VERDUN

 

IV. — LA GENÈSE DE L'AFFAIRE.

 

 

Lorsque, le 1er juillet, envisageant la situation générale, la position de Verdun et les hypothèses que l'une et l'autre permettaient, les généraux Roques et Coutanceau estimaient plausible celle d'une ruée allemande sur notre grande place de guerre, ils ne faisaient que devancer de quelques semaines les projets du Haut Commandement allemand. Dès le début d'octobre, celui-ci était certainement résolu à jouer cette partie.

A cette époque, la Russie semblait sinon écrasée, ainsi que Falkenhayn avait un instant pu l'espérer, du moins bouclée. Le front russe, reporté à la vérité fort à l'est, avait paru se stabiliser. Aucune décision n'était sortie de ces événements. A cette époque il dut y avoir hésitation. Porterait-on vers la France les armées victorieuses de Pologne et de Courlande ?

Il parut expédient de régler auparavant leur compte aux Serbes et d'en finir avec l'Orient. Le 7 octobre, le vainqueur du front russe, Mackensen, était jeté sur les Balkans. On sait que les Serbes furent, en dépit de leur vaillance, écrasés en quelques semailles. Mais, le coup ayant été prévu, déjà une armée alliée avait été jetée dans Salonique qui, si mince qu'elle fût, suffisait à fermer la voie à un triomphe oriental plus complet.

Le programme des offensives d'Orient était clos. L'Italie n'était pas encore officiellement en guerre avec l'Empire allemand. Il ne restait à attaquer que le front de France.

Peu d'heures avant que l'affaire de Verdun se déclenchât, le Kronprinz commandant l'armée allemande devait adresser à ses troupes un ordre du jour où se lisaient ces mots singuliers : Moi, Guillaume, je vois la patrie allemande forcée de se jeter à l'assautIch, Wilhelm, sehe das deutsche Valerland gezwungen zur Offensive uber zugehen. Lorsque presque immédiatement ce document nous fut apporté, à l'Etat-major de Verdun, nous pûmes nous demander ce qui forçait l'Allemagne à l'assaut. Depuis, l'étude des lettres que nous trouvâmes en si grande abondance sur les prisonniers allemands du mois de mars à juin 1916 nous a permis de pénétrer les raisons de l'entreprise.

L'Allemagne traversait un grand malaise, d'ordre physique et moral. Chose assez singulière, elle était peut-être moins résignée — peut-être parce que moins entrainée — ne le sera en 1917 et 1918, au régime alimentaire auquel la contraignait le blocus de l'Empire. Les plaintes des estomacs se traduisaient par l'aigreur des esprits. Mal faits encore à la perspective d'une longue guerre qui avait été, par eux moins encore que par nous, prévue en 1914 et acceptée en 1915, les Allemands subissaient, de ce fait. une pénible dépression. On avait espéré, après le retentissant échec de la grande attaque sur la France, puis sur la Flandre, en septembre et novembre, la décision sur le front de Russie et, on ne l'avait pas obtenu, sur le front des Balkans et on ne l'avait pas obtenu. Bien plus, en France, la ligne allemande avait été à deux reprises attaquée et sur le point, deux fois, d'être crevée, en Artois au mois de mai, en Champagne au mois de septembre, et quelqu'eussent été alors les euphémismes des communiqués, on avait soupçonné en Allemagne les transes qu'avait traversées le Haut Commandement.

Il ne pouvait être question de rester inactif en 1916, d'autant que si l'on n'attaquait pas, l'on serait attaqué. L'offensive française en Champagne, si elle n'avait pas abouti à un résultat stratégique, avait obtenu de tels succès tactiques que l'année française y avait acquis un surcroît de confiance en elle-même. Les Allemands savaient que, par ailleurs, l'effort presque surhumain auquel la France se livrait pour produire des canons et des munitions commençait à se traduire par un afflux sans précédent des uns et des autres ; ils savaient aussi que la méprisable petite armée anglaise tous les jours grossie depuis 1914, était devenue groupe d'armées fort redoutables qui s'entraînaient pour les grands combats et aspiraient à y faire leurs preuves. Ils n'ignoraient pas enfin que le général en chef travaillait à grouper les efforts en vue d'une offensive alliée qui, si elle ne devait être définitivement arrêtée qu'aux conférences de Chantilly des 6, 7 et 8 décembre 1915, était, si j'ose dire, dans l'air au lendemain même des attaques de Champagne. De l'échec relatif des grands projets allemands sur la Russie et l'Orient, il était résulté cette conviction que la décision ne se trouverait décidément qu'en France, et que si on ne la provoquait par une offensive contre l'ennemi principal, à savoir le Français, elle pourrait bien, du fait des armées de l'Entente, se produire aux dépens de l'Allemagne.

Il fallait prévenir l'adversaire. Telle fut la pensée de l'Etat-major allemand. On pouvait espérer par une attaque brusquée le mettre b mal presque à coup sûr. Si la France avait travaillé à produire le matériel par où il paraissait bien que se gagnerait la guerre, l'Allemagne n'était pas, de son côté, restée inactive. Krupp et ses émules avaient forgé et reforgé des armes nombreuses et redoutables. L'Etat-major allemand se tenait pour assuré de pouvoir, en concentrant sur un point quelconque un ensemble de moyens jusque-là insolites, forcer le passage de telle façon que l'infanterie n'aurait plus qu'à aller occuper l'arme sur l'épaule, les positions écrasées par une formidable artillerie.

Pourquoi, maîtres du massif de l'Aisne. à vingt lieues de Paris, l'Etat-major allait-il attaquer si loin de la capitale, sur un point en apparence excentrique ? Plus d'une raison explique ce choix. d'ordre stratégique, d'ordre tactique, d'ordre moral.

On était guéri, depuis la Marne, des gigantesques poussées. Ce qu'un Foch appelle la bataille de lignes, un Falkenhayn sait qu'elle peut obtenir de beaux résultats, mais qu'elle ne détruit point l'armée adverse ; il y faut la bataille manœuvre. Or le saillant de Verdun seul offrait un terrain propre a une manœuvre. Dès 1915, j'ai relevé dans une lettre allemande (Munich, février) que Verdun pouvait être le Sedan de la guerre mondiale. C'était maintenant l'idée de l'Etat-major.

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Le lecteur sait en quelle situation était la région de Verdun : elle pouvait être attaquée au nord, à l'est et au sud, et, du côté du nord, sur les deux rives de la Meuse. Attaqués sur la rive droite, les Français y porteraient des forces importantes ; elles combattraient, le fleuve à dos, et, si l'attaque se produisait à la mauvaise saison, un fleuve élargi par les inondations qui, en cette région, sont chroniques. Lorsque deux ou trois corps français seraient ainsi engagés au delà de la Meuse, une attaque plus violente encore serait, sur la rive gauche, déclenchée sur le front Malancourt-Forges. Si elle réussissait. Verdun serait, de ce fait, menacé de si pressante façon à son nord, que les troupes, hasardées bien au delà du fleuve sur la rive droite, seraient exposées à y être saisies ou tout au moins contraintes de repasser précipitamment le fleuve, au prix de quelles pertes d'hommes et de matériel ! Sans doute pouvait-on prévoir l'afflux de troupes de secours sur la rive gauche: mais l'Etat-major allemand n'ignorait point que, du fait de l'occupation par lui de la voie Lérouville-Verdun à Saint-Mihiel. son adversaire ne disposait plus que d'une voie de fer sérieuse et d'une route de terre : le chemin de fer de Châlons à Verdun et la route départementale de Bar-le-Duc à Verdun par Souilly. Or la première, sur toute une partie de son parcours — d'Aubréville à Dombasle —, sous le canon allemand, pouvait être dés les premières heures facilement rompue et quant à la seconde, elle ne pourrait. au sens dé l'État-major allemand, suffire au transport de nombreux corps d'armée et de leur matériel. Verdun était, de fait, virtuellement isolé : les troupes qui s'y pouvaient trouver, celles qui y seraient, dans les premiers jours de la bataille, portées en renfort, seraient prises dans un entonnoir où elles resteraient engagées. Soixante mille Français pourraient y être capturés et de ce coup, l'armée française ne se relèverait point.

La tactique allemande consistant dès cette époque, avant tout, dans la surprise, la région de Verdun lui offrait des avantages considérables, tout au moins pour les premières heures de l'attaque brusquée. Les bois situés au nord et nord-est de la place. aux mains des Allemands, leur fournissaient un excellent écran sous le couvert duquel les concentrations de troupes et l'établissement des batteries se pouvaient opérer sans qu'aucune alarme ne t'Ut donnée. Les vallonnements de la ceinture côtière seraient de propices voies d'acheminement et d'infiltration. Enfin, les Allemands possédaient, pour plonger leur vue sur le futur champ de bataille et canonner de haut et de loin nos voies. nos ponts. nos cantonnements et nos nœuds de communications, de merveilleuses positions, les bastions extérieurs du camp eux-nièmes qui, nous le savons, étaient entre leurs mains, le piton de Montfaucon au nord-ouest, la côte de Romagne et les Jumelles d'Ornes au nord-est, sans parler du Camp des Romains au sud enfilant la Meuse jusqu'à Dieue.

Ainsi, tant au point de vue stratégique qu'au point de vue tactique, pas de partie de front plus propre tout à la fois à favoriser l'attaque brusquée, puis à en permettre l'exploitation jusqu'aux plus magnifiques résultats.

De cette exploitation on attendait avec un colossal coup de filet sur toute une armée française, la chute de Verdun et cette chute retentirait en coup de tonnerre eu Allemagne comme en France, comme dans le inonde entier. Et ici jouait le facteur moral. Il fallait qu'il jouât, car des objections pouvaient, en dépit de ce que nous venons de dire, être opposées à cette offensive engagée sur une partie de front très éloignée de Paris, alors qu'à Noyon et Soissons, on n'en était distant que de vingt lieues, à celte attaque qui ne mènerait qu'à un grand succès local après lequel on retrouverait la barrière d'Argonne et toute une ligne reformée entre cette barrière et la région de l'Ornain. Mais telle considération disparaissait devant ce que l'on attendait de l'effet moral, il faut se reporter à ce. que j'ai dit de cette petite étude. Verdun est un nom que l'Allemagne connaît entre tous les autres. Ce n'est pas seulement, ainsi que s'exprimera Guillaume II dans l'ivresse des premiers succès, la plus puissante forteresse du principal ennemi. Gabriel Hanotaux a écrit : Verdun, depuis l'antique traité qui a partagé l'héritage des fils de Charlemagne, est le point autour duquel a pivoté toute l'histoire de la France et de la Germanie. Verdun est le nom qu'on retrouve â toutes les pages de celle histoire. Les lettres et carnets que, depuis septembre 1914, on saisissait sur nos ennemis, prouvent, d'indubitable façon, le prestige dont jouissait la ville. L'Etat-major allemand imaginait que ce prestige était aussi reluisant en France : n'avait-il pas suffi que Verdun fût pris en septembre 1792 pour qu'il y eût à Paris un sanglant sursaut de guerre civile ? En 1916, il en pouvait être de même. Et l'émotion populaire se traduirait-elle de moins tragique façon qu'il y avait cependant de quoi démoraliser la nation, l'inciter à jeter bas ses chefs militaires et — le mot est répété dans cent lettres — l'amener promptement à une paix séparée.

Qu'on ajoute que le Kronprinz, commandant très précisément l'armée arrêtée depuis quatorze mois devant Verdun, gardait sur le cœur de n'avoir pu ou su enlever la ville au bon moment et d'y être, suivant l'expression mortifiante d'Engelhaaf, resté accroché, que dans les conseils de l'Etat-major — toujours néfaste d'ailleurs — du jeune prince impérial devant sans cesse prévaloir et qu'il entendait, en attendant Paris encore difficile à atteindre, asseoir son futur trône sur cette prestigieuse conquête, et on comprendra pourquoi, forcé de jeter la nation allemande à l'assaut pour prévenir une offensive alliée dangereuse et calmer les cris des estomacs mécontents, le général de Falkenhayn, alors chef d'État-major général des armées en campagne, ait, dès l'automne, arrêté son choix sur la région fortifiée de Verdun.