VERDUN

 

V. — LA SITUATION DES DEUX ARMÉES.

 

 

Pour qu'une entreprise aussi essentielle réussit, il fallait en multiplier les chances de succès : la première, je l'ai dit, résidait dans la surprise. L'adversaire devait être trompé avant toutes choses sur les projets formés. Nous pouvions difficilement être abusés sur l'afflux de troupes et de matériel qui, depuis l'automne de 1915, était en effet dénoncé par nos services de renseignements, du front russe vers le front français. Mais pour que les Français pussent jusqu'au bout douter de la région où se porterait l'attaque, ordre fut donné de multiplier les manifestations d'activité sur divers points du front et en fait, de décembre à février, ou allait voir en Flandre, dans la région de l'Aisne et de Soissons et jusqu'en Alsace, bombardements violents et coups de main sérieux se multiplier. A la vérité, une attaque par les gaz tentée le 25 novembre sur Béthincourt et Forges pouvait alerter l'armée de Verdun : mais il est possible qu'elle n'ait eu pour but que de détourner de la rive droite, où se préparait la grande attaque brusquée, l'attention du général Herr. Car sur la rive droite, de juillet 1915 à février 1916, c'était, au contraire, le calme plat.

Cependant, l'attaque se préparait activement. Connaissant le caractère précaire de nos voies de communication, l'Allemand avait multiplié les siennes de façon à ce que les troupes concentrées an nord-est de la région pussent être — ainsi que les munitions — promptement portées en avant et, par la suite, la bataille facilement nourrie. Sur la rive gauche comme sur la rive droite. le réseau de chemin de fer avait été enrichi de nouvelles voies : lignes Stenay-Vilosnes, Brieulles-Cierges, Bannevoux-Brillancourt, Montmédy-Damvillers, Lissey-Romagne, Longuyon-Spincourt, Spincourt-Billy-sous-Mangiennes, Spincourt-bois de Muzeray, voies anciennes et nouvelles flanquées de tout un sous-réseau de voies de 0.60, reliées à l'Allemagne par les lignes Conflans-Metz, Briey-Thionville, Longwy-Luxembourg et Charleville-Namur et si approchées des lignes que les wagons pourraient jusqu'à une distance de 500 mètres des tranchées débarquer les troupes d'assaut.

Ces troupes devaient être telles que, la voie ouverte par une formidable artillerie, une énorme infanterie serait engouffrée dans les brèches. Au 20 février, l'armée assaillante comptait 17 à 19 divisions : sur la rive gauche les VIe corps de réserve, IIe division de Landwehr, XXIIe division de réserve, sur la rive droite les Ve et VIIe corps de réserve, le IIIe corps, la 192e brigade, le XVIIe corps et en Woëvre le XVe corps : enfin 6 divisions — les Ve de Landwehr, XXXIIIe de réserve, Ve corps et IIIe Bavarois — tenaient la région sud-est d'Etain à Saint-Mihiel. En outre des réserves considérables, 7 divisions destinées, si besoin était, à pousser la bataille, étaient groupées derrière le front occidental, de la Belgique à l'Alsace : elles seront toutes engagées, et d'autres encore seront appelées à la rescousse puisqu'on verra, outre ces forces, deux nouvelles divisions jetées avant mai dans cette fournaise de Verdun — et y fondre. Pour s'en tenir aux premiers jours de l'attaque, c'était une vingtaine de divisions qui y seraient employées sur un secteur d'attaque qui ne mesurerait pas totalement huit lieues.

Elles attaqueraient avec fureur, car, ne se fiant pas exclusivement à ses préparatifs matériels, l'Etat-major avait tout fait pour surexciter le moral de ses troupes. Depuis deux mois, le bruit courait qu'une grande attaque se préparait qui, en quelques jours, aboutirait à la paix. Le Kronprinz courait les corps de son armée, haranguant les troupes lui-même : Mes amis, il nous faut prendre Verdun. Il faut qu'à la fin de février tout soit terminé. L'Empereur alors viendra passer une Festparade sur la place d'armes de Verdun et la paix sera signée. Tous les déserteurs affirmeront que nul ne doute qu'une attaque heureuse sur Verdun contraindra la France à une paix séparée. Un soldat du 8e fusilier (XXIe division) écrira, le 21 février, à ses parents — et ce sentiment s'exprime dans des centaines de lettres — : On attend que nous enlevions la plus grande forteresse des Français... Cela coûtera encore bien des victimes, mais si cela réussit, la paix est proche, car l'ennemi verra bien qu'il ne peut pas venir à bout de nous. Le patriotisme se fortifiait de cette espérance : Nos chefs nous ont renseignés et nous ont dit que l'Allemagne et nos chères familles attendaient de nous de grandes choses...

***

En face de cette énorme armée, le général Herr, commandant la Région fortifiée, disposait de forces médiocres et de moyens inférieurs. Au 1er février, il avait vu son secteur de défense augmenté de toute la partie de la ligne située entre Avocourt et Béthincourt et défendue par la 20e division (Guyot de Salins). De Béthincourt au Longeau (région des Éparges), le 30e corps (Chrétien) tenait le front avec trois divisions, la 72e (Bapst) de Béthincourt a Ornes inclus, une division territoriale (Pierron) d'Ornes à Hennemont, la 132e (Renaud) d'Hennemont au Longeau : le 2e corps (Duchêne), celui du Longeau aux Paroches (région de Saint-Mihiel) avec ses deux divisions. Deus divisions étaient en réserve, la 51e (Boullangé) dont le quartier général était à Verdun et la 67e (Aimé) dont le quartier général était à Tillambois. En tout, sept divisions pour un front de 60 kilomètres, ce qui était peu, d'autant que le corps Chrétien, formé très récemment des éléments un peu hétéroclites du secteur nord de la Région, couvrait avec des troupes qu'on estimait peu cohérentes le front qui allait être attaqué avec la plus grande violence.

Ces troupes auraient à soutenir l'assaut sur des positions incomplètes, non point qu'il faille un instant faire crédit à l'absurde légende qui eut alors cours dans le grand public, représentant la défense de Verdun comme n'ayant été assurée par aucune tranchée, par aucun réseau. Le général de Castelnau, au cours d'une récente inspection, avait — sauf sur de très petits points — constaté que la première position était au contraire bien constituée. Mais il est certain que la deuxième n'existait pour ainsi dire pas. Depuis des mois, le général Herr ne disposait que d'un très petit nombre de travailleurs, les régiments territoriaux placés sous ses ordres étant tous, au même litre que ceux de l'armée active, immobilisés dans les secteurs de défense. Dans une lettre en date du 15 janvier — sur laquelle j'aurai sous peu à revenir —, le général commandant la R. F. V. signalait la faiblesse de ses moyens : le front de la 72e division Bapst était excessivement étendu ; les formations territoriales y occupaient une très large place; la dotation du secteur nord en artillerie de 75 était très faible ; les réserves étaient peu importantes. Depuis des semaines, Herr réclamait des travailleurs qui, par la construction d'une deuxième position, pourraient asseoir la défense sur des bases plus assurées.

Par surcroît, nous savons combien était aléatoire, la bataille engagée, le ravitaillement de l'armée de Verdun en munitions, vivres et renforts. En face du riche réseau allemand, la R. F. V. n'était reliée à l'arrière que par trois voies : la ligne ferrée de Châlons à Verdun dont on pouvait prévoir qu'elle serait, dès les premières heures, rompue par le bombardement ennemi, le petit chemin de fer départemental, ce tortillard, objet des nasardes de tous depuis des années et qui cheminant cahin-caha de Bar-le-Duc à Verdun par Rembercourt ne représentait — s'il ne fléchissait à la longue sous ce poids— qu'une capacité maximum de 800 tonnes, et la route départementale qui par monts et vaux courait de Bar-le-Duc à Verdun. Il était peu croyable, dans ces conditions, qu'un assaut étant donné au saillant de Verdun, les troupes de la défense pussent être grossies à temps pour que la première position enlevée, on pût opposer avant quelques jours devant Verdun une résistance sérieuse.

***

La situation était d'autant plus préoccupante que, dès les derniers jours de décembre, l'Etat-major du général Herr commençait à relever sur le front adverse des indices qui, se multipliant de jour en jour, donnaient à penser. Prisonniers faits au cours de coups de main et déserteurs recueillis aux avant-postes étaient d'accord pour affirmer que plusieurs corps d'armée — qu'on allait bientôt identifier — avaient été transportés en secret sur le front nord-est de Verdun; certains affirmaient avoir vu passer ou même s'installer dans les forêts ou sur les éminences voisines de notre front un nombre considérable de grosses pièces parmi lesquelles des mortiers de 420 et de 380. On nous rapportait — j'assistai à vingt de ces interrogatoires — les propos tenus aux soldats, les ordres du jour et harangues du Kronprinz. On annonçait une formidable préparation d'artillerie, puis une attaque par les gaz et les flammes. Grâce à quoi, aurait déclaré le Kronprinz, à la fin de février tout serait terminé. En dépit de ces assurances, certains soldats prenaient peur. Un médecin, constatant l'affluence insolite de malades à la visite. avait dit : Ils sentent venir l'orage, ils se défilent. Nous recueillions chaque jour, effectivement, un nombre croissant de déserteurs qui se défilaient de plus radicale façon. Par ailleurs, on avait appris qu'on avait vidé les hôpitaux de Metz. Enfin nos observatoires signalaient que les Allemands faisaient abattre, depuis le 3 janvier, les points de repère possibles pour notre artillerie, notamment les clochers restés debout des villages du nord-est.

Le général Herr en était arrivé, le 13 janvier, à la conviction absolue qu'il allait être attaqué. Il avait, le 16, adressé une lettre dans ce sens au Commandant du groupe des armées de l'Est, le général Dubail dont il dépendait encore pour quelques jours, et celui-ci l'avait transmise au Grand Quartier. Signalant les indices recueillis, Herr demandait qu'on lui accordât au plus vite un supplément de troupes et de moyens.

Le Grand Quartier était perplexe. On venait de décider et d'arrêter définitivement, dans les conférences interalliées de Chantilly, l'offensive qui se devait déclencher au commencement de l'été dans la région de la Somme ; on était résolu de constituer en vue de cette action qui pouvait être décisive, des réserves d'hommes et de matériel ; le général Pétain, commandant la 2e armée. avait été, avec son Etat-major, retiré du front et porté à Noailles tout à l'étude de l'opération, où il était destiné sous le commandement supérieur du général Foch, à jouer un rôle éminent. On était, à Chantilly, peu disposé à se laisser distraire de la préparation d'une offensive dont on attendait de grands résultats.

Il serait injuste de dire cependant, ainsi qu'on devait un jour l'affirmer, qu'on y pratiquait, par rapport aux menaces d'offensive allemande, la politique de la tête sous l'aile. Le Grand Quartier admettait comme plausible l'hypothèse d'une grande attaque allemande sur le front occidental et même d'une attaque sur Verdun. Mais des indices étaient recueillis sur le front de Champagne qui, depuis quelques semaines, paraissaient aussi significatifs que ceux dont le général Herr se faisait l'écho. Peut-être l'attaque de Verdun ne serait-elle qu'une diversion. sinon une feinte ; on ne pouvait sans imprudence précipiter en un saillant d'où, en cas de grosse attaque en Champagne. on ne les retirerait ensuite que difficilement. les forces considérables nécessaires à l'une ou à l'autre bataille. Il fallait agir très prudemment.

On venait de décider le rattachement de la R. F. V. au groupe des armées du Centre : ainsi le général de Langle de Cary réunirait-il sous son œil les deux parties du front qui pouvaient être menacées. Le 23 janvier, il était avisé par le haut Commandement des craintes que pouvaient inspirer les indices recueillis sur le front de Verdun.

En fait le Grand Quartier s'était rallié à la solution qui, dans l'occurrence, paraissait la plus raisonnable : le 7e corps (Bazelaire) qui, depuis le 8 décembre, était en réserve dans la région de Bar-le-Duc, à portée de Châlons comme de Verdun, y resterait, mais on étudierait les moyens propres à la porter rapidement sur l'un ou l'autre des points tenus pour hypothétiquement menacés. On prévoyait qu'il pourrait être par échelons acheminé vers la réglait sud de Verdun en cas on la menace sur ce point se préciserait.

Le général de Castelnau, alors chef d'Etat-major général, reçut du général en chef mission de visiter le saillant de Verdun. Il y parut le 23 janvier : il en rapporta les observations que l'on sait, mais aussi une opinion plus arrêtée sur l'imminence d'une attaque. Le Grand Quartier en venait d'ailleurs — peu à peu — à envisager celle-ci comme la plus probable. Le 10 février des renseignements d'agent excellent achevèrent de le convaincre. Le général en chef donnait immédiatement l'ordre de porter le 7e corps vers la région de Verdun et renforçait l'aviation de la R. F. V.

L'attaque ne paraissait plus douteuse. On précipitait donc vers la région tous les éléments d'artillerie lourde du groupe d'armées et tandis qu'on acheminait le corps Bazelaire vers la rive gauche de la Meuse, ordre était donné au général Dubail de préparer l'embarquement du 20e corps (Balfourier) et la 68e division alors en Lorraine, de façon à ce que, portées à Bar-le-Duc, ces Forces pussent être promptement dirigées sur la bataille.

Cependant, le général Herr, tout en réclamant à cors et à cris les renforts, organisait leur transport éventuel. Depuis août 1915, la route de Bar à Verdun, avait été élargie à 7 mètres, ce qui permettait le passage de trois voitures de front. Ainsi pourrait-on organiser une chaîne sans fin de camions montant et descendant, sans fermer la voie aux voitures plus rapides : le général Herr faisait depuis quelques semaines, raffermir la chaussée, tandis que, par ailleurs, il fortifiait aux points faibles la petite voie de fer meusienne. Mais pour les camions, l'essentiel était que leurs allées et venues fussent réglées comme un mouvement d'horlogerie. Ainsi éviterait-on des accrochages susceptibles d'avoir, quand il faudrait précipiter le mouvement, les plus funestes conséquences. On fit appel au service automobile, qui, fort heureusement, était, depuis peu, en mesure de fournir, sur la réserve des transports à la disposition du général en chef, le matériel nécessaire[1]. Le 19 février, le capitaine Doumenc, de la direction des services automobiles, se transportait à Bar-le-Duc et d'accord avec l'Etat-major de Verdun y créait celte commission régulatrice automobile qui, ayant aussitôt organisé dans la région de Bar le mouvement de la courroie de transmission, se tenait prête à fonctionner exactement dans la journée du 20. La voie s'organisait par où allaient s'acheminer les sauveurs. Et il était temps, car dans cette même journée la bataille se déclenchait sur le front de Verdun.

 

 

 



[1] Je renvoie pour tous les détails de ce service — j'y reviendrai d'ailleurs — à l'excellent opuscule de M. Heuzé : La Voie Sacrée, Renaissance du Livre, 1919.