LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXVIII. — L'INSURRECTION DES PROVINCES.

Juin-juillet 1793

 

 

Soulèvement des départements. La Constitution de 1793 : une mystification. La défaite des insurgés normands. Le fédéralisme étouffé dans le Midi. Danton en face de Robespierre. Élimination de Danton du Comité de Salut public.

 

On prétend qu'ils sont allés joindre leur armée de Vendée. C'est Couthon qui, le 25 juin, signale la fuite de quelques chefs girondins. Cette phrase venimeuse trahit un plan : la Montagne entendait qu'on tint ses adversaires pour des royalistes dont le masque, enfin ! tombait. Cela pourrait décourager les protestations qui se produisaient à la Convention même — 75 députés avait solennellement protesté — et surtout dénaturer l'insurrection prévue des départements.

La Commune, à Paris, était triomphante : Vergniaud, Brissot, Gensonné, entre autres, arrêtés, Buzot, Guadet, Isnard, Barbaroux, Pétion en fuite, elle avait encore inscrit sur la liste de proscription le ménage Roland, les ministres Clavières et Le Brun. Danton, lui, estimait tout cela fort excessif : l'arrestation du ministre des relations extérieures, son bras droit, l'avait surtout offusqué. Il en avait à ce point besoin que le prisonnier dut venir, spectacle étrange, tous les jours, entre deux gendarmes, gérer les affaires de son département, conférer avec le Comité, expédier des dépêches à l'Europe. Mais Danton, joué par Robespierre, avait dû venir proclamer les 31 mai et 2 juin, journées glorieuses, et c'était une seconde victoire pour la Commune.

Paris, aussi bien, conspuait les vaincus. Dès le 2, la ville, fort habilement affamée la veille, se trouva miraculeusement approvisionnée. N'était-ce donc pas grâce à la chute de ces f... Brissotins, que le marché de Poissy se remplissait de bétail et qu'au Pont de la Tournelle on vendait les veaux à un prix raisonnable ? Les gens qui protestaient à Paris étaient conséquemment des affameurs, des royalistes, des amis de Pitt et Cobourg. On ferait, en l'honneur des protestataires, ces Soixante-Quinze, refaire un de ces jours au brave général Hanriot la promenade des Tuileries. Les protestations s'arrêtèrent : la Commune ne fut pas inquiétée. Danton lui-même dut ajourner toute tentative pour la réfréner.

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En province, il n'en allait pas de même. Les départements se soulevaient. Louvet dit que 69 départements protestèrent, Meilhan affirme 72. En tous cas, 20 levaient formellement le drapeau de la révolte.

Lyon n'avait pas attendu le 2 juin. Les tentatives réitérées de la Commune — au cours du mois de mai — pour opprimer la représentation nationale avaient suffi à justifier une révolte qui avait eu la rapidité du coup de foudre : le maire jacobin Châlier, despote insupportable, avait été saisi, jugé et exécuté ; et à Lindet, dépêché par la Convention le lendemain du 2 juin, Lyon avait répondu que la ville ne reconnaîtrait l'autorité de l'Assemblée que lorsque celle-ci serait entière et aurait rapporté son décret du 2 juin qui mettait en arrestation une partie de ses membres. Puis la grande ville avait organisé une Commission de Salut public de Rhône et Loire. Déjà Marseille se levait, pouvant facilement donner la main à Lyon par Avignon, qui semblait favorable. Mais Bordeaux surtout paraissait résolu à se faire le centre du mouvement. Le 8 juin, les corps constitués y avaient convié les sections à former — ce quelles firent le 9 une Commission de salut public qui appela les autres départements à se concerter. Le Dauphiné et la Franche-Comté semblant près de marcher, la Gironde, par ailleurs, trouvait des sympathies à Nantes et à Brest. Et la Normandie, entraînée par Buzot échappé de Paris, complétait le formidable demi-cercle qui paraissait devoir se resserrer promptement pour écraser les auteurs du 2 juin dans Paris.

Bordeaux eût dû rester le centre du mouvement. Mais Buzot, étant Normand. entraîna en Normandie le bordelais Guadet, le marseillais Barbaroux et entama à Évreux les hostilités. C'était vouloir conduire la bataille non de son centre, mais de l'extrémité de son aile gauche, mauvaise tactique. C'est à Caen cependant que fut, le 13 juin, convoquée l'Assemblée des départements réunis, et l'effervescence y fut vite extrême, puisque c'est de cette ville que partait, l'âme exaltée, Charlotte Corday, petite nièce de Corneille, pour aller le 13 juillet, poignarder dans sa baignoire, Marat, persécuteur et bourreau des plus vertueux citoyens.

Ce fut, ou à peu près, le seul résultat des efforts de Buzot. Lui et ses amis se trouvaient, de Caen à Lyon, dans une situation très difficile : ils levaient des bataillons, mais les royalistes s'y enrôlaient — ce qui servait fort les plans de la Montagne. Brest et Nantes étaient cités girondines, mais républicaines : elles ne voulaient point pactiser avec la Vendée royaliste. Sous Wimpfen, soldat républicain, on aperçoit en Normandie Puisaye, soldat royaliste : à Lyon, Précy et Virieu, royalistes avérés, vinrent prendre la tête de l'armée ; à Toulon, les insurgés appelleront la flotte anglaise et acclameront Louis XVII. Devant ces compromettants alliés, le mouvement de révolte républicaine échoue. Les succès mêmes des Blancs de Vendée — ils venaient de prendre Saumur et Angers et menaçaient Nantes — refaisaient dans l'Ouest le bloc des Bleus. Les départements républicains hésitaient et cherchaient un prétexte pour se réconcilier avec la Convention.

Elle le leur fournit habilement en votant en toute diligence, le 24 juin, la Constitution attendue. Je ne sais si l'histoire peut enregistrer une plus parfaite mystification que cette Constitution de 1793. Son rédacteur, Hérault de Séchelles avait commencé par bafouer ses collègues du nouveau Comité de Constitution — c'était un génial pince-sans-rire — en les envoyant réclamer à la Bibliothèque le recueil des lois du fabuleux Minos. Puis il avait, à bon compte, accumulé dans cette constitution — qu'il savait fort bien inapplicable — les garanties démocratiques : assemblée législative élue pour une seule année, suffrage universel, referendum — d'ailleurs parfaitement illusoire —, et, pour commencer, plébiscite qui seul rendrait exécutable le papier constituant. Chacun avait alors vanté à ses électeurs cette constitution qui, écrivait-on le 25, ferait le bonheur du bien public. Enfin on eut soin d'ajouter que, la constitution adoptée, la mission de la Convention serait remplie et qu'une nouvelle législature le remplacerait. Sur cette assurance, des départements, près de se soulever, se calmèrent. Ils acclamèrent la Constitution : 1.801 suffrages la consacrèrent tandis que 11.610 héros se prononcèrent contre au péril de leur tête, et sauf une dizaine de départements — la province parut satisfaite. Mais lorsqu'on eût obtenu le résultat rêvé, cette Constitution beaucoup trop spartiate pour la France fut déclarée trop belle pour qu'on risquât de l'abîmer en s'en servant. Pour que cependant nul ne doutât qu'elle existait, le parchemin en fut enfermé dans une châsse qui, fort encombrante, fut placée au milieu de la salle conventionnelle. Cette crèche fut son tombeau, ajoute Barère, autre pince-sans-rire.

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Le but, cependant, je le répète, était atteint. Dès le 13 juillet, on eut raison sans peine, devant Vernon, du corps de Wimpfen. Sous prétexte que la Constitution comblait leurs vœux, l'Eure et le Calvados abandonnèrent les vaincus. Buzot, Guadet et Barbaroux gagnèrent par mer, sous le coup d'une imminente arrestation, les côtes de la Gironde, mais c'était pour y apprendre que Bordeaux avait ouvert ses portes et que Tallien et Isabeau y installaient la Terreur.

Dans le Midi, les sociétés jacobines, la Constitution en main, avaient rompu les communications de Bordeaux à Marseille et de Marseille à Lyon. Le général Carteaux avait pu facilement vaincre la petite année marseillaise et entrer, le 25 août, à Marseille où Fréron et Barras allaient faire régner le respect de la Convention, nous verrons par quels moyens.

Seuls, Toulon et Lyon semblèrent disposées à tenir tête à l'Assemblée victorieuse. Le 28 août, par peur de la massue cordelière maniée par Fréron en Provence, Toulon se livrait aux Anglais à qui on ne l'arrachera, après un siège célèbre, que le 19 décembre. Quant à Lyon, l'insurrection en restera maîtresse jusqu'au 8 octobre, date où de terribles représentants, chargés d'un décret de totale destruction, y viendront écraser les tronçons expirants du fédéralisme étouffé.

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Le fédéralisme — ce fut désormais le vocable adopté pour flétrir cette révolte de l'été de 93 — était, somme toute, étouffé, bien avant l'automne. Mais il avait été et allait être longtemps utile : il fut le suprême prétexte pour organiser définitivement le gouvernement de Salut public, faire régner la salutaire terreur — et subsidiairement déloger du grand Comité, au profit de Robespierre, Danton, déjà jugé trop indulgent.

Cette expulsion se fit fort simplement. Le lion fut pris dans les rets du renard le plus sottement du monde.

La République n'est qu'une grande ville assiégée, a déclaré Barère. Rien n'est donc plus légitime que de proclamer l'état de siège national. Mais comme cet état de siège favorise l'Extrême-Montagne, Robespierre ne voit aucun inconvénient à ce que le siège se prolonge. C'est pourquoi il est devenu l'homme de la guerre à outrance. Danton eût au contraire volontiers essayé de circonscrire la guerre et d'acheminer à la paix extérieure pour obtenir l'apaisement intérieur.

Cette nature étrange déroute sans cesse l'historien. Si l'on suit très bien dans ses lentes combinaisons Robespierre, son ennemi, on est sans cesse désorienté par le caractère impulsif de Danton. Il rêvait maintenant d'apaisement, d'union. Mais Sorel a bien montré quelle faiblesse était pour lui son passé si récent, et quelle autre, la nécessité de conserver, en cette heure de fièvre, sa popularité souvent malsaine. Pour y arriver, il était obligé de pousser des cris de vengeance et d'insinuer des mesures de pitié. Et puis, comme Mirabeau, il se laissait sans cesse emporter par son tempérament de tribun, en opposition maintenant avec ses idées d'hommes d'État. Documents en main, Sorel nous le montre essayant de nous réconcilier avec une partie de l'Europe, et le voici qui, tout d'un coup, à la tribune, s'écrie : C'est à coup de canon qu'il faut signifier la Constitution à nos ennemis. C'est l'instant de faire ce grand et dernier serment que nous nous vouons tous à la mort ou que nous anéanti-tirons les tyrans.

Robespierre le regardait froidement se débattre entre son tempérament et sa politique. Il faisait sournoisement attaquer le Comité de Salut public où Danton — en dépit de l'entrée de Couthon et de Saint-Just — avait encore la majorité : le Comité était trop faible ; Mayence, assiégée, allait capituler le 23 juillet, et Valenciennes le 28, mais déjà on prévoyait leur chute ; les Piémontais esquissaient un retour offensif ; les Espagnols menaçaient Perpignan et Bayonne ; la Vendée était victorieuse ; Westermann, un ami de Danton, se faisait battre dans l'Ouest. L'occasion parut propice. On censura violemment le général dantoniste ; Danton se savait visé ; il ne se défendit pas. Il était plus propre à donner un assaut qu'à soutenir un siège, et Robespierre l'avait savamment investi. Il était dégoûté de la politique — il jetait, à certaines heures, des cris de lassitude écœurée — ; par surcroît, il était tout au plaisir de nouvelles noces et s'y amollissait, car il était sensuel. L'autre, tout à sa politique, l'élimina comme en se jouant. Il proposa, le 10 juillet, de réduire de 16 à 9 les membres du Comité. De ces 9, Danton ne fut pas. Et lorsque, dans ce Comité épuré, Robespierre fut sûr — car il avançait avec précaution — de trouver une majorité fidèle, il y pénétra à son tour le 24. C'était le grand comité de l'an II, qui ne devait être démoli qu'au 9 thermidor.

Danton se consola en pensant qu'il aurait, dehors, les coudées plus franches. C'est l'illusoire pensée de ceux qui se sont laissé mettre hors de la place.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Aulard (Jacobins, V), Schmidt, Mme Roland (Mémoires. Lettres), Couthon, Le Bon, Barère, Dubreuilh. — Aulard, Actes du Comité de Salut public, IV-V, 1891 et 1892.

OUVRAGES déjà cités de Moutier. Hérissay, Esmein, Guadet, Biré, Dard. Charlety, La journée du 29 mai à Lyon (Rev. Fr., 1900). Lenôtre, Madame Boucquey (Vieux Papiers, III, 1906). Gros, Le Comité de Salut public, 1901. Guibal, Le mouvement fédéraliste en Provence, 1908. Wallon, La Révolution du 31 mai et le Fédéralisme, 1886.