abord contre nos tentatives de délivrance. Et, le septième jour, après une défense fabuleuse, les restes de l'intrépide garnison, suivant les termes d'un rapport ennemi, étaient contraints — il n'existait plus une goutte d'eau — de se rendre, au milieu de l'admiration des assaillants.

Maîtres des massifs de Douaumont et de Vaux, les Allemands pouvaient enfin attaquer le plateau, la ligne Froideterre-Fleury-Souville, qui constituait maintenant, de ce côté, la barrière de Verdun, très approché.

On touche à l'heure critique. Repoussé encore dans de vains assauts sur la rive gauche entre le 28 mai et le 15 juin, l'Allemand va porter la totalité de son effort sur la rive droite ; il sait qu'il n'a plus que quinze jours devant lui, qu'il va être attaqué et qu'attaqué, il faudra lâcher prise. En ces heures tragiques, il entend donner son maximum de force. C'est pour lui l'assaut suprême.

Or, l'armée de Verdun ne pouvait être à cette heure notablement grossie. On arrivait à la veille de notre offensive et Joffre y appliquait ses réserves. C'est qu'avec une conception très juste de la situation, il tenait précisément cette attaque sur la Somme pour l'opération la plus propre à dégager Verdun. Vers le milieu de juin — mes impressions d'alors me sont très présentes — nous étions, à Verdun, dans l'état d'esprit angoissé d'assiégés serrés de près, et qui, du haut de leurs murs, regardent s'ils voient sur l'horizon poindre l'armée de secours attendue. L'armée de secours arriverait-elle à temps ?

L'ennemi était maintenant sur nous ; il tenait les abords du plateau ; il était résolu à forcer la seconde ligne de défense après laquelle il n'y aurait plus que les forts de la défense immédiate de la place. Allant souvent à Verdun même, accablé d'obus, je voyais le vaillant commandant d'armes, le général Dubois, organiser avec une sorte de calme ardent, dans les rues mêmes de la cité et autour de la citadelle, sa future bataille de rues dont il disait, dans son style de vieux polytechnicien : Ce sera Saragosse à la dixième puissance.

Les Allemands savaient quelle résistance ils rencontreraient en leur suprême assaut. Mais, une fois de plus, ils pensaient la briser sous le nombre : tandis qu'une artillerie formidable était accumulée, les Ier et IIe corps bavarois, le XVe corps, le corps alpin, les 19e, 1re, 103e divisions, des corps d'élite, étaient à pied d'œuvre : près de 100.000 hommes sur un front d'attaque large simplement de quatre kilomètres. Tout, à l'avis des chefs allemands, céderait sous cette poussée ; l'entrée à Verdun était, cette fois, certaine ; on apercevait les tours de la cathédrale et il semblait que, la barrière rompue, on y serait en vingt-quatre heures. Les drapeaux des régiments, mesure insolite, avaient été amenés de l'arrière pour être déployés à l'entrée dans la ville et l'empereur Guillaume était là, tout prêt à y entrer avec eux. Nous, nous serrions les dents : Va voir s'ils passeront, écrivait un soldat.

Dès le 21 juin, ce fut un bombardement sans précédent sur la zone Froideterre-Fleury-Souville. Il dura deux jours. L'infanterie allemande se massait, qui, par tous les ravins convergeant vers le plateau, s'infiltrerait vers la crête. La soirée du 22 - je me la rappellerai toute ma vie — fut sinistre : l'ennemi inondait le plateau entier de ses obus à gaz : zoo.000, dit-on, furent tirés ; l'atmosphère était irrespirable, la nuit enflammée ; c'était bien l'enfer dont parlaient nos hommes.

Le 20, l'infanterie s'élança à l'assaut. Elle semblait démesurée : cinq régiments sur Thiaumont détruit, en direction de Froideterre ; sur Souville, toute une division ; et, sur le misérable village de Fleury déjà presque disparu, le fameux corps alpin — l'un des plus redoutables de l'armée germaine.

Les Sturm bataillons marchaient à rangs serrés : derrière, les réserves, troupes de soutien et d'exploitation, se tassaient dans les ravins.

L'ouvrage de Thiaumont fut submergé avec ses derniers défenseurs. Le flot bavarois déferla sur le plateau ; il vint se heurter à Froideterre que, un instant, il recouvrit. Minute critique : c'étaient les portes de Verdun brisées. Soudain les casques bleus de France reparurent : ce fut une terrible contre-attaque. Chassés de Froideterre et bousculés, les Bavarois étaient reconduits jusqu'à Thiaumont.

Mais Thiaumont restant occupé, Fleury était découvert au nord-ouest, et le ravin de Chambitoux, forcé, donnait, par ailleurs, accès à la lisière est. Les alpins bavarois débordèrent le village. Notre artillerie cependant faisait rage : le ravin du Bazil, une heure avant bondé de troupes, fut bientôt plein de morts. Toutefois un régiment bavarois parvint à Fleury, se jeta dans la partie est du village, s'y cramponna.

Le flot enfin roulait plus au sud sur Souville. Mais là il fut arrêté net. Les premières vagues, ayant franchi notre première ligne, furent brutalement rompues par nos feux et vinrent mourir, brisées, en face du fort de Souville sauvé.

La journée avait été terrible ; l'Allemand n'avait pu passer, mais notre défense restait démantelée et nos hommes éreintés. Qu'arriverait-il si l'ennemi reprenait l'attaque ? Ce soir-là, Nivelle faisait appel — avec une angoisse pathétique — aux soldats de Verdun : L'heure est décisive. Se sentant traqués de toutes parts, les Allemands lancent sur notre front des attaques furieuses et désespérées dans l'espoir d'arriver aux portes de Verdun avant d'être attaqués eux-mêmes par les forces réunies des armées alliées. Vous ne les laisserez pas passer, mes camarades. Le pays vous demande encore cet effort suprême ; l'armée de Verdun ne se laissera pas intimider par les obus et cette infanterie allemande dont elle brise les efforts depuis quatre mois ; elle saura garder sa gloire intacte.

Mais quand, en cette nuit d'angoisse, les muscles se bandaient — et les cœurs — l'Allemand, lui, renonçait. La journée avait été pour lui si meurtrière, que l'assaillant, une fois de plus, se terrait, crevé, sur ses médiocres gains. C'est nous qui, les 24, 25, 26 juin, essayions — parfois avec succès — de reprendre un peu du terrain perdu. Le 27 juin, l'Allemand tentait bien encore de nous chasser de la partie de Fleury que nous occupions : il était repoussé et, profitant de son désarroi, nous sautions sur Thiaumont le 28.

Or, à cette heure même, les armées alliées de la Somme se massaient pour attaquer. Le 1er juillet, elles marchaient à l'assaut avec l'admirable élan et le bonheur que je décrirai sous peu. Verdun était secouru. Verdun était sauvé.

La Somme allait, en effet, suivant les prévisions de Joffre, faire ventouse, obligeant, à très brève échéance, l'ennemi à retirer du front de Verdun forces et moyens pour les porter en ce secteur de bataille où il était si vigoureusement attaqué par les armées alliées.

Le kronprinz entendit cependant faire contre mauvaise fortune bon visage et essaya d'en imposer encore. Utilisant les forces encore considérables qui lui restaient pour quinze jours, il essaya, le 12 juillet, de reprendre l'attaque sur la ligne assaillie si vainement le 23 juin. Il avait conquis, du 1er au 11, quelques positions ; ç'avait été, sur toute la lisière des deux fronts, une guerre âpre, terrible : des ruines de Thiaumont à l'entrée du sinistre tunnel de Tavannes, dans Fleury disputé, dans les fourrés du bois de Vaux-Chapitre, aux lisières du bois de la Laufée, dans la fameuse batterie de Damloup, c'étaient chaque jour combats courts et violents. Le 12 juillet, le kronprinz donna de nouveau le signal de l'assaut. Il ne réussit que sur Fleury qui fut entièrement occupé. La vague roula jusqu'à cette mythique chapelle Sainte-Fine — point d'intersection des routes de Verdun à Vaux et de celle de Souville à Fleury. Quelques unités, entraînées par l'élan, allèrent même jusqu'aux fossés du fort de Souville où elles furent anéanties. L'Allemand se cramponna à la chapelle Sainte-Fine. En ce lieu, on devra élever une grande borne de granit qui sera symbolique. C'est, en effet, à ce point précis que, le 12 juillet 1916, aura définitivement expiré le flot qui avait menacé Verdun.

C'était fini. La dernière tentative du Kronprinz avait fait long feu et l'heure sonnait des reprises.

***

On a dit avec raison que l'histoire de la bataille de Verdun se résume en deux mots : tenir et retenir.

Jusqu'au 1er juillet, Verdun a, comme unique mission, de tenir. Après le 1er juillet, Verdun reçoit la mission de retenir l'ennemi qui maintenant voudrait bien, renonçant à Verdun, porter toutes ses forces sur la Somme où il est gravement menacé.

Dès le 9 juillet, une dépêche de Joffre formulait ce nouveau devoir. En attendant la grande contre-offensive qui, répondant aux vœux impatients de Nivelle, viserait à reprendre tout ce que, depuis le 21 février 1916, l'ennemi nous avait arraché, des attaques locales devraient, tout en permettant de reconstituer une bonne base du départ, inquiéter constamment l'ennemi et aussi fixer ses forces dans les champs de Meuse.

Nivelle préparait les grandes reprises. Il en avait trouvé l'instrument : le secteur de bataille d'où l'on partirait était maintenant aux mains d'un terrible entraîneur d'hommes, et, si j'ose dire, d'un forceur de destinée.

On avait donné au général Mangin le ne corps, le secteur nord-est et la mission de tout reprendre. Il était résolu à y aller. Notre petit sanglier aiguise ses défenses, écrit un officier, tout prêt à en découdre. Les troupes aussi y étaient prêtes. Après avoir traversé dans la deuxième quinzaine de juin une crise de tristesse sombre, nos hommes retrouvaient, sinon encore toute leur belle humeur, du moins leur foi ardente en l'avenir : Jamais ils ne prendront Verdun, écrit l'un d'eux. Maintenant, c'est trop tard. Ils riaient de la déconvenue du Boche et leur ardeur se fortifiait d'ironie. Leur affaire est bel et bien loupée et tu sais qu'on va les reconduire à coups de bottes dans le... C'est notre division qui commence à Fleury.

De fait, Fleury fut repris après d'âpres combats, du 23 juillet au 5 août, et avec 3.000 prisonniers. C'est ce que Mangin appelait, avec une belle coquetterie, peloter en attendant partie.

La belle partie se prépara encore deux mois. Pendant qu'on l'organisait savamment, le gouvernement de la République avait entendu marquer par une démarche retentissante la victoire de Verdun déjà acquise. Le 12 septembre, je fus un des témoins privilégiés de ce que j'ai appelé l'apothéose dans la casemate. J'aimerais lire ce que j'ai écrit ce soir-là, reproduire ici le récit de ces inoubliables heures où, sous la voûte de ces catacombes de Verdun, tandis que les obus achevaient de ruiner la ville, le président Poincaré, entouré des ministres, des représentants de l'Europe alliée, des généraux Joffre, Pétain, Nivelle, Mangin, attacha sur la poitrine déchirée de la ville la croix de la Légion d'honneur. Heures inoubliables pour ceux qui les ont vécues. A la sortie, je vis un spectacle que j'aime à évoquer. Le général Nivelle venait de recevoir la plaque de la Légion d'honneur lorsqu'il apparut sur le seuil de l'écoute, Pétain, qui l'attendait, d'un mouvement spontané ; se jeta dans ses bras. A voir ces deux beaux soldats de Verdun s'embrasser, nous sentîmes nos cœurs battre du plus bel émoi. La victoire, déjà acquise, et qu'on venait de consacrer, était le fruit, autant que de la surhumaine vaillance, des soldats, de cette constante communion des chefs dans l'amour de la France.

Quelques jours après, le kronprinz adressait à son armée un piteux ordre du jour, où il s'en remettait à l'avenir du soin de fixer si les efforts faits à Verdun par les troupes allemandes avaient été vains. L'avenir allait répondre plus tôt qu'il n'eût voulu et nous l'y aiderions.

***

Nous touchons à la fin du drame. Et je me ferai bref. Les magnifiques opérations du 24 octobre et du 15 décembre 1916, qui allaient nous rendre en quelques heures les terres que par lambeaux l'Allemand avait mis quatre mois à nous arracher, mériteraient à elles seules de longues pages. Elles ont, d'ailleurs, trouvé leur historien. Le même écrivain, qui nous avait décrit les dernières heures du fort de Vaux, nous a, en un volume où la précision le dispute au coloris, dit comment les captifs furent délivrés. Les captifs, ce sont les forts de Douaumont et de Vaux[4].

Résumer un pareil ouvrage est impossible ; essayer de traiter en quelques paroles de si belles opérations serait presque trahir.

Rappelons simplement que, préparée très mûrement et très savamment par le général Nivelle avec l'étroite collaboration du général Pétain, confiée au général Mangin et aux trois belles divisions Guyot de Salins, Passaga et de Lardemelle, la première opération nous rendait, en quelques heures, maîtres des carrières d'Haudromont, du village et du fort de Douaumont, du ravin de la Fausse-Côte, du fort de Vaux, des villages de Vaux et de Damloup avec 6.000 prisonniers.

En cet assaut, où la valeur endiablée des troupes n'eut d'égale que l'admirable façon dont était menée par les chefs l'opération préparée, nos troupes se montrèrent dans l'offensive supérieures encore à ce qu'elles avaient été dans la défensive. Il faut, avec Henry Bordeaux, assister à la marche vers les carrières d'Haudromont des fantassins du 11e chantant : Nous entrerons dans la carrière, quand les Boches n'y seront plus. Il faut lire surtout l'arrivée sur le fort de Douaumont du bataillon Nicolay, décrite par le héros lui-même, évoquer ces soldats qui, arrivant devant le fossé de ce Douaumont depuis quatre mois légendaire, s'arrêtèrent : Les têtes de colonne, écrit le commandant, s'immobilisèrent et regardèrent... On croit voir les Croisés se jetant à genoux devant Jérusalem, enfin atteint. Toute l'armée de Verdun se rappelle cette matinée où, le brouillard épais s'étant dissipé au canon, de tous les points du camp de Verdun, au bout des lorgnettes braquées sur la cime fabuleuse, on vit soudain le drapeau tricolore flotter sur le fort reconquis. Vaux n'avait pas été enlevé ce jour-là : mais il était si menacé que, dans la nuit du 1er au 2 novembre, les Allemands, pris soudain de panique, l'abandonnèrent brusquement aux dernières heures de la nuit. Départ brusqué, écrit Bordeaux, qui ressemble à celui des voleurs quand l'aube menace.

Le foudroyant succès de cette opération incitait à en préparer une autre qui la compléterait. Le général Nivelle y mit encore six semaines et ce fut encore Mangin qui fut appelé à l'exécuter. Les journées des 15 et 16 décembre furent pour nos troupes encore plus brillantes que celle du 24 octobre. Je renvoie à l'article tout à fait enlevé et par ailleurs si informé qui, au lendemain de l'assaut, fut publié par un témoin, signature anonyme cachant un délicat et savoureux écrivain, Louis Gillet, alors à l'état-major de l'armée de Verdun[5]. Les divisions Muteau, Garnier du Plessis, Passaga donnèrent l'assaut sur toute la ligne allant de Vacherauville au nord aux dernières pentes de Vaux au sud-est. Brisant une résistance désespérée de l'Allemand, nos troupes, en deux jours, enlevaient Vacherauville, la côte du Poivre, Louvemont, les bois en avant de Douaumont, la ferme des Chambrettes, le plateau de Hardaumont et Bezonvaux, reconstituant ainsi au nord-est le camp de Verdun en son intégralité.

Ainsi était réédifiée la défense de Verdun : tout ce demi-cercle de collines, qui couvraient la ville désormais inviolable, était retombé en notre pouvoir : Victoire éclatante, criait Nivelle à ses troupes.

Victoire ! répétait tout le pays. Et son hommage ne s'adressait pas seulement aux vainqueurs des 15 et 16 décembre. Il allait à toute cette armée de Verdun qui, après avoir, avec les malheureuses troupes du général Herr, mis entre la France et la ruée allemande leur rempart de poitrines bientôt trouées, après avoir, avec les opiniâtres troupes du général Pétain, couvert d'un bouclier, sans cesse et sans cesse martelé, le pays en train de forger ses armes, venait, aux journées du 24 octobre, 15 et 16 décembre, sous le commandement du général Nivelle, au milieu des applaudissements du monde penché depuis dix mois sur cette cuve bouillonnante, de donner à la nation l'immense joie d'une victoire toute française.

***

Dans un cercle de bois, de coteaux, de vallons,

La pâle mort mêlait les sombres bataillons.

Les vers de notre grand poète épique chantent dans la mémoire. Mais c'est de Waterloo qu'il parlait. Ici la pâle mort prépara la victoire immortelle. J'ai revu ce champ de bataille lorsque je revenais de Metz où, le 19 novembre 1918, le maréchal Pétain venait de faire avec les soldats de France une entrée triomphale. J'ai couru le camp : c'est la cuve où, dix mois, bouillonna un monde, le Colysée où nos soldats reçurent la palme du martyre avant que leurs vengeurs moissonnassent les lauriers de la victoire.

Dix mois, l'année de Verdun avait, sans se lasser, tenu et retenu. Grâce à des chefs magnifiques et à des soldats incomparables, l'Allemagne était venue se briser contre un mur qui, sans cesse démantelé, sans cesse se réédifiait par miracle. Se heurtant à ce mur, l'Allemagne y répandit son sang, ces dix mois durant, par tous les pores. Elle en restera, des mois, exsangue. En mars 1918, on pourra croire qu'elle s'en est relevée. En fait, la blessure aura laissé échapper trop de sang. L'Empire y aura perdu trop de ses meilleurs soldats ; de février à décembre 1916, a sombré à Verdun cette magnifique armée de 1914 que nos victoires de la Marne et de l'Yser n'avaient fait qu'entamer. Quand, à l'été de 1918, Ludendorff, pourchassé par Foch, cherchera, pour couvrir l'Empire, des réserves qui lui manqueront, il sera sans doute tenté de se retourner vers le vaincu de Verdun, vers le kronprinz, et de lui crier : Guillaume, Guillaume, rends-moi mes légions. Verdun aura — sans procurer la victoire au prince — saigné l'Allemagne et par là, lointainement, préparé la suprême défaite.

Dans ce creuset géant, l'armée de France est venue se fondre ; sur cette gigantesque enclume, elle s'est reforgée. L'armée bleue vient de se révéler, acier maintenant trempé, souple, résistant, à l'épreuve des plus effroyables coups. Ces hommes ont dépassé la vertu humaine. Leurs officiers, des colonels — dont vingt se firent tuer à la tête de leur régiment — aux héroïques chefs de section, tous eussent écrit comme Augustin Cochin qui en était : Il faut que les officiers fassent un peu trop pour que les hommes fassent assez. Et les officiers ayant appliqué Cette belle consigne, les soldats n'avaient pas seulement fait assez, mais, si tant est qu'on puisse jamais faire trop pour la Patrie, eux aussi avaient fait trop. Sortis de cet abîme de souffrance et de gloire, ils pourront, devant toutes les épreuves, s'écrier : On a vu pire à Verdun. L'armée française qui, seule, a combattu dix mois à Verdun, en jaillit confirmée, fortifiée et, ayant vaincu en de telles circonstances, assurée de vaincre.

La nation en sort si grandie, qu'aucune dans l'histoire n'a peut-être connu un moment de prestige comparable. Nous vous avons toujours aimés, disait à un de nos homme d'État un éminent Américain ; après la Marne, nous vous avons admirés ; après Verdun, nous vous respectons.

C'est que la France, restée imperturbable dans sa foi, s'était ainsi tout entière associée à la gloire de Verdun. Cette gloire n'est pas seulement faite de hauts faits militaires incomparables. Elle jaillit d'une vertu qui, dans tout le pays, avait atteint, dans les jours d'atroce angoisse, une grandeur vraiment surhumaine. Nos fils se pareront de cette gloire ; ils diront de leurs pères : Ils étaient de ceux de Verdun.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Louis MADELIN, l'Aveu. La Bataille de Verdun et l'opinion allemande, Plon, 1916.

[2] Henry BORDEAUX, les Derniers Jours du fort de Vaux, Plon, 1916.

[3] Cap. DELVERT, Histoire d'une compagnie, Berger-Levrault, 1919.

[4] Henry BORDEAUX, les Captifs délivrés, Plon, 1917.

[5] Dans l'Illustration du 13 janvier 1917.