LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME PREMIER. — DE LA MARNE À VERDUN (1914-1916)

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PREMIER CHOC.

 

 

Le 3 août 1914, l'Allemagne, sous des prétextes mensongers et dans le dessein le plus redoutable, déclarait la guerre à la France.

Le 11 novembre 1918, l'Allemagne, abattue par une série de défaites et terrifiée par la menace d'un inéluctable désastre, signait entre les mains d'un maréchal de France une capitulation sans précédent.

Entre les 17 et 23 novembre, les troupes françaises rentraient dans les cités délivrées de notre Alsace et de notre Lorraine. Le 11 décembre, ces mêmes troupes foulaient le pavé de Mayence et passaient le Rhin.

Nous avions gagné la guerre.

***

Près de quatre ans et demi s'étaient, cependant, écoulés. Le chemin qui nous avait menés à la victoire n'avait été ni chemin court, ni chemin droit, ni chemin aisé. Il avait été si semé de fondrières, que, dix fois, nous avions failli nous y rompre, si coupé de côtes et de si rudes côtes, qu'à les escalader, des millions d'hommes s'étaient épuisés ; ce chemin, aux brusques détours, avait parfois paru se perdre dans des marécages où, à certaines heures, nous avions semblé nous enliser. Par surcroît, ayant lentement cheminé, nous avions été plusieurs fois refoulés et, après chacun de ces reculs, il nous avait fallu reprendre péniblement notre route teinte du sang des nôtres. Car sur ce chemin de la victoire il n'est pas une famille de France qui n'ait laissé de longues traînées de son sang. Oui, ce chemin de la victoire a été en réalité un long chemin de la croix, et c'est sur dix calvaires, où nous sauvions le monde, que nous avons mérité la glorieuse résurrection.

Elle est venue. Un jour est arrivé où, nous étant arrachés au dernier marécage, ayant franchi le dernier tournant, ayant escaladé la dernière côte, nous avons, sur l'horizon éclairci, aperçu, se levant glorieuse et radieuse, la victoire qui nous tendait les bras. Et d'un grand élan, nous avons enfin couru vers elle.

En dépit des apparences, nous n'avions cessé de marcher vers elle.

A la fin de cette terrible année 1915, où, piétinant dans la boue, nous avions en vain essayé de rompre le cercle obsédant des tranchées allemandes, ma mission me faisait fréquenter les Éparges. C'était un séjour d'horreur et, dans cette énorme ligne tragique qui courait de la mer aux Vosges, un des coins les plus affreux. Les troupes, à chaque relève, s'en évadaient avec un indicible soulagement. Un seul homme y restait toujours, un héros modeste, un Alsacien, le capitaine Günter, de Saverne, qui, après avoir marché le premier à l'assaut de la position avec ses sapeurs, était demeuré aux Éparges pour y diriger les travaux. Attaché à cette glèbe sinistre, où les tranchées étaient littéralement creusées dans des cadavres, il semblait résigné à y vivre le reste de sa vie ; on le disait absorbé et comme hypnotisé par ce tout petit coin du front. Or, un jour que nous circulions ensemble dans le dédale affreux des boyaux que ne cessaient de bouleverser les torpilles meurtrières et que menaçaient les mines de l'ennemi, je me hasardai à lui dire : Vous devez avoir des moments terribles ? il me répondit avec son accent alsacien : Ah ! monsieur Madelin, la vie serait un enfer si on ne se disait pas qu'à chaque coup de pioche, on va à Saverne !

 

Ce mot ne me parut pas seulement plein de grandeur ; il me parut plein de vérité ; et, rétrospectivement, il m'apparaît plus vrai encore. On peut même dire qu'il caractérise cette guerre. Piétinant en une boue sanglante, à toutes les heures, moralement et réellement, nous allions à Saverne et, parce que nous ne cessâmes de le croire, nous parvînmes à Saverne — et même plus loin.

 

Ce sont les étapes du chemin qu'il s'agit de caractériser. On ne peut attendre de moi que, m'arrêtant par le détail aux opérations stratégiques, aux combats héroïques, aux intrigues diplomatiques, je fasse ici la chronique complète d'une guerre qui, durant cinquante-six mois, s'est promptement étendue aux trois quarts de l'Europe. Sans doute serait-il ridicule — pour ne pas dire plus — de ne pas laisser aux soldats le premier rôle, mais ce sont bien, sur ce chemin de la Croix, les stations de la nation entière que je voudrais marquer. Comme le Christ, nous y tombâmes et nous nous y relevâmes. De saintes femmes essuyaient le front du martyr, des hommes l'aidèrent à porter sa croix. Le pays tout entier cheminait vers la cime où nous trouvâmes le salut. Je ne séparerai jamais de nos armées cette nation, qui, au cours de notre guerre, les soutint de sa vaillance, les assista de sa tendresse et emporta avec elles la grande victoire.

***

J'ai dit notre guerre. Je n'entends pas eu effet sortir de France. Ce n'est point là désir de restreindre ma tâche ou conception étroitement nationale. En m'en tenant au front de France, j'ai le sentiment de rester fidèle à la vérité profonde de cette crise. C'est là que tout se décida et c'est là que, fatalement, tout devait se décider.

Plus, en effet, on étudiera cette guerre, plus on verra qu'elle fut avant tout le duel entre deux nations, représentant deux conceptions de la vie, l'allemande et la française. Le monde, comprenant que, la France écrasée, il serait tout entier livré à l'odieuse étreinte germanique, est venu peu à peu nous épauler ; ainsi la guerre s'est-elle généralisée. Mais ce qu'elle était primitivement, elle l'est restée. On pouvait, à certaines heures, croire que la France n'était plus qu'un des nombreux champions de la civilisation menacée : soudain, on s'apercevait qu'elle restait le grand champion. Du haut de Douaumont, Guillaume II la proclamera Principale ennemie : la France fut toujours pour l'Allemagne la principale ennemie. C'est la France que l'Allemagne avait entendu, avant toutes autres, écraser en 1914. Et plus la guerre s'avancera, plus l'Allemagne se pourra convaincre que toute victoire sera stérile si la Fiance reste invaincue. Deux fois, pour en finir, elle se retournera contre elle, en 1916, en 1918, et, deux fois, se brisera là contre. Principale ennemie, oui, puisque du Joffre de 1914 au Foch de 1918, c'est dans les rangs de l'état-major français que l'Allemagne trouvera l'homme qui rompra son destin.

La France a, à peu près seule, supporté en 1914 le premier choc ; seule, elle supportera le second devant Verdun. Et, quatre ans et demi, elle a dépensé sans compter le meilleur de son sang. Elle a payé de plus d'un million et demi de ses fils la liberté du monde — et du ravage de ses plus riches provinces. Le monde doit lui en rester éternellement reconnaissant.

Mais cela était fatal, non seulement parce que, depuis huit cents ans, la France a toujours été à la tête des Croisades — et que cette guerre était une croisade mais parce que la destinée nous a, depuis deux mille ans, placés en face de la Germanie comme les champions nés de la civilisation occidentale contre une barbarie sans cesse renaissante. Armée de couverture de l'Entente, a-t-on dit de la France de 1914. Voici vingt siècles que la Gaule couvre de son corps l'admirable civilisation gréco-latine et toutes les fois que la Germanie essaiera de déverser ses hordes contre l'Occident, s'étant déjà vingt fois heurtée à la France, c'est toujours à la France qu'elle se heurtera.

Je suis par là même à peu près dispensé de descendre dans les causes immédiates de la crise de 1914. Si on envisage d'un peu haut les origines de la dernière guerre, il est impossible de les trouver finalement ailleurs que dans le traité de Francfort et, par conséquent, dans les victoires allemandes de 187o. Sans doute, la question balkanique a-t-elle paru le principe de la dernière crise et l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo a-t-il servi de e prétexte à l'énorme conflit. Ce serait faire preuve d'une singulière myopie historique, que de s'arrêter à ces apparences. C'est maintenant lieu commun que de dire que l'Autriche-Hongrie a été, entre les mains de l'Allemagne, un complaisant comparse. Les derniers documents publiés, en Allemagne même, confirment ce que chacun de nous avait, dès les premières heures, clairement aperçu : à savoir que seule l'Allemagne, qui devait si despotiquement conduire cette guerre, après l'avoir longuement et savamment préparée, l'avait unanimement et ardemment voulue.

Le pangermanisme extravagant dont on connaît assez les formules était issu d'un orgueil dont le principe réside dans les funestes victoires de l'Allemagne en 1870. Mais cet empire orgueilleux, ayant vaincu la France et croyant l'avoir reléguée, se heurtait encore à la France depuis quarante-quatre ans. Il s'y heurtait en Alsace-Lorraine. J'ai vu, en entrant à Saverne, en novembre 1918, un arc de triomphe où s'inscrivait fièrement ce rappel : Novembre 1913, affaire de Saverne ; novembre 1918, entrée des Français à Saverne. Je crus lire, se détachant sur le ciel bleu, la conclusion à laquelle l'histoire s'arrêtera. Les incidents de 1913 révélèrent à l'empire allemand et à l'Europe que le germanisme, après un demi-siècle, échouait contre une race déterminée à ne point plier. Il fallait que la France fût une seconde fois abattue. L'affaire est de novembre 1913 c'est en novembre que, dans une de ses lettres prophétiques qui suffiraient à l'honneur de sa carrière, notre ambassadeur, Jules Cambon, écrivait : Guillaume II en est venu à penser que la guerre avec la France était inévitable et qu'il faudra en venir là un jour ou l'autre. L'Europe, malgré les avertissements les plus pathétiques, avait, en consentant l'affreux déni de justice de Francfort, laissé s'ouvrir la boîte de Pandore et tous nos maux en sont sortis. C'est beaucoup moins de Sarajevo que de Saverne qu'est sortie la guerre ; car ce n'est pas la Serbie, pas même la Russie, que. Berlin entendait frapper, mais, par les conséquences, prévues et voulues par elle, de l'ultimatum du 23 juillet 1914, la France, éternelle, irréductible et principale ennemie.

 

Dès lors, il est bien inutile d'entrer dans le dédale des intrigues criminelles qui ont rendu inévitable et précipité le conflit de 1914. Aussi bien le lecteur connaît-il les précédents qui, du 23 juillet au 3 août, ont finalement amené M. de Schœn dans le cabinet de notre ministre des Affaires étrangères où il venait déclarer la guerre. Depuis le 23 juillet, l'Allemagne ne pensait en réalité qu'à nous acculer à la guerre. Ayant, pendant ces dix jours, pour arriver à, son but, accumulé mensonges sur mensonges, impostures sur impostures, grossières ruses sur ruses grossières, elle déshonorait ainsi d'avance son crime ; ce fut encore sur des mensonges que, désespérant d'entraîner notre sage gouvernement à prendre, ainsi qu'elle l'avait espéré, l'initiative de la rupture, elle appuyait sa déclaration de guerre — mensonges insensés dont l'histoire des aviateurs français, jetant des bombes près de Nuremberg, n'est que le plus fameux. Aujourd'hui nous savons plus : si, nous avilissant jusqu'à désavouer notre alliée russe, nous avions fait mine de vouloir garder une peureuse neutralité, le baron de Schœn, le fait a été dévoilé, avait comme instruction d'exiger en garantie la remise provisoire à l'Allemagne des places de Toul et de Verdun. Pas un instant, l'Allemagne ne pensa qu'une si impudente exigence ne soulèverait pas en France un cri de révolte. Il fallait nous pousser à bout. Tout devait donc aboutir à la rupture entre la France et l'Allemagne, parce que c'était la France que, pour employer la langue populaire, l'Allemagne voulait avoir.

***

L'Allemagne ne doutait pas qu'elle nous dût avoir, et bien promptement.

Elle n'en doutait pas en passant en revue ses instruments de guerre. Elle en doutait encore moins en les comparant aux nôtres.

Depuis quarante-trois ans, cette nation, cependant victorieuse, avait mis à fortifier son armée une constance sans défaillance. A former une armée supérieure à toutes les armées passées, présentes et futures, à en faire l'incomparable armée, elle avait mis plus que le souci de sa sécurité et la garantie de sa victoire ; elle y avait mis un orgueil d'artiste, le goût naturel du Germain pour la force devenu dans l'Allemagne prussifiée la violente manie de tout ce peuple de proie. La population, augmentant dans des proportions fantastiques depuis quarante ans, lui permettait la constitution d'une armée qui, numériquement, était formidable. Songeons que, dû 1er août 1914 au 1er juin 1918, l'Allemagne pourra mettre sous les armes près de 14 millions, très exactement 13.800.000 des siens. Mais dès le 1er août, elle peut disposer d'une armée de première ligne qui compte 2.500.000 combattants, tandis qu'à l'arrière, les énormes ressources, que lui vaut le mécanisme très spécial de son recrutement de paix, lui permettent de préparer, avant le début de l'automne, l'entrée en scène de cinq nouveaux corps d'année. Cette armée, rompue aux manœuvres par un incessant travail de préparation, est, par surcroît, imprégnée de discipline par la pratique d'une méthode dont on a assez dit la rigueur. Cette discipline, qui semble mettre réellement entre les mains des chefs un instrument d'acier trempé, fait qu'aux yeux des Allemands, un de leurs soldats en vaut deux de France et dix de Russie.

Que dire de la confiance qu'ont en eux-mêmes les chefs de l'armée ? Ils sont les élèves de l'incomparable feld-maréchal de Moltke ; de lui ils ont reçu le dépôt de la grande doctrine, la stratégie infaillible, les tactiques irrésistibles, le secret de la victoire. Nés presque tous et élevés pour être des soldats de Sa Majesté, ils se sont exercés, depuis leurs années d'académie militaire, tous les jours et toutes les heures, à toutes les formes de la manœuvre écrasante. Le moindre petit capitaine allemand s'estime par là naïvement supérieur en science militaire au meilleur général français. Par surcroît, tandis qu'on poussait jusqu'à l'extrême l'entraînement des hommes, on s'appliquait depuis quarante ans à poursuivre le perfectionnement des moyens ; inventant peu, mais exploitant sans tarder et intensivement ce que d'autres ont inventé, l'état-major allemand n'a voulu négliger aucune des parties d'un matériel de guerre aussi incomparable que l'armée qui s'en servirait : artillerie lourde et artillerie légère, fusils et mitrailleuses, dirigeables et avions, tout a été porté au maximum, sans parler des armes inavouables ; tandis qu'il sait la France dépourvue ou à peu près d'artillerie lourde, l'état-major allemand, par contre, possède des batteries d'obusiers de campagne, ses mortiers de campagne, ses canons longs qui, pouvant atteindre neuf, dix, quinze kilomètres, réduiront au silence, pensent-ils, assez vite nos batteries de 75. Et ses canons de 77 eux-mêmes, ses pièces légères, il les a multipliés de telle façon, que, pour 120 canons de 75 que possède chaque corps français, chaque corps allemand possède 144 canons ou obusiers légers, à côté de ses 16 pièces de gros calibre. Mais la supériorité en artillerie ne suffira pas : l'infanterie allemande a ses terribles mitrailleuses ; c'est peut-être là que sera, dès le début, l'énorme supériorité : l'armée allemande en aura plus de 50.000 de prime abord contre moins de 3.200[1] dont dispose la française. Enfin, retournant contre la France l'invention de la France, l'Allemagne s'est créé une flotte aérienne : 1500 avions en 1914, alors que la France n'en a pas 150. Et l'on compte plus encore sur les gigantesques zeppelins, dreadnoughts de l'air.

Ce n'est pas tout : chemins de fer, tous construits en vue de la défense et de l'attaque, camions par milliers préparés, auto-canons et auto-mitrailleuses, tout un matériel roulant dont on tire orgueil et assurance, tout, oui, tout, on a tout ; et une magnifique cavalerie, et une intendance qui se dit prête à subvenir à tout, et un génie qui prétend posséder le secret de la fortification, et quand il le faudra, les gaz préparés par les chimistes et le feu des flammenwerfer. Mais, par-dessus tout, on compte sur la force même du génie germanique : ces soldats, on leur a, des années et des années, répété que l'Allemagne était au-dessus de tout, l'Allemand plus fort que tout, les chefs plus instruits qu'aucun chef, les soldats plus exercés qu'aucun soldat, et que la terreur même du nom allemand suffira à faire tomber les armes des mains des Français énervés et des Russes démunis. Car l'immense confiance, qui, sur tant de points, est justifiée, réside surtout dans un mépris profond de tout adversaire. De quel rire insultant un général allemand accueillera la résolution de résistance du Belge, l'intervention de la méprisable petite armée anglaise, et plus tard l'entrée en guerre des Italiens, ces joueurs de mandoline ! Ils écraseront l'univers, si l'univers fait mine de se lever !

***

En face de ce Goliath, en fait, nous faisons, nous, les descendants des soldats de la Grande Armée, presque figure de David. Si nos moyens étaient singulièrement inférieurs, ils ne méritaient cependant pas le mépris où nous tenait l'adversaire. Depuis 1871, la France s'était refait une armée qui, jusqu'en 1900 environ, n'avait fait que progresser sous l'impulsion d'excellents chefs et au milieu de la sympathie active de la nation. Nous n'avions néanmoins pas mis à cette tâche la persévérance de notre rivale ; nous avions connu, depuis 1900, des bas et des hauts, des heures où la discipline s'était relâchée tandis que la réduction du service militaire actif et des périodes d'instruction diminuait chez les hommes la force que leur donne cette longue préparation propre à faire à tout jamais, pour tous, du métier des armes une seconde nature. Par surcroît, la France commençait à pâtir sur le terrain militaire, comme sur tant d'autres, de l'effroyable plaie qu'était la baisse de sa natalité ; les classes réduites arrivaient aux casernes. Enfin, il avait paru que, devant la hausse croissante des crédits militaires, correspondant cependant à ceux que l'Europe connaissait tout entière, notre nation commençait à réagir. Sans doute, le Parlement n'avait-il jamais refusé de gros crédits, mais il les votait maintenant avec une si évidente répugnance, qu'elle imposait parfois aux chefs de l'armée intimidés et surtout aux ministres une discrétion jusque-là inconnue et d'ailleurs regrettable. C'est ainsi que le matériel de l'armée qui, jusque vers 190o, avait été l'objet de soucis constants, commençait à accuser des lacunes qui n'échappaient point au haut commandement. Le nombre des mitrailleuses, nous venons de le dire, était parfaitement insignifiant au regard de celui des mitrailleuses allemandes ; notre fusil, réputé un instant le meilleur de l'Europe, en était devenu l'un des plus médiocres. Et ayant à choisir entré la constitution d'une artillerie lourde et la constante augmentation d'une artillerie légère — des querelles d'école par surcroît compliquant la question — nous avions délibérément sacrifié la lourde à la légère[2]. La France avait, quelques années avant la guerre, aperçu clairement le péril qui résultait, et de l'amincissement de ses forces, et des lacunes de son matériel. La loi de trois ans, courageusement proposée par le ministère Barthou, courageusement votée par le Parlement, plus courageusement encore acceptée par le pays, avait repeuplé nos casernes, où déjà le passage au ministère de la Guerre d'un admirable Français, M. Millerand, avait rétabli la discipline avec la confiance. Celui-ci avait, par ailleurs, arrêté tout un programme de travaux urgents destinés à réarmer nos troupes. Mais ce vaste programme d'armement, engageant près d'un demi-milliard de dépenses, venait à peine d'être voté, le 15 juillet 1914, lorsque la guerre nous surprenait. Nous y allions démunis de ce qui devait assurer à notre adversaire une écrasante supériorité, ses mitrailleuses en avant de ses magnifiques bataillons, ses canons lourds à l'arrière de sa formidable armée. Oui, c'était bien David qui allait se heurter à Goliath.

Mais la Bible nous montre David marchant hardiment au colosse, armé de sa fronde et plus encore de son courage. Nous avions notre fronde : elle s'appelait le 75 ; cet admirable petit canon, léger et résistant, l'emportait en vitesse de tir à ce point sur le 77, que, pour trois coups de celui-ci, notre canon en tirait quinze ; c'est avec cette fronde que nous frapperons Goliath au front et le ferons une première fois chanceler. Mais sans parler — j'y reviendrai — d'un très remarquable état-major qui, les premières leçons comprises et quelques chefs médiocres écartés, devait se révéler finalement très supérieur à l'autre, nous avions sur l'ennemi, quoi qu'il en pensât, une supériorité qui allait être bientôt sensible, celle du moral. Quel que fût le patriotisme bruyant qui animait les soldats allemands, il ne valait point comme ressort celui dont le soldat français allait, une fois de plus, faire la preuve, avec celle d'une valeur que le monde avait trop légèrement tenue pour affaiblie. Depuis quelques années, une admirable jeunesse, réagissant contre la mentalité de vaincu, affirmait une valeur rénovée : jeunes gens destinés à tomber pour leurs idées et dont je salue ici, avec une émotion pleine d'orgueil, la chère mémoire. Mais en réalité l'âme de la nation entière restait inaltérée. Nous sommes les fils d'une race qui, entre toutes, a porté à l'extrême la vaillance, l'audace et la foi. Ce n'est pas en vain que le Français, fils du guerrier celte, du légionnaire romain et du soldat franc, a pratiqué, des siècles, la plus haute vertu militaire et ce n'est pas en quelques années que s'anéantit ni même s'affaiblit l'œuvre de quinze siècles. Ce qu'un très grand écrivain, Maurice Barrès, a appelé les traits éternels de la France demeurait. L'âme de la France restait celle des compagnons de Clovis, de Charlemagne, de Philippe Auguste, des soldats de Duguesclin, de Jeanne d'Arc, de Bayard, de Condé, de Turenne, de Villars, de Kellermann, de Hoche, de Bonaparte. On allait voir cinq ans, et le premier moment de surprise passé qui allait décontenancer la fougue de ces Celtes, ce que valait contre la force matérielle, même incomparable, une force morale, plus incomparable encore. L'Allemagne avait des milliers de canons lourds, oui, et nous n'en avions pas trois cents, mais nous avions à opposer à la barbarie scientifique qui entendait nous broyer, deux mille ans de vertu, la Marseillaise et ce drapeau tricolore au-dessus duquel tant de nos soldats apercevaient encore la croix d'un labarum. Les Allemands croyaient nous réduire en une rencontre, deux au plus : après la première rencontre, qui valut comme courage dépensé, mais peut-être follement, les malheureux Crécy et les malheureux Azincourt de notre histoire, nous allions faire connaître que nous savions maintenant à ces journées de défaite faire aussitôt succéder les Bouvines, les Denain et les Valmy. Dès août 1914, le Français allait marcher sans timidité à l'ennemi, conscient que l'heure de la revanche — puisque aussi bien l'ennemi nous y provoquait — avait sonné, et avec elle l'une des plus grandes heures de notre histoire deux fois millénaire.

***

Cette vertu soudain ressuscitée, nous l'avions vue se révéler à l'heure où avait été jeté au pays l'ordre de mobilisation. Il s'y faut arrêter un instant, car cette heure, dont, écrit un historien de la guerre, mon ami Victor Giraud, nous garderons notre vie durant l'auguste et presque religieux souvenir, s'est inscrite comme un moment magnifique dans les fastes de notre pays. Du spectacle que la nation se donna à elle-même, date cette confiance qui ne devait point, pendant cinquante-six mois, se démentir. Ce ne fut point, ainsi qu'on l'a écrit la préface de la guerre, ruais sa première page et j'oserai dire sa première victoire.

Depuis huit jours, le pays vivait dans une ardente, mais généreuse fièvre. La gravité croissante de la situation faisait reléguer au second plan — et je dirai même au dixième plan — ce qui, la veille, passionnait l'opinion. Un long frisson courait à travers le pays, frisson non de timidité, mais d'horreur devant le crime qu'on voyait se préparer, mais aussi d'admirable amour de la France. Nous eûmes tous, dès ces premières heures, l'impression très nette que cette France allait être très belle.

Je venais de m'installer dans mon hameau vosgien où l'on vit très serré les uns contre les autres : je vivais très près de l'âme populaire, et, dans ces maisons que l'invasion cependant menaçait les premières — car la frontière était à deux pas —, je vis des cœurs aussi éloignés de la peur que de la jactance. Les sentiments se révélaient soudain si conformes à ceux que j'avais rêvés dans mes prévisions les plus optimistes, que j'y puisai immédiatement une confiance que rien ne devait plus ébranler. Les querelles furent en une heure oubliées (car, il en est dans le moindre village comme dans les plus grandes villes), politiques ou privées, sociales ou religieuses. Les mains se cherchaient, s'unissaient. Des hommes venaient me trouver pour me consulter sur les probabilités : Si les Prussiens en veulent — car là-bas on disait encore les Prussiens comme en 1870 —, concluaient-ils, eh bien ! ils en auront. Mais aucune présomption dans cette confiance : Ce sera dur, mais pourquoi donc qu'on ne les aurait pas ? On n'est plus en 70 ! Cependant, on espérait encore, quand les chasseurs de Raon-l'Étape vinrent, pour surveiller la vallée qui aboutit au Donon, cantonner autour de ma petite maison. Le 31, nous fûmes réveillés à l'aube d'une façon magnifique et pathétique. Dans la vallée, toute scintillante et rosée sous le premier soleil, un chant splendide s'élevait, le plus beau que j'eusse jamais entendu : c'était, chantée très exactement par mille bouches à la fois, la Sidi Brahim : son chef en tête, le commandant Rauch, qui, droit sur son cheval, tout le premier, chantait, les fanions flottant à la brise du matin, les clairons et tambours soutenant le chant inspiré, le 21e chasseurs marchait vers la ligne bleue des Vosges ; il marchait d'un pas élastique et comme vibrant. Et longtemps après qu'il eut passé, on entendait, répercutée par les échos de l'étroite vallée, cette belle Sidi Brahim, évocatrice d'un des exploits héroïques de l'arme et faisant comme éclater le cirque des monts. Dans notre hameau, secoué jusqu'aux moelles, tous les cœurs s'élançaient derrière ces enfants qui allaient à la gloire et marchaient à la mort.

Alors, très posément, mais avec un zèle dont l'ardeur se disciplinait, nos jeunes hommes gagnaient la caserne vide de Raon-l'Étape et, avant six heures, nous les voyions repasser armés et équipés, rejoignant avec une sorte de gravité allègre leurs camarades de l'active au fond de la vallée. Au moment où je quittais, à mon tour, pour Verdun, ma maison vosgienne, je croisai de jeunes Alsaciens arrivant de Schirmeck, tout pâles d'une grande émotion ; sans exaltation théâtrale, comme une chose dans tous les temps prévue, ces jeunes gens ralliaient la vieille mère patrie. Leur apparition complétait le spectacle de cordialité sereine qu'offraient ces heures inoubliables.

Le souvenir de notre grand Paris est présent à tous quand, dans la journée du Ier août, à 4 h. 30 du soir, l'ordre de mobilisation fut affiché. Péguy écrit à son ami Lotte : Celui qui n'a pas vu Paris hier n'a rien vu. La ville de sainte Geneviève est toujours là. Cette belle vaillance sans fanfaronnade, cette émotion comprimée, cette communion dans l'amitié restituée, ce souci d'être calme pour en être plus fort : c'est bien ainsi que je m'étais imaginé le bon guerrier coiffant le heaume et ceignant l'épée. Quel historien pourra dans l'avenir comprendre et par conséquent peindre le caractère inspiré qu'eut notre mobilisation, le caractère inspiré qu'allait en garder notre guerre ?

Mais tandis que le guerrier — en loyal soldat qui ne suppose pas, même chez le mécréant, la lâche déloyauté — faisait face à l'ennemi, celui-ci allait essayer, d'un traître coup, de lui couper les jarrets.

***

L'Allemand, si supérieur qu'il se sentît par la force de ses armées, ne méprisait point assez les nôtres pour risquer de les attaquer de front. Notre frontière de l'Est était redoutable et probablement infrangible. Verdun, Toul, Épinal fermaient l'accès du pays, ne laissant à l'envahisseur qu'une trouée où s'engager, — ce qui, nos armées restant toutes dans l'Est, eût été se perdre, — la trouée de Charmes entre la place de Toul et celle d'Épinal. Nancy, en avant même de Toul, s'était sur son Couronné entouré de travaux. Cette cuirasse nous couvrait.

L'état-major allemand avait donc, de longue date, cherché une autre voie d'invasion. Il préparait le plus magnifique coup de Jarnac de l'histoire. Nous faisions face à l'Est : nous allions être assaillis au Nord.

Le plan était simple. C'était celui d'un énorme enveloppement. Les armées françaises seraient en effet prises entre les branches d'une gigantesque tenaille : tandis que les armées allemandes, marchant à travers la Belgique et le Luxembourg violés, pénétreraient en France par les vallées de l'Escaut, de la Sambre et de la Meuse et, profitant de l'inévitable désarroi causé par cette traîtrise, descendaient vers la Marne, puis vers la Seine, deux autres armées, forçant la résistance française, de ce fait affaiblie, entre Nancy et Épinal, s'engageraient dans la trouée de Charmes, en direction du plateau de Langres. Comme pour les armées de Blücher et de Schwarzenberg, cent ans avant, le rendez-vous était à Troyes. Les armées françaises seraient alors prises dans un colossal coup de filet. Le plan, inspiré des doctrines de Schlieffen, a été admirablement démontré par Gabriel Hanotaux. Il semble que l'enveloppement dût même être plus large et que, à droite même de la droite allemande, des forces dussent pousser vers Dunkerque, Calais, Boulogne, peut-être Rouen, destinées à isoler la France de l'Angleterre et à rafler le pays avec l'armée.

La condition essentielle de cette manœuvre — car la branche de droite de la tenaille était la principale — était la violation de la Belgique, garantie par de solennels serments. Elle était décidée. Le roi Albert fut sommé de livrer passage. Vous savez quelle fut sa réponse ; elle restera éternellement l'honneur du souverain qui l'a faite et de la nation qui l'a acclamée. Les Allemands passèrent outre : dans la nuit du 3 au 4 août, leurs colonnes pénétraient en Belgique par toutes les routes entre Gemmerich et Malmédy et le roi faisait appel aux puissances garantes de la neutralité violée.

C'est alors seulement que l'Angleterre se prononça. Ses hésitations, fruits d'une longue politique de demi-cécité, avaient sans doute fait illusion à l'Allemagne, puisque le chancelier Bethmann-Hollweg montrait une si grande surprise que, pour un chiffon de papier, la Grande-Bretagne rompît avec une puissance amie et parente. Cet étonnement étonne. Il eût fallu à l'Angleterre — quand Anvers était menacé, et Dunkerque et Boulogne — non plus une demi-cécité, mais un complet aveuglement pour ne point intervenir. Mais son intervention, si grave que fût l'événement, paraissait négligeable au regard des avantages qu'offrait la violation de la Belgique. La nécessité ne connaît pas de loi, déclare, dès le 4 août, Bethmann-Hollweg au Reichstag enthousiasmé.

Cet enthousiasme s'explique le crime paraissait la seule condition de la victoire et la victoire l'inéluctable conséquence du crime. La France traîtreusement attaquée succomberait en trois semaines. Qu'importait alors l'Angleterre — et sa méprisable armée ?

Il est certain que nous étions surpris. Notre dispositif prévu tenait entre Longwy et Belfort. A la vérité, nous ne comptions pas attendre l'ennemi. La doctrine offensive, en honneur dans nos états-majors comme seule conforme au génie de notre race, inspirait tous nos plans. Ce serait en attaquant qu'on déconcerterait l'attaque. Même après la douloureuse expérience qui allait suivre, la doctrine, sinon l'exécution qui en fut faite, est défendable ; Foch n'en a jamais — avant comme après — professé d'autres.

Prévenant l'attaque allemande sur nos places de l'Est, nos armées devaient courir à l'assaut. Tandis qu'un de nos corps envahirait la Haute-Alsace et pointerait droit sur le Rhin, les 1re et 2e armées, sous les ordres respectifs de Dubail et de Castelnau, agiraient entre le Rhin et le cours de la Moselle — c'était notre aile droite. Ce pendant, la 5e armée (Lanrezac) et le corps de cavalerie (Sordet) opéreraient au nord de la ligne Verdun-Metz — c'était notre aile gauche. Au centre, la 3e armée (Ruffey) assurerait la liaison entre les deux actions, tout en menaçant Metz. La 4e armée (Langle de Cary) restait prudemment en deuxième ligne, en état de s'engager soit au nord, soit au sud de l'armée Ruffey, suivant que la bataille se révélerait plus difficile à notre droite ou à notre gauche.

Une autre considération avait présidé à cette dernière précaution. L'hypothèse de la violation des territoires luxembourgeois et belges n'était pas, ainsi qu'on l'a dit, écartée par notre état-major. On la prévoyait simplement moins large. Que le gouvernement allemand risquât, en envahissant la Belgique entière, de jeter, avec ce loyal pays, l'Angleterre dans la lutte, on ne pouvait se l'imaginer. Tout au plus, pour faciliter le mouvement de sa droite, l'Allemagne violerait-elle, avec le Luxembourg, le territoire belge de la rive droite de la Meuse. En ce cas, l'armée Lanrezac glisserait à gauche vers le nord, face à la trouée de la Meuse et l'armée Langle de Cary s'intercalerait aussitôt entre Lanrezac et Ruffey. Dès que l'armée allemande se fut venue heurter à Liège. cette variante au dispositif primitif fut ordonnée. Et le mouvement allemand paraissant plus large qu'on ne l'avait présumé, Lanrezac prit même position sur la rive gauche de la Meuse, sa droite assurée à cheval sur le fleuve par son 1er corps (Franchet d'Espérey), tandis que le corps expéditionnaire anglais était sollicité de venir prendre place à la gauche de nos armées. Langle de Cary, plus au sud, installait son armée face au Luxembourg belge et Ruffey, appuyant, de son côté, vers le nord, faisait face par sa gauche au grand-duché.

***

La France avait 'achevé sa mobilisation avec une promptitude, conséquence de l'ordre parfait avec lequel, grâce à un admirable concours, elle s'était accomplie. La concentration des troupes s'était faite avec la même exactitude, fruit du même zèle patriotique. Nos chemins de fer écrivaient en ces jours la plus belle page de leur histoire. D'ailleurs, tout était zèle et ardente volonté. Le pays avait accueilli la déclaration de guerre du 3 août avec une magnifique résolution. Le 4 août, la Chambre des députés, la veille encore déchirée par les âpres querelles que vous savez, avait, dans une séance mémorable, donné un exaltant spectacle d'union patriotique. Le président de la République, M. Raymond Poincaré, répondant à l'attente que, depuis sa triomphante élection, on mettait en lui et préludant au rôle qu'il devait pendant ces cinq années jouer avec un si admirable souci des nécessités nationales, donnait la note en proclamant l'union sacrée. Le discours du président du Conseil, M. René Viviani, digne des plus belles heures de la Convention nationale, avait, après ce message immortel, fait passer dans les moelles un frisson d'héroïsme à la 1792. Le pays en avait tressailli. Les mains s'unissaient fraternellement. Union sacrée, le mot était juste : il y avait quelque chose de religieux dans l'attitude de notre peuple. Les mensonges allemands achevaient de rendre odieuse une nation qui unissait si manifestement l'imposture à la violence. Il arrivait, après le 5 août, de Belgique des nouvelles propres à surexciter l'indignation. Mais ce qui était plus fort que l'horreur pour un ennemi barbare, c'était ce pur amour de la patrie qui faisait s'unir en un pacte solennel tous les partis, toutes les classes, toutes les confessions. Nos morts — tous nos morts — revivaient en nous et les tombes s'ouvraient à l'heure où, dans un souci fortifiant, nous pensions avant tout à protéger à jamais les berceaux. L'esprit de toutes les Frances du passé revivait, parce qu'au fond il n'y avait jamais eu qu'une France. L'esprit de la Croisade et l'esprit de la Fédération, l'esprit qui avait mené nos milices à Bouvines et l'esprit qui avait conduit à Valmy les soldats de la Nation semblaient se fondre en un seul. Des libres-penseurs écoutaient avec une sympathie cordiale un Albert de Mun crier : Dieu le veut ! mais au cri de la Croisade répondaient ceux qui, en 1792, avaient retenti à l'appel de la patrie en danger. Toute la France était debout frémissante de passion, mais aussi resplendissante d'une sereine vertu. Et ainsi était-on préparé à être à la hauteur des pires, comme des meilleures fortunes.

Quand on apprit que nos troupes étaient entrées en Alsace, y avaient enlevé Mulhouse et, lors de la seconde entrée, celle de l'admirable général Pau, étaient, Mulhouse reprise, en route pour le Rhin, ce fut un long cri de joyeuse résurrection. Il semblait déjà que le cauchemar né de 1870 s'évanouissait et que nous tenions notre revanche.

***

A l'heure où le général Pau semblait près d'atteindre le Rhin, nos armées de Lorraine à sa gauche étaient déjà en mouvement vers la Sarre.

Elles s'étaient ébranlées le 14 août, avec Sarrebrück comme objectif général.

Le mouvement était large. L'armée Dubail, par sa droite, franchissait les Vosges et descendait en Basse-Alsace, tandis que son corps du centre, enlevant Badonviller et Cirey, trouvait dans ces cantons, un instant occupés par l'ennemi, les traces effroyables de ses inqualifiables crimes. Par sa gauche, Dubail, se liant à Castelnau, occupait la Haute-Sarre et s'emparait de Sarrebourg.

L'armée Castelnau avait, de son côté, pénétré en Lorraine annexée, au sud-est de Metz, en direction de Delme et de Morhange.

C'était un champ de bataille redoutable. Le terrain marécageux — la région des étangs — franchi, on se heurterait à ces collines qui couvrent de loin la ligne Metz-Saint-Avold et où il était croyable que l'ennemi ne céderait pas facilement. Castelnau, qui joint à un grand cœur un esprit pénétrant, devait le penser ; car, tout en exécutant l'offensive qui lui était prescrite, il avait pris la précaution de faire, cependant, presser très activement derrière lui les travaux du Grand-Couronné de Nancy. Le 18, toute la région des étangs était occupée jusqu'à l'ouest de Fenestrange. Le 19, on arrivait devant Delme et Morhange, au moment même où, maître de Sarrebourg, Dubail tentait de pousser plus avant dans la vallée de la Sarre.

Sur toute cette ligne, l'Allemand nous attendait sur d'excellentes positions, formidablement fortifiées, puissamment tenues. Or, nous courions à cette bataille avec toute la fougue de paladins et toute la bruyante audace de Celtes enthousiastes. Légitimement enivrés d'avoir vu tomber devant eux ces poteaux-frontières qui symbolisaient l'exécrable événement de 1871, officiers et soldats semblaient dans leur ardeur presque oublier les articles les plus élémentaires de notre admirable Règlement des armées en campagne, s'éclairant mal et, en bons Gaulois, ainsi que le proclamaient nos lointains aïeux, ne craignant rien sauf que le ciel tombât sur leur tête. Or le ciel allait tomber sur leur tête.

Tandis que, sur la Sarre, une des divisions de Dubail, écrasée par les marmites de cette artillerie lourde dont personne n'avait prévu le formidable effet, refluait dans Sarrebourg et bientôt entraînait l'évacuation, d'ailleurs en très bon ordre, de la ville la veille occupée, l'armée Castelnau venait en partie se briser aux tranchées et fils de fer des positions de Morhange : choc terrible où se dépensa une vertu magnifique, celle notamment du 20e corps Foch. Le mérite du grand capitaine, engagé à contre-cœur dans ce guêpier, fut de ne pas s'entêter dans une action malheureuse. Dès le 20, Castelnau repliait sans aucun désordre son armée sur les positions du Grand-Couronné où il allait attendre l'Allemand et prendre sous peu sur lui une si éclatante revanche. L'armée Dubail, de son côté, retraitait sur la Meurthe. Mais derrière nos armées, les Allemands refluaient et, entre Dubail et Castelnau, l'un appuyé sur Épinal, l'autre sur Nancy, s'ouvrait cette trouée de Charmes dont notre offensive était destinée à éloigner l'ennemi et où, tenant nos armées pour paralysées, celui-ci allait tenter de s'engager.

***

Nous n'avions pas été plus heureux à notre centre, et nous étions plus malheureux encore à notre gauche.

Au centre, les armées Ruffey et Langle de Cary devaient, vous le savez, opérer dans la difficile région des Ardennes, sur la frontière des deux Luxembourgs. Elles allaient, de ce fait, se heurter à trois armées allemandes, celle du Kronprinz de Prusse marchant en direction générale de Longwy, celle du duc Albrecht de Wurtemberg se dirigeant sur Neufchâteau en Luxembourg et celle du général von Hausen qui, à la tête des troupes saxonnes, menaçait Givet par la trouée de la Meuse.

La bataille des Ardennes s'engagea le 22. Tout nous desservait : les positions, l'armement, le nombre ; tout, là comme ailleurs, favorisait l'ennemi, et là comme ailleurs, notre vaillance même tournait contre nous. Avec une ardeur magnifique, mais parfois téméraire, nos troupes s'engagèrent en un assaut 'qui, brisé à Neufchâteau comme à Virton, aboutissait à d'effroyables pertes. On pensait cependant reprendre, le 20, l'offensive quand l'armée Hausen, parvenant, nous le verrons, à déboucher à notre gauche, des forces sortant de Metz menacèrent notre droite. A cette dernière menace, le général en chef Joffre avait, à la vérité, trouvé la parade : Maunoury, placé à la tête d'une nouvelle petite armée, assurait au nord-est de Verdun, par une suite de brillants succès, la droite de Ruffey. Mais les événements du Nord allaient achever d'imposer de grandes résolutions, car c'est dans la vallée de la Basse-Meuse et surtout de la Sambre que se jouait l'acte principal de cette bataille des frontières, partout malheureuse.

Le général Lanrezac avait, le 19, pris position sur la Sambre : c'était un de nos chefs les plus réputés ; on attendait de lui que, refoulant les forces allemandes de Belgique dont on ignorait la formidable puissance, il donnât la main à l'armée belge attaquée. Le 12 août encore, celle-ci semblait pouvoir tenir en avant de Louvain sur la Gette. En réalité, l'énorme armée von Klück, la plus considérable des armées allemandes, roulant vers les six divisions belges, devaient fatalement les balayer si les Alliés, anglais ou français, n'intervenaient.

Des Anglais, il ne pouvait être question. Le petit corps expéditionnaire — 80.000 hommes au plus — destiné à opérer à la gauche de notre dispositif, n'avait achevé de débarquer en France que le 15 août ; sa concentration se faisait lentement, puisqu'elle ne sera même pas prête à intervenir le 20, ainsi que Joffre y croyait pouvoir compter.

Quant à l'armée française, c'eût été l'exposer à la pire des aventures que la hasarder dans ces conditions vers Bruxelles. Le 15 août, l'armée Hausen s'était révélée à la droite de Lanrezac, en attaquant sur Dinant. Cette armée était destinée, Dinant forcé, à se détendre comme un ressort entre Lanrezac et Langle de Cary pour briser leur liaison : Joffre l'avait deviné ; il allait obstinément maintenir sur ce point — à droite de Lanrezac et à gauche de Langle de Cary — l'excellent 1er corps qui, huit jours durant, devait si admirablement remplir sa mission de flanc-garde. Mais quant à leur demander plus, c'était impossible et, si couverte qu'elle eût été par la Meuse, la droite de Lanrezac, avançant vers l'est, eût été sérieusement menacée par les Saxons de von Hansen. Par surcroît, le 17, la place de Liège, après une très belle résistance, avait succombé et l'Allemand était déjà sur Namur, où l'on ne pouvait espérer tenir aussi longtemps que dans Liège. Le flanc droit d'une armée française marchant sur Bruxelles devant être, de ce fait, très vulnérable, sa gauche n'eût été, d'autre part, assurée par rien, les Anglais n'arrivant pas. Connaissant aujourd'hui les forces dont disposaient les deux armées allemandes auxquelles on se serait heurté — un demi-million d'hommes sous les ordres de von Klück et von Bülow — sans parler des 120.000 hommes de Hausen, nous devons nous féliciter de la prudence qui nous fit, le cœur gros, résister aux appels de l'état-major belge. Marcher le 18 août sur Bruxelles eût été chercher de gaieté de cœur un Sedan en plein champ de Waterloo. On dut se contenter de lancer en direction de Bruxelles, pour montrer aux Belges des soldats français, notre corps de cavalerie.

Le 18 août, l'armée belge s'était décidée à se replier sur Anvers. Klück s'était alors ébranlé : le 20, son énorme armée défilait arrogamment à travers Bruxelles terrifié, dans un appareil tel, que les témoins en éprouvaient et en ont — je l'ai constaté depuis sur place — toujours gardé une impression formidable.

A sa gauche, la IIe armée (Bülow) s'était avancée en direction de la Sambre, tandis que Hausen renouvelait sur la Meuse, à Namur, la tentative que Franchet d'Espérey avait brisée, le 15, à Dinant.

Ceux qui virent les armées impériales en marche eurent le sentiment que rien ne leur résisterait. Jamais pareil spectacle de force n'avait été donné à l'humanité. Par ailleurs, les atrocités commises sur l'ordre des chefs répandaient une indicible terreur. C'était Attila appuyé sur tout l'appareil de la guerre ultra moderne. Or, cette masse de troupes, à marches forcées — 40 à 50 kilomètres par jour — courait vers des adversaires qui, à peine, étaient en ligne. Car Klück, en marche sur la région Tournai-Mons, avait de grandes chances de l'atteindre avant qu'un seul Anglais y eût paru, et Bülow allait se heurter à une armée française, deux fois inférieure en nombre, mal assurée sur sa gauche et surprise en flagrant délit de préparation d'offensive.

Lanrezac se rendait si bien compte des conditions défavorables où il se trouvait placé, qu'ayant reçu l'ordre de prendre, pour le 22, l'offensive, de concert avec les Anglais, il déclina l'ordre : attaquer de concert avec nos alliés impliquait qu'ils fussent là et ils n'y seraient pas avant le 23, peut-être le 24. Contrairement à une légende qui eut cours, le général en chef n'avait pas insisté, faisant le général Lanrezac, suivant les termes de la dépêche, juge du moment où il conviendrait de commencer l'offensive, — ce qui était la sagesse même.

Mais la bataille que, fort prudemment, Lanrezac voulait, pour le 22, éviter, venait le chercher, en quelque sorte, le 21. Tandis qu'aiguillonné par les requêtes de Joffre, le maréchal French pressait le mouvement, tout au moins de sa cavalerie, sur Mons, les Allemands se jetaient, le 21, à midi, sur nos 3e et 10e corps légèrement en flèche.

Le champ de bataille ajoutait aux difficultés de l'heure. Tout ce bassin de Charleroi, de Namur à Mons, est, dans une vallée assez étroite, un enchevêtrement de faubourgs. Le revoyant récemment, je ne pouvais me figurer comment, à travers ce dédale de corons, de bâtiments d'usine, de pyramides de charbons, une véritable bataille avait pu se livrer. En fait, cette fameuse bataille, dite de Charleroi, ne fut qu'une série d'actions forcément assez décousues. On s'y aborda plus qu'on ne s'y empoigna.

Le bombardement de Namur en avait été le signal : Franchet d'Espérey y avait jeté, pour renforcer la garnison belge, une partie de la brigade alors commandée par un jeune chef déjà célèbre, le général Mangin. Mais, à la gauche de Franchet d'Espérey, le 10e corps était attaqué avec violence, la Sambre franchie par l'ennemi et, en dépit d'héroïques contre-attaques, les troupes du général Defforges rejetées des collines sud elles-mêmes. Le 3e corps, plus à gauche, commandé d'une main au moins... incertaine par le général Sauret, n'avait pas meilleure fortune et, rejeté de même au delà de la Sambre, échouait dans ses tentatives de réaction.

La partie déjà était compromise ; la journée du 22 ne pouvait qu'être mauvaise. Tandis que Namur, accablé d'obus, tenait difficilement, le 1er corps, échouant dans ses tentatives de reprise, subissait d'effroyables pertes et était, le soir, contraint à retraiter en combattant ; le 3e corps, de son côté, était attaqué avec un redoublement de violence ; les Allemands, débouchant du Châtelet, à l'est de Charleroi, enlevaient là encore les hauteurs sud de la rivière, que ne pouvait nous rendre une brillante, mais vaine contre-attaque, de la belle 38e division d'Afrique.

A gauche, le corps de cavalerie, fatigué par la vaine randonnée des jours précédents, n'était pas utilisé. Heureusement, le 18e corps, que Joffre venait de transporter à la gauche de Lanrezac, a pris position entre le corps de cavalerie et le 3e corps qu'il étaye. Mais un vide menaçant continue à exister à la gauche de ces belles troupes, un vide que l'armée anglaise ne semble pas pouvoir remplir avant vingt-quatre heures.

D'autre part, à droite, Namur succombait. Le 23, dans la matinée, les forts étaient occupés et la ville tombait : aussitôt l'armée Hausen tente de nouveau de forcer le passage de la Meuse aux environs de Dinant : le 1er corps vient d'en laisser la défense à de nouvelles troupes ; d'Espérey, ainsi libéré, attaque sur le flanc allemand avec succès. Mais ce succès, qui suffit à dégager le malheureux Ife corps en grand péril, ne peut avoir pour résultat que de permettre à la retraite de l'armée Lanrezac de s'opérer sans être talonnée.

Cette retraite, en effet, s'impose. Sur le front du 3e corps, de nouveaux fléchissements se sont produits et son recul entraîne celui du 18e corps, à sa gauche. Pour comble de malheur, l'armée britannique, enfin entrée en ligne, ce 23 au matin, avec une belle allégresse, dans la région de Mons, à notre gauche, semble, au bout de quelques heures et après un engagement meurtrier avec les troupes de Klück, assez décontenancée. Douglas Haig, qui commande le 1er corps, paraît cependant résolu le soir à reprendre le lendemain le combat. Mais dans la nuit du 23 au 24, French, qui se tient légitimement pour menacé à sa gauche par un mouvement de Klück sur Tournai et qui, à sa droite, voit les troupes françaises se replier, rompt brusquement le combat et signifie au grand quartier français — et à Lanrezac qui sollicite son appui qu'il va retraiter sur la ligne Maubeuge-Valenciennes.

Cette résolution enlève au général Lanrezac sa dernière possibilité de reprendre l'offensive. Par ailleurs, à la droite de Lanrezac, la 4e armée française reflue, en très bon ordre et tout en maintenant l'ennemi, vers la Meuse que les Allemands vont franchir derrière elle.

L'ordre de retraite est en conséquence envoyé à Lanrezac, tandis que déjà le mouvement très prononcé de repli des Anglais a commencé. Ce repli découvre les villes du Pas-de-Calais ; heureusement, Joffre y a paré par la constitution, sous les ordres du général d'Amade, d'un groupe de divisions territoriales, destiné à faire barrage, le cas échéant, de Maubeuge à Dunkerque, et qui effectivement va, de ce côté, empêcher le mouvement d'enveloppement allemand de prendre toute l'ampleur prévue.

Lanrezac, quand l'ordre du grand quartier lui parvient le 24, a déjà ordonné la retraite. Son mérite est de l'avoir ordonnée à, l'heure où, après des combats qui out été aussi meurtriers pour l'adversaire que pour nous, celui-ci était immédiatement incapable de nous accrocher ni même de nous talonner. Le commandant de la 5e armée, tout en donnant l'ordre de retraite, manifestait encore l'intention de reprendre l'offensive, mais, à. sa gauche, l'armée britannique se repliait avec des intentions tout autres. Attaquée dans son repli du 24, elle avait subi de très grosses pertes ; son chef la déclarait, en conséquence, pour d'assez longs jours, incapable de combattre, et, désireuse avant tout d'éviter le contact de l'ennemi, elle gagnait, après la ligne Maubeuge-Valenciennes, la ligne le Cateau-Cambrai, mais avec l'intention annoncée d'atteindre la ligne Busigny-le Catelet, ce qui l'amenait déjà dans la région picarde. Dans ces conditions, Lanrezac ne pouvait plus songer un instant à reprendre l'offensive.

***

En fait, une grande résolution s'imposait. Il était clair que, justifiée ou non dans son principe, notre offensive avait échoué des Vosges à la Sambre, la Bataille des frontières était perdue. Nous nous étions partout heurtés à des troupes très supérieures et surtout à des moyens contre lesquels se devait briser la vaillance généreuse, mais parfois inconsidérée de nos troupes.

Celles-ci, à la vérité, — circonstance qui pouvait, qui allait tout sauver, — si elles sortaient de ces combats malheureux matériellement entamées, gardaient un moral auquel, le soir du 24, tous les rapports rendaient un éclatant hommage. Nous verrons que dans cette journée même du 24, Castelnau, faisant front sur le Couronné de Nancy, engageait contre l'adversaire une nouvelle bataille qui allait, avec l'appui de l'armée Dubail, tourner, après trois jours, en victoire. Ce que Castelnau et Dubail, à notre droite, obtiendront, ces 24, 25, 26, 27 août, de leurs soldats, un Lanrezac, un Langle de Cary, un Ruffey l'eussent sans doute obtenu des leurs. Mais aucun n'avait sous les pieds un Couronné de Nancy ; il eût été téméraire d'engager immédiatement, avec des troupes éprouvées, une nouvelle action sur de médiocres positions. La Bataille des frontières était perdue, la grande partie ne l'était pas. Elle pouvait être regagnée, si, du général en chef au plus petit soldat, pas un instant, on ne désespérait de la regagner Or, général en chef et petit soldat étaient à cette heure parfaitement d'accord sur ce point ; suivant l'expression de Joseph Bédier, dans l'admirable livre qu'il vient de consacrer à l'Effort français, on s'avouait manœuvré, battu non, — et tout était là.

De fait, la bataille des frontières n'était pas terminée que, dans l'esprit du grand chef, s'élaborait — le mot ne s'est jamais mieux appliqué qu'à l'esprit d'un Joffre —  le plan d'une autre bataille. Car c'est du soir de Charleroi que Joffre conçoit le plan d'où va sortir la victoire de la Marne.

Le 25, part du Grand Quartier l'ordre de retraite générale : La manœuvre offensive projetée n'ayant pu être exécutée, y lit-on, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5° armées, de l'armée anglaise et de forces nouvelles prélevées sur la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive, pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts ennemis.

Oui, la bataille de la Marne, nous le verrons du reste, tient déjà presque tout entière dans cet ordre du 25 août. Ses éléments primordiaux s'y trouvent : la liaison des 4e et 5e armées qu'assurera un jour l'armée Foch, l'armée des Marais de Saint-Gond, et la constitution, sur le flanc de Klück, de ces forces nouvelles qui seront l'armée Maunoury, l'armée de l'Ourcq. Cet ordre de retraite est beaucoup moins la liquidation d'une défaite que la préparation d'une victoire et c'est pourquoi j'ai entendu arrêter ce premier chapitre à cette date du 25 août. Ce qu'on appelle maintenant la manœuvre de la Marne date de ce 25 août : les événements de septembre en découleront ; on ne pourrait, sans commettre un contre-sens historique, séparer de la bataille la retraite qui la prépara, pas plus qu'on ne peut séparer de la Marne les victoires de l'Est qui la rendirent possible.

C'est cet ensemble d'événements que je retracerai plus loin. Je dirai tout d'abord ce qu'était l'homme qui dirigea la manœuvre et comment nous sauvèrent les qualités de Joffre. Il venait d'en affirmer une : ce froid bon sens qui jamais, désormais, ne se démentira. On avait peut-être, en prenant l'offensive sur toute la ligne et sans être instruit de la répartition des forces ennemies, commis une imprudence qu'avaient aggravée l'incapacité de certains chefs et la vaillante témérité de certaines troupes. Je dis : peut-être, car la question reste soumise à la controverse ; et, l'ayant abordée sans idée préconçue, un Gabriel Hanotaux l'a résolue, en dernière analyse, par l'approbation. Parlant de l'offensive d'août, il écrit : Son principal défaut — qui ne dépendait pas de la volonté des chefs — fut qu'ayant été improvisée, il lui manqua certaines préparations. Si elle eût réussi, le sort de la guerre eût été décidée et la France n'eût pas souffert. Même ayant échoué, en partie du moins, elle prépara le succès du lendemain. Sans l'offensive de la vingtaine d'août, la bataille de la Marne eût sans doute tourné différemment. Joseph Bédier, moins suspect encore de militarisme excessif, pose la question sur un autre terrain : Aujourd'hui que chacun voit à plein le plan de l'Allemagne, grandiose puisqu'il a failli réussir, absurde puisqu'il a échoué, en tout cas criminel, chacun voit aussi qu'il n'eût été du pouvoir d'aucun chef militaire, quelque génie qu'on lui suppose, d'y remédier, et que notre plan de concentration, fondé sur le respect des traités, étant ce qu'il était, le plan de concentration ennemi fondé sur le mépris de la foi jurée, étant ce qu'il était, la bataille de Charleroi ne pouvait être que ce qu'elle fut. Je m'en tiendrais volontiers à ce jugement qui, sans chercher à épiloguer, critiquer et débattre, s'illumine du plus clair bon sens. Il est probable que si, au lieu de courir à l'ennemi, nous l'avions attendu dans le bassin' parisien, des critiques aussi âpres seraient à l'heure présente formulées — et probablement par les mêmes gens.

***

Joffre — pour l'heure — ne ratiocinait pas. Il constatait et concluait. On savait bien, parbleu, dès les premières heures de la guerre, que nous avions affaire à un ennemi redoutable. A le tâter — ce qui avait été nécessaire pour le connaître — il s'était trouvé plus redoutable. Pas un instant on n'en conclut qu'il était invincible. Seulement, pour le vaincre, il fallait réengager la bataille dans d'autres conditions et sur un autre terrain. Les conditions réunies, le terrain se trouverait. Les armées de l'Est tenant bon, notre flanc serait gardé ; dès lors, la retraite, si elle se faisait avec ordre, permettrait de créer ce dispositif. Quand il existerait, on se retournerait et on recevrait l'ennemi.

Pour concevoir un tel plan avec cette belle assurance, il fallait, à la vérité, avoir dans la vertu du soldat une foi bien ferme. Joffre il a bien voulu, en une heure émouvante, s'en exprimer devant moi — avait cette foi, imperturbable, inébranlable. Et il avait raison. A cette heure, un officier[3] écrivait sur ses tablettes : Demain, c'est la mort, je l'accepte. Demain, c'est la déroute, je l'accepte... Mais d'autres aurores se lèveront. Si je ne suis plus là, mes frères les verront. D'autres batailles suivront ; mes frères y triompheront. D'autres jours viendront et aux cris d'angoisse succéderont des cris de joie. Reste debout, soldat obscur. Nul ne connaît ta souffrance ; ton sacrifice demeurera ignoré. Réjouis-toi. Ta souffrance est plus pure, ton sacrifice plus noble. Fais ton devoir et espère. Espère de toutes tes forces, espère éperdument, et réjouis-toi, Français qui va mourir. Ceux-là seuls sont vaincus qui ont désespéré de leur patrie.

Sur le chemin de la victoire où nous nous étions élancés avec une sorte d'allégresse, nous étions, dès la première étape et après ce premier choc, durement refoulés. Mais nous savions qu'un jour, — proche ou lointain, — nous referions cette étape, parce que ceux-là seuls sont vaincus qui ont désespéré de leur patrie.

Derrière les armées françaises en retraite, les masses allemandes emportées par une joie frénétique couraient, mais au-dessus de leurs rangs ce n'était pas la Victoire ailée qui éclairait leur route, c'était la Némésis antique — la déesse des grandes revanches — qui, de sa terrible main, les poussait, dans le concert de leurs cris de triomphe, vers leur première et irréparable défaite.

 

 

 



[1] Exactement une section de 2 pièces par bataillon — soit 3.000 — et une de 2 pièces par régiment — soit 178.

[2] 272 pièces lourdes seulement en juillet 1914.

[3] Mon héroïque ami Robert Dubarie, ancien député de l'Isère, lieutenant de chasseurs alpins, tombé depuis glorieusement à l'ennemi.