LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE IX. — LA CONSULTA TRAVAILLE ET LE PEUPLE MURMURE.

 

 

I. Travail considérable fourni par la Consulta. — L'organisation d'un pays à la française. — La Consulta entend jouer les Mécène et Napoléon les Auguste. — L'enseignement ; impossibilité de faire autre chose qu'un simulacre de réforme ; M. de Fontanes ne règne pas encore à Rome à la fin de 1810 ; quelques réformes scientifiques. — Les arts ; Canova dictateur ; le rapport de Canova et le décret du 20 novembre 1809 réorganisant l'Académie Saint-Luc ; Canova devient un représentant officiel de Napoléon. — Miollis organise l'Académie des Arcades ; Le Tasse canonisé. — Zingarelli et la Chapelle ; Miollis rêve l'organisation d'une école de musique sacrée. — Camuccini et l'école de mosaïques. — Les autres réformes : la Consulta à l'origine de toutes les entreprises.
II. Vanité de ces réformes aux yeux du peuple romain ; toutes les classes coalisées contre la France. La noblesse n'est ralliée qu'en apparence. Abolition de la féodalité et des titres ; Napoléon entend remanier les blasons. L'opposition d'un groupe patricien ; ces dames saxonnes ; les opposants exilés à Paris ; Massimo et Napoléon ; le patriciat effrayé par cet exemple se soumet ; il peuple les assemblées ; ralliement sans fidélité. — La bourgeoisie : la bourgeoisie jacobine, mécontente de la faveur des nobles, entre dans le parti de Murat ; la grande majorité papaline ; les banquiers ; les avocats mènent l'opposition. — Le peuple : misère grandissante ; l'hiver de 1810. — La Consulta organise la bienfaisance officielle ; elle paraît inférieure à la charité chrétienne. — M. de Gerando et saint François d'Assise.
III. — La Consulta en butte à toutes les accusations. Il faut un gouverneur général. — L'Empereur aime encore Rome en 1810 et lui pardonne tout. Il songe à aller à Rome ; la restauration du Quirinal ; on prépare le palais pour recevoir une cour. — Miollis laissé à Rome avec un titre provisoire. — Fin de la Consulta.

 

I

Des déboires sans nombre qu'elle éprouvait, la Consulta se consolait, ayant conscience de n'avoir ménagé à Rome ni son temps ni sa peine.

De ses délibérations parfois orageuses sortaient des arrêtés si nombreux qu'à les lire on se fait bien l'idée d'un peuple en pleine voie de régénération. L'averse de réformes que nous avons vue dès les premiers jours s'abattre sur Rome stupéfaite, continuait, bouleversant un pays entier. On devine ce que l'organisation de deux départements français en pays romain avec leurs préfets, sous-préfets, conseils généraux : conseils de préfecture, receveurs généraux et particuliers. percepteurs, inspecteurs, contrôleurs, commis, archivistes, conservateurs des hypothèques, de l'enregistrement et des domaines, des contributions directes et indirectes, conservateurs, inspecteurs et sous-inspecteurs des forêts, etc., etc., avait entraîné d'arrêtés abolissant et créant, dissolvant et reconstituant ; et de même l'organisation des communes, de leurs municipalités, de leurs conseils, de leur comptabilité, de même l'organisation d'une police avec son directeur général, ses commissaires, inspecteurs et agents ; d'une magistrature avec sa Cour d'appel, ses tribunaux et justices de paix, ses parquets, ses chambres d'avoués et de notaires, son Code civil et son Code criminel. On suppose facilement le nombre d'arrêtés qu'avait nécessité l'application des décrets sur la conscription. la dissolution des corporations, le remaniement des circonscriptions ecclésiastiques, la liquidation financière.

Les cinq membres de la Consulta avaient — encore que divisé, et parfois démoralisés — fait preuve, en toutes ces circonstances, d'une activité et d'une ténacité au labeur que n'avaient pas toujours récompensées les résultats obtenus et moins encore les appréciations, qu'à Paris comme à Rome, leur valait cet insuccès.

Son activité s'était exercée d'une façon qui parut d'abord plus heureuse dans un domaine qui, dans la ville de Mécène et de Léon X, paraissait fort important, je veux parler du domaine intellectuel. Encore que ses réformes n'aient été, dans ce domaine magnifique des arts, des lettres, de l'enseignement, de l'archéologie, que des ébauches et des essais, elles montrèrent tout au moins aux Romains à quel point leurs nouveaux gouvernants, loin d'être les Vandales que leur avaient montrés les Français de 1798, entendaient faire briller leur ville. Les réformes apportées à l'agriculture, au commerce, à l'industrie qui seront étudiées plus loin, les tentatives faites, nous le verrons sous peu, pour organiser la bienfaisance à Rome les montraient par ailleurs disposés à enrichir une ville qui leur paraissait vraiment manquer autant de Mécène que de Virgile.

***

Napoléon avait entendu doter la ville d'un Mécène en la personne d'un membre de l'Institut qui était l'excellent de Gerando, et d'un grand nombre de Virgile encore inconnus. Ce n'était pas seulement la Rome guerrière des Scipion et des Metellus, la Rome civique des Caton et des Cicéron qu'il avait résolu de rappeler à la gloire militaire et à la vie publique : c'était aussi la Rome policée où avaient écrit Tite-Live et Tacite, chanté Virgile et Horace, c'était encore — car Léon X échappait à l'excommunication dont l'Empereur frappait les Jules, les Grégoire et les Boniface, — la cité où avaient, sous un prince éclairé, travaillé Raphaël et Michel-Ange. Bonaparte, dans son désir éperdu d'être à Rome supérieur à tous ses devanciers, tenait pour assuré, qu'il y pourrait tout à la fois surpasser César Auguste et Léon le Magnifique.

La même erreur qui lui faisait penser, avant 1809, que Rome dormant, depuis des siècles, d'un sommeil léthargique, se réveillerait soudain amoureuse de la gloire militaire et de la liberté civile, l'engageait à croire que, seul, il manquait un Léon X à ces Raphaël et à ces Michel-Ange, un Mécène à ces Virgile et à ces Horace qui, inconnus encore, végétaient sans doute sous le joug qu'un régime rétrograde faisait peser sur les intelligences asservies. Il en était encore à penser que ce sont les Louis XIV qui font les Racine et les Bossuet, alors qu'à Paris même, une triste expérience le pouvait détromper, puisque — le concours d'avril 1810 le montrait assez — Napoléon le Grand ne faisait surgir que des Esmenard et des Luce de Lancival.

Il avait une excuse : de la Rome de l'esprit, il ne connaissait alors qu'un homme, Canova ; et c'était précisément son artiste. Personne ne réalisait plus que ce statuaire aux lignes pures et précises le rêve de cet Empereur classique et autoritaire. L'enthousiasme inouï que soulevait, nous l'avons dit et la suite le montrera, celui qu'on égalait à Phidias et qu'on plaçait à cent coudées au-dessus du Buonarotti, l'Empereur le partageait sans réserves. Ce Canova, il voulait, ne le pouvant tenir à Paris, en faire à Rome son ministre des beaux-arts, et cette ville qui nourrissait dans son sein un si incomparable génie. lui paraissait capable de produire une pléiade d'artistes. Si la protection de ce misérable Pie VII avait suffi à faciliter l'essor de cet admirable Canova, que ne ferait le regard de César !

C'était donc une très importante partie de la mission confiée à la Consulta que de préparer à Rome l'exaltation des lettres. des sciences et des arts : Gerando paraissait propre à cet ouvrage, et devait ainsi créer par arrêtés, de même que des préfets et des sous-préfets, sculpteurs, peintres, savants et écrivains. C'était l'esprit de Napoléon et sa volonté.

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A cet égard, le plus pressant paraissait, à Paris, de fonder à Rome un enseignement national, ce qui ne se pouvait faire — on reconnaîtra là l'éternel travers de ces gens de bien — qu'en rattachant les collèges de Rome à l'Université impériale. Entreprise difficile entre bien d'autres ! Qu'on pût faire passer en quelques mois sous la férule de l'éminent M. de Fontanes, professeurs hollandais, allemands, milanais, peut-être ! Mais l'enseignement romain ! Ce n'était point d'un changement d'horaire et de programme qu'il en allait, mais d'une révolution dans les cerveaux ; certes il avait pu venir, avant 1809, à quelque laïque audacieux l'idée que peut-être il ferait un aussi bon administrateur que tel prélat gouverneur ; aucun n'avait certainement conçu la pensée sacrilège qu'il pourrait dispenser l'enseignement, fonction et monopole ecclésiastique. Après 1809, les prêtres seuls continuent à professer, et lorsqu'en juin 1810, l'Empereur veut étendre aux professeurs l'obligation du serment[1], la Consulta cette fois désobéit franchement ; les chaires seraient désertées et il n'existe point parmi les laïques romains un homme qui soit capable d'en remplir une. L'instruction restera longtemps entre les mains des prêtres, écrit Olivetti le 14 septembre 1810[2] ; si on les excepte, on trouve difficilement des personnes dont les connaissances s'étendent au delà de leurs affaires domestiques. On dut travailler sur le papier, faire des projets de lycées et de collèges ; la Consulta ne voulut point s'en aller sans avoir fait quelque chose. Le 17 décembre 1810, l'établissement d'un lycée de première classe au Collège romain, avec proviseur, professeurs de rhétorique, humanités, troisième, etc. — tout le cycle français auquel, à l'heure présente seulement, on porte une main hésitante dans le sacrilège, — celui de deux collèges, l'un à l'oratoire de Saint-Philippe, l'autre à la maison des Doctrinaires, donnèrent une satisfaction à ses désirs[3]. Les maîtres y enseigneraient aux jeunes Romains, avec le culte de Plutarque et de Virgile, celui de Napoléon : ils y montreraient leur patrie sortant de la léthargie où elle a subsisté longtemps pour s'élever, sous le gouvernement du grand Napoléon, à la hauteur de ses anciens souvenirs, et l'empire français, le seul digne de succéder à l'ancien empire romain[4]. Un arrêté décide que les écoles primaires vont être organisées : deux par justices de paix. Mais le collaborateur de Gerando étant ici le vénérable Père Isaïa, ancien supérieur des écoles Pies, il apparaît clairement que c'était là une nouvelle fantasmagorie, qu'à nommer lycée impérial ce qui s'appelait collège romain, collège impérial ce qui s'appelait école oratorienne ou doctrinaire, proviseur ou principal ce qui s'appelait supérieur, c'était changer simplement de façade et couvrir d'un bien mince crépi impérial les vieux établissements pontificaux.

C'était en toute vérité que Gerando disait, quelques semaines après, à l'Empereur qu'il faudrait encore de longs mois avant que l'Université impériale pût étendre sur Rome sa juridiction. Chose incroyable, il y avait à Rome un préfet. un premier président, un receveur général, un conservateur des forêts —et pas de recteur ! On s'en indignait à Paris : Gerando cependant répondait à cette indignation en soutenant que l'Université de Rome, fort bien organisée, était dans un bon esprit[5]. Il en était de même de l'Université de Pérouse qui, réorganisée au 1er décembre 1810 et faisant grand honneur à la province, fut baptisée Université Napoléon, mais dans laquelle il fallut bien se résigner à laisser professer jusqu'à des moines fort peu sécularisés sous la surveillance de son recteur scandaleusement indépendant du Grand-Maître de Paris[6].

Ce serait cependant mal juger l'œuvre de la Consulta, en matière d'enseignement, que de la borner à des réformes aussi platoniques ; la création d'un observatoire météorologique et d'un nouveau laboratoire au Collège romain, l'accroissement considérable donné au Jardin botanique, la réorganisation des bibliothèques que la dissolution des corporations livrait à l'État, de la Vaticane où, à l'instar de Paris, tout imprimeur romain dut déposer un exemplaire de chacune de ses publications, étaient de plus effectives mesures qu'après 1811 Miollis devait d'ailleurs rendre plus complètes[7]. Mais créer un enseignement scientifique à Rome était une tâche qui exigeait tout à la fois des ménagements et des soins qu'on méconnaissait à Paris : ce fut un des griefs les moins fondés faits à la Consulta que d'avoir laissé — ô scandale ! — l'enseignement aux mains de ceux qui avaient torturé Galilée et si longtemps voué l'Europe à l'obscurantisme. Déjà il était question, à la fin de 1810, d'envoyer enfin à Rome un recteur qui appliquât à la ville de Léon X la forte discipline de M. de Fontanes.

***

En attendant que de nouvelles générations s'élevassent sous des maîtres selon le cœur de M. de Fontanes, peut-être trouverait-on parmi ces élèves des prêtres romains, des artistes et des écrivains qui, encouragés et protégés, feraient derechef briller le nom de Rome dans le monde civilisé.

On s'apprêtait à donner aux artistes de nobles modèles : déjà M. de Tournon recrutait les équipes qui allaient exhumer la Rome antique, noble tâche dont nous montrerons en leur place les péripéties et les résultats[8] ; peut-être, pour remplacer l'Apollon du Belvédère et tant d'autres œuvres arrachées à Rome de 1797 à 1799, allait-on voir surgir du sol avec les colonnes des temples les statues des Dieux : dès les premières semaines la Consulta prit de sévères arrêtés pour qu'aucun objet d'art ne fût dérobé à Rome — et c'était bien surtout contre Paris qu'elle semblait d'avance se gendarmer[9].

C'était cependant à Paris que se préparait la réorganisation des arts à Rome. Canova passa sur les rives de la Seine l'automne de 1809. Ce séjour allait lui permettre de rentrer à Rome en dictateur de l'art romain, pour en avoir été à Saint-Cloud l'éloquent avocat.

Nous avons dit de quel prestige il jouissait : à lire les pages que lui consacrent Romains et Français, visiteurs et fonctionnaires, on voit qu'une royauté restait debout sur les bords du Tibre. Les pèlerinages à l'atelier de Canova remplaçaient ceux que naguère on voyait s'acheminer vers le seuil des Apôtres : c'est avec une dévotion pareille que David lui écrit : A Monsieur Canova, en Europe[10], car il n'y a qu'un Canova dans la Chrétienté. Du reste généreux, hospitalier, sincèrement voué à son art et à l'Art, il séduisait : artiste méthodique, sans grande envergure, créé pour cette époque et ce régime, à peu près indifférent, en sa maîtrise, à qui régnait à Rome, il y préférait rester, sachant qu'il y serait le premier, tandis qu'a l'Institut et au Sénat de Paris où tous l'appelaient, il ferait moins grande figure. Il avait donc refusé le siège que l'Empereur lui offrait au Luxembourg et le fauteuil que David lui présentait à l'Académie : il entendait regagner Rome, mais en apportant aux artistes de sa ville, qui ne l'agréaient pas tous. un cadeau qui lui assurât, autant que son éminent talent, la dictature sans murmures ; il était en effet, ayant été trop adulé, offensé de la moindre critique comme d'un crime de lèse-majesté, roi despote qui ne voulait qu'être applaudi[11]. Le peintre Camuccini menait contre lui une sourde campagne : on poussait contre lui Thorwaldsen ; il allait, grâce à l'Empereur, s'imposer par un bienfait immense[12].

Le 31 octobre 1810, à l'issue d'une de ces curieuses séances de pose où le modèle impérial et son artiste causaient de cette Rome qu'ils aimaient l'un et l'autre en maîtres jaloux, Canova entrevit à la fois la perspective d'un art romain régénéré et. pour lui, d'une sorte de vice-royauté impériale. C'était bien un concordat entre deux puissances, Bonaparte et Canova, qu'il rêvait. L'Académie Saint-Luc végétait, nous l'avons vu : son école était tombée[13]. Le 31 octobre l'Empereur reçut un rapport de son sculpteur ; celui-ci demandait pour l'Académie, dont Canova deviendrait prince, un vaste local dans un des nombreux bâtiments, qu'à Rome la confiscation livrait aux domaines, un revenu de 200.000 livres dont 50.000 seraient attribuées à la restauration des monuments antiques, aux fouilles dont l'administration passerait ainsi des bureaux à l'Académie canovienne, et 100.000 à faire travailler les artistes. Si ambitieuse que parût la requête, elle fut agréée, ayant précisément conquis l'Empereur par le côté magnifique que présentait cette largesse. Aussi bien l'idée d'une Académie hiérarchisée avec un princeps à sa tête, ses cadres rigoureux et son enseignement officiel, celle même de confier à ces artistes officialisés, caporalisés, la direction des grandes fouilles, avaient également séduit l'imagination et flatté les idées de l'Empereur. L'Académie deviendrait un nouveau moyen de règne ; elle l'avait été pour Richelieu, pour Louis XIV à Paris ; elle le serait à Rome pour Napoléon par Canova.

Celui-ci partit, emportant le décret rêvé. Gerando prévenu cherchait déjà à loger l'Académie : le couvent de l'Ara Cœli, adossé aux musées du Capitole, parut désigné. Le 23 novembre 1809, l'Académie était réorganisée, pourvue d'un enseignement complet, enrichie de biens nationaux et gratifiée d'un directeur dont le choix ne pouvait faire doute : l'illustrissime artiste Antonio Canova. A l'école de peinture Landi, Agricola, Pozzi ; à celle de sculpture Thorwaldsen et Laboureur ; à l'architecture Mazzoli, sans parler de maîtres de mythologie, d'anatomie, de géométrie, allaient professer l'art à l'ombre de ce Capitole, où l'un avait un jour couronné Pétrarque : montant à l'Ara Cœli, Canova montait, lui aussi, au Capitole.

L'organisation fut plus lente que ne l'eût pensé Napoléon. L'Académie étant venu offrir à Canova la couronne de princeps, tout semblait cependant devoir marcher à souhait. Un décret du 12 juin 1811 devait confirmer les arrêts ultérieurs ; ce n'est cependant que le 12 mai 1812, que Canova radieux présidera à l'ouverture des écoles. Il est alors comblé d'honneurs et d'hommages, seul souverain désormais incontesté à Rome. La Consulta a en quelque sorte abdiqué entre ses mains, estimant que c'est avoir beaucoup fait pour l'art et Napoléon que d'avoir institué au-dessus des écoles restaurées une dictature amie[14].

***

Que n'a-t-on semblable ressource pour le gouvernement des lettres, semblable fortune pour leur gloire ? Mais quel Pétrarque, quel Tasse, quel Arioste, faire monter au Capitole sous l'égide impériale ? Faute d'un roi, il faut bien traiter là avec une République, pauvre république où l'abbé Godard est consul et le conseiller de préfecture Alborghetti, ministre, l'Académie des Arcades, joie des mauvais plaisants.

Si elle est déchue, dit-on, c'est que l'Empereur n'y a pas mi' sa main. Il la met, sous la signature de Gerando. Dès le 24 juillet 1809 un arrêté de la Consulta a rendu l'Arcadie à sa première institution. Elle se réunira régulièrement au siège de ses séances, le Bosco Parrasio, et puisqu'elle ne compte point dans son sein de Canova des lettres, elle délibérera dorénavant sous le buste de Torquato Tasso, canonisé par Gerando. Sous cette présidence posthume, l'Académie des lettres sera, comme celle des arts, pourvue d'un but utile ; elle décernera des prix accordés par l'Empereur à qui saura l'emporter, en des concours annuels de langue italienne[15]. Et cependant l'infatigable Gerando, qui en outre tente de réorganiser l'Académie des Lincei[16], fonde une Société d'archéologie à laquelle, pense-t-on, les fouilles vont donner du travail[17].

Les arts du dessin ont Canova ; aux lettres il a fallu donner un président de marbre dans e l'immortel Torquato Tasso Grâce à Dieu, la musique a un chef : Zingarelli. Nous avons dit qui était ce musicien estimable, mais surfait. On le prisait haut ; mais il était à conquérir, étant papalin. Le mieux parait à Gerando de mettre le maestro à la tête d'une école de musique qui, enrôlant les chanteurs désemparés de la Sixtine dissoute et les organistes dépossédés des chapelles fermées, conserverait à Rome son caractère de première école en Europe de chant et de musique d'église. Zingarelli, à qui on ne demande point encore de serment, accepte de la diriger ainsi qu'une chapelle impériale qui servira de débouché aux élèves de la nouvelle école. Un arrêté du 10 décembre 1810 organise l'école avec huit professeurs et la chapelle impériale avec un maître à 2.400 livres, un organiste à 1.200, soprani, contralti, tenori, basses de première et deuxième classes à 1.200 et 800 livres. Elle fournira des sujets pour les grandes solennités à la chapelle de Saint-Pierre, à Saint-Jean de Latran, à Sainte-Marie Majeure, Sainte-Marie du Transtevere et Saint-Paul hors les murs ; elle composera et chantera les Te Deum qu'à l'infini les victoires du grand Empereur vont nécessiter. Mais si désireux qu'il fût d'être recommandé à Dieu sur tous les tons, l'Empereur estime excessive la somme cependant modeste de 12.000 livres par an accordée à la musique. Il faudrait que, comme Canova, Zingarelli fût à Paris, plaidât la cause des soprani et des tenori. L'Empereur raye les crédits, supprime la chapelle, encourt l'hostilité des chantres de la Sixtine et rejette dans l'opposition le maître qui tous les soirs fait pâmer Rome devant la Jérusalem détruite[18].

En revanche, on donne satisfaction à un autre artiste, Camuccini que, si volontiers à Rome, on proclamerait le Raphaël moderne. Peut-être juge-t-il qu'on l'estime trop peu en ne lui confiant que la direction de la fabrique de mosaïques, agrandie, restaurée, transportée en un local où les modèles de toile ne pourrissent plus ; on y ajoute cependant celle de l'école destinée à perpétuer, sous les auspices du bienfaisant Empereur, cet art si spécial à Rome, en assurant des successeurs aux très anciens Cosmas[19].

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A la fin de décembre 1810, la Consulta avait ainsi ébauché l'œuvre de restauration artistique, une des parties les plus importantes, eût-elle dit, de l'entreprise française à Rome. Que cette œuvre fût vouée à un relatif insuccès, c'est ce que la suite de cette étude fera voir. En attendant, M. de Gerando estimait avoir rempli les intentions du maitre. S'il avait sagement ajourné la refonte de l'instruction publique, quelques institutions utiles avaient pu témoigner du désir qu'avait la France de donner aux études un essor nouveau. Il avait infusé, pensait-il, une vie nouvelle aux Académies vieillies de Rome : à l'heure où la cité, pour la première fois depuis des siècles, retentissait du fracas des armes, il avait voulu que quatre sociétés perpétuassent à Rome le culte du beau, que sous la direction de Canova l'Académie Saint-Luc se fit maîtresse des arts, nourricière des artistes, inspiratrice des fouilles qui se préparaient, que, sous la surveillance du meilleur peintre de Rome, la mosaïque sortît du domaine de l'industrie pour devenir derechef un art délicat et magnifique, que, régie par un musicien de talent, une école perpétuât dans Rome laïcisée cet art de la musique sacrée dont l'avait dotée l'Eglise catholique, et qu'enfin l'Académie des Arcades retrouvât, sous l'invocation du Tasse, le crédit des Académies florissantes que la Renaissance avait de si brillante façon fait surgir de ce sol fécond qui, jadis, avait nourri Virgile et Horace, Tite-Live et Cicéron.

Aussi bien, l'œuvre réformatrice de la Consulta, pour inféconde qu'elle parût, ne pouvait en toute justice être jugée qu'avec indulgence et parfois avec estime. Etudiant plus loin tour à tour les travaux entrepris pour donner un essor nouveau à l'agriculture et à l'industrie, pour bonifier les routes, dessécher les marais, endiguer les fleuves, restaurer Rome et l'embellir, nous trouverons au début de toute entreprise ces hommes laborieux et consciencieux, illusionnés sans doute, présomptueux parfois, mais généreux toujours, qui entendirent que, sur tous les terrains, le passage des Français fût marqué, comme celui des Césars et des Papes, par une floraison d'œuvres nouvelles et grandioses.

Il n'en allait pas moins que, quelles que fussent la grandeur de l'effort et la générosité du but, les difficultés rencontrées par la Consulta, sans paralyser toujours son action, la faisaient méconnaître. Ses institutions semblaient vaines, ses réformes politiques, sociales, économiques, intellectuelles illusoires, et, par une injuste exagération, l'opinion publique, irritée ou narquoise, lui déniait toute capacité de faire le bien d'une façon conséquente et féconde. A mesurer les éblouissantes promesses qu'on avait eu le tort de faire, aux résultats que dix-huit mois de gouvernement avaient donnés, on sentait vraiment une disproportion qui consternait les amis et faisait triompher les adversaires. Les réformes étaient tenues par tous pour vaines, quand on ne les estimait pas funestes.

 

II

De fait, la protection accordée aux artistes, savants et écrivains, ne touchait pas plus les nobles barons que le dernier Transtévérin : les Romains de toutes les classes s'entendaient pour témoigner aux Français des sentiments qui, en dépit du servilisme manifesté par des patriciens sans scrupules, étaient à la fin de 1810 unanimement hostiles. Le 7 février 1811, le Capitole devait être le théâtre d'une scène qui parut scandaleuse et qui était surtout inquiétante. Le conseil municipal, assemblée de ralliés cependant, qui jusque-là s'était tenue dans une réserve froide, laissa éclater des sentiments qui devaient consterner Miollis ; deux bourgeois, le banquier Valentini et le négociant Cruciani, à la seule proposition de prêter serment, protestèrent avec une âpreté extrême ; le groupe des nobles assista à ce déchaînement avec un sourire ; seul le duc Pio Bonelli, vieux jacobin de 98, s'éleva contre des paroles outrageantes à l'adresse de l'Empereur. Tournon dut fermer les yeux ; ces insurgés et ces neutres, c'étaient les amis de la France[20].

Noblesse ralliée, mais par intérêt et servilité, toujours prête à sourire à l'opposition plus audacieuse des autres, bourgeois plus nettement hostiles, le tableau était bien en raccourci celui de la Rome française : il ne manquait sur la place du Capitole que la plèbe réclamant ses moines, son pain et ses fils partis pour l'armée.

Le patriciat s'était en apparence rallié ; nous avons dit ailleurs pourquoi il était ralliable[21] et, d'autre part, comment l'institution du Sénat, avait servi de prétexte au ralliement : la municipalité, issue du Sénat, comptait quatre barons des plus notables ; le conseil municipal était pour les neuf dixièmes peuplé de nobles gens, le conseil général plus encore ; on ne députait à Paris que des petits-neveux de pape ou des petits-fils de princes ; le banquier Torlonia lui-même est tenu pour prince, étant duc de Bracciano, et dispensé d'ancêtres, ayant des millions. Il faut que tous se rallient, s'ils veulent rester nobles. car un arrêté du 10 juillet 1809, appliquant aux États romains la loi de l'Empire, a aboli non seulement la féodalité, les droits féodaux, les prérogatives, privilèges, titres, juridictions qui en dérivaient... mais encore la noblesse héréditaire, les blasons, qualifications, distinctions nobles, sauf pour les familles qui en jouissent de s'adresser à Sa Majesté et d'en obtenir, s'il y a lieu, les titres, prérogatives et majorats institués par les statuts de l'Empire[22]. Que de princes à resacrer princes et que de comtes surtout — ils sont légion en ce pays — vont s'exposer aux habituelles railleries : les comtes refaits de Sa Majesté. L'Empereur cependant entend faire un choix : Les ducs, barons, comtes qui sont pauvres et n'ont pas l'aisance convenable, je les supprimerai, écrit Napoléon[23] — à ce titre que de comtes vont rester sur le carreau de Rome — ; les marquis, je les ferai barons, et je reconstituerai les armoiries en y faisant quelques changements. Tremblez, dragon des Buoncompagni, tour des Orsini, monts des Albani, lis des Braschi, étoile des Altieri, tremblez, colombe des Pamfili, abeilles des Barberini ; l'aigle plane qui entend tout assombrir de l'ombre de ses ailes éployées. Il va falloir gratter les antiques palais aux lourds blasons et les panneaux des grands carrosses, faute de pouvoir soumettre, petits-neveux des grands barons ou des magnifiques papes, au petit capitaine corsé des titres de rente assez solides ou des comptes de fermage en bon ordre. Le mieux est de gagner la faveur ou tout au moins de mériter l'indulgence du maitre.

Quelques-uns savent déjà ce qu'il en coûte d'encourir sa colère. Le ralliement ne date pas du premier jour, qui, en apparence, est presque complet à la fin de 1810, et l'été de 1809 a vu une noblesse hésitante et parfois opposante. Un groupe considérable, que resserrent les alliances, s'est, dès l'abord, constitué en bataillon sacré que ne pourraient entamer ni menaces ni promesses ni offres alléchantes : Massimo, qu'un caractère enjoué et libéral semblait préparer à moins de rigueur, est malheureusement esclave de sa femme : or sa femme est une princesse de Saxe ainsi que la jeune comtesse Patrizzi, ainsi que la princesse Altieri ; ces trois Saxonnes, fort dévotes, n'aiment point Napoléon et poussent maris, beaux-frères, beau-père même à la révolte ; car c'est le vieux comte Patrizzi qui, vieillard des plus enragés, refuse une place au conseil du Capitole ; refusent également et l'aimable Massimo, et l'orgueilleux Altieri, et le prince Barberini qui sur lui seul a rassemblé tout l'orgueil et la dureté des vieux Barberini et le jeune Rospigliosi, duc de Zagarolo, qui, ardent et charmant, plus courageux que son beau-père Colonna, ne sait pas rester neutre et sera ainsi successivement la victime bruyante et l'allié éclatant du régime français. Le pis est que tous ces récalcitrants sont riches, leur revenu variant de 60.000 à 150.000 livres ; ils ne sont que plus coupables, dirait l'Empereur[24].

Dès le 20 septembre l'ordre est donné de les arrêter tous les cinq et avec eux ce comte Baglioni de Pérouse qui, parce que ses aïeux ont régné en Ombrie, héros tragiques qui tinrent tête à César Borgia, se croit autorisé à refuser une place dans la députation, retenu, dit-il, par ses affaires. Y a-t-il une plus pressante affaire que de venir saluer le grand Empereur et les rois de Wurtemberg et de Bavière ont-ils des affaires quand il leur faut venir rendre hommage au plus grand des monarques ?

Septembre n'est pas fini que ces honnêtes gens roulent en poste sur la route de Paris, au grand désespoir de ces dames saxonnes, et surtout de la Massimo qui, furieusement jalouse, craint l'effet des beautés parisiennes sur un époux enjoué[25]. Les six exilés s'installent mélancoliquement à Paris sous la surveillance avisée du duc d'Otrante ; de temps à autre, le vieux Patrizzi s'en vient, de la rue Saint-Dominique où il loge en garni, rendre compte de ses actes au préfet de police. Il y vint peu de temps. A Rome, les familles travaillaient ; le père Altieri, bénédictin fanatique, ancien conseiller intime de Pie VII, abdique le fanatisme, fait des démarches, escorte à Paris les archives dont il est un des gardiens et s'y démène si bien que cet industrieux fils de saint Bene obtient de l'ex-oratorien Fouché un rapport concluant au renvoi à Rome du prince Altieri d'ailleurs assoupli. Ils l'étaient tous par cette pénitence. Massimo avait vu l'Empereur qui l'avait voulu questionner : On dit, monsieur, que vous descendez de Fabius Maximus. Cela n'est pas vrai !Je ne saurais en effet le prouver, avait répondu cet homme d'esprit, c'est un bruit qui ne court que depuis douze cents ans dans notre famille. Mais le marquis sut donner d'autres gages que ceux de son esprit. Curctando restituit, disait sa devise, héritée du problématique ancêtre.

Miollis réclamait le retour : Fouché s'y montra favorable[26]. Ils rentrèrent en avril 1810, goûtant mieux le nouvel ordre de choses, bons Romains qui surtout avaient mal goûté Paris. Patrizzi enragé passa sa rage à son fils qui ne paraissait point à craindre, aux trois quarts au moins imbécile qui tremble à la pensée de voir un Français : dévot, il ne laissait pas encore voir que le cierge, qu'il tenait fidèlement dans toute procession, pût un jour devenir un brandon de révolte[27]. Le prince Colonna, échappé par miracle à l'exil, se tenait coi ; son gendre, Rospigliosi, allait se rallier ; son beau-frère, Doria, parvint à garder une neutralité sans dommages ; mais Chigi, qui était encore au début de 1810 du parti de Pie VII et dont la fortune et le crédit rendaient la conquête précieuse, se laissait lentement conquérir, flatté, dans sa manie de versifier, par les applaudissements dont, aux Arcades, les fonctionnaires français couvraient — par ordre — ses plus plates compositions. La princesse Chigi va devenir dame d'honneur de l'Impératrice. Ainsi dans les derniers jours de 1810 s'est émiettée la débile opposition patricienne[28].

***

Quant aux ralliés de 1809, ils sont partout : conseil municipal, conseil général, commissions, comités ; il y en a dans les bureaux de la préfecture où d'ailleurs ils font vilaine besogne ; il y a dans les sous-préfectures : un Ruspoli, un Gabrielli, un Spada, un Santa-Croce[29] ; un César Borgia est sous-préfet de Tivoli — ce régime est plein de surprises — ; il y en a dans les états-majors de la garde nationale, car ce ne sont plus comme en les boulangers, droguistes et cabaretiers qui paradent avec des épaulettes d'officiers[30] — ils ne paradent peut-être pas assez pour la solidité de ce régime —, mais de jeunes nobles fringants qui complaisamment étalent l'uniforme, que Lafayette a naguère illustré, le long du Corso et dans les allées de la villa Borghèse ; il y en a dans la gendarmerie où nous vers un autre comte Borgia se prodiguer, celui de tous les nobles qui mérite le plus[31] et qui d'ailleurs nous trahira sans hésiter en 1814. Il y en a — ce qui est fort honorable — dans les armées de Napoléon, Aldobrandini, Gabrielli — l'insurgé de 1808 maintenant enrégimenté —, Buoncompagni, Lante, Savini. dragons, hussards, cuirassiers, brillants officiers qui, une fois au feu, montreront une valeur insoupçonnée. Et tandis que les Patrizzi, Massimo, Altieri, Rospigliosi et Barberini reviennent dé Paris l'oreille un peu basse, d'autres partent, sénateurs, députés, chambellans, dames d'honneur : Colonna d'Ave va rejoindre, avec Spada et Bonnacorsi, au Luxembourg, le Corsini déjà si francisé ; ces petits-neveux de pontifes vont ainsi siéger à côté de ces autres pontifes, Grégoire, Sieyès. Fouché, tandis que des cadets Marescotti et Altieri s'en viennent au Palais-Bourbon[32]. Il y a des petits-fils de Mucius Scævola dans les antichambres, la clef au pan ; une Chigi, née Barberini, assiste Marie-Louise ; et, après tout, la venue aux Tuileries de cette Habsbourg, de race moins ancienne il est vrai que les Colonna, mais plus antique que les Chigi, ne justifie-t-elle pas d'une façon éclatante la présence de cette petite-nièce d'Urbain VIII et d'Alexandre VII dans le salon de l'Impératrice.

Tous ces aimables gens sont d'ailleurs ralliés tout juste comme Marie-Louise est mariée à l'Empereur — et le sacrement en moins : provisoirement. Dès maintenant, dans le secret des conversations entre intimes, ils se réservent ; ceux qui siègent au Capitole affirmeraient, nous l'avons vu, qu'ils gardent la ville contre une plus complète usurpation. Ils dansent, cela est vrai, chez Miollis et Tournon, mais comme ils dansaient chez Bernis, ambassadeur de France ; les sorbets exquis qu'ils y dégustent fondent moins vite que ne fondrait leur fidélité à l'épreuve. Ceux qui se rallient trouvent d'étranges indulgences chez ceux qui, comme les Patrizzi et les Colonna, refusent de le faire, et la grande franc-maçonnerie aristocratique maintient entre eux un lien qui, en les unissant, les ligue, au fond, ralliés, neutres ou opposants, contre l'étranger. Lorsque Corsini vient à Rome, le sénateur qui, petit-neveu de Clément XII, a voté le Sénatus-consulte du 17 février, est reçu fort cordialement même par les tenants nobles de Pie VII : Patrizzi, si amer, en parle avec rondeur[33]. Il rend des services. Braschi et ses adjoints en rendent aussi, font exempter d'impôts et du service les beaux fils nobles. Et n'est-ce point d'ailleurs un constant service rendu à leurs congénères que d'avoir pris les places qu'en 1798 un Masséna ou un Berthier avaient données, pour le grand dam du baronnage, aux scélérats qui l'ont voulu ruiner ? Les prêtres n'excommunient point ces ralliés nobles ; chacun joue un rôle dans une comédie où les Français, qui d'ailleurs le sentent vaguement, tiennent celui toujours médiocre des maris trompés.

***

Le mauvais côté de l'aventure est que cette faveur accordée, imposée aux nobles, acceptée par eux avec les réserves que l'on sait, déraie une partie de la bourgeoisie, sans rallier l'autre.

Ceux qu'elle déraille ce sont les anciens amis de la France. Ils étaient compromettants, misérables, beaucoup étaient des scélérats, mais quelques-uns, comme le maitre de Lamartine, étaient de pauvres braves gens auxquels le régime français enlevait leurs dernières illusions[34]. Angelucci n'était pas le seul à protester contre la défaveur dont étaient frappés, par les agents de l'héritier de la Révolution, les hommes que jadis les généraux du Directoire avaient installés au Capitole[35]. Ceux-ci critiquaient avec une aigreur exaspérée le cardinal Miollis frère d'évêque, le ci-devant comte de Tournon, ex-émigré, Gerando, député fructidorisé, et tout à l'heure Norvins, encore un émigré, Daru, un réacteur, toutes gens au mieux avec les prêtres, quoi qu'ils disent, et aux pieds des nobles. Ils vilipendaient les singuliers administrateurs que fournissait le patriciat : Braschi qui n'était qu'un vieux bellâtre et un maire détestable, les jeunes sous-préfets Gabrielli, un ambitieux sans scrupules, Ruspoli, un incapable : Trop de nobles, trop de riches, répètent-ils sans cesse[36]. Naturellement ils ne se vont pas jeter dans les bras de Pie VII. Mais c'est dans ce petit groupe de gens aigris que, tout à fait en dehors de la Maçonnerie officielle, à côté de la loge Marie-Louise où Radet pontifie, se forment les ventes des Carbonari que, dès 1812, Barras verra composées d'avocats, de médecins et de prêtres libéraux. C'est le futur parti italien, qui se forme là ; en attendant, ce sont eux qui, au moment où les nobles semblent désespérer de sa cause, se font à Rome les partisans de Murat : comme ils sont peu, on les dédaigne. Ce sont cependant de dangereux mécontents.

L'autre partie de la bourgeoisie, la très grosse, est opposante aussi, mais au nom du Saint-Père. On ne parle pas de Torlonia ; ce spéculateur est l'argentier de tous les régimes, il a prêté tous : Pie VI, la République jacobine, les généraux du Directoire, le Bourbon de Naples, Pie VII, l'Empire ; il sera pour Murat, reviendra à Pie VII, gagnant quelques millions à chaque règne, spéculant sur tout, depuis les souliers des soldats jusqu'aux perles et diamants, parvenu ridicule, fastueux et avisé, Auvergnat mâtiné d'Italien, sans éducation ni façons, que Tournon voit en présence de vingt femmes titrées jouant en robe de chambre avec ses pantoufles, personnage que la noblesse méprise, que la bourgeoisie ne connaît plus — car il est duc de Bracciano ! — ; président de la chambre de commerce, il promène chez Miollis, Tournon, Gerando son habit à boutons de diamant, mais lui aussi est un rallié provisoire et d'ailleurs son crédit qui est grand sur le marché, est nul sur le forum[37] ; les financiers Marconi, Vaccari, Valentini, moins riches, ne sont pas plus influents ; Valentini n'acquiert dans le peuple un peu de crédit, que le jour où au Capitole il se dérobe au serment. Quand Cruciani et lui s'insurgent, ils représentent vraiment mieux leur classe que si le suffrage universel et non Miollis les avait appelés au conseil. Les avocats, nous avons dit à la suite de quel conflit, forment un groupe d'opposition irréductible et active et leur influence est immense, car ces hommes de loi, tenant les secrets des grandes familles et gérant leurs biens, sont à autre part familiers avec le petit peuple, conseillers bienveillants que l'on peut consulter à chaque coin de rué et qui, maintenant, entre deux conseils, glissent une critique contre le régime, une nouvelle vraie ou fausse qui lui fait tort, signalent les fautes, soulignent les griefs, commentent les dommages, excitent les rancunes, surexcitent les haines[38].

***

Le peuple n'a pas besoin de ces excitations. Il sombre dans la misère et la misère lui conseille, plus que tous les avocats insurgés, la haine et le désespoir. Ces gens, nous l'avons vu, vivaient de la Chrétienté ; l'Europe entretenait le peuple romain ; tandis que l'énorme administration ecclésiastique nourrissait des milliers d'agents — le tiers de la nation —, le Sacré-Collège faisait vivre une clientèle de serviteurs, de parasites et de mendiants. Les pèlerins attirés à Rome étaient la grande ressource de tout un autre peuple : logeurs — plus de mille — aux chambres toujours occupées, négociants, fabricants et trafiqueurs de souvenirs romains, commissionnaires, farchini, ciceroni, pifferari. Toutes ces ressources s'étaient évanouies. Réduits à la pauvreté dès l'été de 1809, ces malheureux s'étaient tournés vers les moines, avaient grossi la clientèle déjà énorme des parasites du monastère. Or, en avril 1810, les couvents se ferment ; les moines eux-mêmes viennent augmenter la foule des misérables, cependant que tous ceux qu'ils employaient, artisans et commerçants, sombrent avec eux dans la ruine. La moitié des artisans réduits par ce seul coup à la misère, la foule des gens qui jamais n'avaient su travailler se grossit de la foule de ceux qui ne le pouvaient plus. Les indigents qui, à Rome, seront 30.000 en 1812, étaient, de l'aveu de Norvins, plus de 12.000 dès la fin de 1810, qui mendiaient jusque sur le seuil du préfet importuné. Le pain étant devenu cher. pour la première fois ce peuple connut la faim. Des familles innombrables ont perdu leur pain... Cet hiver est un hiver dur pour les classes ouvrières. Le pain et l'huile sont extrêmement chers. Le petit pain d'un bajocque ne pèse que trois onces ; il pesait jadis... 8 onces du temps du pape Braschi... Les accapareurs, qui sont en partie les fournisseurs de l'armée, enlèvent les blés... Sur cette misère atroce, une seule voix, et venant des moins suspects : Miollis, Olivetti, Norvins, Tournon, Gerando, Mme Récamier, Lamartine, la comtesse d'Albany, Canova. Les naissances allaient tomber de 5.260 à 3.138[39].

Evidemment des hommes aussi intelligents et, pour la plupart, aussi généreux, que les membres de la Consulte romaine, ne pouvaient voir, sans songer à y porter remède, une misère dont ils se sentaient en partie responsables. Eux qui propageaient la vaccine et prêchaient l'hygiène, ne pouvaient se résigner à laisser, sans y porter secours, se creuser sur le corps romain l'ulcère qui le rongeait. Ces hommes avaient malheureusement une foi aveugle dans l'institution ; ils estimaient que le pain, donné par la bienfaisance officielle, même avec une parcimonie forcée, pourrait remplacer avec avantage le pain que la charité cléricale prodiguait au prix de la liberté. Ils entendirent organiser la bienfaisance dans une ville où, depuis des siècles, elle régnait.

Dès le 21 juillet 1809, sans attendre les pitoyables effets de la politique qu'on leur allait imposer, ils avaient fondé la Société de bienfaisance. Le programme en était magnifique jusqu'à la présomption : on allait éteindre la misère à Rome et faire disparaître cette plaie de la mendicité qu'entretenait, pour avilir un peuple, le système des prêtres. Il est vrai que, ne pouvant se passer des prêtres, on en avait dû admettre dans la commission : Ramolini, supérieur des Benfratelli et le curé Polani, de Sainte-Marie du Peuple ; 60.000 livres par an leur étaient allouées. Le 12 août, autre mesure bienfaisante : on nomme une commission qui va réorganiser les hôpitaux ; le gouvernement assume la charge de distribuer aux indigents les aumônes que les institutions de charité accordaient ; les Benfratelli deviennent plus que jamais les exécuteurs des mesures de la Consulta. Le 5 septembre, réorganisation de l'hôpital Saint-Michel — ou tout au moins nomination d'une commission qui le doit réorganiser. Le 30 avril, on porte de 1.000 à 1,500 écus par mois les sommes accordées à la Société ; le 5 juillet, on décide la distribution de bons de pain, de viande, de soupes économiques. Entre temps, une note officieuse décerne de grands éloges à l'institution des secours à domicile qui n'existe à Rome que depuis la réunion à la France. Le 12 août 1810, institution de la Société maternelle : grande pensée de Sa Majesté au moment où Elle attend un enfant ; la duchesse Braschi en sera présidente avec Mme Torlonia, la duchesse Sforza Cesarini, Mme Marconi, dont par ailleurs le mari, spéculateur sans vergogne, affame Rome, dit-on ; Miollis souscrit pour sa femme lointaine, Tournon pour sa mère, Radet y mettra son épouse et cela attendrit fort le Journal du Capitole. Le 1er novembre, ouverture des soupes économiques dont les bureaux de bienfaisance accordent les bons à profusion : 800 soupes sont ainsi distribuées par jour. Le 17 du même mois. deux cents lits de plus sont fondés à Saint-Michel[40]. Enfin — et ce sera la grande pensée du règne — le gouvernement décide la création de dépôts de mendicité qui seront établis à Saint-Jean de Latran pour Rome et le département, et, pour le Trasimène, au monastère de Sainte-Marie des Anges, à Assise ; rabattre des mendiants sur Assise, d'où sont partis les moines mendiants, quel singulier retour des choses d'ici-bas ![41]

En attendant l'ouverture de ces dépôts, on se promet beaucoup de grands travaux dont le devis est en ce moment soumis à l'Empereur ; on va fouiller le Forum, élever les terrasses du Pincio, creuser deux grands cimetières, faire des quais au Tibre, percer de nouvelles rues, restaurer le Quirinal ; on pense pouvoir dès 1810 employer un millier d'ouvriers, car déjà le chantier est en pleine activité autour du Temple de la Concorde au Forum. On y chasse les mendiants. Voilà, déclarent à l'envi Miollis et Gerando, des misérables rendus à la dignité de travailleurs libres ; ils gagnent leur pain. Ils le gagnent de fort mauvaise grâce. Conduits au Forum par des sbires, ils y travaillent sous l'œil d'un gardien ; ils s'évadent deux fois ; la police les ramène aux fouilles, en attendant qu'ils se pénètrent mieux de ce qu'exige la dignité des travailleurs libres. Ils gagnent, sous un régime de forçats, leurs trente sous journaliers[42].

Quant aux dépôts de mendicité qu'on leur promet, d'avance ils les détestent, car ce seront des prisons déguisées. Ils sont d'ailleurs d'une ingratitude qui révolte. Soupes économiques et bons de pain ne sont, disent-ils, que de faibles compensations de ce qu'on leur a pris avec leurs frattoni ; les secours à domicile ne leur parviennent point puisque la plupart vivent sans logis, et quant à ceux qui en possèdent, ils poussent l'ingratitude jusqu'à ne se sentir point émus de la visite de la générale Radet et de Mme de Gerando, l'une un peu trop meusienne, l'autre un peu trop alsacienne pour comprendre ces âmes romaines ; ils aimaient bien mieux aller manger près des monastères où, leur distribuant pain et polenta, les frattoni riaient avec eux, en camarades romains qui ne connaissent point les distances : les sociétés, commissions, comités, bureaux organisés, nommés à grand tapage, ne sont que des tromperies de ces Français du diable, avec leurs présidents et présidentes, secrétaires, enquêteurs et visiteurs qu'on ne voit point. Et de fait, sauf les soupes économiques, rien n'est encore venu de tant de commissions délibérantes ; la bienfaisance officielle a tort devant la charité catholique, et saint François d'Assise domine encore de cent coudées le bienveillant M. de Gerando.

 

III

Il n'est personne qui n'accuse amèrement la Consulta. On lui reproche d'avoir tout fait mal, même le bien. Il est certain que tout ce qu'elle a ordonné de nécessaire, d'utile ou d'honorable s'est exécuté de manière à nous rendre ridicules[43].

Au moment où ce jugement si sévère était porté sur son œuvre, la Consulta était dissoute. Elle avait succombé sous le poids des responsabilités, dans lesquelles on l'avait — fort souvent contre son gré, — engagée, et de fautes qu'elle n'avait pas toujours commises[44].

Une poussée de plus en plus forte de l'opinion se produisait contre elle dans les derniers mois de 1810 : elle s'était encore augmentée depuis que, par la nomination de Fouché, l'opinion avait cru obtenir satisfaction. La Consulta elle-même en arrivait à souhaiter sa dissolution ; Gerando ne voulait plus délibérer avec Janet ; Balbo aspirait à quitter une charge qui le retranchait, pensait-il, de la communion de l'Eglise. Les amis de Murat qui, après l'avortement de la combinaison Fouché, avaient derechef dressé leurs batteries, croyaient à tort que la dissolution de la Consulta entraînerait le départ de Miollis, qu'ils détestaient.

Les municipalités organisées à si grand'peine se dissolvaient ; les fonctionnaires s'étaient remis à refuser le serment ; les prêtres continuaient à se conduire indignement et préparaient une croisade ; les brigands pullulaient. L'aristocratie n'adhérait que pour garder son rang et au fond se réservait ; la bourgeoisie hostile se partageait entre Murat avec les carbonari, et Pie VII avec les papalins, les sacristies et les ventes nous étant maintenant également ennemies ; le peuple, réduit déjà à une terrible misère, nous haïssait.

La population a déjà perdu 30.000 habitants ; si l'Empereur n'y porte les yeux et la main, ceux qui s'y connaissent bien assurent qu'en moins de dix ans, la ville des papes sera presque aussi ruinée que celle des Césars... Les jardins du Quirinal sont en friches ; le palais n'est plus qu'un monastère désert et délabré. Les grandes familles ferment leurs maisons par détresse ou avarice ; les rues ne sont peuplées que de mendiants. En s'emparant des caisses publiques, des domaines, des propriétés des ordres religieux, on n'a voulu supporter aucune des charges dont ils étaient grevés, ce qui bouleverse une foule de transactions et l'existence de 20.000 personnes... Le mécontentement est tel qu'il serait impossible d'en prévoir les résultats, s'il arrivait quelque événement malheureux pour la France pendant que la basse Italie est dégarnie de troupes, que les prêtres ne cessent de citer au peuple l'exemple des Espagnols[45].

Les uns accusent la Consulta de trop de rigueur ; les autres, de trop de faiblesse. On a beaucoup trop ménagé les Romains, dit l'un[46] ; pas assez, dit l'autre. Le gouvernement ne s'est entouré que de nobles qui le trahissent ou sont prêts à le faire.

En réalité, il n'existe à Rome qu'une opposition naissante : les prêtres se concertent encore, les brigands se recrutent, les nobles hésitent, les bourgeois complotent, le peuple murmure ; mais personne ne crie fort, n'agit vigoureusement, ne lève le drapeau de la révolte. Un peuple ne se fait ni des muscles ni un cœur en quelques mois, et ce peuple, sous ses anciens maîtres, n'a su garder que de l'esprit. Une seule chose suffirait à déconcerter cette opposition naissante, lente à s'organiser : la visite de l'Empereur et l'établissement d'une cour. Est-ce flatterie, est-ce nécessité, unanimement on réclame l'Empereur. A son défaut et en attendant, il faut un grand dignitaire, maréchal d'Empire ou ministre d'État, qui vienne à Rome gouverner avec fermeté et dépenser avec prodigalité. La vanité romaine en serait flattée et sa fronde déconcertée. Il faut une tête et une main — une bourse surtout, ajoutent les gens sincères[47].

***

Le pays de Rome excite ma sollicitude, écrit l'Empereur à Montalivet le 25 juillet 1810[48]. Les scènes ridicules, les scènes scandaleuses du printemps de 1810 n'ont pu ébranler la confiance de l'Empereur ni altérer son amour. Il ne veut point avoir eu tort. Le désordre n'est qu'apparent, disait-on à Paris avec un sourire optimiste, et entre dans un plan général[49]. Tout s'arrangerait. Rien ne s'était arrangé et Napoléon ne sévissait ni même ne grondait. Les hommes justes, écrivait-on de Rome, admirent la douceur et la générosité de Sa Majesté. De fait, sa mansuétude — peu ordinaire — étonnait en face d'une révolte d'autant plus irritante qu'elle était impunissable. En de telles circonstances la terre a été inondée de sang quand régnaient des empereurs moins glorieux[50]. Les agents de Napoléon, qui le savent si irritable, ne comprennent rien à son indulgence : c'est qu'ils ignorent ce sentiment tendre que nourrit l'Empereur pour sa Rome. Certes la situation lui arrache parfois des gestes d'impatience : Il faut en finir, répète-t-il depuis six mois. On n'en finit pas, et cependant jusqu'à l'été de 1811, cet homme à l'esprit si pénétrant se leurre ou dissimule son dépit. Sa colère éclatera, nous le verrons, pour la première fois devant Tournon en juin 1811 : ce n'est qu'en 1812, le 10 avril, qu'elle grondera, furieuse, au Conseil d'État, mais ce qu'on y sent vibrer, c'est plus la douleur que la colère.

En décembre 1810, Rome reste la maîtresse, rebelle à son amour, éloignée de son cœur, mais qu'il ne faut point violenter encore ; car il entend toujours l'avoir belle, souriante, les bras ouverts. Pourquoi ne se livre-t-elle pas ? Parce que ses prêtres la tiennent encore loin de lui : il les chassera. Parce que ses mandataires n'ont point su s'y prendre, calmer les nerfs de l'aimée et atteindre son cœur : il les remplacera ; — c'est alors qu'il songe à Fouché, — et bientôt il ira lui-même vers elle, et, de son regard qui, si terrible souvent, sait se faire parfois si câlin, il la subjuguera et la séduira.

Y aller ; il y songe très sérieusement, en cette année 1810. La paix promet de se prolonger en 1811 : Napoléon a certainement résolu pour cette date une visite à Rome. Pourquoi presserait-il soudain la restauration du Quirinal qu'un chapitre de cette étude nous montrera sortant en quelques mois de son marasme et de sa ruine ? Pourquoi ferait-il couvrir de peintures par les maîtres romains les trois appartements que l'architecte Sterne, en quelques mois, taillera pour l'Empereur, l'Impératrice et le futur roi de Rome, dans la demeure de Paul V ? Pourquoi parlerait-on de transformer en salle du trône la chapelle Pauline, rutilante d'or ? Pourquoi organiserait-on des logements pour le grand maréchal, la dame d'honneur, quatre dames, deux chambellans, deux écuyers, un aide de camp, quatre secrétaires, cinquante valets, le grand écuyer, un ministre, le colonel de la garde impériale, etc. ? Pourquoi les écuries sont-elles réorganisées, des voitures, des chevaux, des harnais commandés ? Pourquoi y dépenserait-on pour 30.000 livres de lingerie, 20.000 de batterie de cuisine, 100.000 de vaisselle, 70.000 de voitures, 20.000 de tapis, 200.000 de glaces, 60.000 de tapisseries, 800.000 de meubles, depuis les bois de lits à 190 jusqu'aux bidets à 20 livres et des tables de nuit aux tables de bouillotte et de piquet ? Pourquoi, durant quelques mois, cette activité fébrile à laquelle Daru va venir présider, pour restaurer, agrandir, meubler le palais impérial, s'il ne doit pas être habité ?[51] Tout cela n'est pas fait pour Fouché, encore moins pour Miollis. L'Empereur compte venir.

Par un contraste intéressant, le Vatican reste dans un état d'abandon qui étonne ceux qui ne comprennent pas. Jusqu'à la fin de 1811, le palais des Borgia, des Della Rovere et des Médicis reste sans conservateur et sans entretien[52]. Des mendiants s'y réfugient. Sauf la Sixtine, les chambres de Raphaël et la bibliothèque, tout y est à l'abandon. On n'y fait pas un sou de dépenses. L'Empereur ne répond pas aux questions qui lui sont posées à ce sujet.

S'il répondait, il lui faudrait dévoiler des projets qui doivent rester secrets ; car il faudrait convenir qu'il ne considère point comme sien le Vatican, palais du pape que le pape fera restaurer à sa guise. Car le pape, ayant enfin abdiqué la couronne temporelle, doit y revenir pour présider au couronnement à Saint-Pierre de l'Empereur d'Occident. Ce jour-là, les prêtres romains se presseront en foule dans les églises pour chanter Te Deum et Domine Salvum ; les Romains venus de tous les quartiers, les Sabins, Albains, Volsques, Ombriens, accourus de tous les points de la province, rempliront l'air de leurs acclamations : il n'y aura phis de brigands dans la montagne ni de mendiants dans les rues. Le Vatican abritera l'évêque de Rome, le Quirinal son maitre, maître incontesté, magnifique, magnanime, tout-puissant et plein d'amour.

D'ici là, l'orgueil superbe de Napoléon se refuse à une entrée incertaine dans la ville des Césars. Il ne. veut point des acclamations salariées par la police d'Olivetti dont un Murat peut seul se contenter, des courbettes hypocrites de Braschi et de ses adjoints mal ralliés et pleins de remords, des Te Deum arrache à quelques prêtres par la peur ou la cupidité et de ce silence du peuple qui lui paraîtrait un insupportable outrage. Qu'on n'ait crainte : cette chevauchée triomphale de Saint-Pierre au Capitole, on la verra ; on a vu bien autre chose qu'on ne pensait guère voir. Dans l'Empire soumis de Hambourg à Bayonne, de Cherbourg à Trieste, ce petit pays de Rome finira par céder. Après tout, qu'a-t-il demandé à la Consulta ? De liquider. Elle a liquidé. Elle est mal vue ; qu'importe, ou plutôt tant mieux ! Elle a, en l'assumant, déchargé le maitre de cette funeste impopularité. Il est temps de la remplacer, mais elle a fait son œuvre, l'Empereur se fait l'étrange illusion que tout est préparé par elle pour une reconstruction grandiose.

***

L'architecte de cette- reconstruction, par disgrâce, il ne le trouve pas. Le cherche-t-il sincèrement ? Cela est bien peu probable. Nous avons dit pourquoi et quelle jalousie il a pour la première fois senti le poigner quand Fouché a fait mine de s'en aller conquérir Rome. Il serait malheureux de penser qu'un autre, — même à son profit, — se fait aimer à Rome. Ce sentiment le jette dans les desseins les plus contradictoires : ce qui est bien le propre d'un amour inquiet.

Va-t-on donc laisser Miollis qui, en dépit de tant de qualités, a fait si médiocre figure durant ces 'trois années à Rome ? Personne ne le pense, le général tout le premier. Sa famille, très catholique, aspire à ce qu'il revienne, affirme qu'il y aspire lui-même. Enfin ! le général pense pouvoir quitter Rome, écrit l'évêque de Digne, j'en suis fort aise. La capitale de la Chrétienté a été et sera passée au crible. Trop longtemps pour son salut le brave général a tenu le crible[53].

Napoléon cependant entend qu'il le garde. Dans le désir qu'il a maintenant qu'aucun personnage superbe, important, influent, ne règne à Rome, Miollis lui apparaît comme un idéal réalisé. Il est honnête, fidèle, discipliné, ne se prêtera à nulle intrigue ; il est modeste, incertain, défiant de lui-même, il ne prétendra à aucune prééminence ; il est l'ami des prêtres, il tâchera de les calmer ; l'ami des nobles, il les fera danser : on doublera son traitement à cet effet. Il manque de poigne ; on lui laissera Janet qui en a, on lui adjoindra Norvins qui a de la tête ; il manque de sens administratif, mais il a Tournon et Rœderer qui en ont ; il aura par surcroît Daru pour administrer le domaine. Ainsi, dans son désir de ne point mettre une tête à Rome, il en met cinq, six, sept, car il y enverra encore le prince Corsini en missus dominicus, Fouché en conseiller sans pouvoirs. Et Miollis lui-même ne recevra que le titre bizarre de lieutenant du gouverneur général de Rome, un gouverneur qui reste à nommer et ne le sera jamais. Tout cela laissera malheureusement aux Romains l'idée funeste d'un gouvernement toujours provisoire, mal assuré et flatteur en sa médiocrité.

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Le 31 décembre, la Consulta adressait à l'Empereur le rapport qui clôturait ses travaux[54]. M. de Gerando s'apprêtait à regagner Paris en compagnie de Balbo, enfin délivré du cauchemar où gémissait sa conscience timorée[55]. Les cinq hommes se séparèrent très froidement. Le bon Gerando avait perdu des illusions sur la perfectibilité des hommes à laquelle ce philosophe avait cru sur la foi de Rousseau ; Janet ne pouvait dissimuler la joie que lui causait le départ de cet intellectuel égaré dans la politique ; Balbo aspirait à se faire promptement absoudre.

Ils n'avaient pas toujours réussi, mais ils avaient travaillé avec zèle, presque tous avec des sentiments généreux, tous avec beaucoup de fidélité à l'œuvre épineuse qui leur était confiée. Etait-ce leur faute si les exigences de la politique impériale, les cruautés inévitables de la conscription, l'application des décrets contre les moines, les évêques et les prêtres, les conséquences de maintes mesures nécessaires avaient fait plus grave et presque inextricable une situation que l'occupation même de Rome contre le gré de sa population, l'opiniâtre protestation du souverain déchu, la rancune d'un peuple de fonctionnaires dépossédés avaient au préalable rendue si difficile ?

Le 19 février 1811, après six semaines d'hésitations qui en disaient long sur ses sentiments, l'Empereur nommait lieutenant du gouverneur général le comte Sextius Miollis. A la même heure, Rome apprenait qu'elle allait enfin avoir un roi. Dernière mystification, ce roi était un enfant à naître. Faut-il conclure que, jusqu'à la majorité de ce roi d'opérette, l'honnête et peu brillant Miollis va administrer l'héritage de César et le bien de Pierre ?

Cela, du reste, importe peu à la plupart des Romains : Ils ont un souverain qui est à Savone et que la Madone ramènera quelque jour ; ils ont des prêtres qui commencent à peupler les bagnes, mais qui reviendront ; ils ont des fils qui vont à la guerre et peut-être n'en reviendront pas. Ils détestent les Français : ils ne leur tiennent compte en ce moment ni de leur probité. ni de leur bienveillance, ni de leurs travaux les plus utiles, ni de leurs réformes les plus louables. Peut-être un Fouché gagnerai t-il encore la partie ; Miollis renommé, elle était perdue.

Ainsi l'astre impérial, à son zénith, en cette glorieuse année 1810, restait voilé, au-dessus de Rome, par un nuage qui ne fera dès lors que s'épaissir.

 

 

 



[1] A Bigot, 26 juin 1810 ; LECESTRE, t. II, p. 636.

[2] Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531.

[3] Norvins, 11 mars 1811, F7 8891 ; Journal du Capitole, 26 décembre 1810, n° 164.

[4] Rapport Anglès, 1811, F7 4435.

[5] Résumé d'une conversation avec le sieur Degerando, 1811, AF IV 1715.

[6] Correspondance de Pérouse, Journal du Capitole, 15 décembre 1810, n° 159 ; Université de Pérouse, Correspondance de Rœderer, F1e 198 ; Réorganisation de l'Université, F1e 201 ; ORIOLI, professeur à l'Université de Pérouse, Souvenirs, p. 184-185.

[7] Journal du Capitole, 22 octobre 1810, n° 136 ; 20 octobre 1810, n° 135.

[8] Cf. plus bas, livre III, chapitre VI.

[9] Décisions de la Consulta, 5 août 1809 et 3 septembre 1809, AF IV 1715 ; Journal du Capitole, 23 août 1809, n° 24.

[10] David à Canova, 27 juin 1811. (Plaquette per Nozze Chiminnelli Bonuzzi, lettres de Canova conservées dans le musée de Bassano.)

[11] Comtesse D'ALBANY, Notes de 1811, Carnet, 1901, t. IX.

[12] MISSIRIMI, Canova (1825), p. 227-236 ; QUATREMÈRE DE QUINCY, passim ; D'ESTE, Memorie di Canova, passim ; Mme RÉCAMIER, Souvenirs ; SILVAGNI, t. I, p. 449-503.

[13] Cf. livre premier, chapitre III.

[14] MISSIRIMI, Ant. Canova, p. 227-236 ; QUATREMÈRE, p. 189 ; SILVAGNI, t. II, p. 449-453 ; Canova à l'Empereur, 31 octobre 1810 (en italien), AF IV 1715 ; Arrêtés organisant les écoles, Journal du Capitole, 28 novembre 1810, n° 252 ; ARNAUD, L'Académie Saint-Luc, p. 90, 91-94.

[15] Arrêté de la Consulta, Journal du Capitole, 24 juillet, n° 14 ; Journal du Capitole, 16 septembre, n° 30 ; Mgr CARINI, L'Arcadia dal 1690 al 1890. Roma, 1891 ; AZZURRI, Il Bosco Parrasio, Roma, 1839.

[16] Domenico CARUTTI, Dell' Accademia dei Lincei, Roma, 1885 ; Item. Degli ultimi tempi, dell' ultima opera degli antichi Lincei e del risorgimento dell Accademia, Roma, 1878.

[17] TOURNON, Etudes, t. II, p. 89.

[18] Dossier relatif à l'établissement d'une chapelle impériale et d'une école de musique sacrée, O2 1075 ; Journal du Capitole, 13 décembre 1810, n° 159 ; Sur Zingarelli, cf. p. 90 et 424.

[19] Journal du Capitole, 15 décembre 1810 ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 21-22.

[20] Raffin à Savary, 10 février 1811, F7 6531.

[21] Livre premier, chapitre III.

[22] Arrêté du 24 juillet 1809, Journal du Capitole, 29 juillet, n° 13 ; Gaudin à l'Empereur, 15 juillet, AF IV 1715.

[23] A Gandin. 22 août 1809, Correspondance, 15692.

[24] Alberti, 9 août 1809, CANTU, p. 386 ; 17, 20 octobre 1809, ibidem., p. 397 ; Miollis, 19 octobre 1809, au Bulletin du 8 mars 1810, AF IV 1508.

[25] Mêmes sources et l'Empereur à Murat, 24 septembre 1809, DEBEOTONNE, p. 466.

[26] Notes de 1812 sur Altieri, AF IV 1715 ; Notes sur les nobles exilés, F7 653 ; Fouché, 1er mars 1810, F7 8887 ; Fouché, autre rapport, AF IV 1715.

[27] Rapport sur la confrérie des Quarante Heures, Rank, 2 mai 1811, F7 6531 ; Mémoires inédits du comte Patrizzi.

[28] Tournon, 5 février 1811, F7 8891 et Mémoires inédits de Tournon (particulièrement curieux sur tout ce patriciat).

[29] Celui-ci, fils de la célèbre princesse, avait été prélat avant d'être sous-préfet de Tivoli. (Note, F1b II, Rome, 1.)

[30] L'abbé BENEDETTI, dans SILVAGNI, cité.

[31] Norvins, 5 février 1811, F7 6531.

[32] Almanachs impériaux, 1810-1813 ; SILVAGNI, t. II, p. 646-647.

[33] Mémoires inédits du comte Patrizzi.

[34] LAMARTINE, Mémoires, p. 165.

[35] Diario de FORTUNATI, 26 août 1810, f. 647.

[36] Norvins, 18 août 1811, F7 6531 ; Serofani, 17 novembre 1809, F7 6531.

[37] Notes de 1812, AF IV 1715 ; Mémoires de Tournon ; Stendhal a peint le personnage avec verve.

[38] Rapport du 8 mai 1811, F7 6531.

[39] Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531 ; Correspondance adressée le 8 décembre 1810 de Rome aux Mélanges pour la connaissance du Monde, journal suisse, extrait porté au Bulletin du 16 janvier 1811, AF IV 1513 ; Mémoires inédits de Tournon ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 147-148 ; Janet lui-même s'apitoie, 24 mai 1810 (papiers inédits).

[40] Décisions de la Consulta, 19 juillet, 12 août, 5 septembre 1809. AF IV 1715 ; Journal du Capitole, 29 juillet, n° 13 ; 17 août, n° 21 ; 30 avril 1810, n° 52 ; 11 juillet, n° 92 ; 13 août, n° 106 ; 22 octobre, n° 136 ; 28 novembre n° 152 ; 24 octobre, n° 137 ; 17 novembre, n° 147 ; 26 novembre, n° 150 ; Bulletin du 11 janvier 1811, AF IV 1513.

[41] Journal du Capitole, 26 novembre 1810, n° 150 ; Note sur Rome au Bulletin du 11 janvier 1811, AF IV 1513.

[42] Journal du Capitole, 23 mars 1810, n° 38 ; Notes sur Rome au Bulletin du 11 janvier 1811, AF IV 1715 ; au Bulletin du 4 avril 1811, ibidem.

[43] Rapport de police du 8 mai 1811, F7 6531.

[44] Ortoli, 23 juillet 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944 ; Radet, juillet 1810, au Bulletin du 12 août 1810, AF IV 1509.

[45] Rapport du 8 mai, F7 6531, cité.

[46] Ortoli, 23 juillet 1810, cité.

[47] Quelques pensées sur Rome française, dans les papiers inédits du baron de Tournon ; Pellenc, 1811, n° 35, AF IV 1715 ; Lettre de Rome adressée à Nardino à Venise (interceptée), 14 décembre 1810, F7 6534 ; et tous les rapports d'Ortoli en 1810, d'Olivetti en 1810, de Norvins en 1811, avec cette différence que les uns pensent à Murat et que les autres le redoutent.

[48] A Montalivet, 25 juillet 1810, Correspondance, 16716.

[49] Marescalchi (de Paris) à Alberti, CANTU, p. 395.

[50] Ortoli, 24 juillet 1810, CANTU, p. 410.

[51] Cf. plus bas la restauration du Quirinal d'après les papiers de l'intendance de la Couronne, O2 1075.

[52] Janet, 15 novembre 1811 (papiers Janet).

[53] L'évêque Miollis, le 1er janvier 1811, RICARD, Mgr de Miollis, p. 146.

[54] Décret de clôture, 5 août 1810, F7 4376 B ; La Consulta et l'Empereur, 31 décembre 1810, AF IV 1715.

[55] BALBO, Autobiografia, p. 388.