LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE VIII. — À LA VEILLE DES DÉSASTRES.

 

 

On danse, on souffre, on meurt, on hait. — Vanité de l'annexion. Les prêtres soulevés. Compression des sentiments par la crainte. La débâcle proche.

 

Au son des violons, on danse chez Miollis : salons grands ouverts aux ébats d'une société un peu fébrile et aux intrigues passionnées d'un monde bigarré.

Dehors, dans les faubourgs, dix mille pauvres, en dépit des vains efforts de la bienfaisance officielle, mouraient de faim : la filature avait fermé ses portes, l'industrie morte née ; la campagne abandonnée ne donnait plus de blé ; les maladies décimaient la population et on mourait de misère en regardant brûler, sur l'ordre du gouvernement, de solides marchandises anglaises — vêtements et denrées — introduites par fraude et saisies par Janet[1]. Des gens en haillons s'asseyaient sur le seuil des palais où le patriciat, travesti en arlequins et en déesses, dansait avec l'oppresseur et dégustait les sorbets de l'usurpateur. Ce peuple était sombre.

En dépit des efforts de Miollis, les artistes se plaignaient de manquer d'ouvrage. En vain le général déployait-il, pour l'encouragement des arts et des lettres, toutes les ressources d'une âme bienveillante et d'un esprit nourri de beau ; en vain Tournon exhumait-il la Rome antique aux yeux des descendants de César ; en vain promettait-on qu'avant peu les marais Pontins seraient desséchés, le Tibre navigable, Rome pourvue de monuments superbes, de places larges et de promenades magnifiques. Insensible à des bienfaits qu'il ne sollicitait pas, le peuple les voulait ignorer : il les dénigrait même, car chacun d'eux représentait à côté de grands avantages quelques conséquences qui dérangeaient des habitudes et froissaient des intérêts.

La bourgeoisie foncièrement hostile encourageait le peuple au mécontentement par des bavardages venimeux ; la noblesse, froissée de se sentir — depuis l'affaire Patrizzi — sous la botte d'un parvenu, dansait encore, mais attendait sans tristesse l'heure des promptes défections.

Le gouvernement se croyait fondé, parce qu'il y avait un roi de Rome, — mais le peuple romain traitait de plaisanterie cette puérile royauté, parce qu'il y avait des Romains au Sénat, au Corps législatif, au Conseil d'État, à la Cour de cassation de Paris, — mais ces Romains, après avoir mis à accepter ces postes une hésitation outrageante, étaient tenus pour des traîtres par le peuple, parce que le système français était établi dans les deux départements avec son mécanisme de préfets, sous-préfets, maires, agents des finances, des forêts, des douanes, de la justice et de la gendarmerie, — mais ces fonctionnaires, quand ils étaient Français ou même Piémontais, étaient l'étranger, et quand ils étaient Romains, de faux frères, agents de l'étranger ou, pour les Français, des ennemis dans la place prêts à toutes les trahisons.

Les prêtres avaient horreur des Français. D'année en année, de mois en mois, cette horreur s'augmentait, et cette haine active, encore que prudente, se communiquait aux âmes, aux esprits, aux consciences, si bien que, l'odieuse conscription et l'énorme brigandage aidant, le pays, gâté suivant l'expression de Tournon, était, en octobre 1812, à la veille des désastres, mille fois plus mal disposé pour l'empereur Bonaparte et ses Français qu'en 1809.

Napoléon a voulu contraindre par la force ceux qui ne se donnaient point par amour. Le décret du 4 mai 1812 a organisé la proscription et régularisé la persécution : des centaines de prêtres et de laïques ont été déportés. Des commissions militaires ne jugent plus seulement des complices de bandits qu'ils envoient au mur de Sainte-Marie in Cosmedin et des conscrits réfractaires qui sont tantôt fusillés et tantôt mis aux fers, mais encore des avocats, bureaucrates, officiers municipaux envoyés au bagne pour refus de serment.

Les haines, attisées par cette répression, couvent : le prestige incontesté de l'Empire leur impose la prudence, le maintien de quelques troupes leur dicte le respect, une administration vigilante étouffe les complots dans l'œuf ; la peur seule comprime les âmes.

On ignore à Rome, en novembre 1812, que Moscou a flambé du 16 au 19 septembre, contraignant à la retraite l'Empereur désemparé ; on ignore que le 18 octobre Kutusof a failli détruire une partie de l'armée à Malo Jaroslawetz, que la grande armée, enveloppée, insultée, entamée par les Cosaques, a connu, dès le commencement du mois de novembre, le froid qui la va décimer, et que des 35.000 soldats de l'Empereur, reste d'une armée de 350.000, à peine quelques milliers pourront franchir la Bérézina le 28 novembre. On ignore le désastre qui se prépare, se consomme, s'élargit, mais on ne l'ignorera pas longtemps. Quelle sera, dès lors, la conduite de ce pays, patient, prudent, plein de cautèle, mais à l'heure présente enfiévré de haine et de rancune ? Grosse question que se poseront les fonctionnaires français ; elle rétablira entre eux une union patriotique que des dissentiments exaspérés a rompue, en cet automne de 1812 ; car, dernier mal, généraux, administrateurs, agents supérieurs sont en pleine querelle, Miollis contre Tournon, Tournon contre Janet, Rœderer contre Tournon et Miollis, le général Lasalcette contre Miollis, Daru contre Norvins, Norvins contre tous, cependant que le pays est surchauffé, Murat aux aguets et les Anglais sur les côtes.

 

 

 



[1] Diario de FORTUNATI, 10 avril 1813, f. 664.