VERDUN

 

VIII. — L'ATTAQUE SUR LES AILES, DU MORT-HOMME AU DÉFILÉ DE VAUX.

 

 

6 mars-30 avril.

 

Les Allemands éprouvaient la plus vive déception. Si considérables que fussent leurs gains des premiers jours, l'attaque brusquée n'avait pas donné le résultat qu'on en avait attendu : la percée sur un point en direction de Verdun, puis, la brèche élargie, la ruée vers la ville : d'autre part, si les troupes françaises s'accumulaient sur la rive droite attaquée, il semblait bien que l'attention de l'Etat-major français ne se détournait pas de la rive gauche menacée : le coup du Sedan de la guerre mondiale était manqué. Chose étrange, le Kronprinz y revenait cependant, il allait — dix jours trop tard — attaquer sur le rive gauche. A vrai dire, ce n'était plus manœuvre avantageuse, mais action nécessaire : les nouvelles positions allemandes au nord de Verdun sur la rive droite étaient presque intenables et. à plus forte raison, toute avance dans la boucle de Champneuville interdite par la présence du groupement Bazelaire sur le front de Forges à Malancourt et l'installation sur les collines du Mort-Homme et dans le bois des Corbeaux d'une artillerie qui prenait à revers toute la région de Charnpneuville-Louvernont.

Le 4 mars, on lut sur le front des troupes du IIIe corps allemand un ordre du jour du Kronprinz, qui, essayant de pallier l'arrêt momentané de la lutte, parlait de repartir pour de nouveaux combats, car il fallait prendre Verdun proclamé cœur de la France. Mais avant toute reprise de bataille sur la rive droite, il fallait déterminer sur la rive gauche un recul des positions françaises. Ce sera le but de l'attaque du 6 mars.

Le saillant de Forges était vulnérable : il pouvait être canonné sur trois côtés et le fut. Il le fut copieusement : puis l'infanterie jetée à l'assaut au delà du ruisseau de Forges. La Côte de l'Oie fut bientôt assaillie ; elle résista, mais Forges et Regneville tombèrent, la ligne française se reformant de Béthincourt à la Meuse par le bois des Corbeaux, la Côte de l'Oie et la cote 229. Mais les Allemands, portés au pied des collines, sont à portée de les assaillir. Le 7 mars, ils parviennent à déborder la Côte de l'Oie, à enlever les bois des Corbeaux et de Cumières. Ils abordèrent alors le Mort-Homme en rangs serrés. La position était fortement tenue et on y attendait l'ennemi ; tandis que l'artillerie l'encageait, un feu nourri de mitrailleuses et de mousqueterie traçait dans ses rangs de grandes traînées sanglantes. Rejetés en désordre dans le bois des Corbeaux, les survivants y furent pris à partie par nos batteries. Comme Cumières, enlevé, était repris et que Béthincourt avait résisté, la grande attaque de la rive gauche semblait avoir échoué. Elle n'en avait pas moins obtenu une partie fin résultat cherché : la Côte de l'Oie, le bois des Corbeaux occupés, le Mort-Homme serré de près, notre artillerie a dû se reporter un peu en arrière et l'Allemand peut réengager la bataille sur la rive droite. Le général de Bazelaire entend ne pas accepter cette solution. Ordre est donc de reprendre le bois des Corbeaux. Ce fut un des plus beaux épisodes de la bataille : la position était difficile à assaillir : le colonel Macker, un Alsacien au cœur de feu, conduisait lui-même l'attaque, à la tête de 3 bataillons : un témoin a évoqué devant moi les trois vagues roulant vers le bois, tandis que d'un tertre battu par les obus, l'abbé de Chalrol, prêtre à la grande âme, bénissait ceux qui allaient mourir. Le colonel enleva le bois et sous un déluge d'obus y tint. Mais, le 9, un retour offensif de l'ennemi, une attaque massive submergeait le bois : le colonel avait été tué l'un des premiers J'ai entendu sur son lit de souffrance un admirable soldat, tombé à côté de lui, nous peindre le noble chef étendu tout sanglant dans la neige rougie. On dut s'en tenir là.

La bataille était donc pour les Allemands possible sur la rive droite. Elle se livrait de la côte du Poivre au massif de Vaux.

L'objectif de l'ennemi était indiqué : maitre de Louvemont et de Douaumont, il entendait, par l'occupation de Bras et de Thiaumont, constituer une ligne qui lui permettrait de tenir Verdun sous une menace très proche. Mais il y avait imprudence à tenter cette avance sans s'être, au préalable, assuré, sur son flanc gauche, des pentes même de Douaumont du côté du sud, du défilé entre ce massif et celui de Vaux et de ce dernier massif même avec le fort qui le cime.

Ce défilé de Vaux, c'est une des poternes de Verdun. Je le connais comme ma rue parisienne j'en ai, dans les premiers jours de guerre, gardé, certaines heures, en chef de petit poste, l'entrée qui alors était peu menacée. La Woëvre qui, entre Dieppe et Damloup, est arrosée par le Ru de Vaux vient mourir aux premières maisons du village où le ruisseau court en cascadant : Vaux est encaissé entre les pentes des deux massifs ; la rue centrale se prolonge vers l'est au delà d'un étang par le ravin de Bazil : mais deux autres ravins viennent aboutir au nord et au sud de l'étang, le ravin de la Fausse Côte menant au fort de Douaumont au nord. le ravin des Fontaines escaladant à travers le bois de Vaux-Chapitre le plateau où s'élève Souville et où se terre Fleury. On voit l'importance du défilé. J'ajouterai que le fort de Vaux est presque imprenable si le village n'est pas entre les mains de l'assaillant. La difficulté s'augmente. s'il n'a pas pris Damloup qui flanque la colline au sud-est et défend le fond de la t'orgue, voie de pénétration vers les pentes sud-ouest du fort.

Il attaque donc, le 8, le village de Vaux par l'est, d'une part et, d'autre part, la Caillette par le nord. Enfin il essaie d'enlever Damloup, à la lisière de la Caillette il est reçu de telle façon qu'il n'y revient pas. A Damloup vers lequel il s'engage imprudemment, il se fait cerner une compagnie entière par une habile manœuvre d'une des nôtres et n'insiste pas. Devant Vaux, le combat est au contraire très âpre. Maitre de la partie du village entre le cimetière et l'église. il essaie de pousser. Une de ses compagnies, qu'on a laissé approcher, est rejetée dans les granges où on la sert à la baïonnette et dans les caves où on la sert à la grenade. D'autres forces reviennent à la rescousse ; mais des barricades coupent la rue, qu'on défend à outrance. Ce fut, cette bataille de Vaux du 8-9, la journée peut-être la plus meurtrière pour l'Allemand, qui attaquait en niasse et comme follement.

Il était pressé : il se décida à attaquer le fort par la falaise est. Il en escalada la base. mais arrivant sur la pente douce qui. au sommet de la falaise, amène aux fossés, il tomba dans nos réseaux, y fut pris par le double feu du village et du fort ; les assaillants se débandèrent rapidement en laissant 200 cadavres.

L'assaut avait été donné avec une telle violence et une telle confiance dans le succès qu'avant même qu'il eût abouti à ce sanglant échec. la nouvelle d'une éclatante victoire avait été envoyée par un général trop pressé au Quartier Général du Kronprinz. C'est ainsi que le 9 mars le Grand Quartier Impérial lançait ce communiqué fantastique : A l'est du fleuve, le village, le fort cuirassé de Vaux, ainsi que les nombreuses fortifications voisines de l'adversaire, ont été, après une forte préparation d'artillerie, enlevés dans une brillante attaque de nuit des régiments de réserve de Posen n° 6 et 19, sous la direction du général de l'infanterie von Guretzky-Cornitz.

La nouvelle, imprudemment lancée, il fallait la rendre vraie. Le 10, les malheureux soldats allemands sont rejetés à l'assaut des pentes et reçus de même, de même reconduits. Force était de constater qu'on n'aurait pas le fort tant que le village nous resterait. Le 11, l'assaut fut derechef donné à Vaux : une barricade particulièrement forte coupe le village en son milieu : cet amas de poutres et de charrettes fait rempart, trois fois, l'Allemand s'y brise, décimé par nos mitrailleuses, écrasé par notre canon. Et, le soir du 11, il s'affaisse.

Cependant, une attaque partie de Douaumont s'est brisée sur la corne est du bois Nawé. D'ailleurs c'est attaque insensée, tant que le défilé de Vaux n'est pas forcé. Et nous, arcboutés de toute notre force sur cette poterne que nous maintenons fermée, nous achevons de rendre vain l'assaut d'abord heureux de février, vains les progrès sur la rive gauche, puisque l'Allemand n'a pas pu, parce qu'arrêté au sud, porter d'un pouce sa ligne sur Thiaumont et Bras, vain tout cet immense effort qui, maintenant, se chiffre par un nombre effrayant de pertes pour aboutir à piétiner sur place depuis huit jours — dans la boue ensanglantée du défilé de Vaux.

Le 10 mars c'était avec raison que Joffre, arrivé sur les lieux, adressait à l'armée de Verdun l'ordre du jour célèbre tenant tout dans ces mots qui traverseront l'histoire : ... Le pays a les yeux sur vous, vous serez de ceux dont on dira : Ils ont barré aux Allemands la route de Verdun.

***

A la fin de mars, je fus chargé de conduire à Verdun d'illustres visiteurs. Le commandant d'armes. l'aimable général Dubois nous reçut dans les flancs de la citadelle avec son hospitalité coutumière. Après avoir salué Maurice Barrés qui était de cette compagnie, le général se tournant vers AI. Athos Romanos, représentant d'une Grèce alors indécise, lui dit : M. le Ministre, nous avons nos Thermopyles : ils sont à Vaux. Mais nous ne serons pas écrasés comme Léonidas.

Les Thermopyles de Vaux étaient restés fermés du 8 au 12 mars et l'assaut avait été si meurtrier pour l'assaillant que celui-ci, hors de souffle et exsangue, pendant trois jours, se terra. Quant à croire qu'il abandonnerait ses attaques, personne n'y songeait. A moins que, sur la rive gauche, il ne forçat la barrière du Mort-homme, tel geste eût équivalu à renoncer à Verdun. La poussée sur Verdun était, de la Côte de Talou aux pentes sud de Douaumont, condamnée à marquer le pas tant que, sur sa droite et sa gauche, l'assaillant serait accroché. Il lui fallait sur sa gauche le massif de Vaux, donc au préalable le village ; il lui fallait, à sa droite, le massif du Mort-Homme, enlevé ou tourné. Du 22 mars au 11 avril, il essaiera d'emporter les deux positions.

Il tâta les pentes du fort de Vaux, le 16, fut, le 17, rejeté : il lui fallait bien reprendre ses attaques sur le défilé : il emporta l'est du village le 18, en fut, par une contre-attaque, chassé en partie le 19. Nous trouvâmes dans le village des monceaux de morts. Et d'ailleurs ou vit l'ennemi se terrer derechef du 22 au 30.

C'était pour préparer un assaut plus formidable. Toute une division fut déchainée. Pour lui faciliter la tâche, l'Allemand tenta d'élargir la position au sud de Douaumont et fut repoussé. Le 31 mars ; ce fut ruée furieuse. Vaux fut disputé pierre pari pierre. Ce ne fut qu'au troisième assaut qu'il fut submergé : encore trois compagnies se défendaient-elles, encerclées, dans la partie ouest du village. Nous réattaquons avec une compagnie à l'ouest, le 8, et parvenons à enlever les dernières maisons. Mais un nouveau flot submerge, avec la compagnie de secours, les derniers défenseurs. Vaux est définitivement perdu. Mais le village n'occupe que la tête du défilé : celui-ci se réserve au contraire après les dernières maisons, en avant de l'étang précédé d'une digue, et s'il n'a dépassé l'étang, l'ennemi ne peut aborder ni, à sa droite, le ravin de la Fausse Côte qui mène à Douaumont, ni, à sa gauche, le ravin des Fontaines qui lui permettrait de contourner le fort de Vaux. C'est pourquoi nous avons, dans les derniers jours, apporté notre application moins encore à disputer le village en ruines qu'à occuper solidement la digue et les bords de l'étang. L'ennemi qui débouche du village est fauché par nos mitrailleuses, rejeté en lambeaux sur Vaux et n'y revient pas. Ce sont bien les Thermopyles, mais Léonidas, pour avoir un peu reculé, n'est pas plus disposé à laisser passer.

Restait à attaquer sur la rive gauche. Là c'était le Mort-nomme qui faisait barrière, long plateau dénudé à deux sommets (cotes 265 et 295) que couvrent, à l'est, l'éperon des Caurettes venant mourir à Cumières, à l'ouest la forte cote 301 dont les pentes occidentales alternent aux lisières des bois de Malancourt et d'Avocourt. L'attaque de front tentée le 7 mars avait laissé de cuisants souvenirs à l'Allemand il espéra cependant enlever à l'esbroufe, par une attaque brusquée, le saillant 265 : il fut déjoué ; la résistance fut telle aux attaques que quatre jours elles se briseraient là contre. Le 14, il voulut en finir. La division Debeney prévenue serrait les coudes et bandait ses muscles. J'ai donné la consigne que nul ne devait reculer, écrivait le lendemain Debeney. On ne recula pas et ce fut miracle tant le coup fut rude. Le colonel Garçon, commandant la brigade, 3 commandants de régiments et leurs états-majors qui s'étaient jetés dans le combat restaient sur le carreau avec des centaines de leurs hommes, mais Debeney pouvait témoigner fièrement qu'aucun homme n'avait été vu se reportant en arrière. L'exemple des chefs — et leur sacrifice — avaient achevé d'enraciner la défense.

Mais l'ennemi réitère ses attaques : si la cote 295 tient bon, la crête 265 est perdue ; une bataille confuse s'engage sur ces sommets qui va durer de bien longs jours. L'ennemi annoncera trois fois qu'il est maitre du Mort-Homme. Or, le 8 avril, un officier allemand écrira qu'on va encore attaquer le malheureux Mort-Homme que les Français occupent toujours et où ils ont toujours d'excellents observatoires, ajoutant qu'à voir ce qui se passe, il faudrait des mois de combat pour avoir Verdun.

Le commandement n'est peut-être pas moins découragé que ce petit lieutenant. Mais de la déception que donne ce nouvel assaut au Mort-Homme il ne tire pas la même conclusion : il entend tourner la position, puisqu'il ne la peut forcer, et la tourner très largement. Il attaque, à l'ouest, les bois de Malancourt et d'Avocourt ; l'attaque fut brusque — le 20 mars — et la surprise servit l'assaillant : les bois lurent enlevés en quelques heures — j'en fus témoin —, et le réduit d'Avocourt, à la lisière du bois. Nous étions ainsi pris de flanc : tes ouvrages de Malancourt et d'Hautcourt, la cote 304 ensuite étaient maintenant positions aventurées — et, partant, le Mort-homme plus à l'est. Mais l'armée n'entend point laisser longtemps à l'ennemi le bénéfice de ce coup de main. Le 29, le réduit d'Avocourt est par nous attaqué : le colonel le Malleray se jetant à la tête de ses hommes, enlève le réduit, s'y maintient, s'y fait tuer ; mais enflammées par l'exemple, ses troupes y tiennent. Or, trois jours, l'ennemi attaqua le malheureux réduit ; tout tenait à sa possession : les Allemands perdirent à ces assauts tant d'hommes qu'en dépit de tout, on reste étonné de son acharnement. Malancourt est, trois jours, ainsi défendu maison par maison et Haucourt, après sept jours de combats, ne nous est arraché que lorsqu'une brigade allemande entière est jetée sur ce tout petit village. Béthincourt, foudroyé par l'artillerie ennemie, est dès lors intenable. On l'abandonne, mais l'ennemi s'y installe à peine qu'il est à son tour écrasé par nos obus.

La situation n'en était pas moins assez sérieuse. De l'ouest de Malancourt au Mort-Homme, notre ligne avait été reportée à 2 kilomètres en arrière, la cote 304 était découverte et si l'ennemi parvenait à s'en saisir, le Mort-Homme déjà fortement abordé, tombait sans rémission.

L'Etat-major allemand entendit frapper un grand coup, emporter par un assaut d'ensemble — d'Avocourt à Cumières — toute la barrière démantelée Il régiments furent, le 9 avril, lances à l'assaut, tandis que l'artillerie couvrait d'obus toute la ligne nord, de la région de Douaumont à celle d'Avocourt. La ligne tint. Mais les combats furent affreux. C'est au Mort-Homme qu'ils atteignaient la plus grande âpreté. Le 8e Chasseurs qui défendait la pente nord-est avec le 16e Chasseurs et le 151e régiment d'infanterie, fut un moment attaqué sur trois côtés. Le capitaine de Surian qui le commandait, blessé grièvement, envoyait à la brigade l'admirable appel qui se terminait par ces mots : Le moral des hommes qui sentent pourtant la gravité de la situation reste bon. Ils sont résolus à tenir jusqu'à la mort. Ils tinrent et le Mort-Homme, ce jour-là, nous restait.

Mais une attaque aussi furieuse avait forcément entamé çà et là notre ligne : l'Armée s'émut : elle prévoyait avec raison que l'adversaire tenterait de pousser plus loin les avantages et fit déchaîner un feu d'artillerie nourri, spécialement concentré sur les points probables d'attaque.

L'assaut fut cependant donné au Mort-Homme avec une violence presque sans précédent. Le sommet 295 perdu fut par nous immédiatement canonné avec une telle intensité, que finalement il resta inoccupé. Mais tandis que les pentes nord-est étaient littéralement couvertes par les cadavres des assaillants. Cumières, âprement disputé, demeurait entre nos mains. Et le 11, nous reprenions çà et là du terrain perdu. La barrière avait été ébranlée et, en certains points, démantelée : elle restait partout étroitement approchée niais, vaille que vaille, elle tenait et l'on était bien résolu, au Quartier Général de Souilly, à reprendre avant peu et sur tous les points l'avantage.

Pétain était maintenant assuré de tenir. Son esprit méthodique et froid s'affectait peu des pertes inévitables, des échecs passagers. C'était miracle — au sens à peu près propre du mot — que, lançant à l'assaut des positions de la rive gauche comme du défilé de Vaux divisions sur divisions, y consommant par millions les obus, y employant ses pires procédés de combat, ses gaz et ses flammes, multipliant ses attaques sur un terrain hâtivement organisé et où nous ne lui opposions, à dessein — car nous ménagions on sait dans quel but, nos forces et nos moyens — que des forces presque toujours deux fois inférieures, l'ennemi n'eût pu briser la barrière du Mort-Homme, forcer le défilé de Vaux. Le 26 février, le commandant de la 2e armée n'avait eu pour nourrir sa confiance que le sentiment de sa propre supériorité et de celle d'un Etat-major éprouvé ; après un mois de combats effroyables, il avait une idée exacte de la valeur presque surhumaine des soldats de Verdun. Et ce qu'il n'eût osé peut-être affirmer le 1er mars, il n'hésitait pas à le proclamer maintenant. Devant les inquiétudes du Grand Quartier au sujet de la rive gauche et notamment de l'abandon de Béthincourt. il montrait une sérénité qui, en ces premiers jours d'avril, paraissait presque présomption : A mon avis, écrivait-il, au pire moment, le 9, la situation sur la rive gauche n'est pas mauvaise. J'espère arriver à arrêter complètement l'ennemi. Mais le choix de la position a une grande importance. Je demande donc qu'on me fasse confiance et qu'on ne se laisse pas impressionner par quelques reculs partiels prémédités.

Cette confiance — exprimée secrètement — éclaire d'un jour bien intéressant le fameux ordre du 10 avril : ce ne sont point phrases de tribun : ce que Pétain pense il le dit : Les Allemands attaqueront sans doute encore. Que chacun travaille et veille pour obtenir le même succès qu'hier. Courage ! On les aura !

Le mot n'eut le succès qu'on sait que parce qu'après ces assauts enragés, les soldats à qui il était adressé en sentaient la vérité profonde et l'absolue sincérité. Il se retrouvait dans mille lettres de poilus qui revenaient, fumant tout à la fois de rage satisfaite, d'orgueil et de confiance, les uns du secteur de Vaux, les antres du secteur du Mort-Homme : Ils ne passeront pas ! La phrase courait : elle était à toutes les lignes des humbles papiers griffonnés en pleine bataille et dans la bouche des soldats interrogés par moi une heure après la relève. Pétain exprimait l'esprit de son armée. On les aurait.

Par surcroît le Grand Quartier stimulait cette confiance et la nourrissait. Tout en prêchant l'économie des forces, le général Joffre continuait à envoyer à Verdun les divisions qu'il fallait et le 3e corps pour relever le 21e. Lui-même était venu le 10 avril à Verdun. Il avait, à son ordinaire, regardé attentivement, écouté scrupuleusement, interrogé d'un mot bref et sa conclusion était qu'il fallait user des forces qu'il accordait pour prendre une attitude agressive. Au cours de mon inspection du secteur du général Nivelle (3e corps, rive droite), écrivait-il à Pétain, j'ai constaté avec la plus grande satisfaction que vos instructions concernant l'attitude agressive à prendre portaient leur fruit et que le commandant du secteur comptait poursuivre ses avantages de part et d'autre de Douaumont. Il convient dans ces conditions de l'appuyer de toute l'artillerie lourde de gros calibre nécessaire, mortiers de 270 et de 370, dont vous disposez encore, mortiers supplémentaires que vous auriez à me demander. Pétain demandait beaucoup ; il obtenait le 9e corps après le 3e. Il le fallait : car l'ennemi s'enrageait. Il avait perdu, à la vérité, l'espoir d'enlever Verdun à l'esbroufe ; mais il avait mis lui-même, si haut, ce Verdun dont la prise serait l'événement décisif et le coup de grâce à la France, qu'il ne pouvait maintenant renoncer. Il faut encore faire un dernier effort pour prendre Verdun, l'âme de la France, proclamait le général Daimling commandant le XVe corps, nous n'avançons que lentement, mais nous l'enlèverons certainement : nos femmes, nos enfants, nos parents le veulent. Les Français défendent Verdun avec acharnement : ils ont déjà engagé 38 divisions et ceci prouve toute l'importance qu'ils attachent à la place. Mais nos vaillantes troupes seront victorieuses et les hommes du XVe corps pourront être fiers en rentrant dans leurs foyers de dire qu'ils ont participé à la prise de Verdun. A cette sorte de tirade napoléonienne, il ne manquait qu'une chose : la prise de Verdun. Or, de Vaux au Mort-Homme, les soldats allemands découragés affirmaient dans leurs lettres un sombre désespoir. J'en ai cité ailleurs d'abondants témoignages[1]. Que sur la rive droite, un soldat semble, le 24 mars, pris de folie devant la résistance de Vaux et hurle à la mort ou qu'un officier gémisse sur la résistance monstrueusement opiniâtre que font les Français ou que, sur la rive gauche, un homme écrive que le Mort-Homme qui n'est pas pris colite trop cher, ce n'est pas exception, car mille lettres en disent autant avec la même conclusion : Nous en avons plein le nez (die Nase voll).

***

Ils étaient d'autant plus déprimés, sinon affaissés, que dès avant le 10 avril, les Français reprenaient cette attitude agressive qu'à des échelons divers, Joffre, Pétain et les commandants de corps étaient d'accord pour prôner.

Nivelle, prenant le commandement du secteur de Douaumont-Caux, avait dit à ses soldats : Nous n'avons plus désormais qu'une pensée, qu'un but, le salut de Verdun, et peu après — le 5 — : Dans l'exécution de l'attaque, on n'est jamais trop audacieux. Avec de l'audace rien d'impossible. Et enfin : Que tous, avant de partir, aient jeté leur cœur par-dessus la tranchée ennemie. Sur la rive gauche Berthelot, commandant le 32e corps, dans le secteur du Mort-Homme, montrait ta même humeur : il paraissait à tous qu'il l'allait, après avoir repoussé l'ennemi, lui reprendre — en attendant une contre-offensive générale — les gains qu'il venait de faire.

Mangin, commandant la 5e division, avait dès le 3, repris une partie du bois de la Caillette. Pendant tout le mois d'avril, Nivelle investit, par une série de petites opérations heureuses, le massif de Douaumont et, ce faisant, tantôt attaquant et tantôt repoussant les contre-attaques, nos troupes infligeaient à l'ennemi des pertes telles que, dès le 20, celui-ci devait faire relever divisions et corps d'armée :

Berthelot, cependant, donnait de l'air au Mort-Homme du 12 au 30 avril ; ce serait nous laisser entrainer hors du cadre de ce petit livre que de conter le détail de ces actions qui aboutissent, vers le 30, à rétablir exactement notre front tel qu'il était avant les furieuses attaques allemandes des 9 et 10 : la 40e division (Leconte) fortifia à ces combats une réputation déjà faite.

C'est légitimement que, le 21, la voix du grand chef s'était de nouveau élevée pour féliciter Nivelle, Berthelot et leurs troupes.

Soixante-dix jours en effet avaient passé depuis que l'attaque de Verdun s'était déclenchée. L'ennemi, si heureux dans les cinq premiers jours, piétinait depuis deux mois dans le sang des siens. Il n'avait forcé — à l'entrée du défilé de Vaux, aux abords du Mort-Homme — quelques passages que pour venir se heurter à de nouvelles barrières — celles que constituaient, plus encore que les positions réorganisées, ces cœurs de soldats français qui, du massif de Vaux à la cote 304, formaient une chaine d'airain dont les anneaux, rompus une heure, se reformaient comme magiquement à la voix de grands chefs. Le 1er avril Guillaume II, haranguant les troupes du XVIIIe corps : La décision de la guerre de 1870 a eu lieu à, Paris. La guerre actuelle doit se terminer à Verdun. La victoire de Verdun sera une victoire essentielle (Wesentlicher Sieg). Un mois après le général quittant le commandement de la 2e armée, a le droit de dire à ses troupes : Une des plus grandes batailles que l'histoire ait enregistrées se livre depuis plus de deux mois autour de Verdun. Grâce à tous, chefs et soldats, grâce au dévouement et à l'abnégation des hommes des divers services, un coup formidable a été porté à la puissance militaire allemande.

La première phase était terminée. Verdun avait été le boucher derrière lequel Joffre continuait à aiguiser lentement le fer que, dans les premiers jours de l'été, il comptait, engager au défaut de l'adversaire.

Pétain — appel au commandement du groupe d'aminées du Centre dont relevait l'armée de Verdun — passait le bouclier à Nivelle qui le prenait d'une main frémissante de passion.

 

 

 



[1] Louis Madelin, L'Aveu, Plon, 1916.