LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLVIII. — L'APPEL AU SOLDAT.

Juillet-Septembre 1799

 

 

Le Directoire et Sieyès contre les néo-jacobins. Sieyès se résigne à l'appel au soldat. Mouvement général vers cette solution ; état d'esprit césarien. Le général Joubert. Fouché à la Police. La fermeture du Club. La mort de Joubert à Novi. Souvorof en Suisse. Victoires de Zurich et de Bergen. Le peuple à bout appelle aussi un homme. Ah ! si Bonaparte était là ! Bonaparte et les partis. Il est débarqué !

 

Le Directoire régénéré n'avait pas attendu les résultats désastreux de la renaissance terroriste pour s'efforcer d'y mettre fin. La lutte va éclater entre les vainqueurs de prairial. Les Jacobins seront vaincus, mais à cette âpre lutte Sieyès et ses amis auront néanmoins mesuré leur faiblesse. Le régime en sort condamné par les deux factions : toutes deux tourneront les yeux vers un soldat, l'une pour se raffermir, l'autre pour se venger.

Avant toutes choses, les Clubs, rouverts après prairial, alarmaient et exaspéraient, Le 18 messidor, les anciens Jacobins s'étaient reformés : mais l'influence posthume de Babeuf donnait aux nouveaux Amis de la Liberté une allure plus démagogique. Au programme, en effet, on voit s'inscrire, à côté de la Constitution de 93, l'éducation intégrale, égale et commune et l'organisation d'ateliers nationaux ; Babeuf et ses complices étaient, aussi bien, salués à la tribune comme de vertueux martyrs. Par contre, on y réclama fort promptement des têtes : celles des directeurs déchus en prairial et des financiers repus — en en attendant d'autres. Trois mille adhérents se rencontrèrent, et la Société s'installa dans la salle du Manège, dans les meubles, par conséquent, du Corps Législatif, comme une sorte d'assemblée officielle. Enfin à Bordeaux, Lille, Lorient, Amiens, Rouen se fondaient d'autres clubs, tendant à reconstituer le fameux réseau de 1793. Deux mois, on y pérora avec une croissante violence.

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Rien n'alarmait plus le parti proprement directorial, ces fameux conservateurs dont De Bry, après B. Constant, avait défini la politique. C'étaient les modérés de l'heure : singuliers modérés, anciens présidents de clubs, conventionnels régicides, gens qui avaient proscrit en juin 93, en thermidor an II, en fructidor an V, en floréal an VI, en prairial an VII et qui maintenant voulaient asseoir l'État sur des bases inébranlables, modérés uniques, car étant de tempérament jacobin, ils étaient de vigoureux modérés.

Presque tous déjà étaient inconsciemment césariens. Ils savaient que la Constitution de l'an III n'était plus qu'une guenille. Il en fallait une qui assurât la tranquillité des bourgeois et du peuple, en consacrant à tout jamais, sous l'égide d'un gouvernement fort, les conquêtes de la Révolution. Car s'ils étaient conservateurs, ils l'étaient de la Révolution. Mais déjà ils envisageaient comme fatale la perspective de l'homme qui, pour tout conserver, tienne tout dans sa main.

Boulay de la Meurthe était, dans les Conseils, le type de ces néo-modérés issus du jacobinisme : toute une société suivait, pêle-mêle de membres des Conseils et de membres de l'Institut, d'hommes d'État et d'hommes de plume, se ralliant tous les jours autour de cette idée : Bailleul, De Bry, Baudin, Camus, Riouffe, Réal, Cambacérès, Arnault, Regnault — de Saint-Jean-d'Angély —, Cabanis. Le réveil du monstre les jetait plus avant dans la résistance à la nouvelle révolution.

Mais l'homme de la résistance, c'était, avant tous autres, maintenant, Sieyès. Tout d'abord, il avait pensé s'accommoder avec les Assemblées : Les députés sont tous bons ou mauvais, disait-il alors, selon la manière de s'en servir. Puis, après expérience faite, il avait radicalement condamné le système et s'était ouvert à des députés — raconte l'un d'eux — de la nécessité de réviser la Constitution. — C'est à la suite de cette confidence que Lucien Bonaparte s'était mis à le cultiver, écrit Delbrel.

Le directeur, cependant, ne songeait pas — tant s'en fallait — au conquérant de l'Égypte. Il voulait un général, mais complaisant : Il nous faut deux choses, disait-il à Fouché, une tête et un bras ! La tête, il l'avait ; elle était sur ses épaules à lui, Joseph Sieyès, un des grands hommes d'État de l'Europe. Restait à trouver l'épée — ou plutôt à la choisir.

C'est qu'en effet il n'en manquait pas. Mais Joubert parut seul réaliser le type rêvé.

Il était jeune (trente ans), beau, ardent et réfléchi : Grenadier par le courage, avait écrit Bonaparte, général par le sang-froid. Ayant abattu un roi à Turin et épuré une République à La Haye, il avait évidemment le bras exercé. S'il déplaisait aux Jacobins — qu'il venait d'interpeller âprement au Manège —, certains d'entre eux, comme Fouché, le patronnaient, mais surtout la société conservatrice l'agréait fort — et même l'aristocratique. Semonville, grand courtisan du succès du lendemain, le fiançait à sa belle-fille, Mlle de Montholon. Fouché le signala à Sieyès. C'est bien, répondit simplement l'autre ; mais Joubert fut nommé à ce commandement de Paris qui avait été les débuts de Bonaparte. Le nouveau général de l'armée de Paris comprenait à demi-mot ce qu'on attendait de lui : Moi, quand on voudra, je finirai cela avec vingt grenadiers.

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Ayant son homme en réserve, Sieyès entama la campagne contre ses ennemis. Le 7 thermidor, il faisait signifier par les Anciens — c'était dans ce Conseil que s'exerçait son influence — un congé en règle au Club, installé au Manège. Le 9, es clubistes furieux se réfugiaient au Temple de la Paix — Saint-Thomas d'Aquin —. Ce jour-là même, Sieyès qui, président du Directoire, pontifiait à la fête anniversaire du 9 thermidor, en profita polir stigmatiser beaucoup moins Robespierre que ceux qui le pensaient ressusciter.

Les Jacobins l'attaquèrent avec la dernière violence. Il décida de les fermer. Mais qui oserait exécuter le dessein du directeur ? Il ne fallait pas compter sur le ministre de la guerre, Bernadotte : le Béarnais, au contraire, allait au Club et y pérorait. Le ministre de la police, Bourguignon, était nul. Quel homme d'action réacteur se chargerait de fermer ce cercle où 300 députés s'inscrivaient ? Talleyrand qui, dans la coulisse, continuait à conseiller, vit juste — La psychologie politique faisait d'ailleurs de sensibles progrès — et le cynisme — : Il n'y a qu'un Jacobin qui puisse combattre les Jacobins, dit-il, les attaquer, les terrasser. Songeurs, les directeurs l'interrogeaient du regard : Fouché ! dit-il. Barras appuya la motion, tenant Fouché pour sa créature.

Sa créature ! Cela dénote encore quelque naïveté chez ce roué de Barras. Fouché ne sera jamais la créature de personne. Il a été et sera à tout le monde ou plutôt jamais à personne. Perspicace, il flairait le vent à cette heure comme à toutes les autres. Le vent semblait souffler de gauche ; Fouché le sentait venir de droite : la réaction d'abord, César ensuite. Le futur duc d'Otrante prévoyait tout à cette heure ; ce regard, qui effrayait par son apparente atonie, perçait tous les nuages. Vaincre le jacobinisme par les procédés jacobins qu'il connaissait bien, c'était la tâche qui pouvait donc lui agréer le mieux. Et au service de ce cerveau avisé et de cette conscience sans principes, il y avait une main musclée.

Il fut, le 2 thermidor, nommé ministre de la police générale et, crevant ses chevaux, arriva de la Haye, où il était ministre, le 11, à Paris. Le 17, un message, inspiré par lui, sollicitait des Conseils la fermeture des Sociétés populaires, dégénérées de leur objet.

Aux Cinq-Cents, où le groupe jacobin avait été naguères assez fort pour faire voter les lois terroristes, il perdait du terrain, mais se croyant encore puissant, il s'insurgea avec la plus extrême violence. La lecture du message fut accueillie par les cris : C'est faux ! Le traître Fouché était l'homme des royalistes, c'était sûr. Dès le soir, le Club, à son tour, retentit de protestations furieuses contre les calomnies de Fouché. Celui-ci cependant restait fort résolu dans cette tempête.

Le 27, il apparaissait lui-même rue du Bac à l'heure où Lepelletier pérorait contre lui ; il s'avança au milieu des injures, déclara dissoute la Société, la fit disperser, ferma les portes du Temple, laissa à l'entrée un piquet de cavalerie et alla déposer les clefs sur la table du Directoire, stupéfait d'une si rapide victoire. Le monde politique resta médusé : lorsque Briot, aux Cinq-Cents, voulut protester, il trouva ses collègues sans oreilles, et le Journal des Hommes libres ayant attaqué Fouché et ses patrons, fut, par un arrêté du 1er fructidor, tout simplement supprimé.

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Le parti frappé — chose affreuse — ne mettait plus son espoir que dans nos revers. Le général Jourdan, qui marchait avec lui, entendait qu'on proclamât la patrie en danger, ce qui pouvait entraîner une nouvelle Terreur. S'il espérait des défaites, il était d'ailleurs parfaitement servi.

Les nouvelles de la guerre, en effet, étaient affolantes. Souvorof tenait toute l'Italie et menaçait le midi de la France. Le Directoire avait voulu jouer sa dernière carte : Joubert avait été nommé général en chef de l'armée d'Italie. On devine le but de cette nomination, et déjà bien des gens le pénétraient : Joubert, écrivait le ministre prussien, ne jouit pas encore d'une célébrité assez étendue. On avait confiance en son génie. Il battrait Souvorof, arrêterait l'invasion, reviendrait couvert de lauriers et ferait la grande opération rêvée. On faisait ainsi coup double.

Souvorof avait attendu de pied ferme ce jouvenceau. Il avait 70.000 hommes contre les 40.000 de Joubert. Les deux armées se heurtèrent à Novi, le 27 thermidor (15 août). La bataille n'était pas engagée depuis une heure, que le jeune général tombait frappé à mort. Moreau qui, avec une singulière abnégation, avait consenti à servir de lieutenant à son cadet, joua son rôle ordinaire : il prit la tête de l'armée et ne se décida à la retraite qu'après une bataille acharnée de seize heures. 16.000 hommes jonchaient le champ de bataille, 8.000 de chaque côté, tandis que, Moreau se retirant sur Gênes en bon ordre, les hymnes d'actions de grâce au Très-Haut retentissaient dans le camp moscovite.

Cette défaite — si honorable fût-elle — mettait le comble à nos malheurs. Gênes seule nous restait en Italie.. Masséna, pensait-on, allait être débordé en Suisse, où il tenait depuis deux mois en respect l'archiduc Charles, mais où, disait-on, Souvorof s'allait jeter. En Hollande, 40.000 Anglo-Russes débarquaient : que pourraient contre eux les 17.000 hommes de Brune ? En Allemagne, nous n'avions plus d'armée. Déjà, de la Belgique au comté de Nice, nos frontières étaient menacées. Des régiments entiers repassaient la frontière, en guenilles et affamés, accusant moins les Austro-Russes de leurs défaites que la compagnie Lanchère à qui le Directoire avait donné la fourniture des armées.

Au Luxembourg, on connut un moment d'affaissement : Joubert tué, on n'avait plus de bras. Fouché réconforta ses gens : Avant tout, ne pas laisser flotter les rênes ! Moreau s'était bien montré à Novi ; il détestait l'anarchie ; il était timoré, sans doute ; qu'importait ? on l'appellerait à Paris ; on le monterait, et, ce pendant, on poursuivrait la lutte contre la jacobinière. On la reprit en effet : le 17 fructidor, un message du Directoire, étayé une fois de plus sur un rapport du ministre de la police générale, réclamait une loi contre la presse. Fouché fut attaqué nommément avec violence par Briot. Il se défendit dans une lettre au Moniteur, protestant qu'il restait un patriote. Mais, menacé des pires représailles si les Jacobins reprenaient l'avantage, il pressait les événements et les hommes : Il faut un homme, écrivait-il à Barras.

Sieyès, en attendant, voulut achever le parti terroriste ; le commandant de Paris, Marbot, le ministre de la guerre, Bernadotte, passaient pour soutenir les anarchistes : on éloigna Marbot, on accula Bernadotte à la démission. La faction était forcée, vaincue. Elle se tut. Son ressentiment... n'est pas éteint, écrit-on, d'ailleurs, le 11 vendémiaire.

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Il était extrême. Car ces patriotes accueillirent sans faveur deux nouvelles qui, éclatant comme deux coups de clairon, eussent en d'autres temps surexcité l'enthousiasme du pays : la victoire de Masséna en Suisse, celle de Brune en Hollande.

Une fois de plus les divisions de la coalition nous sauvaient — provisoirement. Russes et Autrichiens s'étaient désunis. Souvorof effrayait le Hofkriegsrath et la chancellerie de Vienne : le barbare promettait la liberté aux peuples d'Italie ou rétablissait les princes dépossédés ; or l'Autriche comptait se payer, à la paix, avec la vallée du Pô. D'aigres propos furent échangés : Vienne voulant à tout prix éloigner les Russes de la Lombardie — le Hofkriegsrath gardait la haute main sur toutes les armées coalisées —, l'archiduc Charles fut, de Suisse, appelé devant Mayence et Souvorof reçut l'ordre d'aller écraser Masséna en Suisse.

Ce fut la perte de Souvorof. Exaspéré contre les Autrichiens, dérangé dans ses plans, fatigué peut-être — il avait soixante-dix ans —, il ne parut plus l'homme de Magnano et de Novi.

Le passage des Alpes fut d'ailleurs ardu : ce furent des troupes déjà fatiguées qui se vinrent heurter d'abord à Lecourbe qui dirigea là une des plus belles campagnes de montagnes qui se fût vue, puis à notre intrépide Masséna. Bataille de Zurich, dit-on de ces opérations d'août et septembre 1799 : en fait le plateau Suisse tout entier en fut le théâtre. Korsakof qui, avec 30.000 hommes, précédait Souvorof, fut finalement déconfit à Zurich que, le 8 fructidor (26 août), les Russes n'abandonnaient — ils se battirent admirablement — qu'en laissant 8.000 morts, 6.000 prisonniers et 100 pièces de canon. Souvorof, ayant à grand'peine forcé le Gothard, arrivait : il tomba dans la déroute de Korsakof, désespéra de rétablir sa fortune, se jeta dans les Grisons et gagna la Bavière.

A l'extrémité de notre ligne, Brune se couvrait également de gloire : le 2e jour complémentaire (19 septembre), il attaquait, entre Bergen et Alkmaar, Anglais et Russes d'ailleurs divisés ; et le duc d'York, battu à Castricum, signait la convention d'Alkmaar qui, du 19 septembre au 18 octobre, allait amener l'évacuation de la Hollande par les Alliés.

Ainsi la victoire revenait sous nos drapeaux. On pouvait penser que la France soulagée allait faire éclater sa joie. Elle ne fit rien éclater. C'était fini ; la victoire elle-même n'enthousiasmait pas — pas plus que ne rassurait la défaite des Jacobins. L'une et l'autre paraissaient douteuses et, en tous cas, provisoires. Et les Jacobins d'ailleurs, par esprit de parti, accusaient le Directoire de forger les nouvelles rassurantes. Le peuple, au surplus, était à bout.

La dernière crise avait achevé d'épuiser le malade. Il ne croyait plus ni à la liberté ni à la victoire. La liberté, seule une main ferme la pouvait maintenir contre les Jacobins ; la victoire, seule une main infaillible la pouvait rendre définitive.

Un seul homme pouvait faire ce miracle. Mais il était loin.

Bonaparte lui aussi avait connu l'échec : les Turcs l'avaient — en avril 1799 — arrêté devant Saint-Jean-d'Acre ; le gigantesque plan de retour par Constantinople s'était écroulé ; le général avait été rejeté dans sa magnifique et brûlante prison d'Egypte. Il s'en était vengé en jetant les Turcs à la mer dans la journée d'Aboukir (25 juillet - 6 thermidor). Mais il restait captif. L'échec de Saint-Jean-d'Acre avait, il est vrai, échappé à l'opinion : la victoire d'Aboukir, connue au commencement de vendémiaire, mettait, au contraire, une nouvelle auréole au front du guerrier. Et l'on savait aussi que, là-bas, administrant sa conquête, il rendait à la fois redoutable et aimable le nom français. C'était le grand ordonnateur qui toujours doublait le grand conquérant.

Ah ! si Bonaparte était là ! C'était le mot qui courait. Mais quelle chance y avait-il qu'on le revit ?

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Le mot courait partout, dans les salons du Directoire, dans les couloirs des Assemblées, dans les sociétés de Paris, dans les faubourgs de la capitale, et — nous en avons des témoignages encore — dans les campagnes reculées. Un paysan du Loiret, dans son grossier Journal, écorche son nom, mais met tout son espoir en lui.

A maintes reprises, j'ai signalé tout ce qui préparait la venue du César, longtemps anonyme et qu'enfin on nommait. En plus de deux cents pages nourries de faits et où éclate l'évidence, un grand historien, Albert Vandal, a, de main de maître, peint une situation d'où sort l'événement de Brumaire.

Toutes les classes, tous les partis, toutes les sociétés, toutes les coteries, tous les groupes appellent l'ordonnateur, le vengeur, l'arbitre, le protecteur — le dictateur : Fa France entière, à y bien regarder.

Il semble évident que la France doit bientôt être gouvernée par un despote unique... dictateur issu de la Révolution ou général républicain. C'était, dès 1793, Morris qui écrivait en ces termes à Washington. Mais, de plus loin, on a prévu l'événement : c'est Rivarol, en 1790 Ou le roi aura une armée, ou l'armée aura un roi... Les révolutions finissent toujours par le sabre. C'est Pellenc, en 1791 : Comme la dynastie actuelle n'aura inspiré que de la défiance, on préférera le pouvoir de quelque soldat heureux. Nous avons déjà cité la grande Catherine attendant dès 1794 : l'homme supérieur, au-dessus de ses contemporains et peut-être du siècle qui va s'emparer de la France.

Dès 1797 — après la paix de Campo-Formio — on s'était murmuré le nom de Bonaparte. Lui s'était effacé, ne trouvant pas la poire mûre et, pour se mieux effacer, s'était expatrié. Ses frères d'ailleurs lui gardaient les avenues. Mais d'autres l'y engageaient en pensée. Réal s'en était ouvert à Fouché : en avril 1799, Barras avait proposé de rappeler Bonaparte. Le général est bien où il est, avaient répondu ses collègues. Le parti jacobin, par ailleurs, continuait à le tenir pour sien : Jourdan lui offrira une dictature jacobine ; Briot, le leader anarchiste, saluera avec joie, de la tribune, la nouvelle de son retour. Beaucoup de royalistes, cependant, voyaient en lui un Monck possible ; jusqu'en 1802, ils n'en démordront pas. L'Institut philosophe le prônait, le poussait, mais des catholiques se rappelaient les paroles de Milan, le salut à l'archevêque et les égards montrés, dans Imola, au cardinal Chiaramonti — demain le pape Pie VII —. C'étaient peut-être les grands soldats qui l'aimaient le moins ; mais ces soldats se jalousaient : jamais Bernadotte n'eût laissé un Moreau ni un Jourdan monter sur le pavois, et pas plus un Augereau n'eùt peut-être accepté un Brune. Puisqu'un soldat devait régner, seul Bonaparte s'imposait à eux.

Mais la Nation surtout, indifférente à ce que pensaient et voulaient politiciens, savants et généraux, la Nation continuait à le chérir et à le regretter. C'est depuis qu'il était en Égypte que nous avions subi nos désastres, écrit un soldat cependant hostile, Thiébault ; il semblait que chaque bataille perdue ait été gagnée par lui et que tout territoire évacué eût été conservé, tant la France avait foi, non seulement au génie, mais à l'influence magique du nom de cet homme ; il était l'objet de regrets et de vœux qu'aucun des autres généraux n'avait pu effacer ni diminuer et, si grâce à Masséna, la victoire semblait prête à rentrer dans nos rangs, c'est en Bonaparte seul qu'on voyait alors le sûr garant de notre victoire.

Le Directoire s'était enfin, décidé à lui adresser un rappel ; mais c'était avec l'arrière-pensée qu'il ne pourrait parvenir à rentrer. Si la dépêche lui parvenait, comment arriverait-il, lui, à se glisser à travers les flottes ennemies ? Non, il ne pourrait arriver. Tomberait-il des nues ? comme le prévoyait Fouché qui était fataliste : on ne pouvait le croire. Ainsi la France ne reverrait pas son sauveur.

Or, le 19 vendémiaire, voici des messagers du Directoire qui, dans leurs bizarres costumes, apparaissent au Palais-Bourbon. Que viennent-ils apporter : nouvelle d'un désastre ou proposition despotique et ruineuse ? Non : Le Directoire, citoyens, vous annonce avec plaisir qu'il a reçu des nouvelles d'Égypte. Le général Berthier débarqué le 17 de ce mois à Fréjus avec le général Bonaparte... On n'écoute pas le reste. Les députés de tous les partis, debout, crient, applaudissent, les tribunes acclament. C'est un moment de délire. Vive la République ! Était-il vrai ? N'était-ce pas un rêve ? Tout à l'heure, Paris qu'on dit si aveuli, Paris indifférent aux victoires mêmes, Paris insensible et mort, va être debout frémissant, riant, pleurant, s'embrassant, se ruant aux nouvelles. Un seul nom court : Bonaparte ! Bonaparte ! Bonaparte est débarqué !

Oui, il était là. Depuis sept semaines, il avait, sur les nouvelles des désastres et allant au-devant du rappel, quitté l'Égypte. La Muiron, portant César et sa fortune, voguait, depuis sept semaines, d'Alexandrie vers Marseille. Devant les voiles anglaises, on avait louvoyé et, miraculeusement, échappé. Et doucement, le 17 vendémiaire, la frégate avait atterri à la plage de Saint-Raphaël. Prodigieuse traversée au cours de laquelle le Destin, avant le peuple, s'était vraiment prononcé.

 

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Pour les sources et la bibliographie de ce chapitre, voir à la fin du chapitre XLIX.