LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — L'ÉTAT ROMAIN EN 1809

 

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT[1].

 

 

Le Pape et le Sacré Collège. — Les papes du dix-huitième siècle : ils sont omnipotents et paternels, conservateurs et généreux ; ils se considèrent comme de simples dépositaires du pouvoir. — Les ministres : le Secrétaire d'État, le Camerlingue, les Congrégations. — L'administration intérieure : Consulta et Buon Governo ; complication du système ; les préfectures et les gouverneurs. — Les finances : le budget, le trésorier, les impôts, la dette ; les papes dépensent sans compter ; absence de tout contrôle ; mauvais état des finances en 1809. — La justice : détestable système ; les lois, l'Auditeur du pape ; les tribunaux ; enchevêtrement des juridictions ; mentalité des juges et des justiciables ; les avocats et les hommes de loi ; la justice criminelle ; les crimes impunis ; multiplicité effrayante des meurtres : la vendetta. — Police médiocre : les sbires, brigands privilégiés. — Le brigandage romain. — L'armée méprisée et méprisable : antimilitarisme de la population. — La marine négligée : les côtes ne sont point défendues. — Fonctionnarisme excessif et voulu : la bureaucratie pontificale, les prélats. — Les abus font loi ; ils sont presque indestructibles ; vaine tentative de Pie VII. — Le pape est si bon ! — L'anarchie dans le despotisme.

 

Gouvernement médiocre et malfaisant disait-on de Rome, fort communément, au dix-huitième siècle. Gouvernement médiocre et malfaisant, écrivaient, la veille de l'annexion, à l'empereur et à ses ministres, les agents envoyés en reconnaissance.

Que le gouvernement romain fût médiocre, la chose était assez patente : qu'il fût malfaisant, le fait était fort discutable.

Rome vivait sous un gouvernement despotique dans le principe et presque anarchique dans la réalité.

Le Sacré Collège, corps électoral et gouvernemental, faisait de l'État romain une sorte de république aristocratique à la tête de laquelle un chef élu pour la vie, le Pape, régnait par délégation, mais depuis des siècles sans contrôle. Il y avait longtemps que le collège des cardinaux ne songeait plus à revendiquer ses droits primitifs à la délibération et au contrôle. Généralement âgé, le souverain régnait peu, neuf ans en moyenne depuis trois siècles : parmi les cardinaux, les uns, ministres influents, conseillers écoutés du vieillard, participaient de sa puissance ; les autres, candidats à la tiare, espéraient bénéficier un jour du pouvoir qu'ils laissaient ainsi volontiers grandir et se fortifier : aucun n'avait intérêt à limiter ses prérogatives.

Souverain pontife et évêque de Rome, le prince romain fortifiait de son immense pouvoir religieux sa puissance temporelle. Il était le plus vénéré des souverains et le plus prestigieux, il était rarement le plus craint ; car si le caractère surhumain de son pouvoir jetait sur son passage à ses pieds les foules prosternées, le souci d'être, même sur son trône terrestre, le vicaire du Christ miséricordieux, l'engageait à la mansuétude et parfois à la faiblesse. Conscient de tenir de Dieu le trône d'où il parlait à ses peuples, il y parlait avec solennité et parfois avec sévérité, mais il était écouté avec plus de dévotion apparente que de réelle soumission : le désir qu'il avait d'être un père l'amenait à atténuer dans la pratique les rigueurs qu'il avait pu mettre dans la loi. Le peuple s'était ainsi fait à l'idée d'un souverain qu'il fallait adorer, mais auquel il était impunément loisible de désobéir, qu'on pouvait vénérer très bas et railler presque haut.

Depuis cent ans, Rome, après avoir connu, au cours des âges, de très éminents pontifes, avait vu se succéder des souverains qui, à la vérité, avaient plus de vertu que de talent. A la fois fastueux et familiers, ils s'étaient presque tous mis au diapason de leur peuple. S'ils étaient des souverain conservateurs, même des abus, c'est qu'ils savaient leur peuple plus conservateur qu'eux-mêmes et plus respectueux des abus que des lois. Issus presque tous du terroir romain, presque tous sortis de la petite bourgeoisie, très près du peuple, quelques-uns mêmes — Sixte-Quint en restait un exemple — du peuple lui-même, les papes étaient en communion d'idées et de mœurs avec les petites gens qu'ils gouvernaient. Elevés en quelque séminaire de la province romaine, n'ayant jamais connu que le milieu où, de la prêtrise à la prélature, de la prélature à la pourpre, ils s'étaient progressivement élevés, clercs, auditeurs, ponenti de préfectures, puis de congrégations, préfets, prélats cardinalices, cardinaux, ils étaient si familiarisés avec les pratiques du gouvernement romain, qu'arrivés au trône à un âge avancé, les uns ne se sentaient point le courage, les autres ne voyaient nullement la nécessité de changer quoi que ce fût à ce gouvernement. Personne ne le leur demandait : un pape réformateur se fût exposé à passer presque pour un pape hérétique, et c'était en restant conservateurs qu'ils restaient populaires.

Ils étaient riches, la Chrétienté, plus que leur État, subvenant à leurs besoins et même à leur luxe. Ils donnaient beaucoup et comptaient rarement. Leur népotisme était accepté : chaque règne enrichissait' une famille et son abondante clientèle. Les clients des autres cardinaux ne murmuraient point contre ces largesses : ils attendaient le conclave suivant dans l'espérance d'une aubaine pareille. Ils eussent murmuré contre la parcimonie d'un pape, même si elle s'était exercée aux dépens d'autres qu'eux, car cette parcimonie eût constitué un précédent fatal. Chaque famille cardinalice, parents, serviteurs, clients et sous-clients, pouvaient bénéficier du népotisme : ils ne le toléraient pas seulement, ils l'approuvaient et l'imposaient au pape.

Autorisé à faire d'abusives largesses plus que d'utiles réformes, le pape prenait rarement en main le gouvernement. Beaucoup des pontifes du dix-huitième siècle s'étaient enfermés dans un rôle magnifique et décoratif dont ils ne sortaient que pour être les modérateurs de leurs ministres et pour plaider près de leurs propres agents l'indulgence et le pardon. Le pape règne, mais il est rare qu'il gouverne. Son palais magnifique, Vatican ou Quirinal, est l'image de son pouvoir : à côté des chapelles rutilantes d'or où se tiennent de majestueux consistoires et des chambres somptueuses où les pontifes reçoivent les hommages du monde et de la ville, on y trouve des antichambres où tout un monde de hauts, moyens et bas domestiques bavardent et raillent à plaisir, et des logements entiers occupés, parfois indûment, par des familles modestes et d'humbles clients, qui se croient de bonne foi chez eux en ce palais, puisque leur haut patron est devenu pape. Si bien que le même toit abrite le plus fastueux des souverains et le plus humble de ses sujets, entre lesquels ce contact journalier établit une familiarité étrange, à la fois amusante et attendrissante.

Un dernier trait était commun aux papes qui se succédaient sur le trône de Pierre. Les plus autoritaires d'entre eux, comme les plus effacés, ne se considéraient et n'étaient effectivement considérés que comme des délégués au trône et les dépositaires d'une couronne qui, partant, ne leur appartenait en propre à aucun degré. La conscience qu'ils avaient de cette situation ne contribuait pas peu à les retenir hors de la voie des réformes : ils eussent éprouvé du scrupule à transmettre à un successeur un trône qu'ils eussent pu s'exposer à ébranler en lui voulant donner un style moins archaïque. A plus forte raison, aucun ne se croyait-il maître de céder fût-ce une parcelle de cette souveraineté et un pouce de leur territoire. Un souverain se reconnaît le droit d'abdiquer une couronne qu'il tient pour un héritage paternel ou une propriété personnelle : le Souverain Pontife n'est, suivant les paroles de Pie VII au général Radet, la nuit de son enlèvement, que l'administrateur du temporel qui appartient à l'Eglise. Pareille conception lui est commune avec ses sujets : le pape qui eût cédé en 1809 ses droits sur Rome, eût été désavoué et son pouvoir tenu pour caduc. Napoléon connaîtra, à ses dépens, les conséquences d'une opinion qui, plus que les secrètes correspondances, tiendra dans une communion d'idées et de résistances le pontife prisonnier et ses sujets orphelins.

Aucun prince en Europe n'est donc à la fois plus jaloux de son droit de souverain et plus conscient de son devoir de dépositaire usufruitier : aucun ne possède pouvoir plus autocratique et n'est d'origine plus démocratique ; aucun ne parle avec tant de hauteur et n'agit avec tant de bonté ; nul n'est plus entouré de pompe dans la vie publique et ne se laisse aller à plus de familiarité dans la vie privée. Nul non plus n'est plus adulé et moins obéi.

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En dessous de lui, deux ministres gouvernent : le Secrétaire d'État et le Camerlingue, le premier plus effectivement que le second.

Ministre des affaires étrangères par la volonté du pape ; président 'de droit de la Consulta et par là ministre de l'intérieur, président de la congrégation militaire et par là ministre de la guerre et de la marine, maître de la police, conseiller intime et confident parfois unique du souverain auprès duquel il est logé et aux oreilles de qui rien n'arrive sans être soumis à son approbation ni à sa conduite, le secrétaire d'État est bien en effet le ministre prépondérant.

Le camerlingue n'en garde pas moins une partie de l'autorité. Il est rarement une créature du pape : il est à vie ; il est l'interroi de Rome, son maitre durant les longs interrègnes que ménage entre chaque pontificat la réunion du conclave : de ce fait, même du vivant du pape, son autorité morale est grande. Aussi bien, il possède, de fait, une autorité réelle sur la justice et les finances ; sans doute l'Auditeur, véritable ministre de la justice du pape, et le Trésorier, ministre des finances, sont, nous le verrons, autorisés à traiter directement avec le pape des affaires qui les concernent ; ils sont d'ailleurs à la nomination du pape et par conséquent du secrétaire d'État, son alter ego ; il n'en va pas moins que la constitution donne au camerlingue la haute main sur les tribunaux, et, que, chef hiérarchique du trésorier, membre influent de la Chambre apostolique et de la Congrégation économique — tous ces termes se définiront —, il est, à ce triple titre, ministre des finances, de l'agriculture, du commerce et des travaux publics. Les deux pouvoirs, habilement ou fortuitement enchevêtrés, se neutralisent : d'autant que, de longue date, on n'a point vu régner une entente très cordiale entre les deux ministres ; leur rivalité traditionnelle qui, dit-on, a survécu au pouvoir temporel, était pour la Curie et pour le peuple lui-même un objet perpétuel de railleries et un sujet de constantes intrigues.

Vice-chancelier, dataire, secrétaire des brefs, secrétaire des mémoires, pénitencier, ces cardinaux, chargés de hautes fonctions concernant plus spécialement le gouvernement de l'Eglise, n'en participaient pas moins à celui du temporel — car, tout était, nous le verrons assez, quelque peu confondu dans cet étrange état de choses — l'éminence de leur situation ecclésiastique leur permettait d'exercer, dans les congrégations dont ils faisaient partie, une influence que secrétaire d'État et camerlingue sollicitaient à l'envi.

C'est qu'en effet les ministres du pape n'étaient d'autre part que les représentants et les chefs influents de corps un peu semblables à ces conseils imaginés et réalisés en France au début du règne de Louis XV : les Congrégations. Pour que tous les membres du Sacré Collège — véritable souverain en principe de l'État romain — eussent, en réalité ou en apparence, une parcelle du pouvoir, pour qu'ils fussent aussi préparés à diriger l'État le jour où le conclave les y appellerait peut-être, les cardinaux étaient tous répartis en congrégations auxquelles ressortissaient les affaires de l'État, grandes et petites. Elles offraient au profane un labyrinthe presque inextricable : d'une part, dans l'ordre temporel, elles se complétaient, se contrôlaient, se pénétraient, s'enchevêtraient, aucune n'ayant un seul objet et certains objets appartenant à plusieurs d'entre elles ; d'autre part, toujours en vertu du triple caractère du pouvoir du pape, pontife œcuménique, évêque romain et, souverain temporel, beaucoup géraient concurremment des intérêts de nature assez diverse.

Sans entrer plus que de raison dans ce dédale dont un court aperçu suffira à faire apprécier la complication, disons que l'administration intérieure ressortissait à trois congrégations : Consulta, Buon Governo et Economica.

La Consulta était un véritable Conseil d'État : cinq ou six cardinaux, des prélats ponenti della Consulta, véritables maîtres des requêtes et des prélats assesseurs, sorte d'auditeurs, pour prendre les termes consacrés chez nous au Conseil d'État. Mais c'était, en même temps qu'un Conseil d'État, une sorte de ministère collectif de l'intérieur sans le concours duquel .le secrétaire d'État pouvait rarement agir : là se discutaient et se résolvaient les questions relatives au maintien de l'ordre et à la bonne police de l'État, là se débattaient et se décidaient les nominations de fonctionnaires, délégués, gouverneurs de provinces et de villes, là se lisait la correspondance de ces agents, là étaient concertées toutes les mesures d'administration, d'hygiène et d'assistance. La Congrégation pouvait ensuite, nous le verrons, s'ériger en cour de justice criminelle en certains cas, ce qui, à la vérité, lui créait des occupations fort complexes. Mais par contre, ce qui donne déjà une idée de la complication du système, ce conseil supérieur de l'intérieur se voyait absolument enlever l'examen et l'administration de toute affaire concernant la ville de Rome et son territoire. Police et administration y étaient confiées à un haut prélat, le gouverneur de Rome, qui, encore que placé en principe sous l'autorité du secrétaire d'État, pouvait s'affranchir de son contrôle et traiter directement avec le pape dont il devenait en quelque sorte un nouveau ministre, le ministre de Rome tout comme Haussmann devait ambitionner d'être, sous Napoléon III, ministre de Paris. Comme ce gouverneur n'était point seulement administrateur et préfet de police, mais juge sans appel au criminel, il était un des personnages en vue du régime. Son existence enlevait, et au secrétaire d'État, et à la Consulta, une grande partie de leur pouvoir.

De plus la Consulta se trouvait contrôlée et parfois contrariée par la seconde congrégation de l'intérieur, le Buon Governo (bon gouvernement). Celle-ci échappait en principe au secrétaire d'État, mais ce ministre, peuplant en réalité de ses créatures les administrations et les congrégations, restait le maitre en fait. Un cardinal préfet, douze cardinaux, des ponenti, un secrétaire : grosse machine et rouage bien original. Le Buon Governo est créé, d'une part, pour régulariser et contrôler l'administration des communes et, d'autre part, pour défendre contre les abus du pouvoir de la Consulta et de ses agents les communes et les particuliers : c'est pourquoi son secrétaire peut conférer directement avec le pape. Institution ingénue et, à certains points de vue, touchante, qui montrait assez quels abus on redoutait et quels excès on avait jadis dû signaler, pour qu'un corps fût organisé dans le seul but de les dénoncer ; institution devenue inutile, quand les mêmes cardinaux et prélats fournissent le même personnel au corps contrôlé et au corps contrôlant, institution de façade, lorsque l'abus sans cesse amnistié se répète, prend force de loi et presque de système.

La Congrégation Economique, présidée par le camerlingue, échappe complètement au secrétaire d'État : c'est le conseil des finances ; mais comme elle est appelée à contrôler et au besoin à réviser les décisions du Buon Governo relatives aux budgets communaux, elle constitue un nouveau rouage de ce ministère de l'intérieur aux cent têtes où tout le monde se contrôle, se contrarie, s'enchevêtre, compliquant toute affaire d'étrange façon et faisant se promener les dossiers de bureaux en bureaux pendant de si longs mois que le budget annuel d'une commune, par exemple, n'est généralement approuvé que quand, depuis longtemps, les dépenses sont faites et les recettes recouvrées.

Déjà compliqué en principe, le système s'aggravait de la nonchalance de ceux qui étaient appelés à l'appliquer, des longues vacances et des congés incessants que les corps entiers ou leurs membres influents se faisaient octroyer, des conflits auxquels une concurrence traditionnelle et des rivalités personnelles donnaient une acuité, une fréquence et une durée fort préjudiciables aux affaires en litige. Les fonctionnaires subalternes en profitaient : les querelles des grands ou simplement la lenteur forcée d'une aussi grosse machine leur permettaient un arbitraire dont ils usaient avec un sans-gêne surprenant surtout en matière financière. Les exactions, lorsqu'elles étaient constatées par le Buon Governo ou l'Economique — en admettant que celles-ci tombassent d'accord n'étaient point toujours signalées, et, lorsqu'elles l'étaient, se trouvaient facilement amnistiées par la Consulta, seul juge de la destitution ou du maintien . du fonctionnaire coupable, mais dont la facilité à pardonner n'était même plus une grâce.

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En dessous de cette administration à quatre organes, Consulta, Buon Governo, Economique et gouverneur de Rome, des préfectures et des présidences constituaient de nouveaux corps spéciaux, tous formés de quatre, cinq ou six membres, préfecture de l'annona (l'alimentation frumentaire), celle della grascia (l'alimentation de la viande), la présidence delle ripe ed acque (police du Tibre), celle delle strade (entretien des routes et des rues de Rome),celles des archives, de la monnaie, de l'Agro Romano, des prisons. Les préfets placés à la tête de ces petits corps étaient clercs de la Chambre, entendez la Chambre apostolique, autre assemblée, tribunal administratif de douze prélats, autre Conseil d'État et, par ailleurs, Cour des comptes, qui déléguait ainsi certain de ses membres aux préfectures, en service extraordinaire dirait-on dans notre Conseil d'État. Mais la Chambre apostolique est un corps si puissant que les préfets qui en sont membres se dérobent facilement à l'action des trois congrégations, dont leurs fonctions les font dépendre, et même à celle du gouverneur de Rome, dont ils sont plus les collaborateurs que les subordonnés.

Les provinces sont administrées par des prélats gouverneurs, les lieutenants et les sous-gouverneurs, presque tous nommés par la Consulta : dans les communes peu nombreuses qui, le système féodal existant encore, sont la propriété de barons, les fonctionnaires sont à la nomination de ces hauts seigneurs, Colonna, Orsini, Caetani, etc. Sous ces baillis délibère parfois un conseil de notables de la commune choisis par le gouverneur et qui souvent sont payés : la gratuité attachée aux fonctions des conseillers municipaux étonnera les Romains après 1809 et en mécontentera beaucoup. De fait, que ce fût la Consulta, le Buon Governo, l'Economique qui les gérât ou les taxât de haut, les habitants de Citta di Castello comme de Frosinone, de Terracine ou de Pérouse, étaient également résignés à subir les volontés et parfois les caprices de celui qui, fort indépendant sous tant de supérieurs et par conséquent omnipotent, représentait aux yeux des habitants tous ces pouvoirs disparates qu'ils ne connaissaient pas : le prélat gouverneur de la province.

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L'administration des finances de l'État était des plus médiocres. Mais le fait venait moins de la complication du système que de la simplification vraiment trop grande que la réalité lui faisait subir. Si le camerlingue était chef nominal et éminent de cette administration, si la Congrégation Economique était en principe la Cour des aides et la Chambre apostolique la Cour des comptes de l'État romain, en réalité la gestion des finances de l'État était entre les mains d'un seul homme : le trésorier, sous-secrétaire d'État autorisé à passer par-dessus son ministre et à traiter avec le souverain seul de la confection du budget, de l'établissement des impôts, de l'opportunité des dépenses et de l'administration de la dette. L'origine des fonds dont le pape pouvait disposer l'autorisait à en confier le contrôle et la gestion à qui lui plaisait et, dans l'espèce, à son agent financier, le trésorier.

L'État romain possédait en effet des ressources que ses voisins ne connaissaient pas. Chef de l'Eglise, son souverain prélevait en droits de chancellerie sur l'univers catholique un impôt dont le produit était imprécis, mais considérable, et dont profitait en majeure partie la principauté italienne, de ce fait très favorisée. Exonéré de charges militaires — la suite le montrera — et grossi de ressources aussi extraordinaires, le trésor romain eût dû plus qu'un autre échapper à l'expédient des emprunts et, sans dispenser le peuple romain de concourir par l'impôt aux dépenses faites à son profit, le concours financier de l'Europe catholique eût tout au moins pu préserver du cancer rongeur de la dette publique les finances pontificales.

Il n'en était rien. Les largesses exagérées et constantes des papes à leur famille et à sa clientèle, admises comme une loi jusqu'au règne de l'austère Pie VII, creusaient à chaque avènement un trou profond dans le trésor. Ces pontifes, qui se contentaient pour l'entretien de leur cour et le leur d'une assez modeste liste civile personnelle de 679.000 francs, ne comptaient point lorsqu'il s'agissait d'aliéner, au profit de tel de leur neveu, les ressources budgétaires. Ils se montraient également fort généreux envers les artistes. Fastueux, ils ne nourrissaient pas seulement un peuple entier de leurs aumônes, ils le régalaient de fêtes assez coûteuses, puisque les seuls feux d'artifices de Saint-Pierre comptaient pour 14.000 francs dans un budget de huit millions et demi. L'entretien des marais Pontins, en dehors des dépenses considérables que Pie VI y avait faites, coûtait par an 54.000 francs. Les dépenses totalisées montaient à 1.593.000 écus, 8.522.000 francs. Mais les papes engagaient parfois, comme Pie VI, pour des entreprises de tout genre, des dépenses considérables qui soudain grevaient les finances de cinq, six, dix millions.

L'impôt volontaire ou forcé, que payait à Rome l'univers catholique, ne suffisant pas, il avait bien fallu tout d'abord établir des impôts dans l'État pontifical. Ils n'étaient pas lourds. Toujours mus par une sollicitude paternelle, les papes avaient voulu que l'impôt fût modique. A une époque où un Français payait trente-cinq livres par tête, le Romain n'en payait que onze : il est vrai qu'en 1809 de récentes dépenses extraordinaires avaient augmenté le chiffré de l'impôt. L'impôt foncier s'élevait à 774.000 écus (4 millions 149.900 francs) et si le droit de macinato (mouture) était quelque peu tyrannique, obligeant tout sujet du pape à porter son froment aux moulins officiels, les étrangers seuls le jugeaient tel, puisque, de l'aveu d'un agent français, le peuple, habitué à cette pratique, montra pour le maintien du droit, sous l'administration française, une ardeur inattendue.

Plutôt que de grever plus lourdement leurs heureux sujets, les papes avaient eu recours à l'emprunt. La majeure partie de la dette était constituée par les actions du Mont-de-Piété de Rome, les luoghi di Monte dont le pape servait les intérêts, véritable rente sur l'État qui imposait au trésor une dépense annuelle de 2.234,085 écus et dont l'intérêt, primitivement de 16 pour 100, avait été réduit par Pie VI, fort besogneux, à 6,45 pour 100, puis par Pie VII, accablé de charges nouvelles, grâce à l'occupation française, à 2 pour 100, réduction qui l'eût rendu fort impopulaire, si les Français n'en avaient été dès cette époque rendus légitimement responsables par les Romains. Les Vacabili, rentes viagères, assises sur certains produits de la daterie, grevaient le budget d'une somme d'intérêts de 400.000 écus ou 2.140.000 livres. L'intérêt de cette double dette pesait si lourdement sur le trésor que, dans une heure d'extrême pénurie, Pie VI avait eu la pensée révolutionnaire de se libérer de ce poids, en vendant purement et simplement le cinquième des biens ecclésiastiques, première ébauche du projet que Napoléon, pour liquider cette situation obérée, réalisera, nous le verrons, d'une façon singulièrement plus radicale.

Ce règne de Pie VI avait été désastreux pour les finances et l'étude qu'on en pourrait faire montrerait à quel point ces beaux budgets de si régulière apparence, qu'un Pastoret ou un de Gérando dressaient, avec leurs habitudes de bons administrateurs, pour l'édification de l'empereur, d'après les dernières pièces comptables, étaient en réalité factices et illusoires. Tout d'abord une somme annuelle considérable et variable devait être appliquée à combler paternellement le trou que la médiocre administration des communes faisait dans leurs finances, sorte d'amnistie, conséquence de l'incroyable indulgence accordée par la Consulta aux pires actes ou d'incapacité ou d'improbité.

L'exemple venait de haut d'ailleurs ; le budget de l'État était lui-même si malmené ! Avant d'entreprendre un travail, utile ou superflu, mais toujours coûteux, avant de faire une nouvelle largesse, les papes consultaient bien rarement la colonne des revenus qui seule autorisé les dépenses. Et comment leur en faire un crime, quand tant de ministres parlementaires se permettent ces libertés ? Le trésorier, créature du pape, avait une caisse complaisamment ouverte aux caprices comme aux nécessités, jusqu'au jour où, tel le ministre qu'Offenbach devait mettre sur la scène, le trésorier du pape dut avouer, devant les exigences d'un général français réclamant deux millions, qu'il avait tout juste cinq écus dans sa caisse. Blâmerait-on notamment ce pape Pie VI, qu'aussi bien ses douloureuses épreuves, un esprit assez large et des mœurs pures rendent sympathique, d'avoir bâti l'énorme et magnifique sacristie de Saint-Pierre, fondé le beau musée Pio Clementino, relevé à grands frais l'obélisque du Monte Cavallo, refondu, pour les augmenter aux grands dépens du Trésor, les cloches de la Basilique vaticane, restauré la Voie Appienne et entrepris le dessèchement des marais Pontins, si ces dépenses, parfois utiles, avaient été autorisées par une situation financière prospère ? Ne se sent-on pas moins d'indulgence pour ce pape, lorsque l'on songe que le faste inouï dont, superbe lui-même, Pie VI s'entourait, et, les largesses faites à ses neveux Braschi se soldaient par le plus lamentable état financier ? L'argent est allé aux Marais, disait-on à Rome. C'était encore là qu'il allait le plus légitimement : il était allé à de bien plus inutiles dépenses. Le résultat était que, lorsque, brusquement, la Révolution ferma la route de Rome à l'argent de France, qui comptait pour les trois quarts dans le tribut de la chrétienté au pape, la banqueroute menaça, de l'aveu même de Pie VI désemparé. Il avait fallu réduire les intérêts de la dette et multiplier le papier monnaie, les cédules pontificales, déjà trop abondant avant 1789. En 1795, il ne circulait plus d'or. La République romaine n'avait fait qu'aggraver la situation en gaspillant les ressources, en bouleversant les sources de revenu. Pie VII avait dû dès son avènement lancer de nouvelles cédules, réduire encore l'intérêt de la dette et contracter de nouveaux engagements sans obvier au déficit qui, en 1809, montait à huit millions trois cent mille francs. Le nouveau pape, économe jusqu'à la parcimonie, était arrivé trop tard : il apprenait à ses dépens dans quels cruels embarras l'administration arbitraire de ses prédécesseurs avait jeté l'État, et l'aventure de Pie VI montrait assez quel intérêt il y avait à amender toute cette administration financière, les institutions comme les hommes. Pie VII, en dépit de ses intentions, n'y fût pas arrivé. Une mesure radicale s'imposait, que le pape le plus énergique ne pouvait pas prendre. Il faudra la main de fer de Napoléon et de ses agents fiscaux pour apporter à une situation inextricable une solution dont, après 1814, Pie VII et Consalvi devront, en secret, se louer.

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Il semble bien cependant que l'administration de la justice appelait plus que celle des finances une réforme complète.

La complication des lois était extrême. A défaut du droit romain oublié, le droit canon avait longtemps dicté les arrêts ; puis, tout en restant, avec ses recueils compacts de décrétales, bulles et décrets, le droit officiel, il avait dû céder le pas aux coutumes locales, variables dans leurs solutions suivant les limites d'une province, voire même d'une commune. En réalité, la jurisprudence servait de base aux trois quarts des jugements. Absolument ignorants du droit romain, peu instruits du droit canon, juges et avocats ne se fondaient pour juger ou plaider que sur les décisions de la Rote. On était sûr de la victoire quand on avait rencontré une décision de la Rote qui convint in terminis à la cause que l'on plaidait. Or ces décisions constituaient une formidable série de recueils, les Recentiores, en vingt tomes, les Nuperrimae, en douze, les Coram en dix et enfin les Volanti, feuilles volantes en principe, réellement reliées en quarante énormes volumes et qui contenaient les décisions les plus récentes et les plus consultées. On pense si cette bibliothèque de cent volumes in-folio était aisée à consulter et surtout à posséder pour les hommes de loi. Les avocats en utilisaient de simples tables, et quant aux juges, ils préféraient souvent à une recherche fastidieuse et parfois impossible la seule tradition orale. Ils jugeaient d'ailleurs sans attendus et faisaient bien, car, entre ces milliers de décisions, il s'en trouvait toujours de contradictoires que les avocats s'opposaient et entre lesquels le juge embarrassé consultait, suivant son caractère et sa moralité, sa conscience, son bon sens... ou de plus fâcheux conseillers. Au criminel, les édits des gouverneurs faisaient loi, cinq ou six textes fort simples qui d'ailleurs n'obligeaient guère, car, au criminel comme au civil, le bon juge pouvait donner à sa bonté et le sévère à sa sévérité un cours que la loi ne gênait guère. Il eût donc fallu, là plus qu'ailleurs, des tribunaux très régulièrement constitués, aux attributions très nettement circonscrites, et surtout des juges dont la conscience, l'impartialité, l'intelligence et l'ardeur au travail égalassent l'indépendance, et c'est ce qu'on n'avait pas.

Les juridictions s'enchevêtraient ; elles étaient innombrables.

La plus élevée et la plus redoutée était celle de l'Auditeur du pape, qui était bien la plus arbitraire qui se pût imaginer. L'Auditeur était le représentant du pape en matière de justice ; or, le Pape, représentant lui-même de Dieu, était toute justice : donc ses sentences devaient annuler celles des misérables magistrats, et aucune loi ne le pouvait obliger. Un meunier Sans souci n'eût pu répondre à Pie VI, qu'il y avait des juges à Rome. Il y en avait certes beaucoup, mais il n'y en avait plus devant une décision de l'Auditeur du pape. Annuler les sentences, choisir de nouveaux juges, porter à un tribunal une cause déjà entamée devant un autre, voilà ce qu'il avait le droit de faire chaque jour. Il pouvait plus : un rescrit de lui avec ces deux seuls mots : Ex audientia Sanctissimi, avait la même force que ceux du souverain dont on le supposait le confident. Il n'était point un juge d'instance, d'appel ni de cassation. Il était l'arbitraire à l'état d'institution, et sa seule existence suffisait à réduire à néant toute idée de justice indépendante et assurée. On l'avait bien vu sous le règne de Pie VI, dans l'affaire Gille Lepri, où son intervention avait abouti, disait-on, à un véritable déni de justice au profit, circonstance fort grave, du propre neveu du pape, le duc Braschi.

En dehors de ce singulier magistrat, d'abondantes juridictions s'étageaient et se compliquaient. La Congrégation de la Signature de la justice prononçait sur la validité des appels, mais la Chambre apostolique et les Congrégations cardinalices avaient le privilège de prononcer elles-mêmes sur la validité des appels interjetés contre leurs propres arrêts, ayant, suivant la pittoresque expression romaine, la segnatura in ventre. Cour de cassation et d'appel par rapport à d'autres tribunaux, la Signature de la justice se constituait aussi en tribunal de première instance pour certaines causes ; en revanche, au cas où un arrêt cassé par elle donnait lieu à un second recours, la cassation passait à un second tribunal, la Signature de grâce, composé comme celle de la - justice de vingt cardinaux juges, prélats ponenti, auditeurs, référendaires, abréviateurs, clercs de la chambre, etc. On pense si tant de monde faisait de bonne besogne.

Six tribunaux d'appel : la Chambre apostolique qui jugeait en appel les causes portées en instance devant son premier clerc ; le tribunal de l'auditor camerae qui évoquait les causes principales dans lesquelles il s'agissait d'une somme inférieure à deux cents piastres et siégeait au Monte Citorio ; la Congrégation de l'immunité, connaissant, en appel comme en instance, des exemptions ecclésiastiques ; le Buon Governo, tribunal d'appel quand les communes et leurs officiers étaient impliqués dans quelque affaire et qui prononçait, toutes sections réunies en appel, sur ce que son secrétaire avait jugé en instance ; l'Assesseur du Saint-Office qui, par un singulier abus, jugeait, en appel comme en instance, les personnes ou les biens qu'un lien quelconque rattachait au Saint-Office ; et enfin le plus célèbre des tribunaux romains, la Rote, tribunal primitivement destiné à juger les causes ecclésiastiques internationales, mais devenue la grande Cour d'appel évoquant à sa barre toutes les causes qui ne ressortissaient pas aux tribunaux déjà nommés et encore avec mille restrictions et réserves, jugeant tantôt par une de ses trois sections, tantôt toutes sections réunies. A ces tribunaux d'appel s'ajoutait la Consulta, tribunal d'appel pour les causes provinciales ou criminelles, le Gouverneur de Rome juge en instance et en appel des causes criminelles concernant des faits survenus à Rome même, et l'Auditeur de la chambre qui jugeait les délits commis par les juges, greffiers et sbires en appel comme en instance.

En réalité, ces tribunaux étaient appelés à juger en appel ceux qu'ils avaient jugés en instance — singularité qui, à elle seule, allait contre les principes reçus en matière de bonne justice.

Il y avait cependant un nombre assez notable d'autres tribunaux de première instance. En province, voici les juridictions les plus variées, juridiction des barons ou plutôt de leurs gouverneurs, juridiction des prélats gouverneurs et de leurs délégués — car tout administrateur est ici doublé d'un juge. A Rome, en voici bien d'autres : juridictions, et de l'auditor camerae, et du tribunal de l'agriculture, et du gouverneur de Rome, et du sénateur de Rome, et du lieutenant du cardinal vicaire (pour les causes où est intéressé un des vingt mille ecclésiastiques de l'État Romain), et , de l'auditeur du camerlingue, et de l'auditeur du trésorier, l'un et l'autre juges des causes intéressant les gens attachés à leurs départements, et du clerc de la chambre du préfet de l'Annona et de chacun des clercs de chacune des chambres de chacun des sept autres préfets — Grascie, Ripe, Archivi, Zecca, Strade, Agro et Carceri —, chacun des huit préfets ayant le droit de prononcer dans les causes où leurs fonctionnaires sont intéressés, et du secrétaire du Buon Governo, et du secrétaire de l'Immunité, et de l'assesseur du Saint-Office, et du juge de la fabrique de Saint-Pierre qui se prononce sur les causes où se trouvent engagés les personnes et les biens de la fabrique, et du majordome du pape qui a de même le droit de juger toute personne de la maison pontificale ; si bien qu'en dernière analyse, les administrateurs s'érigent tous en juges des agents placés sous leurs ordres et que la moitié des justiciables sont traités ainsi en privilégiés.

Nous ne parlons point ici des tribunaux ecclésiastiques proprement dits : Saint-Office, Pénitencerie, Daterie, Index qui, à Rome, jugent leurs agents, ni des congrégations qui ont acquis le droit de se prononcer seules sur les causes où un de leurs membres est intéressé. Mais comme la même personne peut relever à Rome de deux administrations et de plusieurs corps, on juge quels conflits d'attribution cette singulière organisation entraîne. On pense aussi à quels abus elle aboutit, puisque des causes de même nature peuvent recevoir en même temps, suivant qu'elles intéressent tel ou tel individu, les solutions les plus différentes et les traitements les plus scandaleusement inégaux.

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Tout était contraire, en cette institution judiciaire, aux traditions et aux principes du droit : ce n'était pas assez que des juges d'instance fussent autorisés à se prononcer en appel sur leur propre arrêt, la chose ainsi jugée ne l'était jamais définitivement. Quand l'imbroglio, créé par l'infinie multiplicité des juridictions personnelles, ne permettait pas aux justiciables c'était le cas le plus commun — de faire casser un arrêt rendu par erreur à leurs dépens par un tribunal que, soudain, en raison d'une qualité méconnue de la partie lésée, on découvrait incompétent, l'intervention de l'auditeur du Pape suffisait à rendre nuls les effets de la justice. La multitude d'autorités, les conflits de juridictions, les irrégularités de procédure, les appels ouverts de tous côtés, écrit Pastoret, pourtant très modéré, offrent à un homme habile... la possibilité de faire traîner une affaire pendante de longues années. Je sais une cause qui, depuis deux générations, est restée suspendue : dix fois on la reprit, dix fois les procédures renouvelées en entier arrivèrent à leur complément, dix fois le juge assis sur son tribunal se leva pour prononcer, le vainqueur plein d'émotion, de joie et d'espérance, tressaillit au moment qui devait assurer son sort, et dix fois le vaincu, près d'être écrasé, opposa froidement à la justice... un rescrit du Souverain Pontife ou un billet de son auditeur qui ajournait indéfiniment la cause.

On pense quel scepticisme inspiraient dès lors aux juges eux-mêmes les arrêts qu'ils rendaient et à quelle démoralisation aboutissaient chez eux de semblables pratiques. Tous étaient d'ailleurs des prélats et des clercs ; prêtres ou non, ils étaient tous pénétrés de l'esprit ecclésiastique, qui, dans tous les temps, a paru aux meilleurs catholiques incompatible avec l'esprit juridique ; car parmi ces clercs, les uns, habitués à juger d'autorité et facilement persuadés que les lumières d'une conscience sacerdotale suppléaient à toute science juridique, rendaient trop promptement ces arrêts rigoureux qui, courant l'Europe, faisaient tenir, par les esprits éclairés, la justice romaine pour une succursale du Saint-Office ; les autres, au contraire, mus par le sentiment évangélique et portés au pardon, apportaient à juger leurs citoyens une indulgence néfaste et une bonhomie déconcertante. De plus, ils appartenaient à un corps et à une administration ; ils en subissaient doublement les préjugés et les traditions, sans aucune indépendance, par surcroit, vis-à-vis du pouvoir exécutif incarné dans le chef spirituel, le Souverain Pontife. Nourris de théologie plus que de droit, appelés d'ailleurs à passer sans cesse d'une carrière à l'autre, tour à tour administrateurs, diplomates, agents financiers, pasteurs spirituels, consulteurs canoniques, juges civils, ils ne pouvaient, en dépit d'un esprit subtil, être propres à tant d'avatars. Ils étaient d'ailleurs si peu laborieux ! La Rote, le plus occupé des tribunaux, s'offrait, au dire de Consalvi lui-même, cinq mois de vacances, sans parler des cinquante jours fériés et des dimanches. De plus, comme leurs concitoyens, ils étaient un peu fatalistes ; beaucoup étaient portés à penser qu'entre ces justiciables qu'ils jugeaient avec légèreté, Dieu finirait bien par récompenser la vertu, punir le crime et faire triompher le bon droit.

Les avocats profitaient plus que personne d'un pareil état de la justice. Ils n'étaient point tous méprisables : Bartolucci, Bontadossi, Angelotti, Lasagni étaient des jurisconsultes renommés ; Napoléon appellera le premier au Conseil d'État, le dernier à la Cour de cassation. Mais consistoriali ou rotali, les hommes de loi étaient en général d'une étrange faiblesse, remplaçant la science du droit et le prestige de l'éloquence par la rouerie la plus compliquée et la subtilité des moyens. L'institution judiciaire aux mille détours les avait rompus à ces pratiques. On a parlé du maquis de la procédure ; mais ce maquis romain était au nôtre ce que le maquis des environs de Frosinone est à celui des environs d'Asnières.

Une énorme confrérie entourait les avocats proprement dits, véritables agents d'affaires et parfois d'affaires louches, les Curiali, procureurs retors aux mille ressources, autorisés eux-mêmes à plaider : la longueur des procès et leurs éternelles reprises, leurs compliqués détours et leurs multiples étapes nourrissaient ces hommes ; partant, ils ne faisaient rien pour en abréger les délais, rien surtout pour en faire réformer le principe. Il arrivait que ces douze cents hommes de lois — car ils étaient arrivés à ce chiffre fantastique en une ville de cent trente-quatre mille âmes, — ces avocats et procureurs parmi lesquels en d'autres pays se recrutait l'opposition bourgeoise aux vieux abus, étaient au contraire, par intérêt, les plus fervents partisans de ce néfaste système judiciaire et, partant, les meilleurs soutiens — Napoléon s'en apercevra à ses dépens — d'un régime, dont cette institution judiciaire était une conséquence logique et pour eux très profitable.

Aussi bien, peu de gens s'en lamentaient. Beaucoup profitaient de l'anarchie que ce système entretenait ; les justiciables lésés, eux aussi fatalistes en bons Romains, se résignaient ; beaucoup attendaient si longtemps et au milieu de telles péripéties la sentence qui leur donnerait tort ou raison, qu'ils finissaient par vivre dans l'heureux état d'esprit de leurs citoyens abonnés au Lotto : ils attendaient du hasard, de la Providence, de leurs prières, plus que de la justice des hommes ; ou bien, faisant agir, pour influencer le juge, tout ce qu'ils avaient d'amis dans les antichambres du pape, les couvents, les sacristies et les salons, ils arrivaient à ne plus considérer l'arrêt que comme un service. La justice était effectivement trop dépendante pour être par eux tenue pour responsable. Tel qui, avec l'appui d'un évêque, avait perdu, pensait que l'adversaire avait dû faire agir un cardinal, et tel qui avait usé de l'influence du général des Capucins devait conclure que le général des Carmes, protecteur de son adversaire, était décidément plus puissant. lls étaient nés, ils vivaient sous ce régime ; ils gagnaient où ailleurs ils eussent peut-être perdu ; l'un des deux était heureux, tous étaient philosophes.

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Au civil, l'avocat se jetait dans le maquis si savamment organisé ; au criminel, le prévenu avait de bien autres refuges, avant d'être traîné devant un tribunal, qui, d'ailleurs, par son habituelle indulgence, lui en constituait un dernier.

Le fait était grave et il était patent : les plus bienveillants étaient forcés de le constater avec une indignation...qui cette fois était bien justifiée : de par l'Europe il y avait un coin où, neuf fois sur dix, le crime restait impuni, et ce coin était l'État romain.

Le droit d'asile y constituait un droit sacré ; le peuple le révérait. Les églises, dans une ville où l'on en compte deux ou trois par rue, les chapelles dans un pays où chaque bourg en possède vingt sur son territoire, les couvents qui, à Rome et en province, se chiffrent par centaines, les palais et, qui plus est, les places et les rues avoisinant les palais de dix ambassadeurs et de trente princes, les fermes de propriétaires privilégiés, autant de lieux d'asile, traditionnellement respectés par la police. Contre ce droit le gouvernement romain ne pouvait rien : les cabinets de l'Europe, jaloux d'une prérogative qui érigeait leurs ambassadeurs en petits souverains, se faisaient complices de l'abus. Violer une église fût apparu comme un crime dont aucun des policiers du pape ne se fût rendu impunément coupable. Aussi bien n'y songeaient-ils guère, tout agent de police ayant, à Rome, une instinctive sympathie pour tout criminel. Cette sympathie étant, aussi bien, partagée par la plus grande partie de la population, l'assassin voyait chacun s'employer non à sa poursuite, mais à son salut, si bien qu'il gagnait avec une singulière aisance le lieu d'asile élu par lui, et, de là, si la police paraissait disposée à poursuivre, la macchia, la montagne toute proche, asile plus sûr encore où les sbires l'allaient rarement chercher depuis la mort du rude pape Sixte-Quint. Si par hasard il était saisi, le criminel voyait, suivant la juridiction dont il relevait, son procès s'instruire plus ou moins lentement — ce qui lui donnait des chances d'évasion dont il profitait fort souvent — et le verdict qui le frappait, s'il était souvent terrible, était, suivant le caprice du juge, indulgent, parfois très anodin. Si l'on consulte les notes que l'obligeant Giovanni Bugatti, bourreau durant quarante-quatre ans, a bien voulu léguer à la postérité[2], il appert qu'il a, par la corde, fait périr par exemple, de 1796 à 1808, cent cinq condamnés et parfois pour des cas bien peu pendables, vols de bottes ou de légumes. Cent cinq pendus en douze ans, le chiffre parait respectable ; mais, sous le seul règne de Clément XIII qui a duré onze ans, on a compté jusqu'à dix mille meurtres à Rome[3]. On y pardonne de fait, par un étrange état d'esprit, plus volontiers les attentats contre les personnes que contre les propriétés ; mieux vaut tuer un homme que voler des bottes ; le Romain tue donc et va nu-pieds.

Il tuait sans scrupule ; il est même des cas où il se fût fait scrupule de ne point tuer, c'est le cas de s'endetta. Or le cas est fréquent ; l'incapacité de la police à atteindre le meurtrier et de la justice à le punir, pousse et autorise la famille de la victime à se faire justice tôt ou tard ; à leur tour ces nouveaux meurtriers bénéficient de l'indulgence ambiante : le crime s'éternise et l'anarchie s'installe ainsi dans les mœurs et les esprits, parce qu'elle est, en substance, dans les lois. Un hôpital spécial, celui de la Consolazione, est ouvert tout spécialement aux victimes des assassinats quotidiens, mais les prisons étroites de l'État romain ne s'ouvrent pas souvent à leurs meurtriers ; d'incessantes amnisties — car le pape accorde ces grâces comme des bénédictions — les ouvrent d'ailleurs et les vident.

Si cependant un peuple avait besoin d'une police ferme et d'une justice rigoureuse, c'était précisément ce peuple romain, passionné et querelleur, à la main leste et à l'esprit rancunier. L'administration française cherchera à mettre bon ordre à ces coltellate trop fréquentes[4] : il est des quartiers où elle trouvera dans cette répression sévère la cause la plus évidente de sa défaveur ; d'autant que cette répression produira ses effets : on verra pour la première fois des artisans du Trastévère ou des Monti, des paysans volsques ou sabins serrer avec rage la poignée du stylet, mais sans le tirer, en murmurant : O se non fosse la seduta !Ah ! si je ne craignais le tribunal ![5] Sous les bons papes, ils ne craignaient point la seduta qui donnait relativement peu d'ouvrage au bourreau Bugatti. Pour ne point trop tuer, parce qu'ils étaient des prêtres et des pères, ces bons papes laissaient leurs sujets se tuer dans une relative sécurité et aucun titre ne les recommandait plus que celui-là à l'amour des Romains.

Leur police, à cet égard, les servait bien. Rien n'était plus semblable à un bandit qu'un gendarme romain. Les sbires, écrit Dupaty en 1783, sont des brigands privilégiés qui font la guerre à des brigands qui ne sont pas privilégiés. Le propos est exagéré, mais il est certain que le sbire se rapprochait plus du sicaire à tout faire que de notre honnête gendarme. Son principal mérite était de savoir manier mieux qu'un autre le stylet et l'escopette ; sa moralité était nulle, son origine souvent infâme. On ne peut rien comparer au mépris dans lequel étaient tombés ces hommes dont les repris de justice étaient presque les seules recrues. Rien ne leur paraissait plus naturel que de pactiser avec leurs anciens compagnons, les bandits. Ils se bornaient à se ménager des intelligences dans les bandes de malfaiteurs et à obtenir l'assassinat d'un chef par la trahison des siens[6]. Mal vêtus et mal payés, ils étaient plus redoutés des honnêtes gens que des assassins, et, entre .de nobles meurtriers et ces justiciers misérables, la sympathie du peuple n'hésitait pas. Sept cents de ces policiers de sac et de corde veillaient à Rome sur la sécurité des citoyens ; les barons en employaient deux mille : c'était trop peu pour la répression des crimes et trop encore pour la satisfaction des honnêtes gens[7].

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On pense si, en face d'une telle situation, le brigandage s'était facilement développé[8].

Il était d'ailleurs né spontanément de la facilité qu'offraient les lieux. Côtes et montagnes, voilà ce que nous avons naguère rencontré le plus souvent en parcourant rapidement ce pays romain, et, entre côtes et montagnes, la grande campagne déserte. Dans ce décor propice, le drame aux mille scènes se développe depuis le seizième siècle sans entr'acte. Des bannis jetés dans la -trie d'aventure se sont grossis de sujets mécontents que le régime de l'Eglise n'a pas encore soumis. D'avance ils ont par leur origine ennobli le brigandage, qualifié superbement banditisme ; les misérables successeurs des hauts bandits — il y avait eu parmi eux un Colonna, un Piccolomini — bénéficiaient encore de cette origine relevée. Le terrible Sixte-Quint, qui seul avait entrepris leur ruine, s'était, en dépit de formidables hécatombes, heurté à un mur de granit. Depuis lors, les papes avaient préféré à la politique de répression celle des ménagements. De fréquentes amnisties avaient permis à ces misérables de rentrer avec une sorte d'auréole et un sac bien rempli dans leurs villages, exemple démoralisant du crime récompensé. Les belles filles préféraient ces aventuriers aux cultivateurs. Là où l'amour ne leur attachait pas les populations, la peur les leur asservissait ; des pays entiers tremblaient sous une bande. Grossies sous la république romaine d'une foule de nouveaux outlaws, des forçats qui, sans surveillance, s'étaient évadés des bagnes au nombre de six cent quatre-vingt-seize, ces bandes lie régnaient pas seulement sur les pays Volsques : elles menaçaient la grand'route de Rome à Naples, la Voie Appienne. Entre elles et Pie VII, une sorte de concordat tacite était cependant intervenu qui retenait les sbires à la ville et les brigands à la montagne. La capitale de ces princes de la cour des miracles était Frosinone : cinq villages étaient à eux, ils venaient s'y marier en plein jour, faire baptiser leurs enfants, parfois acheter des terres. A Giuliano, on eût avec fierté montré à l'étranger un patriarche qui exerçait le brigandage depuis trente ans, et ses disciples qui ne travaillaient que depuis dix-huit ans ; leurs filles constituaient de riches partis. Si, depuis 1804, ils n'écumaient plus les grandes routes, ils restaient là, perpétuelle menace et surtout perpétuel scandale — tout au moins pour les étrangers. Ils étaient en effet populaires ; on les chantait en des complaintes ; les grands chefs légendaires remplaçaient dans l'admiration des peuples les généraux qu'ils ne possédaient point, n'allant pas à la guerre ; et puis, comme me le disait un voiturier calabrais parlant des anciens brigands de sa province, ils ne volaient que les riches et les étrangers, ne faisaient point tort aux petites gens et régalaient bien d'un écu un mendiant ou un frattone quêtant pour son couvent.

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Le métier de bandit étant estimé, il était remarquable que celui de soldat était méprisé. Giovannino prenant la macchia grandissait aux yeux de ses concitoyens : Giovannino se vendant pour faire le soldat les faisait presque rougir.

Le service militaire n'existait pas : l'idée en était devenue odieuse ou plutôt elle ne se présentait point[9]. Le peuple romain s'était, depuis quatre siècles, déshabitué de porter les armes. Dès Léon X, les soldats du pape avaient fait piteuse figure dans les parages de Marignan : sort plus humiliant que celui des vaincus, ils n'avaient point osé se battre. Sous Clément VII, Allemands et Espagnols avaient pu entrer à Rome presque sans résistance, la saccager et la souiller sans trouver devant eux d'autres soldats que des mercenaires en fuite. De siècle en siècle, l'armée s'était réduite : de 50.000 qu'elle était encore à la fin du dix-septième siècle, elle était tombée à 2.500 ; elle coûtait moins encore que la police, 192.600 livres. Encore que les engagements fussent avantageux et le risque presque nul, les papes ne fussent pas parvenus à recruter dans leurs États les 1.900 hommes de Civita Vecchia, les 600 de Rome. La garde suisse fournissait un des bataillons, soldats hiératiques portant le costume éclatant et un peu carnavalesque dessiné, dit-on, par Raphaël, armés de vieux mousquets, de hallebardes et de longues épées. Le reste de l'armée était quelque peu à l'avenant. Même en faisant la part qui revient au caractère du personnage et à sa verve naturellement outrancière, le témoignage de Basseville, informateur en 1793 du gouvernement français, reste intéressant : six cents hommes au château Saint-Ange dont douze ne sont pas en état de manier les trente pièces d'artillerie datant des Borgia, crispins plus que soldats, qui, ridicules, obéissent à un général affligé d'une hernie, des chevaux qui ont coûté 18 écus (96 fr. 30) les trois. Au-dessus d'une armée de 2.500 hommes, écrit Archenholtz plus sérieux, une quantité prodigieuse d'officiers ; il y a en effet un officier pour dix soldats. L'ombre d'une armée obéissant à l'ombre d'un chef, a écrit un autre voyageur. Le château Saint-Ange est une forteresse antique, digne décor à ce tableau : on le peut canonner de toute part et ses redoutes font sourire[10]. Ce qui achevait aux yeux des peuples guerriers de l'Europe de ridiculiser cette armée d'opéra-comique, c'est que son général, vétéran vénérable et ranci de campagnes lointaines, était subordonné à la Congrégation militaire, dont le cardinal secrétaire d'État et le prélat assesseur étaient les chefs.

Si ce spectacle donnait de la gaieté à l'Europe, il était logique qu'il inspirât aux Romains de toutes les classes un mépris extrême pour l'état militaire. L'aristocratie romaine est alors la seule qui ne connaisse pas le poids d'une épée : elle s'en estime heureuse. Quelques beaux fils sont au service de l'Autriche, les Altieri en 1809, mais en général les petits-neveux de ces terribles barons qui, de leur gantelet de fer, souffletaient les papes, et, de leur glaive, tenaient les empereurs en respect, n'avaient jamais porté l'épée qu'en verrouille. Il s'était créé dans toutes les classes un état d'esprit qui réjouirait nos modernes pacificistes[11]. Le soldat était un mercenaire méprisé et presque inutile : le peuple lui préférait encore le sbire qui parfois arrêtait un voleur. En 1809, il était trop tard pour réagir. On l'avait bien vu, quand, en 1796[12], Rome avait essayé d'opposer à Bonaparte les six à sept mille hommes de milice paysans rassemblés par le tocsin, commandés par deux moines avec huit pièces de canon, dont Napoléon riait encore à Sainte-Hélène. En 1798 les Français n'étaient point arrivés à doter la République romaine d'une armée[13]. On verra cent témoignages de l'horreur insurmontable qu'inspirera, de 1810 à 1814, l'affreuse conscription. En 1809, l'armée est encore plus décriée qu'elle n'est faible et plus méprisée des Romains qu'elle n'est méprisable.

Puissance militaire, l'État romain ne pouvait l'être : les papes étaient excusables, en raison de la nature particulière de leur pouvoir, de n'avoir point voulu réendosser sur leur robe blanche la cuirasse du belliqueux Jules II. Peut-être, en revanche, eussent-ils pu apporter à la création d'une petite marine de guerre plus de sollicitude. Un déploiement si considérable de côtes les y invitait. Civita Vecchia, qui n'est point une position exceptionnelle pouvait cependant, ainsi que Terracine, devenir une base de défense très sérieuse. Une petite flotte bien armée, bien commandée, pouvait de Civita Vecchia au nord, dei Terracine au sud, surveiller la côte et la protéger, sinon contre les attaques d'un grand ennemi, du moins contre les insultes des Barbaresques. Le cap Circeo, massif isolé qui, entre Terracine et Porto-d'Anzo, domine la mer de sa masse avancée, pouvait devenir avec quelques batteries une forteresse appréciable.

L'état maritime était au contraire fort misérable[14]. Le port de Civita Vecchia, que les papes, sur la foi des rapports, croyaient tout au moins entretenu, était entre les mains d'une bande de fermiers dont les Français devaient découvrir les malversations et l'inertie. Trois bateaux mal armés, commandés par des chevaliers de Malte, constituaient la flotte. La côte était livrée aux incursions des ennemis les plus méprisables : en 1808, les agents français constataient que la défense était tout entière à organiser ; à cette date, un bâtiment était saisi par des corsaires en plein port d'Anzo. A quelques lieues de la mer, Rome n'était protégée contre une invasion par aucune digue ; en 1792, Pie VI avait assez montré la terreur que lui inspirait la visite possible de la flotte républicaine, et cette leçon n'avait pu profiter, car depuis cette époque les fonds avaient manqué. Aucune côte en Europe ne se trouvait si démunie : sans soldats, sans, marine, sans forts sérieux, sans esprit militaire, flot pacifique dans une Europe depuis vingt ans en feu, l'État romain était tombé dans le mépris. Les Napolitains en fussent venus à bout en une semaine et un corsaire audacieux eût pu faire trembler Rome. Il eût trouvé devant lui, après des côtes sans défenses, des forts sans canons et un état-major sans soldats.

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Une armée existait cependant, la formidable armée des fonctionnaires.

L'État romain, au caractère complexe, peut assurément, en 1809, passer pour une puissance monarchique, ayant un chef unique et viager, ou républicaine, puisque ce chef est à l'élection, aristocratique, puisqu'une oligarchie de cardinaux détient le pouvoir, ou démocratique, puisque c'est une oligarchie de parvenus ; elle est avant tout — pour employer un néologisme peu élégant — une- puissance bureaucratique. Aucun peuple en Europe ne compte proportionnellement tant de fonctionnaires et de si considérables bureaux.

Un des principes du gouvernement, écrit Pastoret, était d'attacher à son service le plus grand nombre d'hommes qu'il pouvait employer, et Tournon : On établit les emplois moins en vue des besoins que d'après les moyens qu'on avait de les payer et le désir d'entourer le trône pontifical... d'une nombreuse suite de personnes attachées à ses intérêts. Un autre parlera de la profusion des places dont se composent les rouages compliqués de l'administration et l'ambassadeur Alquier en 1808 de la quantité prodigieuse des domestiques et des agents. — Trente mille, assure-t-il[15].

Cette profusion date de loin. Dès le seizième siècle, la Curie constitue un monde d'agents : j'ai ailleurs eu à dénombrer la suite de fonctionnaires qu'un pape du seizième siècle traîne derrière lui dans un déplacement assez lointain[16]. Au dix-huitième siècle, ce qui n'était qu'une manifestation de faste est devenu une nécessité de gouvernement et un moyen de règne. Les congrégations, préfectures, présidences, ne sont que les états-majors déjà fort considérables d'une armée de fonctionnaires subalternes. Les ministères fourmillent : or à Rome, il n'y a pas dix ministères, mais cent. A côté des administrations temporelles, il y a l'énorme gouvernement de l'Eglise, congrégations des Rites, de l'Immunité, de l'Inquisition, du Consistoire, des Evêques et Réguliers, du Concile, de la Propagande, de l'Index, du Cérémonial, de la Discipline régulière, des Indulgences et reliques, de l'Examen des évêques, de la Résidence des évêques, de la Fabrique de Saint-Pierre, de la Visite apostolique. Universelles par leur objet, elles sont romaines par leurs chefs, sous-chefs et employés. Il y a la Pénitencerie, la Daterie, la Chancellerie, la Secrétairerie des brefs, la Secrétairerie des mémoires, qui ont des bureaux tout comme, au temporel, le secrétaire d'État, le camerlingue, le trésorier et l'auditeur. La Chancellerie qui, à l'heure présente, abrite entre ses énormes murailles, dans ses immenses salles, de si maigres bureaux, est alors une ruche où chaque alvéole a son abeille, son frelon plutôt, qui suce plus qu'il ne rapporte, ruche bourdonnante et agitée. Le palais de la Daterie, malgré ses dimensions, serait trop étroit, si tous les employés venaient fidèlement tous les matins s'asseoir à leur bureau, puisque, assure-t-on, cette seule administration nourrit 4.000 employés[17]. Et la famille pontificale, la cour du Vatican et du Quirinal ! la tribu qui va du Maître du palais aux valets de cuisine, du Maître des cérémonies aux porteurs de la Sedia, des princes assistants aux Suisses de la porte et du Maître aux plus infimes chantres de la Chapelle : des centaines encore de fonctionnaires aux habits somptueux qu'on nourrit et habille.

Tout le monde est fonctionnaire. Sans parler des clergés diocésains dont nous allons parler, la province regorge de modestes agents : les conseillers communaux, qui sont gagés, se tiennent pour tels. A Rome même, il n'est pas jusqu'aux 1.200 curiali qui, hommes d'affaires de l'Eglise, ne s'estiment fonctionnaires, si bien que le quart au moins de la population, que les trois quarts de la classe qui ne mendie pas, vivent de l'État, intéressés à sa conservation intégrale, fonctionnaire généralement fort peu payés, mais satisfaits de toucher des petits gages sans toujours les gagner, parasitisme supérieur, mais analogue, à celui qui pousse, nous le verrons, des milliers de mendiants à la porte des couvents, Des juges touchent 1.200, 800, 700 francs par an ; beaucoup d'agents de la Daterie travaillent à une autre tâche un peu plus lucrative. Le traitement est une sorte de petite rente que l'État paye au cousin d'un client du cardinal prodataire ou d'un familier du Secrétaire d'État. Chaque nouveau pontificat installe ainsi, dans des places créées ad hoc, une promotion d'agents nouveaux sans déloger les anciens. Chacun, ainsi, est heureux.

Ce peuple d'agents est dirigé par les prélats. La prélature est la condition nécessaire, la seule porte ouverte aux emplois supérieurs. Celui qui ne veut pas croupir parmi les agents subalternes se vêt en abbé, endosse la soutane qui n'implique d'ailleurs aucun ordre de cléricature et peut échanger la soutane noire contre la violette et même la rouge sans recevoir la prêtrise. Dès lors, ce clergé à côté, en quelque sorte, est légion. Les jeunes abbés, après un stage assez court dans les bureaux inférieurs, deviennent prélats domestiques, ponenti de congrégations, clercs de la Chambre, auditeurs dans les tribunaux, attachés aux nonciatures : leur livrée, des bas violets. Quelques-uns se poussent aux prélatures cardinalices, auditeurs de la Rote, nonces, secrétaires des grandes congrégations, et aux trois hautes places : gouverneur de Rome, trésorier, auditeur du pape, prélats di fiochetti qui ont à la tête de leurs chevaux les houpes de soie rouge. Devenus cardinaux, ils seront de grands seigneurs avec gros revenus, carrosses, vie large, palais remplis d'une famille coûteuse, camériers, secrétaires, gentilshommes, valets, encore des fonctionnaires médiats de l'État. Ainsi s'est organisé, avec sa hiérarchie traditionnelle, grouillant dans une certaine familiarité réciproque, ce monde énorme de hauts prélats et de bas valets, réunis par un lien puissant, un intérêt commun à conserver dans son intégralité l'État et sa constitution, puisque c'est cette constitution qui les a faits ce qu'ils sont ou les fera ce qu'ils prétendent devenir[18].

Et ce sera l'un des plus grands obstacles opposés à l'établissement du régime, une des causes les plus faciles à saisir et les plus notables de l'impopularité invincible et universelle dont pâtira, à Rome, le régime impérial. Celui-ci n'aura pas seulement, comme ailleurs, à exproprier un souverain, un gouvernement, une administration, mais un peuple entier.

***

Un pareil état de choses condamnait l'État romain à l'immobilité dans l'abus. Lois et abus profitant à cent mille citoyens qui formaient la classe dirigeante, tous se félicitaient d'une situation si profitable. Le pape le mieux intentionné, le plus éclairé n'y eût pu rien faire : il était le couronnement d'un édifice, il n'en possédait pas la clef et ne pouvait en modifier les parties.

On l'avait bien vu sous Pie VI et, récemment, sous Pie VII. Si différents qu'ils fussent, les deux pontifes avaient également tenté de réagir contre certains abus. Pie VI avait essayé d'arracher à la vie de fonctionnaire et presque de parasite ses indolents sujets, en essayant d'encourager, dans une certaine mesure, le commerce et l'industrie et en entreprenant de vastes travaux : il avait eu l'idée de liquider la situation financière qu'il avait d'ailleurs contribué à créer[19]. Il s'était heurté à cette force d'inertie que les privilégiés — c'était ici la majorité — et leurs clients opposaient à toute tentative de réforme : il avait encouru une impopularité assez rare dans l'histoire des papes. Inspiré par Consalvi, Pie VII, à son tour, avait entendu, dès les premiers mois de son pontificat, introduire un peu d'air nouveau dans la vieille demeure. La bulle Diuturnas avait annoncé des modifications nécessaires à la vieille machine dont, en 1797, le général Bonaparte avait prédit la dislocation. Mais Consalvi lui-même ne nous laisse pas ignorer que cette tentative avait rencontré une opposition invincible, encore que respectueuse. On aimait Pie VII non pour ses idées, mais malgré ses idées. Consalvi passait pour le mal conseiller et il devait, bien longtemps après, payer cher sa lutte contre le parti réacteur. Le cardinal, reprenant en 1816 la tentative avortée, constatera qu'il avait fallu pour renverser ce mur fait de préjugés et d'intérêts une main plus brutale que celle du saint moine Chiaramonti. En 1809, l'édit réformateur restait lettre morte[20].

Le gouvernement romain demeurait donc en 1809 ce qu'il était, ou à peu près, en 1789. En‘ apparence, en principe, régnait à Rome un despotisme sans limites et sans pareils, le despotisme d'un prince qui, sans contrôle et sans entraves, disposait à son gré, par l'action de son Secrétaire d'État, sa créature, de l'administration et de la police, par celle d'un trésorier et d'un auditeur, deux autres de ses créatures, des finances de l'État, que rien ne pouvait l'empêcher de gaspiller, et de la justice même dont il pouvait modifier le cours et casser sans phrases les arrêts les mieux fondés, le despotisme aussi d'un pontife, maitre absolu des consciences et des âmes, chef spirituel de ses sujets, contre lequel toute opposition violente semblait damnable et tout complot sacrilège, et qui, au-dessus d'un collège de cardinaux dépouillé des anciens droits au contrôle d'une clientèle qui lui devait tout, d'une administration à sa dévotion et d'un peuple à genoux, ne devait de comptes qu'à Dieu.

En fait, ce despotisme était étroitement limité par une impitoyable tradition et entravé par la force invincible d'abus lentement accrus au cours des âges, captif d'une organisation qu'il pouvait réprouver, mais ne pouvait changer, subordonné à presque tous les intérêts qu'il était supposé régir. En fait encore, le caractère débonnaire du prince, affection paternelle, familiarité hautaine, bonhomie parfois rude, faisait moins régner le despotisme que l'anarchie. Nous verrons en son lieu une des preuves de la singulière licence qu'une telle attitude permettait au peuple lorsque nous parlerons de ce Pasquino où, chaque jour, s'inscrivaient les satires mordantes dont la police du pape ne faisait que sourire, et, après avoir vu régner en haut une tyrannie si paternelle, nous verrons se pratiquer en bas ce bizarre respect qui jetait aux pieds du pape un peuple toujours prêt à le railler.

Le Vatican a des portes de bronze, mais toujours ouvertes ; un poste de Suisses à grandes épées regardent philosophiquement passer une valetaille effrontée.

Le Saint-Père est si bon ! Il était si bon en effet que cardinaux, prélats, agents en prenaient fort à l'aise, se sachant forts de précédents scandaleux, concussions, malversations, maladresses, incapacité et insubordination cachées ou tolérées ; il était si bon que la justice se rendait presque au hasard, que les procès restaient livrés à l'arbitraire, que les coups de poignards s'échangeaient presque impunément, et que, faute de voir venir la répression d'en haut, la vendetta s'exerçait librement en bas ; il était si bon que le trésor, gaspillé en faveur d'une clientèle, s'en allait en largesses aux amis, à tout le peuple, en feux d'artifices et en processions faites pour amuser la plèbe ; il était si bon que la police était réduite à peu, l'armée à rien ; il était si bon enfin que le peuple perdait tout respect réel pour l'autorité quelle qu'elle fût, tenant, à certains exemples ,qu'on se citait tout bas, ses administrateurs pour des prévaricateurs heureux, ses juges pour des instruments dociles au service des influences et des intérêts, ses financiers pour des mangeurs d'argent et son souverain pour un bon oncle qui pouvait avoir ses colères, mais dont l'inlassable bonté autorisait toutes les libertés grandes que son despotisme théorique eût dû interdire[21].

Ainsi l'anarchie, née d'un despotisme aux ressorts tout à la fois compliqués et relâchés, avait passé de l'administration la plus haute dans l'âme des plus humbles administrés : elle était dans les institutions, elle était aussi dans les esprits, les cœurs et les mœurs.

 

 

 



[1] OLIVETTI, Rapport, 14 septembre 1810, A. N. F7 6531 ; PELLENC, Lettres, A. N. AF IV 1715 ; PASTORET, Mémoire, A. N. AF IV 1715 ; Rapport au bulletin de police du 23 août 1808, AF IV 1503 ; LEFEBVRE, 14 mai 1808, 8 avril 1808. Archives affaires étrangères, Rome, 941, f. 227, 376 ; CONSALVI, t. II, p. 28 ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 69-78 ; DUPATY, t. II, p. 90 ; STENDHAL, t. I, p. 13, 226 ; ARTAUD, t. II, p. 303, 304 ; Mémoires sur Pie VI, cités passim.

[2] Notes de Bugatti dans ADEMOLLO, Le giustizie a Roma. Rome, 1882.

[3] SILVAGNI, t. I, p. 59.

[4] Journal du Capitole, 26 juillet 1809.

[5] TOURNON, Etudes statistiques, citées, II, 111.

[6] TOURNON, cité, II, 107.

[7] Note au dossier de police et Olivetti, 3 novembre 1810, F7 6531.

[8] DUBARRY, Le brigandage en Italie ; TOURNON, cité, II, 98-119 ; STENDHAL, Promenades, II, 218 ; Correspondance de l'ambassadeur d'Espagne, 1796, dans SÉCHÉ, Origines du Concordat, t. I, p. 184 ; et nos chapitres, consacrés au brigandage de 1809 à 1813.

[9] Mémoire de Pastoret, AF IV 1715 ; ARCHENHOLTZ, t. II, p. 96 ; DUPATY, t. II, p. 83 ; dans MASSON, Diplomates de la Révolution. Lettres de HUGON DE BASSEVILLE.

[10] Cf. ce qu'en dit Miollis, en 1814, dans les dernières pages de cet ouvrage. En 1790, Girodet ayant provoqué une bagarre, le bruit courut qu'un Français avait voulu prendre le château Saint-Ange : peut-être ce jeune peintre y fût-il effectivement parvenu au milieu d'une si incroyable panique.

[11] Lettre du commandant de recrutement, Bulletin de police du 8 janvier 1811, A. N. AF IV 1513.

[12] Dès 1793 Pie VI avait essayé de s'improviser une armée, redoutable aux seules finances de l'État, écrit un contemporain. (Bibl. nazionale de Rome, mss. Gesuitico 196).

[13] Diario de BENEDETTI dans SILVAGNI, 19 mars 1798. Mais au feu quelles figures feront-ils ? écrit ce Romain clairvoyant.

[14] Mémoire Pastoret, AF IV 1715 ; TOURNON, t. I, p. 23, 24 ; Bulletins de police du 20 août et du 14 septembre 1808, AF IV 1503.

[15] PASTORET, Mémoire, AF IV 1715 ; PELLENC, Lettres, n° 33, AF IV 1715 ; ALQUIER, 10 février 1808, Archives affaires étrangères, Rome, 941, f. 97.

[16] Louis MADELIN, Médicis et Valois, Minerva, 1er avril 1903, p. 406.

[17] PELLENC, cité.

[18] PASTORET, Mémoire cité ; TOURNON, Etudes, passim.

[19] Mémoire sur Pie VI, cité passim ; DUPATY, t. II, p. 146 ; Observations sur Rome française dans les papiers inédits du baron de Tournon.

[20] CONSALVI, Mémoires.

[21] Dans une vie de Pie VI d'un ton généralement très favorable à la papauté, Beccatini avoue cependant que, sauf la Turquie, aucun État n'était plus mal administré que Rome. Les observations, d'un style si modéré et si respectueux que Tournon s'était fait présenter, aboutissaient aux mêmes conclusions (Papiers inédits de Tournon). C'étaient également celles de l'ambassadeur vénitien, Ziulian, en 1783.