LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE IV. — ROME SEMBLE RÉUNIE.

 

 

La Consulta s'active. On croit Rome conquise. Le 2 décembre 1809 : fête purement officielle ; Radet contrôle les Te Deum. — Le mariage de l'Empereur ; en quoi Rome doit s'en montrer particulièrement émue ; les fêtes à Rome ; Buoncompagni marie des rosières ; on remarque plus d'enthousiasme ; l'Aigle de l'Académie de France. — Le bruit court que Pie VII capitule ; tentative faite près du pape par l'empereur d'Autriche au service de Napoléon Ier ; Lebzeltern à Savone ; le pape inflexible sur le pouvoir temporel ; on l'ignore à Rome et on hésite. — Murat semble abdiquer ses prétentions ; les patriciens refusent de payer ses lampions ; Olivetti nommé directeur général de police, concession à Murat ; celui-ci salue d'avance le roi de Rome. — Le Sénatus-consulte réunissant Rome à la France : séances solennelles au Sénat les 14 et 17 février 1810 ; l'exposé des motifs de Regnault de Saint-Jean d'Angély : la commission ; Corsini et de Mérode ; le rapport Lacépède ; le scrutin du 17. — Organisation de la conquête ; les deux départements ; Tournon préfet de Rome ; un séduisant et actif administrateur ; son arrivée à Rome ; ses premières impressions ; optimisme constant. Rœderer, préfet du Trasimène ; un préfet à poigne ; abus de la gendarmerie. — La direction générale de police ; Olivetti et Raffin. — L'admirable justice française ; la première présidence ; le procureur général Le Gonidec. — Rome apprend à connaître la justice. — Rome semble accepter la domination française dans les premiers mois de 1810.

 

Prorogée, mais admonestée, la Consulta parut, à la fin de cette année 1809, désireuse tout à la fois de justifier la confiance de l'Empereur et de désarmer son mécontentement, en donnant à l'œuvre de liquidation et de conquête une nouvelle impulsion. La mort de Salicetti semblait devoir mettre fin, au moins momentanément, aux intrigues qui avaient souvent encombré sa route et gêné son action ; elle était tranquille pour quelques mois de ce côté ; Miollis qui, peu à peu, s'éloignait de Gerando, semblait disposer à développer, sans rigueurs inutiles, une fermeté plus grande et à faciliter à Janet l'œuvre de liquidation financière à laquelle celui-ci s'allait enfin consacrer ; deux préfets intelligents, doués l'un d'une diplomatie avisée, l'autre d'une poigne fort solide, lui apportaient un concours actif et précieux, ainsi que des magistrats qui, après l'affairement des premières semaines, parvenaient déjà à imposer au peuple un respect nécessaire. Les événements, d'autre part, semblaient faciliter la tâche aux administrateurs de Rome. Le mariage de l'Empereur avec la fille du souverain apostolique, seul appui qui jusque-là demeurât en Europe aux revendications du Pape, cette alliance avec la fille des Césars paraissait joindre aux droits de la conquête ceux d'une longue hérédité. Le Pape lui-même, sans céder aucun de ses droits, sembla, durant cet hiver de 1809-1810, disposé à entrer en composition : prisonnier, étroitement surveillé, il n'arriva que quelques mois plus tard à faire parvenir à Rome ses avis de résistance ; mais dès novembre 1809, il ne semblait ni d'humeur à les dicter ni en meure, dans tous les cas, de les faire entendre : il hésita manifestement. Enfin, le 17 février 1810, le Sénat allait très solennellement consacrer la réunion définitive de Rome à la France, en votant à une majorité considérable le Sénatus-consulte dont le gouvernement impérial lui soumettait le texte et qui, proclamant les droits de- l'Empereur, organisait la conquête. A Rome, à Vienne, à Savone, à Paris tout sembla un instant concourir à assurer à l'Empereur la possession indiscutée des États Romains.

***

Dès novembre et décembre 1809, cette possession s'affirmait à Rome. Les administrations pontificales enlevées avec leurs archives, les tribunaux ecclésiastiques, les débris de la Curie transférés en France, attendaient à Reims et à Paris le moment où le pape consentirait, en capitulant, à transférer à Fontainebleau ou à Avignon le siège de Pierre[1]. C'est à cette époque, nous l'avons vu, que les sept cardinaux qui restaient à Rome furent, Consalvi en tête, enlevés par les gendarmes de Radet, à cette époque encore que les derniers ministres étrangers, ceux de Bavière et de Russie, furent invités à quitter Rome où, au dire de Radet, ils prêtaient un appui indécent à l'agence pontificale et que, de fait, cette agence pontificale, — si elle existait en dehors de l'imagination facilement fumeuse de Radet, — sembla perdre tous ses moyens d'action et de résistance[2].

La seule résistance se trouvait dans l'impassibilité de la foule, plus défiante encore que le clergé lui-même. On faisait tout pour réduire cette défiance, séduire ce peuple, le forcer à crier ces Evviva ! qui, jadis, jaillissaient si facilement de ces bouches expansives. Mais rien ne semblait plus malaisé.

Le 2 décembre était une excellente occasion de provoquer joie et enthousiasme[3] ; jamais cette fête, anniversaire tout à la fois du couronnement de Notre-Dame et de la victoire d'Austerlitz, ne fut célébrée dans l'Empire avec plus d'orgueil qu'en cette année 1809 où, vainqueur une fois de plus de l'Autriche, maitre incontesté de son empire immense d'Anvers à Zara, de Brest à Cassel, de Naples à Amsterdam, allié du tsar et demain de l'Autrichien, Napoléon dépassait de beaucoup en puissance César, Auguste, Charlemagne et Charles-Quint. A Rome, on entendait que cette fête fut célébrée avec éclat ; le gouvernement s'épuisa en efforts ; rien ne fut négligé, mais illuminations, feux d'artifice, Te Deum, courses et représentations, bals et cortèges, tout était organisé, imposé par lui ; rien ne venait du peuple qu'une sorte de joie narquoise à voir ces étrangers brûler tant de poudre pour rien. Que n'a-t-on fait cependant pour lui plaire ? La troupe, en fin de bail à l'Argentina, s'en va : on la relance le 1er décembre, on la ramène à Rome, car il ne faut pas qu'un si grand jour se termine par des marionnettes, écrit Miollis à Gerando. Braschi sort de sa nonchalance ; revenu de Paris avec la croix d'honneur, il pense y retourner sous peu, sénateur pour de bon cette fois, au Luxembourg il signe des affiches qui promettent des dots aux filles sages, quatorze, — du pain à tout le monde, et exhortent à illuminer. On prépare à Saint-Louis un Te Deum magnifique, car Saint-Pierre se dérobe encore obstinément. Radet lui-même — ce gendarme d'ailleurs se connaît en cantiques — s'est enquis près de l'impresario : A-t-il assez de chanteurs ?Un nombre considérable, répond l'Italien. Ce Te Deum sera superbe : on l'a acheté à la veuve d'un maestro décédé plein de talent ! Quant au panégyrique de Sa Majesté, confié à un chapelain de Saint-Louis, il ne peut qu'être fort éloquent, puisque d'avance on l'a payé douze écus, sans parler de dix accordés à tous les prêtres présents à la cérémonie. La girandole coûtera plus cher encore, 1,200 livres.

Tout se passe fort bien : gala à l'Argentina, bal, distribution des dots aux rosières, Te Deum du maestro décédé, panégyrique si bien rétribué, girandole et cortèges ; le peuple applaudit au bouquet du feu d'artifice et s'en va coucher aussi indifférent que devant à un gouvernement qui lui donne si généreusement la comédie.

On pense s'il se précipite lorsqu'on le convie quelques jours après à Saint-Louis pour assister au service funèbre célébré à grand orchestre en l'honneur d'un certain maréchal Lannes. qu'il ignore, et à un autre pour Salicetti, car, à une grande séance de commémoration organisée par les francs-maçons de Rome, en l'honneur de leur frère Salicetti, on a donné comme pendant un service religieux à Saint-Louis pour le repos d'un homme que la Consulta et le peuple sont cette fois d'accord pour envoyer généreusement au diable[4].

***

Un peu plus d'émotion parut se manifester à l'annonce du mariage de l'Empereur, faite en mars 1810. Déjà le bruit court que François II, empereur apostolique, reconnaîtra à son petit-fils à naître le titre de roi de Rome, et, de fait, c'est sous ce titre que le jour du mariage Metternich saluera le prince à venir. La noblesse romaine, qui a mille liens avec l'Autriche et que d'ailleurs, nous le verrons, on vient d'épurer, montre une joie extrême ; pourquoi être plus catholique que le Saint Empire ? Le clergé est stupéfait et déçu, décontenancé, au point de parler de se soumettre[5]. Seul, le parti maçonnique qui, d'ailleurs, est très porté vers Murat, grand-maître, depuis peu, des loges de France et d'Italie, s'inquiète vivement d'une union que Joachim a de fait combattue et qui parait aux loges un peu trop catholique[6]. Ces sectateurs d'Hiram, présidés à Rome par Radet, sauront se résigner et, bons courtisans, baptiser du nom de Marie-Louise la nouvelle loge dont il sera parlé plus loin.

A la tête du corps municipal, l'adjoint Buoncompagni, ci-devant prince de Piombino, que sa qualité d'ex-prince du Saint-Empire désigne particulièrement, se précipite à l'église municipale de l'Ara Cœli pour rendre grâce au ciel[7]. Braschi se dit malade pour éviter d'aller représenter Rome au mariage parisien[8] ; on a refusé de le payer d'avance du titre de sénateur et Janet ne lui règle point ses créances ; c'est donc Buoncompagni qui, sous la louve dominée par les initiales entrelacées de Napoléon et de Marie-Louise, bénit des mariages, noue de doux liens entre des jeunes filles tenues pour sages et des héros de la garde civique tenus pour bons Français. Vers 1849 nos troupes eussent pu retrouver à Rome de ces ménages d'artisans mariés sous les auspices de si illustres événements : ces époux déjà vieux leur eussent pu décrire le cortège qui vint à leurs noces, le préfet Tournon en habit brodé, les gendarmes de Radet tout reluisants, montant au Capitole pour écouter le discours où le prince-adjoint exalta l'union de la plus vertueuse des princesses et du plus grand des souverains ; peut-être rappelleraient-ils la loterie populaire qui distribua aux Romains vêtements et comestibles. Ce qu'ils ne pourraient décrire, c'est le bal offert aux classes dirigeantes par la municipalité dans la salle des Horaces et des Curiaces, tandis que, pour le peuple, s'épanouit l'éternel feu d'artifice dans un ciel brumeux. Le lendemain, l'Académie de France se distingue, fait apparaître sur les sommets du Pincio, où la villa Médicis tire ses pétards, les bustes en feu de Leurs Majestés, au-dessus desquels l'aigle impérial, sur un nuage qui se dissipe, laisse voir les noms réunis de Napoléon et de Louise.

Est-ce une illusion, mais il semble aux plus pessimistes que la foule s'amuse mieux que devant aux concerts offerts par les musiques officielles, aux feux de joie, aux loteries. Il semble que la noblesse se presse plus nombreuse au dîner de cent vingt couverts que donne Miollis, au concert à grand orchestre dont Tournon fait la surprise, au Capitole où les princes-adjoints font merveille. A Pérouse, on obtient qu'un moine, un dominicain, marie les fiancés officiels, et le peuple prend une part bruyante au génial divertissement de la mascarade qui, durant trois jours, met en fête le Corso pérugin, aux représentations qui toutes se terminent devant une commune entière électrisée par l'hymne en l'honneur des époux impériaux. Partout on danse, dans les villes d'Ombrie et aussi à Viterbe, à Orvieto, à Civita Vecchia, à Terracine. L'âme des fonctionnaires en est réjouie[9].

***

De fait, ce n'est point seulement au-dessus de la villa Médicis illuminée que des nuages se dissipent autour de l'aigle de feu. Il semble un instant que le plus importun se va dissiper, celui dont la tenace résistance de Pie VII assombrit seul le ciel, partout si bleu en ce printemps de 1810.

Dès novembre 1809, un rapport du général César Berthier, chargé de la surveillance du Pape captif, à Savone, avait paru gros de promesses : Pie VII, démoralisé, disait le général, avait confié à l'évêque de Savone que, décidé à ne jamais renoncer publiquement à un héritage qui n'était pas le sien, il était cependant résolu à ne plus soulever ni protestation ni résistance ; il entendait avant toutes choses que, sans lui demander aucune renonciation solennelle, on le laissât administrer les affaires spirituelles de la Chrétienté[10].

Il était naturel qu'on essayât de profiter du mariage autrichien pour utiliser la démoralisation de Pie VII à laquelle, de l'avis de tous, à Paris et à Rome, un tel événement devait mettre le comble. Metternich consentait à s'entremettre ; Napoléon se montrait disposé à céder sur tout, Rome exceptée ; Lebzeltern, qui se pouvait toujours considérer comme le représentant de l'Autriche près du pape, fut, le 6 mai 1810, chargé d'aborder Pie VII sous prétexte d'attirer son attention sur la situation intolérable faite à l'église d'Autriche par la séquestration du pontife, et de lui offrir, au nom de Napoléon et avec l'assentiment de François II, un moyen honorable de mettre fin à cette séquestration[11]. L'Empereur donnerait Avignon comme résidence au pape qui y serait princièrement logé ; à la rigueur même consentirait-il au retour à Rome où le Pape tiendrait une conduite entièrement passive, se contentant d'y administrer les affaires de son diocèse romain et celles de la chrétienté. Il y reconnaîtrait et y couronnerait l'Empereur d'Occident. Metternich poussait le pape à accepter son rétablissement dans le siège de Rome dans un état de possession même modifié sous les rapports temporels.

Lebzeltern vit le pape le 16 mai ; celui-ci parut sensible à la démarche ; il reconnaîtrait volontiers Napoléon comme empereur d'Occident, le couronnerait à Saint-Pierre, mais comme Léon III avait couronné Charlemagne. Il ne pouvait en effet accepter la situation qu'on lui voulait faire. Siéger à Rome comme évêque à côté d'un préfet de Napoléon, c'était reconnaître l'usurpation ; garder une attitude passive, alors que Napoléon y supprimerait, — comme déjà il en était question, — les ordres religieux, c'était se faire complice à la face de la chrétienté. Finalement Lebzeltern emporta la conviction que le pape ne renoncerait jamais au temporel[12]. Et déjà le pontife, en face de l'imminente dissolution des ordres religieux, de la prochaine réduction des diocèses romains, cherche les voies qui lui permettront de faire parvenir à ses sujets romains les ordres de résistance qui vont tout entraver.

Il n'en allait pas moins qu'en avril et mai 1810, les espérances que Napoléon avait conçues à la suite des offres de médiation autrichienne avaient paru un instant en voie de se réaliser ; le bruit des négociations avait couru ; l'intervention de l'Autriche avait paru un désaveu de la résistance pontificale, et dans Rome incertaine, sans les instructions du Pape, les uns tiraient de ces bruits un prétexte au ralliement, les autres un motif grave à l'hésitation et à l'expectative.

***

Le mariage autrichien semblait, dans tous les cas, avoir écarté un prétendant moins légitime et plus fluctuant, Murat, Napoléon lui avait, à Paris, à l'occasion du mariage, fait un accueil cordial qui avait reconquis un instant cette âme mobile. D'ailleurs, ses actions avaient baissé à Rome ; on l'y avait revu deux fois, le 13 mars se rendant à Paris, le 28 avril en revenant ; les patriciens lui avaient fait fête, offert un gala, mais lorsqu'il s'était agi de payer, ils s'étaient dérobés ; il avait fallu que les tapissiers et marchands de chandelles actionnassent devant les tribunaux le duc Sforza-Cesarini, qui, au nom de ses congénères, protestait que jamais ils n'avaient songé à payer les plaisirs de Sa Majesté napolitaine. Le fait, pour petit qu'il fût, dénotait un enthousiasme médiocre chez ces amis de Naples et peu de confiance dans l'avenir. Si Murat le connaît, il doit se sentir quelque peu refroidi[13].

D'autre part, il a obtenu une petite satisfaction. Le cousin de feu Salicetti, Olivetti, vient d'obtenir la direction générale de la police ; il est vrai que, de Rome, on réclame et obtient l'envoi d'un secrétaire général chargé de surveiller ce haut policier et de fournir à son défaut des renseignements délicats exempts de toute influence étrangère — s'entend l'influence de Naples[14].

Quoi qu'il en soit, Murat désemparé, désabusé et désarmé semble renoncer : Que l'Impératrice, écrit-il, nous donne bientôt un roi de Rome. Sous sa plume, le vœu, banal par ailleurs, prend la signification d'une abdication[15].

***

En réalité Napoléon n'avait attendu ni la renonciation problématique de Pie VII ni l'effacement prévu de Murat, pour en vouloir finir cette affaire de Rome. Il fallait oser, puisque la paix rendait tout facile et permettait de mettre Roue sur le pied du reste de la France[16].

De fait, Rome réunie par décret depuis le 17 mai 1809, l'était par le Sénatus-consulte, depuis le 17 février 1810.

Le 14 février, le Sénat, présidé par Cambacérès, avait reçu le projet de Sénatus-consulte organique réunissant à l'empire les États romains. Le ministre d'État, comte Regnault de Saint-Jean d'Angély, après quelques mots de Cambacérès sur les grands intérêts dont on allait être appelé à délibérer, était monté à la tribune et avait débuté en ces termes[17] :

Le Sénatus-consulte que nous vous apportons va consommer un des plus gros événements politiques de la grande époque que nous vivons. Il réunit Rome à la France. Le mot était solennel en effet et, dans cette enceinte où siégeaient tant d'orateurs classiques de la Convention et de l'Institut, tant de sectateurs anciens de Brutus et de Gracchus, tant de serviteurs nouveaux de César, tant d'admirateurs de Cicéron et de Plutarque, il prenait une ampleur immense. Il semblait être le dernier terme de la révolution que Montesquieu et Rousseau avaient rêvée.

Regnault parla interminablement ; il rappelait, en termes forcément inexacts et tendancieux, sur les relations du Saint-Siège et de l'Empereur de 1804 à 1809, des détails empruntés à un rapport de Champagny à qui l'Empereur, quelques semaines avant, avaient imposé ce pensum[18] : la folie de Pie VII, la violence de ses procédés, la perfidie de sa politique avaient seules amené Miollis à Rome et Radet au Quirinal. La réunion, rendue nécessaire, devait être irrévocable.

Que fera Napoléon de cet ancien patrimoine des Césars ?... C'est alors un feu d'artifices de magnifiques promesses, de gigantesques projets. L'Empereur régnera sur l'Occident : aux rives du Tibre s'élèvera une de ses capitales ; Rome, cette cité fameuse où vivent tant de souvenirs divers, qui fut le siège de tant de gloire... remonte plus haut qu'elle n'a été depuis le dernier des Césars... L'Empereur se réserve d'y paraître en père et en puissant monarque, car il veut y faire une seconde fois placer sur sa tête la couronne de Charlemagne. Il veut, que l'héritier de cette couronne porte le titre de roi de Rome, qu'un prince y tienne sa cour, y exerce un pouvoir protecteur, y répande ses bienfaits en y renouvelant la splendeur des arts... Et, ayant parlé pendant une heure sur ce style magnifique, le ministre lut le projet de Sénatus-consulte :

ARTICLE PREMIER. — L'État de Rome est réuni à l'Empire français et en fait partie intégrante.

ART. 2. — Il formera deux départements, le département de Rome et le département de Trasimène...

 

Onze députés au Corps législatif lui sont accordés ; une sénatorerie y sera établie. La ville de Rome devient « seconde ville de l'Empire n ; son maire aura rang, ainsi que les députations des États romains, immédiatement après les maires et députations de la ville de Paris. Le prince impérial portera le titre et recevra les honneurs de roi de Rome. Un prince du sang ou un grand dignitaire y tiendra la cour impériale. Les empereurs s'y feront, couronner à Saint-Pierre avant la dixième année de leur règne... Le reste du projet concernait les relations futures du pape évêque de Rome avec le pouvoir impérial, toujours dans le style, solennel en sa concision, qui convenait à un décret de César.

Incontinent, le Sénat désigna une commission de cinq membres qui délibéreraient sur le projet : le comte Garnier, Lacépède, Laplace, le prince Corsini et le comte de Mérode en furent élus membres. Le projet y fut dès le 15 adopté par quatre voix contre une. Quoiqu'on eût eu l'aimable attention d'introduire dans cette commission un petit-neveu de pape, enrichi lui aussi par un pontificat de dix ans, Corsini, le seul comte de Mérode, obéissant aux scrupules de sa conscience de catholique, vota contre, d'autant plus courageux qu'il pensait être le soir même conduit à Vincennes. Lacépède fut nommé rapporteur.

Le 17 février, une séance d'une solennité tout à fait extraordinaire commença à deux heures ; les princes architrésorier, vice-connétable et vice-grand électeur, Lebrun, Berthier et Talleyrand y assistaient en grand costume, ainsi que le prince archichancelier Cambacérès, qui présidait. Les orateurs du Conseil d'État introduits n'eurent point à soutenir le projet, le rapport de Lacépède étant favorable. Remontant plus haut que Regnault, cet illustre naturaliste exposait, avec une âme indignée, l'histoire des papes, ce long cours d'attentats politiques, de crimes audacieux, d'outrages dirigés contre la personne sacrée des rois... Un long frisson d'indignation courut à travers cette assemblée où siégeaient tant de Fouché, de Sieyès, de Grégoire et de Garat qui, en janvier 1793, avaient poussé jusqu'aux dernières limites le respect de la personne sacrée des rois. Et pareillement Talleyrand, Cambacérès et Lebrun se sentirent sans doute douloureusement peinés en constatant avec Lacépède que la souveraineté arrachée par les papes aux faibles successeurs de Charlemagne avait détourné les pontifes des devoirs que l'évangile imposait. Pour le reste, le célèbre savant paraphrasait simplement l'exposé des motifs. De quel éclat, concluait-il, elle brillera, cette Rome, le jour où Napoléon ira dans l'église de Saint-Pierre placer de nouveau sur sa tête auguste la première des couronnes et où les Français et les Romains confondus, par l'amour et par l'admiration autour du char de triomphe du plus grand des monarques, croiront voir les héros de l'antique Rome se montrer radieux au milieu de ce magnifique spectacle et former un illustre cortège sur les pas de celui qui les a surpassés tous.

On passa au vote ; à quatre heures, le Sénatus-consulte réunissant Rome à la France était voté par e voix contre fi et 3 bulletins blancs.

Dès lors, pour Paris, il n'y avait plus de question romaine.

***

Le Sénatus-consulte, organisant administrativement la conquête, par certains de ses articles, ne faisait que consacrer une des plus importantes décisions de la Consulta. L'arrêté du 2 août 1809 avait en effet divisé en deux départements les ci-devant États romains : celui du Tibre et celui du Trasimène[19].

On modifiait simplement la dénomination du premier dès lors qualifié département de Rome ; dès cette heure, la fiction de Rome, ville impériale libre, s'était évanouie, la cité devenant, sur les réclamations de M. de Tournon, le chef-lieu du département auquel elle imposait son nom[20].

Nous avons dit, dans les premières pages de cette étude, de quelles régions chacun des départements fut formé ; nous avons ajouté que l'un et l'autre offraient quelque contraste ; sous un clergé intransigeant, obstinément et entièrement dévoué au siège romain, l'Ombrie baptisée Trasimène réservait à son préfet des administrés doux, polis, dociles, mais profondément religieux : Sous un épiscopat moins solide, les populations disparates qui composaient le département beaucoup plus composite du Tibre, sauvages au sud, policées au nord, agriculteurs ici et là artisans, sans parler des habitants de Rome elle-même, exigeaient non seulement un administrateur averti, mais un diplomate dont la main de fer devrait savoir se parer du gant de velours ; il lui fallait un travailleur infatigable doublé d'un galant homme[21].

L'Empereur ne s'était point dissimulé que des choix qui allaient être faits dépendait peut-être le sort de la conquête.

Il fallait, écrivait-il dès le 16 juillet 1809, deux anciens et bons préfets... qui n'aient point marqué par des opinions contraires à la religion[22].

Pour n'être point un ancien préfet, le comte Camille lie Tournon, appelé à la préfecture du Tibre, en novembre 1809, n'en constituait pas moins le meilleur chef qu'on pût accorder à ce département. Son nom reste lié, de la façon la plus étroite. la plus heureuse et je dirais volontiers la plus glorieuse, à cette histoire de la domination française à Rome qui ne fut cependant ni heureuse ni glorieuse[23].

Par la naissance comme par le caractère, c'était un gentilhomme descendant d'une très vieille famille de la vallée du Rhône, entrainé fort jeune dans l'émigration des siens, il s'était, de très bonne heure, rallié sous l'Empire, non, comme tant d'autres de ses congénères, au plaisir, mais au travail ; il avait été de ce groupe, particulièrement sympathique, des premier nobles ralliés dont il avait rencontré, au Conseil d'État, plus jeunes représentants, bientôt ses amis, Victor de Broglie. Barante, Forbin-Janson. Adhérant par une certaine largeur d'esprit et une très légitime ambition au nouveau régime, il n'avait rompu avec aucun des siens ; les Tournon, comme les Broglie, n'avaient d'ailleurs rien fait pour empêcher un ralliement qu'ils n'imitaient point, mais ne blâmaient guère ; ils étaient bons Français plus encore que bons royalistes. En adhérant à l'Empire, Camille de Tournon n'avait cru à aucun degré se rallier rétrospectivement à la Révolution ; sincèrement libéral, il était un feuillant arriéré ; mais, à l'école du Conseil d'État, il avait su marier ses principes libéraux au respect de l'autorité césarienne et, sans abdiquer le libéralisme conservateur d'un Narbonne de 1791, était devenu, par son intelligente soumission aux ordres du maître et la parfaite conception du régime qu'il servait, un excellent agent de César. Respectueux des choses que ses pères avaient vénérées, le trône déchu et l'antique autel, il s'en tenait au respect du passé ; en matière politique, le prestige incroyable qu'exerçait Napoléon sur ces jeunes gens, qu'ils fussent auditeurs ou lieutenants, l'avait très sincèrement attaché au régime impérial et quant à la religion, il avait pour elle une extrême vénération, mais appartenant à une génération de gentilshommes élevés sinon dans l'incrédulité, du moins dans une certaine indifférence, il ne se sentait pas plus de scrupules que n'en eût éprouvé un Broglie ou un Barante à aller administrer le bien de Saint-Pierre. Nous trouvions, écrit à ce sujet Victor de Broglie, simple et sans conséquences d'être excommuniés — de fait, il ne le fut jamais — et de prendre en main le patrimoine de Saint-Pierre. Camille de Tournon partageait cette indifférence qui nous était commune[24].

Il était d'ailleurs disposé à traiter avec une grande bienveillance nobles et prêtres ; il avait, dit-il, désapprouvé dans le secret de son âme la dépossession de Pie VII ; mais les fonctionnaires les plus éclairés de Napoléon étaient habitués à considérer très vite les faits accomplis comme sans retour ; appelés même à appliquer des mesures qu'ils désapprouvaient, — ce qui fut maintes fois le cas de Tournon, — ils ne songeaient pas plus à démissionner, qu'un officier ne songe à déserter son rang parce que la bataille lui parait mal engagée. Acceptant, après l'intendance de Bayreuth, la préfecture de Rome, il était certainement résolu à exercer, avec une très grande mansuétude, mais une inébranlable fidélité au maître et à sa politique, le pouvoir que celui-ci lui voulait bien confier.

Il avait trente ans en 1809 et jouissait, avec une bonne santé, de toutes les facultés qui sont au plus haut point le privilège de la jeunesse et qui manquaient à Miollis : la promptitude dans la décision, l'enthousiasme dans le travail, l'ardeur qui, sans méconnaître aucune difficulté, se complaît à les surmonter Ambitieux de plaire, il se faisait aimer ; avide de louanges, il entendait mériter celles de Rome autant que celles de Paris ; féru de ses idées, conscient de sa valeur, peut-être trop porté à apercevoir le côté faible de chacun de ceux qui l'entouraient, il n'apportait de raideur que dans ses relations avec les hauts fonctionnaires français, ses collègues. Sa bienfaisance, sa droiture et son désintéressement, écrira-t-on de Rome, rendent son administration paternelle[25], et Barras, à l'ordinaire si malveillant, reconnaît qu'administrateur éclairé, il exerçait son autorité avec justice[26]. Ses collègues l'accuseront de faiblesse, de quiétisme ; mais s'il était naturellement optimiste, il restait d'une clairvoyance toujours prompte à corriger les erreurs du cœur[27].

Ce cœur était dès l'abord tout à Rome : aimant Rome, il y sera aimé ; la noblesse le mettra fort au dessus de ses collègues, le clergé romain deviendra presque docile sous cette main souple et fine, le peuple verra pour la première fois fondre son hostilité devant ce beau cavalier, au profil altier, mais aux grâces juvéniles sur son cheval de sang, la main facilement ouverte, car il fut libéral jusqu'à s'endetter. Avec la populace, ce grand seigneur se faisait familier et cordial, raisonnant les mères de conscrits, les embrassant au besoin, — ce qui n'est jamais pour déplaire, — et remplaçant souvent la gendarmerie par la rondeur et la galanterie. Les gens de Savary le tiendront de ce fait pour un fâcheux préfet ; Talleyrand, Montalivet, Fouché lui-même estimaient en lui un homme qui savait sourire tout en travaillant[28].

Il souriait en effet agréablement ; ses réceptions jouiront d'une vogue que les bals mêmes de Miollis n'auront pas toujours. car il les faisait raffinées et pleines d'art : on y servait de bonne musique et d'excellents sorbets ; il tenait à l'une et aux autres. Il se plaisait également à faire caracoler son cheval dans les allées de la villa Borghèse ; il aimait les beaux tableaux et les beaux chevaux[29].

D'ailleurs laborieux plus qu'un homme du monde, en face de cartons qui étaient le contraire du tonneau des Danaïdes, car chaque jour il les vidait et chaque jour ils étaient pleins[30], il se sent autant d'entrain et d'ardeur que lorsqu'à travers les monts Albains ou ceux de la Sabine, il galope des mairies où il vient d'examiner des conscrits aux villas où l'attendent des hôtesses empressées parfois jusqu'à la tendresse.

Sa meilleure collaboratrice dans l'œuvre de conquête sera sa femme, aimable recrue pour l'administration française, qu'au printemps de 1811 il présentera à Rome charmée, Adèle de Pancemont[31] qui lui donnant en 1812 le plus bel enfant de Rome — s'il faut en croire un père — mettra le comble à la félicité manifeste qu'en tout temps lui inspirera une situation si enviable : vivre et régner à Rome avec la conscience d'un labeur vaillamment accepté, heureusement accompli, objet d'un unanime assentiment.

***

Camille de Tournon était arrivé à Rome presque fou de joie et d'orgueil. Camillus Capitolinus, lui avait dit, en matière de plaisanterie classique, son collègue Victor de Broglie : cette plaisanterie lui avait plu[32].

Son mécompte fut grand tout d'abord à la vue de ces campagnes encore brûlées par le soleil et dont aucune maison, aucun arbre, ne rompant l'uniformité, ne voilait l'apparente misère et son découragement, suspendu un instant par l'enthousiasme, le reprit en parcourant, dans l'ombre d'une fin de journée humide, les rues silencieuses éclairées par les rares clartés tombant des lampes brûlant devant les Madones. — Le lendemain, écrit-il, je me réveillais à Rome, à Rome où je venais exercer une action heureuse ou malheureuse, à Rome où le bien, le mal que je pourrais faire ne pouvait tomber en oubli...[33] C'est avec une vive émotion, écrivait-il dès ce jour à sa mère, que j'ai mis le pied dans cette ville depuis tant de siècles l'objet de la vénération de l'univers et la terreur ou l'espoir de tant de peuples... Puissé-je être assez heureux pour jeter quelque : germes de prospérité sur ce sol poétique, mais qui semble frappé de réprobation[34].

Rien ne pouvait plus sûrement rallier à ce jeune préfet l'opinion romaine que de si louables sentiments qui, exprimés avec abandon et mis promptement en pratique, chatouillaient la vanité d'un peuple orgueilleux. Le 22 novembre, il les exprima devant le conseil de préfecture qu'il réunit au palais Corsini où il était l'hôte de son ami Gerando ; les conseillers restaient flattés d'une affabilité que, tous Romains, ils n'attendaient pas d'un jeune préfet français si frais émoulu[35].

Les premiers mois avaient été ceux d'une lune de miel ; le jeune administrateur se grisait tout à la fois d'orgueil et dr volupté ; villas des montagnes proches, lacs des monts Albains, sites enchanteurs, Nemi, Tivoli faisaient de ce préfet un poète et un peintre ; il les décrivait avec grâce, en homme qui jouit de l'air embaumé et du sourire des femmes, des fleurs et du ciel, des ondes écumantes de l'Anio, des eaux mélancoliques de Nemi, et c'était encore une autre jouissance que de chercher de la terrasse d'une villa, là-bas, dans la plaine, sa Rome, son Colisée, son Saint-Pierre, son Capitole où il a de la peine et du plaisir à s'accoutumer à donner des ordres. Tout l'attendrit : cette belle langue digne d'être chantée par des sirènes, l'air si doux, qui assurément contribue à donner à la voix plus de ressort et de douceur, le pays entier pour le bonheur duquel il y a tant à faire, le peuple sage et bon qu'on calomnie dans toute l'Europe et son palais de la Consulta au Monte Cavallo d'où il domine encore sa Rome et où il la convie à des fêtes charmantes[36].

Cet optimisme parut excessif à la Consulta elle-même ; elle commençait, sous l'action de Janet, à revenir elle-même d'une ivresse analogue. D'autre part, le ton résolu du nouveau préfet déroutait les indécisions de Miollis, tout en éveillant sa jalousie ; ami intime de Gerando, Tournon se faisait, de ce fait, un ennemi de Janet ; une certaine hauteur le devait également brouiller plus tard avec Daru, avec Norvins et, en attendant, avec son collègue, le préfet du Trasimène, Rœderer ; si bien que, désireux sans doute de justifier le Camillus Capitolinus de Victor de Broglie, le nouveau représentant de Napoléon se trouvait de prime abord fort bien avec les Romains, fort mal avec les Français ; sa présence n'allait point, à cet égard, faciliter la tâche de la Consulta au sein de laquelle elle jetait un ferment de plus de zizanie ; en revanche, cet administrateur actif, laborieux, avisé et galant homme était pour l'Empire un agent excellent, pour les Romains le meilleur des chefs : vite mortifié du caractère agressif que devait prendre, dès l'été de 1810, la politique française à Rome, il entendit, dans la mesure du possible, s'en tenir à l'écart et consacrer tous ses soins à l'administration d'une ville qui, trente ans après, honorera sa mémoire[37].

***

Celle de Rœderer n'était, ni trente ans ; ni un an après, honorée à Pérouse ni à Spolète[38]. Ce n'était pas qu'il fût un préfet médiocre ni un méchant homme. Un peu plus âgé que Tournon, dont il était auparavant le collègue au Conseil d'État. Antoine Rœderer, fils du célèbre procureur-syndic qui, le 10 août, avait entraîné Louis XVI à l'Assemblée, était un administrateur aussi distingué que le préfet du Tibre, mais de toutes autres façons. Tête essentiellement administrative, écrit-on de lui, et un autre déclare qu'il est rare de trouver autant de moyens réunis à autant de qualités dans un homme aussi jeune. Mais ces qualités n'étaient point aimables et ces moyens étaient un peu violents. Il n'avait point les talons rouges de Tournon et, sans avoir coiffé le bonnet rouge de son père, il était de cette autre aristocratie descendue de la Montagne, qui fournissait à Napoléon des agents particulièrement durs, monnaie des Merlin et des Jean-Bon-Saint-André. Au service d'un dévouement entier à César il mettait une poigne solide, un esprit parfois rusé et cette force au labeur qui était vraiment le trait commun à tous ces jeunes gens fondus par Napoléon au creuset de son Conseil d'État ; fils d'émigrés ou de jacobins, ils étaient les hommes de Napoléon et procédaient de lui. Celui-là était plus spécialement animé de l'esprit anticlérical alors en honneur aux Tuileries ; il serait évidemment assez difficile de dire si l'intransigeance du clergé ombrien surexcita cette disposition ou si la rudesse dès l'abord affichée du préfet du Trasimène poussa à bout les évêques. Il est de fait que la gendarmerie joua en Ombrie dans les rapports de l'Eglise et de l'État un rôle beaucoup trop considérable. Au demeurant, il sut n'être que ferme avec les populations elles-mêmes ; sage, prévoyant, très versé dans les choses de son métier, d'une probité sans ombre. il allait contribuer non moins que Tournon à effacer, aux yeux des populations romaines, le souvenir néfaste des agents de Barras et des sous-ordres de Masséna.

***

Le système de l'Empire comportait parfois l'existence, à côté des préfets, d'un fonctionnaire d'une nature tout autre et qui, suivant les régions, s'appelait : directeur général ou commissaire général de police ; son titre dit assez ses spéciales fonctions. Je me suis expliqué ailleurs sur ces hauts policiers et j'y renvoie[39]. Dès l'abord Rome avait paru appeler l'institution d'un directeur général. Salicetti, on se le rappelle, en réclamait un — et un bon — le soir même du 10 juin 1809. En janvier 1810, nous avons dit grâce à quels appuis, Olivetti, préfet provisoire du Trasimène, fut appelé à ce poste.

Beau-frère de Mariani, secrétaire du cabinet de Jérôme, neveu par alliance de Salicetti, cousin germain d'Arrighi, duc de Padoue, allié à Ortoli, protégé de Fesch, cet Olivetti était de cette clientèle corse, avide, besogneuse, passionnée et profiteuse dont l'Empereur avait su se débarrasser au profit ou aux dépens de ses frères. Souple, débonnaire en dépit de ses yeux de feu, il avait réussi dans le Trasimène ; trop lié avec Murat, il sembla cependant inoffensif, grâce au secrétaire général Raffin, qu'on lui avait adjoint en qualité de surveillant plus que de collaborateur, fouinard, mauvais, un drôle de grandes ressources qui démolissait son chef, le minait, le fit crouler. Outre qu'on le tenait malgré tout pour un ami trop empressé de Naples, il était d'un optimisme qui, admissible chez le préfet, paraissait exagéré et dangereux chez l'agent de la police générale ; de fait, sa correspondance égale en imperturbable quiétude et en bienveillance dithyrambique les articles du Journal du Capitole. Dès octobre 1810, l'Empereur, contraint, nous le verrons, d'adopter vis-à-vis Rome une attitude beaucoup plus rigoureuse, sacrifiera ce policier trop béat qui, expédié en Hollande, sera remplacé par Norvins. Celui-ci dut constater alors que la police négligée n'avait acquis à Rome aucune action[40].

Il n'en était pas ainsi de la justice. Dès l'abord, la nomination du Romain Bartolucci, jurisconsulte presque populaire et légiste respecté, avait valu, aux yeux des Romains éclairés, une particulière faveur au nouveau système judiciaire[41]. Malheureusement ce haut magistrat, appelé au Conseil d'État, dut abandonner assez promptement la direction du ressort et la perte parut sensible aux Romains, d'autant plus qu'ils le virent remplacer par un Piémontais, Cavalli. Ce Cavalli était un singulier magistrat, sautillant, bavard, sans tenue ; rien ne le pouvait laver d'ailleurs de la tare piémontaise[42]. Dans leur antipathie pour ces gens de Turin[43], les Romains lui préféraient encore l'austère procureur général Le Gonidec, Breton sévère, magistrat un peu dur, qui fit régner dans le parquet général l'ordre par la crainte[44].

A dire vrai, que la justice fût administrée par un Bartolucci Ou un Cavalli, requise par un Le Gonidec, elle fut pour les Romains, dès l'abord et constamment, la chose la plus nouvelle qui se pût voir[45]. Le coupable poursuivi sans délais ni rémissions, rapidement traduit, impartialement jugé et sévèrement puni, les litiges entre particuliers tranchés sans que la corruption ni la pression vinssent influencer l'arrêt et le vicier, des sentences définitives et ininfirmables, des juges indépendants du pouvoir, à très peu d'exceptions près, jaloux de leur dignité et conscients de leur mission, une hiérarchie de tribunaux assez simple et que compliquait seul l'éloignement de la Cour de cassation, un code unique, clair et précis, substitué à la plus mouvante et la plus disparate des jurisprudences, voilà ce que, dès les premiers mois de 1810, les Romains voyaient avec un étonnement dont nous connaissons le secret ; voilà le régime qui allait remplacer le système judiciaire absurde et inique qu'une étude préalable nous a fait connaître[46].

Si, au début, on avait semblé disposé à faire la part très large aux Romains dans l'organisation de leurs cours et tribunaux, si on avait ainsi introduit, sous la haute présidence de l'intègre Bertolucci, des juges dont quelques-uns se trouvaient compromis par les souvenirs de l'an VII ou mal préparés à cette tâche par leur caractère emporté, Guerra, Lamberti, Antonini, le président Petrarca lui-même[47], une sage épuration modifia au cours de l'année 1810 un corps trop hâtivement recruté. Aussi bien, je le répète, les personnes comptaient peu, tant le système nouveau contraignait le juge au travail et à l'équité.

Le Code avait été proclamé loi de Rome en juin 1809, les tribunaux organisés en août, et, dès septembre, en dépit de la très vive opposition des hommes de loi romains, le nombre considérable des causes reprises et portées à la décision des tribunaux supérieurs, l'empressement avec lequel le public assiste aux débats des procès criminels et la satisfaction de voir punir le crime avec promptitude et impartialité sont une preuve évidente des avantages que tout le monde reconnaît dans ce changement[48]. Au 31 décembre 1809, la Cour d'appel avait jugé mille affaires ; il en restait à peine quatre cents en souffrance. L'activité, dont de tels chiffres faisaient foi, ne se démentit pas. En peu d'années, écrit Tournon, peu suspect, quoi qu'on en puisse penser, d'une bienveillance exagérée, 8.567 affaires anciennes furent jugées, sans que les causes nouvelles éprouvassent de retard ; aussi, à la fin de 1813, la Cour d'appel n'avait à prononcer que sur 189 procès et les neuf tribunaux du ressort réunis n'en comptaient pas mille[49]. Les témoignages sont unanimes sur l'effet produit par cette justice essentiellement protectrice des personnes et des propriétés. Si les témoignages de Tournon, d'Anglès, du ministre italien Alberti, de Stendhal lui-même paraissent à priori suspects de quelque partialité, on n'en peut dire autant de l'impression de l'abbé Benedetti traduite par Silvagni, du jugement d'Artaud, peu porté à la bienveillance pour le régime napoléonien et grand défenseur de la papauté, de l'aveu de Consalvi lui-même[50]. Encore que la grande majorité du peuple restât insensible à un pareil bienfait et s'en montrât même parfois fort mécontente, la partie éclairée de la population concevait pour un régime judiciaire si nouveau une admiration qui, chez les plus hostiles, eût pu devenir de l'affection.

Assurément, le sieur Mattioli, voleur et sicaire auquel le procureur impérial propose d'appliquer l'article 245 du Code d'instruction criminelle[51] sent mal les bienfaits du nouveau système ; il n'en va pas de même de tous les habitants de cette ville qui, de 1807 à 1809, comptait autant d'assassinats que de journées[52] et qui dans l'année 1810 n'a pas vu quatre crimes de ce genre commis dans son enceinte. L'action seule de la justice, — la police étant fort mal organisée[53], — suffisait à assurer les moyens répressifs de l'usage du stylet si commun aux peuples de l'Italie et qui les distingue si tristement des autres peuples civilisés[54]. Le procureur général Le Gonidec maintenait Rome dans un ordre qu'elle n'avait pas connu depuis longtemps[55].

Il y avait mieux : une idée s'introduisait, rassurante, moralisatrice : l'idée qu'une justice pouvait exister. Le Romain si sceptique connut et ne put se défendre d'estimer — sans toujours la goûter — cette justice qu'il nommait, au dire de Stendhal, l'admirable justice française.

***

Il est assez évident que, grâce à un concours de circonstances dont beaucoup furent malheureusement sans effets profonds, Rome put être un instant considérée vers le printemps de 1810 comme acceptant décidément la domination de Napoléon. Réunis solennellement et définitivement à l'Empire par le Sénatus-consulte du 17 février, les Romains semblent agréer sans enthousiasme, mais aussi sans déplaisir, leur nouvelle situation. L'ignorance absolue où ils vivent jusqu'à ce moment des intentions de Pie VII qu'on leur dit près de céder le temporel sous l'action combinée des deux empereurs catholiques, le prestige qu'une paix glorieuse et un mariage particulièrement intéressant pour eux jettent sur le grand Empereur, la constitution d'une municipalité romaine que, jusqu'en 1810, ils croient devoir rester, sous le titre flatteur de Sénat romain, indépendante des préfets de l'empire, l'accueil cordial fait par Napoléon à la députation de la Ville Eternelle, l'appui qui maintenant semble loyalement prêté par le roi de Naples et son parti à la politique impériale, la venue de deux préfets fort distingués, disposés, l'un, à se faire respecter, l'autre, à se faire aimer, l'institution d'une justice équitable, génératrice de l'ordre et de la sécurité, la part qui jusque-là est faite très largement aux Romains dans l'attribution des places qu'avec une bienveillance démonstrative Miollis, Gerando, Tournon, Olivetti, Bartolucci les convient à occuper, le frein mis par l'Empereur lui-même, désireux de plaire, à la politique d'exactions que rêve Janet jusqu'ici sans influence, le maintien qu'on croit définitif des moines et des prêtres, l'application très rarement faite des grandes réformes de la Consulta, tant de circonstances rassurent les Romains un instant effarouchés et les font un très court instant hésiter ; les promesses magnifiques que, des Tuileries au Luxembourg, de la tribune des assemblées de Paris aux salons de Miollis, du Capitole à la Consulta, on leur prodigue, promesses d'une cour riche et généreuse, d'un prince gouverneur qui dépensera, de la reconstruction d'une Rome de rêves, les tiennent un peu éblouis et presque séduits.

Malheureusement la politique impériale ne leur a montré qu'une de ses faces, celle où tout est ordre, sécurité, gloire, richesse, fraternité des peuples et respect des consciences. Ils vont connaître, dès le printemps de 1810, l'autre face, et celle-là les révoltera plus que personne : la conscription détestée, la dissolution des couvents, la proscription des prêtres, les exigences fiscales vont en quelques mois jeter ce pays, prêt à se soumettre, dans une opposition sans grandes violences, mais dont l'Empereur ne connaîtra pas la fin.

 

 

 



[1] Ortoli, 1er janvier et 15 février 1810, Archives affaires étrangères, Rome, 944 ; Lettres de Miollis et Radet, 18 janvier 1810, au Bulletin du 2 février, AF IV 1508.

[2] Radet, 18 janvier, cité ; Alberti, 5 février, CANTU, p. 406.

[3] Alberti, 5 décembre 1809, CANTU, p. 398 ; Décisions de la commission administrative, 28 novembre 1809, F1e 140 ; Le chef de chapelle à Gerando, 1er décembre, F1e 140 ; Pièces relatives à la girandole du 2 décembre 1809, 29 janvier 1810, F1e 140 ; Miollis à Gerando, 1er décembre, F1e 139 ; Journal du Capitole, 4 décembre 1805, n. 68.

[4] Cérémonies funèbres. F1e 140 ; Alberti, 1er janvier 1810, CANTU, p. 370.

[5] Lettres venant de Rome aux serviteurs du pape (interceptées), Bulletin du 20 avril 1810, AF IV 1508 ; Ortoli, 22 mars 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944 ; le même, 23 mai, CANTU, p. 405.

[6] Lettres venant de Rome aux serviteurs du pape (interceptées), Bulletin du 20 avril 1810, AF IV 1508 ; Ortoli, 22 mars 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944 ; le même, 23 mai, CANTU, p. 405.

[7] Journal du Capitole, 23 avril-25 avril 1810, n° 49-50.

[8] Invitation à Braschi, 16 mars 1810 et lettre d'excuses du maire, 5 avril 1810, F1e 99 ; Gerando, 3 août 1810, F1b II, Rome, 4.

[9] Lettres des sous-préfets, mai 1810, F1e 140.

[10] César Berthier, 6 novembre 1809, CHOTTARD, Pie VII à Savone, p. 164.

[11] Sur cette mission, cf. Mémoires de Metternich, t. II, p. 333 : Lettres de Metternich à François II, 26 avril ; Instructions à Lebzeltern, 6 mai ; Lebzeltern à Metternich, 15 mai 1810 ; CHOTTARD, Pie VII à Savone, d'après la correspondance privée de Lebzeltern, p. 72-83 ; Rapport d'Angles, 1810, F7 4435.

[12] C'était également une conviction au ministère de la police. Rien, écrit Anglès, ne pourra l'engager à consentir à une renonciation aux biens temporels de l'Eglise. (Anglès, F7 4435).

[13] Tournon à Gerando, 17 octobre 1810, et pièces annexées, F1e 110, dossier 4.

[14] Note du 12 avril 1810 sur la police de Rome et M. Olivetti, F7 6531 ; Dossier Raffin, rapport du 16 avril 1810, F7 9784.

[15] Murat à l'Empereur, 9 juin 1810, Archives de la guerre, armée de Naples, 1810.

[16] A Gaudin, 17 mai 1810, Correspondance, 16483.

[17] Séances du Sénat conservateur des 14 et 17 février. Exposé de Regnault ; Rapport de Lacépède, scrutin, Archives nationales, CC 18. An 1810 ; Exposé de Regnault, Correspondance, 16263 ; Sénatus-consulte, DUVERGIER, t. XVII, p. 33 ; DE MÉRODE, Mémoires, t. I, p. 259.

[18] Napoléon à Champagny, 14 janvier 1810, Correspondance, 16137.

[19] Rapport fait à la Consulta sur la division territoriale, 21 juin 1809, 5 pages, AF IV 1715 ; Arrêté du 2 août 1809 portant division des États romains, F1e 94.

[20] Mémoires inédits de Tournon.

[21] Cf. plus haut, livre premier, chapitre premier, et observations de M. de Gerando sur les deux départements, F1e 94.

[22] A Gaudin, 16 juillet 1809, Correspondance, 15539.

[23] Mémoires inédits et lettres privées de Tournon (Papiers du baron de Tournon) ; TOURNON, Etudes statistiques, 2e édit., préface ; Discours lu à la Chambre des Pairs par le baron Mounier, le 14 février1834 ; Dossier administratif du baron de Tournon, FI b1 1748.

[24] Victor DE BROGLIE, Souvenirs, t. I, chap. II.

[25] Rapport d'Hédouville, 1811, AF IV 1715.

[26] BARRAS, t. IV.

[27] Norvins, 18 août 1811, F7 6531 ; Rapport anonyme sur Rome, AF IV 1715, dossier 4.

[28] PELLENC, Lettres de Rome, 1811, AF IV 1715 ; Raab à Savary, 16 mai 1811, F7 6531 ; ARTAUD, t. III, p. 166 ; PATRIZEI, Mémoires inédits. Talleyrand à Tournon. (Papiers Tournon.)

[29] Pellenc, cité.

[30] Tournon à ses parents, 8 octobre 1810 (papiers inédits).

[31] Hédouville, cité (AF IV 1715).

[32] DE BROGLIE, t. I, chap. II.

[33] Mémoires inédits.

[34] Tournon à sa mère 6 novembre 1809 (lettres inédites).

[35] Journal du Capitole, 25 novembre 1809, n° 64 ; Mémoires inédits de Tournon.

[36] Tournon à ses parents, 6, 10, 23 novembre 1809, 23 janvier, 19 mars, 1er avril, 21 avril, 6 mai, 17 juin, 28 juillet, 23 août 3 septembre, 26 octobre, 10 décembre 1810 (lettres inédites) ; Sur l'installation du préfet : Tournon à la Consulta, 20 novembre 1809 ; Rapport sur le palais à affecter à la préfecture, novembre 1809 ; État du mobilier de M. le préfet, F1e 93.

[37] Mémoires de Tournon ; Pellenc, Lettre, n° 35, AF IV 1715 ; Hédouville, 1811, AF IV 1715.

[38] RŒDERER, Mémoires ; Norvins, 20 et 30 septembre et 10 octobre 1812, F7 6531 ; Radet, 30 avril 1810, F7 6530 ; Rœderer, 26 avril 1810, F7 6530.

[39] Louis MADELIN, Fouché, 2e édit., t. I, p. 459-464 et les références. Sur le commissariat général de Rome, Journal du Capitole, 3 mars 1810, n° 27.

[40] Rapport sur Olivetti, 16 avril 1810, F7 9784 ; Miollis, 22 janvier 1810 ; Dossier Olivetti, F7 9783 ; Rapport sur l'organisation de la police à Rome, 12 avril 1810, F7 6531 ; Correspondance d'Olivetti, 1810, F7 6531 ; Organisation de la police, rapport du 27 février 1810, F1e 93.

[41] Note sur les tribunaux, AF IV 1715, 141-143.

[42] Note sur les tribunaux romains AF IV 1715, 141-143.

[43] Norvins, 12 mai 1812, F7 6531.

[44] Article Le Gonidec, biographie Didot ; ARTAUD et STENDHAL, cités.

[45] SILVAGNI, t. II, p. 654.

[46] Cf. livre premier, chapitre II.

[47] Journal du Capitole, 31 juillet, n. 14 ; Note sur les tribunaux de Rome, AF IV 1715, 141-143 ; ORIOLI, Souvenirs, p. 175.

[48] Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531.

[49] TOURNON, Etudes, t. II, p. 97. Ces Etudes sont écrites avec une remarquable impartialité. Si quelque partialité s'y manifestait, ce serait plutôt en faveur de l'administration pontificale.

[50] Tournon, cité ; Olivetti, cité ; Anglès, 1810, F7 4335 ; Alberti, 24 juillet 1810 ; CANTU, p. 410 ; STENDHAL, t. I, p. 93 ; SILVAGNI, d'après Benedetti, t. II, p. 675 ; ARTAUD, CONSALVI, cités.

[51] Dossiers criminels, Archivio di Stato de Rome ; Carteggio, Polizia giudiziale.

[52] Mémoires de Tournon.

[53] Radet, 1er juin 1810, F7 6530 et organisation de la police, 1810. F7 6531.

[54] Le commissaire général de Civita-Vecchia, 4 juillet 1810, F7 8887.

[55] Tournon à Angles, 23 janvier 1812, F7 8894.