LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXI. — ROBESPIERRE ET LES FACTIONS.

Janvier-mars 1794

 

 

Les factions. La crise de Danton. Maximilien Robespierre. Desmoulins pour la clémence : le Vieux Cordelier. Hébert et le Père Duchesne ; la Commune hébertiste ; la poussée socialiste. Chaumette : la déchristianisation ; le Culte de la Raison. Robespierre condamne les Indulgents, les Exagérés et les Pourris.

 

Cette Convention qui paraissait conduire la Terreur, personne, plus qu'elle, n'en éprouvait les affres. C'est que, les Girondins expulsés, puis emprisonnés les soixante-quinze députés qui, à droite, avaient protesté, Robespierre signalait encore sur tous les bancs des factions, faction des indulgents, faction des exagérés, faction des pourris. L'Assemblée se sentait sous la foudre, écrit Thibaudeau.

Marat — divinisé — ne gênait plus Robespierre ni Danton, mais il les avait laissés en présence. Le premier était au pouvoir, mais, clés le 5 septembre, on avait failli y reporter le second. Prié par la Convention de reprendre place dans le. Comité, c'était lui qui avait refusé, sachant la majorité toute à Robespierre et préférant, dit-il, aiguillonner les Comités et n'en pas être. Mais, le 25, on avait donné l'assaut au Comité : il le fallait renouveler, avait-on crié ; Robespierre, aigrement, avait alors dénoncé la perversité de ses ennemis et signalé, en cette manœuvre, la main de Pitt. Danton laissa triompher son adversaire ; il ne dit rien, haussant les épaules ; il remarqua seulement que Maximilien n'avait dit que des âneries.

Danton traversait une crise affreuse. La Terreur l'écœurait ; la condamnation des Girondins, ennemis vaincus qu'au fond il admirait, l'avait consterné. En vain, il essayait de rassurer sa conscience, ricanant ce qu'il devait crier à la veille de mourir : Brissot m'eût fait guillotiner tout comme Robespierre ; tous Caïns ! ; il avait, au cours du procès, dit à Garat avec de grosses larmes : Je ne pourrai les sauver. Et quand Camille en pleurs criait le soir de la condamnation : Ah ! malheureux ! c'est moi qui les tue !, il avait pleuré avec lui. Tout ce sang versé le hantait jusqu'à l'hallucination. Regarde, dit-il à Camille, la Seine coule du sang. Ah ! c'est trop de sang versé ! Allons, reprends ta plume et demande qu'on soit clément ; je te soutiendrai. Mais, à la Convention, il se taisait, comme épuisé par son grand effort de 1792 et 1793, et dégoûté de la lâcheté de certains amis, saoul des hommes disait-il. Son apathie étonnait : parfois il sursautait. Un soir, à Sèvres, Suberbielle dit devant lui : Ah ! si j'étais Danton !Danton dort, mais il se réveillera ! dit-il brusquement. En révolution, l'heure des tribuns est brève ; ils se réveillent toujours trop tard, s'ils se sont endormis.

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Robespierre veillait. Et peut-être est-il temps de regarder en face l'homme qui, par le Comité, menait la Convention.

Interrogeait-on un de ses séides ? Il répondait : Maximilien est l'homme de la Vertu.

Il était l'homme de la Vertu ; probe, chaste, moral, il avait peur de l'argent, disait Danton lui-même, et plus peur encore de la femme. Il la poursuivra toujours d'une haine spéciale ; c'est lui qui a le plus contribué à mener Manon Roland à l'échafaud, lui qui y jettera la pauvre petite Lucile Desmoulins qui s'est crue son amie, lui qui y acheminera Therezia Cabarrus, la femme de Tallien. Il n'est pas jusqu'à sa sœur Charlotte qu'il n'ait d'une main froide écarté de sa vie. Et haïssant la femme, il méprise qui l'aime. Pour la première fois ce pays de France — sentimental et rieur — est gouverné par un ennemi de la femme et du rire.

Il n'est pas laid cependant ; les demoiselles Duplay le trouvent charmant ; aucun portrait ne livre cette figure de chat dont parle aigrement Buzot. La citoyenne Jullien lui trouvait les traits doux ; son portrait par Danloux justifie presque le mot, on y voit une sorte d'élégant jouvenceau nullement antipathique, le nez et la bouche simplement un peu trop larges ; les yeux d'un vert clair, à. la vérité, clignotaient derrière des bésicles bleues. Correction parfaite : les cheveux frisés, poudrés, la face bien rasée, le petit corps maigre pris dans une redingote bleue ou marron qu'il porte sur la veste de casimir, chemise brodée, ce sans-culotte se culotte de soie, trop fier pour sacrifier au débraillement républicain : les effets restent sans taches jusqu'à cette horrible matinée du 10 thermidor où nous les verrons éclaboussés de son sang — habit de drap de Silésie taché de sang, dit l'inventaire du greffe —. Son cabinet est toujours bien rangé : on y remarque — trait caractéristique — son propre portrait sous toutes les formes.

 C'est qu'il est avant tout personnel. Nul n'a porté plus haut l'orgueil d'être soi. Vertueux, il a reçu mission de faire régner la vertu. Infortune affreuse, la France est aux mains d'un de ces terribles missionnaires qui, comme Cromwell, paraissent de temps à autre pour écraser les impies et les corrompus. Ce sont les pires tyrans. A cette mission tout est sacrifié, et d'abord l'amitié : Robespierre fera guillotiner tous ses amis d'enfance et de jeunesse. Être atroce qui ment à sa conscience, a écrit Mme Roland. Non ; il lui obéit ; sa conscience, pénétrée de sa haute mission, lui commandera la calomnie — contre les Girondins notamment — et au besoin le faux — contre Hérault il forgera une pièce — pour perdre son ennemi — parce que son ennemi est celui de la Vertu.

Incarnant la vertu, il tient la vérité, d'où une sorte de sérénité grave : celle d'un prêtre qui, dès 1792, frappe qui l'approche. Robespierre est un prêtre écrit-on à cette époque. C'est un pontife infaillible et presque un prophète. Il y avait en cet homme-là du Mahomet et du Cromwell, dit Thibaudeau. Du pontife il a l'impassibilité. Il n'est pas immuable, étant grand opportuniste, comme le dit M. Sagnac ; il n'est pas immuable dans son attitude, mais il l'est dans l'idée maîtresse de sa vie. Il y croit sincèrement, et sa force est dans sa sincérité. Comme il se tient pour l'incarnation de la Liberté, de la République, de la Révolution, il estime en toute candeur que ses ennemis sont ceux de la Révolution, de la République et de la Liberté. Or étant — c'est le trait le plus fâcheux de sa physionomie — bilieusement jaloux de qui lui porte ombrage, il multiplie ses ennemis. Ceux-ci sont de mauvais patriotes puisqu'ils l'attaquent ou le raillent, lui qui est la Vertu et la Vérité.

Il est fort naturellement porté au dogmatisme, étant pontife infaillible. Trois dogmes : la Terreur soutenant la Vertu, l'existence de l'Être Suprême, la Propriété sacro-sainte. A ce triple dogme chacun doit se soumettre : mauvais citoyen qui prêche l'indulgence ou qui, sans vertu, pratique la Terreur ; mauvais citoyen qui nie l'existence de l'Être Suprême ; mauvais citoyen qui ose attaquer la propriété. Mais alors, en cette Convention, combien peu d'élus pour tant de réprouvés ! Sa sombreur, qui augmente de jour en jour, naît de son horreur pour ces non conformistes qu'il faut — ainsi que le lui conseille son maître Jean-Jacques — chasser de la Cité. A ce pontife, tout ennemi paraîtra un hérétique. Maximilien est, écrit ironiquement M. Aulard, le maître de la vérité.

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Dans les Comités et l'Assemblée, il ne compte que sur quelques amis : Couthon, Saint-Just, Le Bas, son frère Augustin, peut-être David. Couthon lui plaît par son spiritualisme, car lui aussi a lu le Vicaire Savoyard : le 27 floréal, on le verra s'emporter contre ces philosophes qui font le ciel vide et la vertu sans sanction. Mais le vrai séide, le vicaire du prophète, c'est Saint-Just qu'on appellerait son enfant de chœur, s'il ne lui était, à mon sens, fort supérieur en intelligence et en talent. Esprit de feu, cœur de glace le mot est de Barère et paraît exact. Ce joli garçon, dont Greuze a laissé un charmant portrait, est un terrible adolescent. Son enthousiasme, écrit Levasseur — un ami —, résultait d'une certitude mathématique. — Pour fonder la République, qu'il avait rêvée, dit-il encore, il aurait donné sa tête, mais aussi cent mille têtes d'hommes avec la sienne. — Ne parlant que par sentences, dit un autre Conventionnel robespierriste, il les formulait avec une éloquence à la fois vibrante et coupante. Voyant des criminels dans tous les dissidents, dit encore un Conventionnel, il flattait par là l'idée de Robespierre. Fanatique du Maître, il le servait, mais aussi le poussait. Plus audacieux que lui, il était l'inspirateur et l'agent de ses exécutions. Et fanatique aussi, mais de façon plus touchante, ce jeune Le Bas qui, pour Maximilien, se vouera à la mort, après lui avoir voué sa vie. Les seuls prophètes trouvent de tels serviteurs et les grands égoïstes de tels amis.

Le reste du inonde politique, Robespierre l'avait en défiance, aussi bien ce grossier ivrogne de Collot que ce farceur de Barère et cet Hérault, un pourri, comme ce Desmoulins, un enfant, qui défend l'indulgence avant qu'on ne l'y ait autorisé.

Cette faction des indulgents, au fond — dans l'hiver de 1793 — elle crispe plus Robespierre qu'elle ne le gêne. Il y range Danton, Hérault, Desmoulins, Fabre. Camille s'en était fait l'organe. Ce pauvre Camille ! avait dit de lui Mirabeau : il restait ce pauvre Camille, journaliste toujours d'élan, ne calculant rien, enfant terrible, dont un mariage charmant avait, en le pourvoyant de rentes par surcroît, adouci l'âcreté. Lui aussi, en cette heure de l'an II, traversait une crise ; pouvait-il oublier qui avait servi de témoins à son mariage : Brissot qu'il avait tué, Pétion qui s'allait tuer, Robespierre qui l'allait tuer ? Remords et craintes l'assiégeaient : il voulait s'enrôler, se faire casser la tête à la frontière pour se délivrer du spectacle de tant de maux. Danton lui montra qu'il y avait mieux à faire, lutter par la plume contre le terrorisme.

Par politique ou illusion, il affecta de ne pas voir l'ennemi dans le Comité, mais dans la Commune et dans son principal organe, le Père Duchesne, rédigé par Hébert. Il lança son Vieux Cordelier, y prit à la gorge Hébert et les nouveaux Cordeliers, les buveurs du sang, les délateurs et les bourreaux. Les Jacobins s'émurent et menacèrent : Camille, écrit Nicolas, juré du tribunal, Camille frise la guillotine.

Robespierre laissait Desmoulins se compromettre : nous dirons qu'il rêvait de démolir Hébert et Danton ; il lui plaisait assez qu'un ami de Danton ébranlât Hébert ; le Père Duchesne abîmé, on tordrait le cou au Vieux Cordelier. Le 19 nivôse, Momoro, grand ami d'Hébert, ayant, au Club, attaqué Camille, Maximilien le défendit, mais avec des arguments perfides. Peu après, il le lâcha. Lorsque Camille apporta le n° 7 du Vieux Cordelier à son imprimeur, celui-ci, épouvanté, refusa de le publier ; Robespierre, brusquement, venait de fulminer contre l'indulgent. Dès le 21, un cri d'épouvante part du foyer de Camille ; Lucile Desmoulins écrit à Fréron : Revenez, Fréron, revenez bien vite. Vous n'avez pas de temps à perdre... Robespierre a dénoncé Camille aux Jacobins !

Fréron allait revenir, mais lentement, le sauveur du Midi ayant d'excellentes raisons pour ne pas affronter Robespierre, qui à cette heure frappait successivement la faction d'Hébert et celle de Danton et rangeait, tant la confusion était grande, ce Fréron, un pourri ! par surcroît, dans l'une et dans l'autre à la fois.

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Après avoir délibéré, il avait cependant paru à Robespierre que, Danton ayant beaucoup d'amis à la Convention, mieux valait d'abord frapper Hébert et son monde d'exagérés.

Ce Jacques Hébert représentait, somme toute, à peu près tout ce que détestait Maximilien : l'athéisme à l'assaut du déisme et le communisme en marche. Et c'était une puissance que le substitut de la Commune, parce que Jacques Hébert, c'était le Père Duchesne. Ce sale écrit, comme l'appelle Mme Roland, c'était le journal le plus lu de Paris et, par surcroît, dit Barras, on l'envoyait, par torrents, à toutes les armées. Saupoudrant de f... et de b... une langue assez plate, le journaliste séduisait les faubourgs qui se figuraient ce pamphlétaire comme un géant truculent et audacieux, alors qu'il n'était qu'un aboyeur à la taille grêle et aux mains blanches.

C'était l'homme des extrêmes revendications. Lui et Chaunette, son chef, tenaient l'Hôtel de Ville et en avaient fait la forteresse des idées exagérées. Marié à une femme restée pieuse catholique, il entendait faire triompher l'athéisme et, homme fort rangé dans un foyer confortable, il prêchait la révolte des appétits contre la propriété.

La Commune qui, depuis le 10 août, se croyait tout permis, se considérait comme un gouvernement — presque au titre du Comité. Cela seul eût suffi à exaspérer Robespierre. Mais elle était puissante, tenant la rue.

Elle y exploitait la faim. La guerre avec l'Angleterre avait fait encore hausser le prix du pain : le maximum imposé aux marchands avait fait fermer des centaines de boutiques ; les décrets tyranniques, succédant aux décrets tyranniques, ne faisaient qu'accentuer la chute du commerce sans diminuer la cherté des vivres : les lois économiques sont de celles que ne font courber ni les menaces ni les décrets.

La Commune ne s'arrêtait pas à d'aussi misérables sentences. D'ailleurs elle recherchait la plus malsaine popularité plus que le bien du peuple. Le 8 vendémiaire an II (30 septembre 1793), elle obtint encore le vote du maximum général qui acheva de faire tomber le commerce et incita les agriculteurs à garder leurs blés ou à n'en plus faire. Chaumette, en réponse, lança la première idée tout à fait socialiste : Si les fabricants quittent leurs ateliers, il faut que la République s'empare des matières premières et de leurs ateliers, car avec des bras on fait tout dans le système populaire et rien avec de l'or. Et alors avait commencé une campagne de folle surenchère qu'il serait intéressant de conter dans le détail, jusqu'à cette idée du pain de l'égalité que Chaumette alla d'ailleurs chercher en province.

C'est en effet Fouché — futur millionnaire — qui, en Nivernais et en Bourbonnais, avait, dès l'été de 1793, pris cette attitude singulièrement démagogique, et presque communiste que j'ai dite ailleurs. Tout cela tendait au triomphe de la formule : La richesse et la pauvreté doivent également disparaître du régime de l'égalité.

La Commune avait félicité Fouché : il fallait inviter la Nation à s'emparer de tout le commerce, de toutes les manufactures et à faire travailler pour son compte. On entendait convertir Robespierre à l'idée de faire disparaître, lui écrivait-on, l'aristocratie mercantile. On voulait la révolution intégrale — autrement dit la révolution sociale.

Robespierre n'entendait nullement faire disparaître l'aristocratie mercantile ; étant fort conservateur en matière sociale, il voyait avec une croissante irritation les Hébert, les Chaumette et les Fouché favoriser la révolution communiste et estimait le moment venu de les arrêter.

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Par surcroît, un autre mouvement, parti des mêmes milieux, l'offusquait jusqu'au scandale. On entreprenait la déchristianisation par le triomphe de la Raison.

La Commune, maintenant, entendait ouvertement déchristianiser pour organiser un culte purement civique, celui de la Raison et de la Liberté.

Elle y était poussée par Chaumette. C'était un aventurier que ses mœurs eussent de nos jours conduit — à huis clos — en cour d'assises ; Anaxagoras Chaumette s'y fût probablement réclamé de certains philosophes grecs ; comme eux, il ne croyait plus aux dieux. Il fallait, entre autres, évincer le Christ. On commença, à Paris, par décrocher des clochers les breloques du Père Éternel dont on entendait faire des canons et des sols ; puis on abattrait les clochers qui, par leur domination sur les autres édifices, semblaient contrarier les principes de l'égalité. Le Théâtre se mit à ridiculiser l'ancienne religion dans le Tombeau des Imposteurs et l'Inauguration du temple de la Vérité où une grand'messe était chantée en parodie.

La Convention n'était pas portée à favoriser cette campagne. L'adoption du calendrier révolutionnaire, proposé par Fabre d'Eglantine et d'ailleurs fort ingénieux, avait cependant bien paru, en rayant le dimanche et en supprimant les saints, destiné à faire faire un pas important à la déchristianisation. Certains Conventionnels avaient, en outre, les premiers, en province, essayé de substituer, dans l'automne de 1793, au culte chrétien le culte civique. Dumont à Abbeville, après avoir déclaré au peuple que les prêtres étaient des arlequins et des pierrots vêtus de noir qui montraient des marionnettes, avait institué le culte de la Raison et, par une contradiction assez fréquente, organisait lui aussi des marionnettes fort grandioses, danses décadaires à la cathédrale, fêtes civiques, à l'observance desquelles, dit un témoin, il tenait fort. Fouché vint ensuite qui, à Nevers, abolit, dans la chaire de la cathédrale, le culte chrétien et, rayant délibérément le spiritualisme du programme républicain, prit le fameux arrêté déclarant la mort un sommeil éternel ce qui fermait d'un tour de clef le Paradis et l'Enfer : Chaumette, venu à Nevers, avait d'ailleurs poussé Fouché, que suivirent d'autres proconsuls du Centre et du Sud, notamment Dartigoeyte et Cavaignac dans le Gers et Laignelot qui, à Rochefort, transforma en Temple de la Vérité une église paroissiale.

Le mouvement se généralisa : on se mit à brûler les vierges à miracles et à rafler l'argenterie des églises. Entre les mains de Fouché, l'évêque de l'Allier abjura : Gobel allait, de même, fouler aux pieds sa crosse. Il y eut des détails grotesques : tel converti se lave la tête en plein club pour se débaptiser et, solennellement, Béchonnet, ci-devant prêtre, divorce, au club de Gannat, d'avec son bréviaire.

Encouragée, la Commune pesait sur la Convention où, appuyé sur Robespierre, Grégoire résistait presque seul, très courageusement, à la poussée. Mais les hébertistes de l'Assemblée faisaient rage, des gens dont Grégoire raconte qu'ils lui amenaient leurs femmes à confesser et leurs enfants à baptiser, alors que publiquement ils insultaient le culte et les dogmes.

Fouché envoyait des caisses de calices et de crucifix qu'on déballait devant la tribune. Telle chose grisait l'Assemblée. Lorsqu'à une de ces séances, savamment préparée, on eût, le 17 brumaire an II, traîné le pauvre évêque Gobel qui, misérablement, se vint défroquer à la barre de l'Assemblée, celle-ci, conquise, céda. Le président, félicitant l'ex-évêque de Paris, déclara que l'Être Suprême ne coulant pas de culte autre que celui de la Raison, ce serait désormais la religion nationale.

Chaumette, incontinent, fit décider par la Commune que, pour célébrer le triomphe que la Raison avait, dans cette séance, remporté sur les préjugés de dix-huit siècles, on célébrerait, le 20 brumaire, une cérémonie civique, devant l'image de cette divinité, dans l'édifice ci-devant église métropolitaine.

On a maintes fois décrit cette célèbre fête, et comment une Liberté, empruntée à l'Opéra, siégea — gracieusement drapée de tricolore — sur l'autel de la Raison. L'Assemblée s'étant, sous prétexte de travail, refusée à assister à la fête, un cortège — fort mêlé — amena la déesse aux Tuileries et, en sa présence, força l'Assemblée à décréter que Notre-Dame deviendrait Temple de la Raison. Cela ne paraissant pas suffisant, on installait, le décadi suivant, à Saint-Sulpice, une autre Raison, la propre femme de Momoro, membre du Département. Et bientôt Libertés et Raisons pullulèrent à Paris et en province, vierges folles trop souvent, entre quelques déesses de bonne famille et de mœurs décentes ; si l'une de ces Libertés portait sur le front une banderole ornée de ces mots : Ne me tournez pas en licence, la recommandation n'eût été presque nulle part superflue ; car partout s'organisaient des saturnales répugnai] tes : à Lyon, on fit, dit-on, boire un âne dans un calice.

Tout cela froissait Robespierre. Lorsque, dès frimaire an II, Payan dénonçait ces déesses plus avilies que celles de la Fable, Maximilien applaudissait au propos. Collot, sermonné au Comité, flétrissait cette raison postiche qui courait les rues avec les conspirateurs — les Hébertistes déjà menacés — et terminait avec eux leurs prétendues fêtes dans de licencieuses orgies. Couthon, à la fête de la Victoire, tint des propos déistes. Danton, écœuré lui aussi, vint protester contre les hymnes à la Raison qu'on venait chanter dans l'Assemblée, voulant dorénavant, déclara-t-il, n'entendre plus à la barre que la raison en prose. Robespierre encourageait la réaction ; il entendait bien, commençant par Chaumette et Hébert, détruire tout ce petit groupe d'athéistes, qui, de par le pays, s'en allaient expulsant de son presbytère jusqu'au Vicaire Savoyard.

Il tenait par ailleurs ces proconsuls de la Révolution intégrale pour des corrompus et, d'une façon générale, il rêvait d'engager la lutte contre des commissaires qui s'érigeaient en satrapes, tous ennemis de l'Etre Suprême, de la propriété ou de la vertu. Dès frimaire an II, ses agents commencent à paraître partout, du petit Jullien à Augustin Robespierre lui-même, engageant la lutte contre les représentants pourris ou athées. Qu'ils s'appellent Carrier, Tallien, Barras, Fréron, Javogue ou Fouché, Robespierre les va faire rappeler à Paris par le Comité : terrible aventure pour ces proconsuls — factieux aux yeux de Robespierre —, car lorsqu'ils arriveront à Paris, ils y trouveront Hébert et Chaumette, Desmoulins et Danton abattus.

Robespierre, usant les deux factions l'une par l'autre, les aura jetées bas en germinal an II.

 

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Pour les sources et la bibliographie cf. au chapitre suivant.