LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE V. — NAPOLÉON SÉVIT.

 

 

Tournon à Compiègne ; scène terrible de l'Empereur au préfet de Rome. — Je ne leur dois que la mort ! — Napoléon reconnaît qu'il s'est trompé sur Rome. — Rome le déteste et le persifle. Réveil du lion. Il dicte des mesures rigoureuses. Il s'attendrit encore parfois ; bon accueil fait aux Romains. — A Rome, l'administration se décide à sévir. — Les déportations continuent. — Les séances du 10 et du 24 avril au Conseil d'Etat ; débats au sujet du décret de proscription ; curieuse discussion ; Napoléon rencontre une opposition qui l'étonne ; le scandale que donne Rome excite la colère de l'Empereur. Le décret du 4 mai 1812. Miollis, qui longtemps a hésité entre les deux politiques, se croit autorisé à semer la terreur sans l'avoir désirée. Effroi de Rome. Les commissions spéciales. Les déportations augmentent. On redouble de vigueur contre les prêtres déjà déportés. — Haine que cette politique fait naître à Rome. — Napoléon et Rome à la fin de 1812.

 

Monsieur le préfet du département de Rome ! L'Empereur déjeunait dans une petite pièce du château de Compiègne et, avec des gestes brusques, picorait son dessert, servi sur une petite table, son chapeau sur la tête. Près de lui. M. de Bausset, un des préfets du palais, en habit rouge, se tenait debout, le chapeau sous le bras[1].

Camille de Tournon entra suivi de son notaire : il venait soumettre à la signature auguste le contrat récemment passe — c'était en juin 1811 — entre le brillant préfet de Rome et l'aimable Adèle de Pancemont, sa nouvelle épouse. Le préfet s'avançait non sans trembler, car il savait l'Empereur irrite contre Rome. Tout y allait mal : c'était peut-être, à cette heure. la ville qui dans l'Empire se conduisait le plus mal. Or Tournon était le premier fonctionnaire de Rome que vit l'Empereur depuis que le clergé, en révolte ouverte, agitait le pays et tenait la ville ingrate loin des bras de son bienfaiteur.

Le préfet fit forces révérence ainsi que le notaire. L'Empereur, sans paraître les voir, porta d'un geste bref la main à son chapeau. On apporta un écritoire : l'Empereur jeta un coup d'œil sur le document, et brusquement signa. La sœur du beau page Pancemont ?Oui, Sire, — C'est un bon sujet. Soudain sa figure se rembrunit, et il parla de Rome. D'une voix âpre qui trahissait une colère faite d'une amère déception, il flétrit l'ingrate cité et rudement rudoya son préfet. Les avocats notamment, qu'il n'aimait nulle part, ces Curiali de Rome étaient d'infâmes rebelles ; ils venaient de refuser pour la deuxième fois le serment : ville de révoltés et impardonnables. Le préfet essaya d'une justification : une population mal préparée aux bienfaits de Sa Majesté... L'Empereur, un instant calmé, repartit : Ces prêtres qui refusaient scandaleusement les prières... A Vienne, à Vienne même, capitale ennemie, tout le clergé avait dit des prières pour lui, s'était soumis à lui ! Et à Rome — à Rome ! — je n'ai rien pu obtenir... Et tout à coup s'animant jusqu'au paroxysme : Dites-leur bien, Monsieur, dites-leur que je ne leur dois rien, que je ne leur dois que la mort. Sa colère s'exaltant encore, il ajouta quelques mots entre ses dents, puis s'interrompant, comme pour ne pas se laisser emporter à de pires propos, il fit un signe de tête qui congédia le préfet de Rome consterné.

Il fallut toutes les assurances de Montalivet pour calmer les inquiétudes qu'un tel accueil avait causées à Tournon sur son propre sort. Mais Rome évidemment était en mauvaise odeur aux Tuileries. Napoléon accusait les avocats et les prêtres : Ce sont les nobles, dit quelques jours après Savary, ministre de la police, au préfet... Envoyez-moi à votre choix quatre ou cinq de vos grands seigneurs : je les garderai quelques années à la Cour, cela les formera. Avocats, prêtres, nobles, évidemment du palais impérial au ministère de la police, toute Rome était tenue pour suspecte et coupable.

Dès l'été de 1811, en effet, l'Empereur, obligé de s'avouer qu'il s'était trompé, que, loin de l'aimer, Rome le détestait ou se jouait de lui, passait vis-à-vis de la ville coupable d'une bienveillance particulière à une aigreur exaspérée. Nous savons quels sentiments l'animaient à la veille de la réunion et de quels rêves démesurés était fait cet amour impatient pour la ville des Césars. Deux ans durant il n'a point voulu croire sa chère Rome rebelle :

Tant d'heur et tant de gloire

Ne peuvent point si tôt sortir de la mémoire.

Pendant deux ans il a mis sur le compte des maladresses de la Consulta des rancunes des prêtres, des habitudes difficiles à corriger que les papes ont données aux Romains, l'hostilité sourde que rencontrent ses mesures : tout s'arrangera. En 1811, il lui faut reconnaître qu'il s'est trompé, qu'il s'est doublement trompé, et sur le caractère des habitants de Rome qu'il entendait réveiller à la gloire, à la liberté, et sur l'influence que le Pape, même captif, gardait sur ses sujets. Le Pape résiste, Rome le suit et ne se rend pas. Ce qui est plus sensible à l'Empereur, Rome le déteste personnellement et le persifle. Il est dans la position ridicule du vainqueur qui, s'étant fait gracieux une fois dans sa vie, est repoussé et raillé.

Le réveil du lion est terrible : Tournon en entend les premier, rugissements : La mort ! je ne leur dois que la mort ! Nous en entendrons d'autres quelques mois après au sein du Conseil d'État, quand, le feu dans les yeux, il flétrira Rome la seule ville de France où le scandale — le refus de serment — ait eu lieu, Rome, la cavale rétive de Dante et que ce terrible cavalier va maintenant essayer de dompter.

Des choses qui l'ont déçu profondément, l'Empereur, en général, parle peu : en 1808, 1809, 1810 encore, Napoléon s'occupe de Rome, sa correspondance trahit une sollicitude active et presque agitée. En 1811, les lettres deviennent rares ; des cris d'impatience fusent parfois. A la fin de 1811, les lettres relatives à Rome cessent : ce silence reste obstiné en 1812 et 1813. Les ministres n'obtiennent plus de directions au sujet de l'ingrate ville que l'Empereur semble avoir bannie de son cœur et presque de sa mémoire.

Une des dernières lettres est de juin 1811 : elle permet de corroborer les souvenirs de Tournon, puisqu'elle est contemporaine de l'orageuse entrevue de Compiègne. Mon intention, écrit l'Empereur à Savary, est d'en finir avec ce qui se passe dans cette ville. Vous devez ordonner que tous ceux qui refuseraient le serment, sous quelque prétexte que ce soit, soient arrêtés, à commencer par les Curiali, et qu'on prenne des mesures rigoureuses pour sortir de cette situation ridicule[2]. Tout le décret du 4 mai 1812 est en substance dans cette lettre ; il faudra cependant de nouveaux déboires pour qu'il se décide à faire connaître à Rome, par cette loi des suspects, les signes de sa colère.

Rien ne va à Rome, et ses dernières lettres sont pleines d'amertume. Ses plaintes sont variées : collèges électoraux qu'on ne convoque point, dépôt de mendicité qui ne s'achève pas, les oliviers à la culture desquels il a accordé des primes et dont on ne lui parle pas, le port de Civita Vecchia qu'on ne répare pas. Puis des ordres sévères : rigoureuse exécution de la conscription — Rome n'est plus à ménager, — établissement exact des impôts, à la ville ingrate le droit commun qui fait gémir l'Empire, lui arrache ses fils et ses écus, aux bandits les colonnes mobiles et les exécutions sommaires, aux prêtres le bagne[3].

Cette colère est l'envers d'un grand amour et — chose intéressante — cet amour parfois reparaît. C'est quand il reçoit des Romains : à voir des citoyens de Rome, tous ses vieux sentiments le ressaisissent et c'est avec un visage riant qu'il les accueille. Braschi est toujours reçu à bras ouverts ; l'empereur a eu des paroles bienveillantes pour les patriciens opposants exilés à Paris ; il en aura même pour Consalvi, même pour Pacca, ces hauts prêtres de Rome, même pour ce Zingarelli que Savary a fait jeter au château Saint-Ange et exiler à Paris, et qui, reçu par l'Empereur, se voit commander une messe en musique. Que Canova ne revient-il à Paris, il y trouverait le même accueil empressé qu'en 1809.

Il aime tous ces Romains ; à travers eux, c'est encore la Rome de ses illusions et de ses espérances qu'il caresse et à laquelle, malgré lui, il sourit.

***

Contre ce reste d'amour il réagit : il enfle la voix, prescrit de nouvelles rigueurs. Il entend que l'autorité s'affirme, non plus celle du père vis-à-vis d'enfants mal élevés, mais celle du souverain vis-à-vis de sujets rebelles. La possession est réelle ; elle doit se confirmer tous les jours. Il faut confisquer les derniers biens des évêques, chapitres et corporations, et la liquidation se présente, cette fois, si injurieuse, que Balbo, rentré au Conseil d'État et d'abord désigné pour la diriger de loin, s'excuse, se dérobe, sa conscience décidément alarmée. Il faut supprimer les quelques couvents que Miollis a laissés subsister, disperser les dernières religieuses, renvoyer les moines âgés. Il faut déporter en Corse les avocats rebelles — dans les vingt-quatre heures. Les prêtres romains relégués à Plaisance, Parme, Bologne sont trop près de Rome et, grâce à la bienveillance des habitants, trop bien traités, il faut transporter, dans les bagnes qui leur sont préparés en Corse, ces 600 prêtres, 150 immédiatement[4]. A Rome les rigueurs redoublent. Les fonctionnaires, eux-mêmes énervés par leurs multiples échecs, et d'ailleurs instruits des sentiments de l'Empereur, se sentent des cœurs de pierre et des fronts de bronze. Où sont les ménagements envers les papalins reprochés au cardinal Miollis par les jacobins de Rome ? Où est la bienveillante politique de Gerando qui, à Paris, essaye timidement encore de se faire entendre ? Où est l'optimisme souriant de Tournon, où sont les belles espérances de Norvins ?

Vingt-trois curés insermentés ont été, par faiblesse, laissés libres à Rome, étant vieux ; trois sont expédiés en Corse, quatorze tout à fait infirmes sont enfermés dans une maison de détention ; six épouvantés balbutient le serment. A la fin de février 1811, même mesure est appliquée à dix-sept chanoines infirmes qui sont envoyés en Corse. Malheur aux rétractants qui, depuis quelques mois, se multiplient ; ceux-là sont, dans les vingt-quatre heures, expédiés à Civita Vecchia d'où la goélette l'Eclair transporte maintenant presque toutes les semaines dans l'île bagne des prêtres qui ont refusé les prières pour Sa Majesté, abusé de la confession pour altérer l'esprit public, ou simplement refusé le serment. En juillet 1811 quarante prêtres sont arrêtés qui ont cessé de chanter le Domine salvum fac imperatorem. On n'apporte plus de ménagements : l'abbé Pommi, un des confesseurs les plus célèbres de Rome, est arrêté précisément dans son confessionnal. Les prêtres ne doivent plus circuler qu'avec des cartes de sûreté attestant qu'ils ont juré, cartes civiques comme en 93. Les Curiali, de leur côté, ont maintenant en Corse leurs martyrs. Ce sont les plus coupables, entendez les plus influents ; le barreau de Rome a en quelque sorte son conseil de l'ordre dans les fers[5]. Les amis de la France s'en réjouissent ; chose incroyable, à Paris, c'est un député de Rome, Zaccaleoni — jacobin d'ailleurs aigri depuis 1798 — qui dans son désir éperdu de plaire et peut-être de satisfaire de vieilles haines, réclame des rigueurs contre ses compatriotes[6]. On a séquestré les biens des employés du Mont-de-Piété qui ont refusé le serment ; au nom de quelle loi, Miollis serait embarrassé, sans doute, de le dire[7]. Au nom de quelle loi — avant le décret de mai 1812 — déporte-t-on ? Et l'on déporte : le 28 février trois individus, du 3 mars au 19 cent quatre par petits paquets, le 3, le 4, le 9, le 14, le 19, le 4 mai huit, le 9 mai cinquante-deux, le 10 quarante-six, le 28 juin cinq, le 17 juillet un, le 14 août deux, le 20 août un, un le 14 septembre, un le 11 octobre, trois le 29, un le 21, dix-huit le 23, etc., en tout 307 déportés en Corse du 1er janvier 1811 au décret du 4 mai 1812 qui va régulariser la mesure. On n'arrête point seulement des prêtres, des avocats, des employés réfractaires, mais cent autres coupables de dix délits fort peu prévus par le Code ; témoin Ranier-Friggeri de Pérouse, emprisonné pour avoir porté un pli dans lequel le vicaire général Lambruschini, lui-même, détenu, pourvoyait aux besoins du diocèse[8]. A Rome les prisons sont encombrées. Ces misérables prêtres s'y entassent et encore en reste-t-il des centaines d'impunis. A tout instant les prêtres se rétractent, des maires démissionnent, des municipalités s'écroulent, des avocats se font gloire de nouveaux refus ; les bruits sinistres que la préparation de la guerre avec la Russie permet aux prêtres de répandre, arrêtent tout ralliement. Il faut dont frapper un grand coup ; il faut que Rome soit en quelque sorte au ban de l'Empire, qu'un décret solennel et rigoureux vienne mettre fin à une situation intolérable. La foudre est suspendue au-dessus de Rome durant le printemps de 1812.

***

Le 10 avril 1812 le Conseil d'État se réunit à Saint-Cloud : l'ordre du jour appelait la discussion des termes d'un décret qu'au nom de l'Empereur, le ministre d'État Boulay de la Meurthe lui présentait, portant confiscation des biens de ceux qui ont refusé le serment[9]. La mesure paraissait grave même à ceux d'entre les conseillers qui avaient siégé dans les assemblées révolutionnaires ; la confiscation, la peine la plus odieuse qui se pût inscrire, la plus contraire à la justice dans tous les temps puisqu'elle frappait, au delà du coupable, ses légitimes et innocents héritiers. D'autre part, les modérés du Conseil voyaient avec peine l'Empereur décidé à cette terrible extrémité contre les prêtres de Rome. La guerre religieuse n'en naîtrait-elle point ? Les fronts étaient sombres. Ce n'était point le Sénat dans cette séance du 14 février 1810, proclamant dans un flot de promesses magnifiques, rêves superbes, mirage chatoyant, la réunion à la France de cette Rome où Napoléon s'est réservé de paraître en père. Le père offensé va punir des enfants rebelles.

Dès l'abord, Defermon s'éleva contre, au nom du droit des enfants, et voyant l'assemblée incertaine, l'Empereur lui-même prit la parole. Les enfants, dit-il en substance, auront toujours des aliments : il n'est point dans l'intérêt de l'État de maintenir dans l'opulence quelques familles où règne l'esprit de révolte. Les enfants ont presque toujours les sentiments de leur père. Quand les pères seront seuls imbus de mauvais principes, on pourvoira plus largement au sort des enfants. Au surplus ce n'est pas ici le seul cas où la famille se trouve ruinée par la mauvaise conduite de son chef.

Cette justification hardie du péché originel parut étonner ces jurisconsultes. L'application qui en était faite aux sujets de Pie VII alarmait particulièrement les réacteurs. Ségur protesta : non seulement on ne pouvait faire supporter aux enfants la faute du père, mais le coupable lui-même devait être admis à la résipiscence. Boulay défendit le projet : Révolte scandaleuse que le procédé de celui qui, pouvant se dispenser de comparaître, se présente néanmoins et refuse le serment. Un tel homme, ajoutait-il, mérite que la police ait constamment les yeux fixés sur lui. L'argument ne s'appliquait pas à Rome où le refus avait été provoqué. Regnault de Saint-Jean d'Angély qui, naguère, était au Sénat l'organe des grandes promesses, penchait vers la clémence ; dans tous les cas il eût voulu que les coupables fussent préalablement sommés de venir se défendre avant d'être frappés. Ce Regnault n'était point un ami des prêtres ; Napoléon sentit le Conseil mal disposé, fit une concession : on pourrait donner au coupable le délai d'un mois pour revenir sur son refus. Cette concession ne satisfit point ; le principe même du serment extorqué paraissait mauvais et, qui plus est, ridicule au général Gassendi qui s'en expliqua franchement : Comment compter sur des serments prêtés par la force ? Les sentiments et les opinions demeurent les mêmes et n'attendent que l'occasion de se développer. L'Empereur répliqua encore ; sa politique romaine était ici en jeu et contestée en plein Conseil d'État : Le serment est toujours un frein, du moins pour les hommes qui ne sont pas entièrement pervertis. On ne demande le serment à personne, mais si quelqu'un se présente à l'effet de remplir une fonction pour laquelle le serment est exigé et que néanmoins il le refuse, il vient évidemment braver la loi ; le laisser impuni serait un scandale.

Gassendi ne se déclara pas convaincu ; dans tous les cas confiscation, déportation étaient peines excessives ; ne suffisait-il pas de mettre l'insermenté sous la surveillance de la police ? — Cette mesure n'est pas une peine ! s'écria l'Empereur. Plus l'opposition se dessinait, plus il s'irritait ; sa rancune contre l'ingrate Rome se faisait jour ; il entendait non prévenir, mais punir. Le gouvernement s'avilit s'il souffre qu'un individu puisse spontanément prétendre vivre sous la protection de l'autorité et partager les avantages qu'elle accorde aux citoyens et que néanmoins il vienne déclarer en public qu'il ne reconnaît ni l'Empereur ni l'Empire. Il est naturel que cet individu soit écarté. Ce jeu est insultant : il faut y mettre un terme. C'est l'indulgence qui a donné tant d'audace. Quand on usait de plus de sévérité, personne ne se serait permis ces excès. Aujourd'hui l'on en fait une plaisanterie. On va rire dans sa maison de sa scandaleuse résistance ! Et après quelques mots flétrissants pour les prêtres qui, au confessionnal, exhortent à la résistance : Que du moins, ajouta-t-il, il en coûte les biens pour de semblables jeux et l'on est bien sûr qu'ils ne se renouvelleront plus.

Les arguments étaient d'ordre politique plus que juridique ; Fiévée, que l'Empereur écoutait volontiers, opposa de nouvelles objections.

Napoléon mettait parfois une sorte de coquetterie à ne point violenter le Conseil ; d'ailleurs ce vaste cerveau, égaré souvent par la folie du grandiose, était accessible, plus qu'on ne le pense communément, aux arguments de bon sens. Ce qui précède prouve d'ailleurs que les opposants avaient, contrairement à ce qu'on prétend volontiers, toute liberté de faire valoir avec sincérité et même — Gassendi l'avait assez montré — avec hardiesse, les raisons qui militaient, à leur sens, contre l'opinion impériale.

Le souverain retira le projet provisoirement : on pourrait, en effet, dit-il, y inscrire quelque tempérament ; car il y a dans ce refus de serment plus de folie que de mauvaise intention. Et dans cet adoucissement soudain on pourrait voir sans doute, après les éclats de colère qui avaient précédé, un retour de cette persistante indulgence qui lui fait, malgré tout, déplorer ce rôle de Jupiter tonnant auquel les circonstances l'acculent — alors qu'il a rêvé de jouer à Rome un rôle si différent.

De pareils sentiments ne pouvaient résister aux nouvelles qui, tous les jours, lui parvenaient de Rome. Le 24 avril, le Conseil, cette fois réuni aux Tuileries, entendit un second rapport de Boulay qui n'introduisait dans le projet que l'admission à la résipiscence. Voulant toutefois continuer à user d'indulgence envers des hommes trompés par l'abus des choses saintes, disait l'article 5 du nouveau projet, nous accordons à tous ceux qui, dans les départements de Rome et du Trasimène, ont refusé de prêter le serment prescrit, le délai d'un mois pour prêter ledit serment. L'Empereur paraissait d'ailleurs fort surexcité. Rome était la seule ville en France (sic) où le scandale que le décret tendait à prévenir, eût eu lieu.

Cambacérès cependant entendait amender le projet : le délai était trop court. Il eût voulu que la confiscation n'intervint que cinq ans après le refus de serment. Boulay se récria : Ces gens refusaient le serment parce qu'ils espéraient un changement dans l'ordre des choses. Si on donne au réfractaire un aussi long délai, il attendra les événements sur lesquels il compte, et il persistera avec (l'autant plus d'opiniâtreté dans son refus qu'il est assuré de recouvrer ses biens après cinq ans dans le cas où il lui faudrait renoncer à son illusion. Malgré de nouvelles objections de Defermon qui estimait le séquestre une suffisante punition, l'Empereur, en quelques mots brefs, appuya Boulay. C'était bien ce qui l'irritait, que cette révolte, blâmable en soi, fût chez les Romains l'effet d'une absolue soumission aux ordres du souverain déchu et d'une confiance entière en sa restauration.

Le décret fut approuvé : le 4 mai il fut publié. Les réfractaires étaient déclarés coupables de félonie et placés hors de la protection des lois : ils seraient arrêtés, leurs biens confisqués, eux-mêmes traduits devant une commission militaire spéciale qui, constatant le refus de serment, prononcerait la condamnation prévue.

Comme une première menace, un décret du 10 avril avait créé de nouveaux commissaires de police à Rome et dans le Trasimène. C'était évidemment l'indice d'une nouvelle politique ; celle du poing levé remplaçant la main tendue[10].

***

Le décret du 4 mai fut affiché le 23 à Rome et y souleva un émoi facile à deviner[11]. Miollis était de ces faibles, de ces modérés, de ces hésitants qui, une fois couverts d'un texte sévère dont ils n'ont point la responsabilité, entendent l'appliquer avec une rigueur impitoyable ; enfin on en avait fini avec les ordres vagues de répression, les instructions sévères, mais qui laissaient encore à l'infortuné général le choix des châtiments et l'appréciation des circonstances ; puisque la politique de modération et de bonne grâce qu'il avait, avant 1811, préconisée de concert avec Gerando et d'accord, sur ce point, avec Tournon, n'avait point réussi, il fallait bien, sous peine d'être débordé, user d'autres procédés ; et, depuis le début de l'année 1811, on avait vu le général flotter désespérément entre sa politique passée et, la nouvelle. Il couvrait encore les nobles, se donnait pour garant de leur fidélité, défendait énergiquement le prince Albani qui, devenu adjoint, était dénoncé par Savary comme coupable d'un bigotisme dangereux, essayait d'arranger l'affaire Patrizzi et gavait de sorbets et de gaufres le patriciat qui en était friand ; mais il donnait maintenant raison à Janet, et le financier — Gerando parti, Tournon presque brouillé avec le général, Norvins tenu à distance — était devenu le membre prépondérant -du gouvernement ; or, Janet, cordialement détesté, unanimement abhorré, rendu responsable de la ruine des crédirentiers et de l'exagération des impôts, mais insensible aux plaintes et les bravant, poussait à la rigueur, inspirateur constant des sévérités et des répressions. Plus écouté que Tournon, le préfet Rœderer, vrai fils de légiste révolutionnaire, n'envoyait, de Spolète à Rome, que des exhortations à sévir contre les bandits, les conscrits, les prêtres, les avocats et au besoin les nobles qu'il fallait jouer ou punir. Tournon, désespéré de cette politique qui, tous les jours, s'affirmait et s'exagérait, affectait de s'enfermer dans les travaux de restauration et d'embellissement de Rome, essayait à titre officieux d'arracher des prêtres à la proscription et d'apaiser des conflits, régalait de musique la société romaine et essayait de conquérir le peuple par sa cordialité d'abord et son dévouement aux intérêts de la ville. Miollis restait livré aux suggestions sinon des violents, au moins des sévères. Et nous savons qu'il était suggestionable[12]. Mais sa bonté naturelle, sa modération instinctive et son respect foncier pour l'Eglise réagissant contre ces nouvelles dispositions, on le voyait tergiverser, hésiter, se contredire sur le chapitre des prêtres. Il eût mieux fait, au dire de Norvins, d'aller plus souvent à la messe — le général, franc-maçon très modéré et libre-penseur fort libéral, ne se rendait qu'aux Te Deum — et de moins ménager ceux qui la disaient : Norvins était pour la religion et contre les prêtres. Ceux-ci comptaient encore sur Miollis à la veille du décret, puisqu'un ex-jésuite, Cernitori, écrivait, le 24 avril 1812, que lui et ses confrères jouissaient à ce point de la confiance de Miollis, qu'ils avaient été dispensés de toute contribution et qu'on n'avait exigé d'eux aucun serment[13]. En décembre 1811, le général avait contraint à des excuses publiques un lieutenant de gendarmerie coupable d'avoir procédé chez des prêtres à une inconvenante perquisition[14]. Il avait défendu jusqu'au bout les Benfratelli, les religieuses conservées, les prêtres douteux. Et c'était d'une main timide, encore qu'exaspérée, qu'il avait signé les premiers ordres de proscription que les ministres de Paris lui imposaient.

Cette fois l'Empereur parlait, le déchargeait de la responsabilité ; une loi lui était imposée qui le faisait simple exécuteur, simple enregistreur. Il résolut de la mettre incontinent en vigueur. Le 2 juin, il avertissait Norvins qu'il entendait appliquer le décret aux 67 individus qui avaient perdu leur place aux octrois pour avoir refusé le serment[15]. Le 16 juin, on expédiait à Civita Vecchia et de là en Corse trois prêtres insermentés qu'avait jusque-là protégés, aux yeux de Miollis, leur titre de professeurs au Collège romain, et on arrêtait seize autres prêtres. On voit à Rome avec plaisir, écrit Miollis, qui évidemment enfle la voix, briser les instruments de discorde et d'une opposition insensée[16].

A voir le général, jusque-là réputé timide, appliquer si promptement le terrible décret, un affolement courut dans les deux départements durant l'été de 1812. Miollis affecta de croire que l'esprit public s'améliorait : 1.227 individus, appelés à prêter serment, jurèrent fidélité ; des avocats, des employés réfractaires revinrent sur leur refus ; les prêtres furent plus difficiles à réduire. Deux cent vingt et un refusèrent derechef de se parjurer, deux cent un à Rome et vingt dans le Trasimène : deux conseillers d'arrondissement, quatre adjoints, trente-neuf conseillers municipaux, onze archiprêtres, soixante-sept chanoines, et un des avocats les plus en vue, Cimarelli, maintinrent leur refus.

Dès le 17 juillet, l'avocat et les deux conseillers d'arrondissement étaient condamnés par la commission spéciale à la déportation avec confiscation des biens. Les refus cependant continuèrent à se produire : durant le mois d'octobre, il fallut frapper dix-huit employés, six avocats, dix-sept chanoines et curés, un maitre d'école[17]. Et dès lors, ce sont tous les mois de nouvelles exécutions, car les désastres de l'Empire une fois connus, nous le verrons, à la fin de 1812, les serments, arrachés par la crainte en juin 1812, seront rétractés par leurs auteurs qu'impitoyablement la commission militaire expédiera au bagne. Le 18 novembre 1812, on déportera encore dix-huit réfractaires ; le 20, vingt-deux employés du Mont-de-Piété ; le 29, deux chanoines et quatre curés ; le 29 janvier 1813, cinquante coupables et, en pleine déconfiture, le 23 décembre 1813 et le 2 janvier 1814, la commission condamnera encore à la Corse quarante-trois réfractaires qui, naturellement, n'y pourront être menés[18].

Rœderer mettait une singulière ardeur à appliquer dans son département cette politique de rigueur qu'il avait en vain préconisée pendant trois ans ; il prenait sa revanche des déboires que la Consulta lui avait fait essuyer, faisant arrêter par sa fidèle gendarmerie deux chanoines octogénaires, traînés devant la commission militaire à l'indignation des Français eux-mêmes ; outrepassant, de l'aveu de Norvins lui-même, les prescriptions du décret, il avait entendu soumettre au serment et, sur refus, aux jugements des tribunaux des prêtres sans emploi que le décret ne visait point. Miollis dut lui renvoyer ces malheureux dont le déplacement sans motif et le retour faisaient également mauvais effet[19].

En même temps un redoublement de rigueur atteignait à Plaisance, où ils se croyaient préservés, les anciens réfractaires. En application du décret, on les somma de revenir sur leur refus passé, les menaçant du bagne et de la confiscation ; le préfet de Marengo, comme jadis Radet, essaya de les convaincre par des arguments théologiques, mais y perdit son latin ; le leur était simple : Sanctissimus Pater locutus est, le Très Saint Père a parlé. C'était triompher à bon compte que d'inscrire comme une victoire la rétractation de quatre malheureux en Corse, de trente-quatre sur deux cent vingt-trois à Parme et Plaisance. La ténacité admirable de ces prêtres les exposait aux pires rigueurs : de simples surveillés, les exilés de Parme et Plaisance deviennent prisonniers, durement traités, empêchés, malgré les protestations des évêques, de dire la messe ; à Alexandrie, ils sont jetés dans des cachots où, de l'aveu du commissaire général de police, ils hasardent leur santé et leur vie[20]. La plupart sont conduits en Corse, d'autres — les plus dangereux — enfermés à Fenestrelle. C'est alors que Pacca vit arriver dans sa prison ce terrible type du curé de campagne romain, ce Sébastiano Leonardo, violent, grossier, fruste, plein de foi et de colère, que, de Plaisance, on avait traîné, à travers toute la Lombardie, avec une chaîne au cou.

Quels sentiments peut nourrir pour le grand Empereur notre bien-aimé souverain, comme dit Braschi, don Sébastiano Leonardo ? Je le laisse à penser. Mais don Sébastiano est légion. A l'heure où nous sommes parvenus, dans les derniers jours de 1812, il y a, somme toute, guerre déclarée entre l'Empereur, d'une part, et, d'autre part, le clergé romain soutenu par ses fidèles. Mais ce parti de factieux, comme dirait Napoléon, c'est Rome tout entière.

Que Rome ait tort ou raison, que Rome soit perfide et ingrate, aveugle et stupide, que son opposition soit inspirée par les élans de la conscience, par l'ardeur de son loyalisme envers un souverain déchu, par les menaces des prêtres, par sa croyance en l'instabilité de l'Empire ou par un tempérament naturellement frondeur, que les relations de Pie VII avec ses anciens sujets ou les intrigues tous les jours plus actives des amis de Murat y contribuent, que brigandage, désertion des conscrits, défection des fonctionnaires, froideur des classes supérieures, exaspération du peuple misérable soient dus à la haine de l'étranger, aux excès du pouvoir ou aux défauts de ce peuple, que l'opposition elle-même ait pour cause le fait même de l'occupation, la façon dont elle s'est consommée, la faiblesse de la Consulta ou la rigueur des ordres de Paris, qu'importe ? Cette opposition est maintenant patente et elle peut devenir violente ; sans soulèvement — car on a peur encore — elle s'exaspère dans l'ombre.

Napoléon, ulcéré de tant d'ingratitude, aigri par une si cruelle désillusion, accepte maintenant la guerre. Il répond aux coups d'épingles par des coups de canon. S'estimant lui-même dans une situation ridicule, il n'est pas douteux qu'il préférerait qu'elle devint tragique, et si les événements qui s'apprêtent au printemps de 1812 ne détournaient son attention et ne sollicitaient ses forces, peut-être la querelle dégénérerait-elle de part et d'autre en ce sanglant conflit que, de son côté, don Sébastiano appelle assurément de tous ses vœux.

L'Empereur, au comble de l'irritation dès 1811, entend traiter Rome cette seule ville qui donne le scandale à l'Empire plus qu'en ville rebelle, en misérable ingrate qui, ayant méconnu les bontés de son maitre et méprisé sa tendresse, n'est plus digne que de la mort.

Et si, à tout jamais, Rome a fait la preuve de son horreur du joug français, c'en est fini aussi du grand amour du plus grand des souverains pour la plus grande des cités.

 

 

 



[1] Mémoires inédits du baron de Tournon.

[2] A Savary, 3 juin 1811, Correspondance, 17763.

[3] A Montalivet, 23 avril 1811, Correspondance, 17641 ; A Maret, 4 juillet 1811, 17883 ; et les sorties de Napoléon devant Tournon et au Conseil d'État.

[4] Aux évêques envoyés à Pie VII, Correspondance, 17566 ; à Gaudin, 22 avril 1811, item, 17643 ; à Savary, 24 novembre 1811, LECESTRE, p. 903 ; Miollis au Bulletin du 10 juillet 1811, AF IV 1515 ; Anglès à Savary, 12 avril 1811, F7 6530 ; Savary, 4 février 1811, F7 6529.

[5] Bulletins des 12, 16 et 24 février 1811, AF IV 1513 ; du 30 avril 1811, AF IV 1515 ; 22 juin, 5 et 6 juillet 1811 (1516), 28 septembre 1811 (1517) ; Norvins, 1er  juin 1811, F7 6531 ; Diario de FORTUNATI, 30 janvier 1811, f. 652, 1er juillet 1811, f. 655 ; Ortoli, 29 janvier 1811, CANTU, p. 413.

[6] Zaccaleoni, 20 août 1811, F7 8894.

[7] Miollis à Tournon, 23 novembre 1811 (copie lettres).

[8] Listes des déportés. Bibliothèque nationale de Rome, fonds Risorgimento, 18-32 ; RINIERI, p. 226, d'après listes du Vatican.

[9] Sur ces deux séances, voir les deux résumés des discussions du Conseil d'État, dont Locré qui, on le sait, en a laissé toute une suite, donna la copie au cardinal Consalvi en 1815, et qui, trouvés dans les papiers du cardinal, ont été publiés en note dans les Mémoires du prélat, par CRETINEAU-JOLY, t. II, p. 146-148.

[10] Décret du 4 mai 1812, Bulletin des Lois, 4e série, t. XVI, n° 7582 ; Décret du 10 avril 1812, n° 7868.

[11] Norvins, 26 mai, au Bulletin du 5 juin 1812, AF IV 1522 ; Diario de FORTUNATI, 23 mai 1812, f. 660.

[12] Mémoires inédits de Tournon.

[13] Le P. Joseph Cernitori au P. Sanvitale, 24 avril 1812 (interceptée). F7 6532.

[14] Miollis, 2 décembre 1811, F7 8895.

[15] Miollis à Savary, 2 juin 1812 (copie lettres).

[16] Miollis à Savary, 2 juin 1812 (copie lettres) ; Norvins au Bulletin du 5 juin 1812, AF IV 1522 ; Bulletin des 16 et 18 juin 1812, ibidem.

[17] Clarke à Miollis, 17 juillet 1812 ; Les bureaux de la guerre à Clarke, 17 juillet, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1812 ; Miollis, 10 juillet 1812, F7 3776 ; Norvins, 2 octobre, F7 3777 ; Ortoli, 5 septembre 1811, 7 juin 1812, CANTU, p. 421, 423.

[18] Listes (mss. de la Bibliothèque nationale de Rome), déjà citées : Norvins, 4 octobre, F7 3777 ; 9 octobre, item. ; Bulletin du 6 octobre, F7 3777 ; État des prêtres, F7 8887 : Norvins, novembre 1812, F7 8894 ; Norvins, 16 octobre, F7 3777.

[19] Norvins, 30 septembre 1812, F7 6531.

[20] L'évêque de Plaisance au ministre des cultes, 22 juillet 1812. F7 8887 ; le préfet de Marengo, 12 décembre 1812, item ; le préfet de Taro, 22 juillet 1812, item ; le directeur général de police de Turin, 10 octobre 1812, item.