LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXIII. — L'ASSEMBLÉE GÉANTE.

 

 

Les élections de 1792. Dispositions et caractère de l'Assemblée. La Gironde La Montagne. Le Marais. Arène politique.

 

La Convention était, entre le 5 et le 20 septembre, sortie des urnes. Paris seul s'était passionné à la lutte électorale, parce qu'à Paris seul, deux partis s'étaient affrontés : Le parti de Robespierre a juré la destruction de Brissot, a-t-on écrit le 5.

La campagne avait été menée contre les brissotins avec une extrême violence. Collot avait donné la formule à la démocratie électorale : il ne fallait pas élire de ces hommes trop enclins à se croire d'une espèce supérieure — coup droit à Brissot et Condorcet, députés sortants de Paris.

Dès le 5 septembre, on avait d'ail leurs été fixé : sur 525 votants, Robespierre avait recueilli 338 voix, alors que Pétion, suspect de brissotisme, or pur changé en un plomb vil, ne recueillait que 136 voix. Le lendemain, Danton avait été élu par 638 voix sur 700 votants. Et chaque jour avait, dès lors, réservé un triomphe aux Jacobins extrêmes ; Marat fut élu, puis ce fut le tour des grands hommes de la Commune : Collot, Billaud, puis des massacreurs même : Tallien, l'anis ; le dernier élu de cette liste de Romains, comme l'appelle, sans intention ironique Mme Jullien, fut le citoyen Égalité, petit-fils de saint Louis et candidat de la Commune. Exécrable députation, s'écrie un Girondin, La Revellière. C'était d'une plume tremblante de colère, en dépit d'un optimisme de commande, que Mme Roland écrivait : Les choix des départements nous rassurent. De fait, son mari, son ami Buzot étaient élus par la province ; Condorcet, évincé de Paris, était choisi par cinq départements.

Là, point de lutte en apparence. Comment y eût-il eu bataille ? Il n'y eut point de programmes. On ne posa qu'à Paris la question de la république : la Seine-et-Oise seule chargea ses mandataires de demander la déchéance. Les royalistes, terrorisés ou bannis, semblèrent volatilisés : mais, en fait, la province — qui restait monarchiste — esquiva la question. En revanche, on n'entendit parler que de maintenir la propriété. Rabaut note, le 21 septembre, que la plupart des départements ont affecté d'envoyer des députés propriétaires à cause de la terreur qu'inspire la doctrine de les dépouiller.

C'étaient donc des façons de conservateurs que ces nouveaux députés. Mais compromis et pourvus par la Révolution, la plupart vivront entre cieux peurs : celle d'une contre-révolution accompagnée de représailles, celle d'une révolution sociale accompagnée de dépossessions.

Des peurs, peu d'idées. La Constituante en avait eu trop ; la Convention sembla n'en pas avoir. Ce sont, ces Conventionnels, des opportunistes et des réalistes : les circonstances seules les mèneront. Elles les mèneront jusqu'à se mutiler : entre l'expulsion des Girondins et la chute de Robespierre, la moyenne des députés présents sera de 220 à 250 sur 750. En 1792, aucun principe. On n'abolira la monarchie qu'en consacrant la déchéance : on n'osera proclamer la république. Je me demande s'il y avait dix républicains au Manège. Ces juristes sont des césariens — s'ils sont quelque chose. La Constitution de l'an VIII sera un jour leur Terre Promise. Ils ne changeront pas en devenant les fonctionnaires — souvent remarquables — de Napoléon.

Pas plus d'idée arrêtée sur les rapports de l'Église et de l'État : ils sont anticatholiques pour la plupart : Le moment est venu de déclouer Jésus-Christ, a déclaré Manuel. C'est à peu près le programme de Voltaire ; il est vague. Nos hommes, en 1792, ne pensent guère à séparer l'Église de l'État el ne le feront un jour que pour gagner quelques millions. Ménager les curés tout en les surveillant, écrivait Fouché à Condorcet : c'était probablement leur seule idée primitive.

Pas d'idées non plus sur la politique extérieure : le Conventionnel de 1792 n'est ni pour ni contre les frontières naturelles. Il en adoptera, en rejettera, en reprendra la doctrine suivant les circonstances.

Une seule idée en 1792 : combattre les théories niveleuses. C'est pourquoi Robespierre, républicain tiède, grand ménageur des prêtres et grand défenseur de la propriété, mais opportuniste presque toujours, sera très longtemps l'homme de cette assemblée.

Faute d'idées, quelques rancunes. L'énorme majorité arrive fort hostile à la Commune de Paris et de façon générale à la dictature de Paris. Les lettres des nouveaux venus sont, à ce point de vue, très caractéristiques. Telle disposition fait d'abord une clientèle à l'état-major girondin, qui arrive plein de ressentiment contre la ville qui l'a rejeté.

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Cette Gironde — le mot commence à avoir cours — semble renforcée, mais la fatalité la fait asseoir à son tour au côté droit. Ces gens n'étaient pourtant ni moins républicains ni moins anticléricaux que Robespierre — tant s'en faut. Mais, haïssant la Commune révolutionnaire, ils devenaient l'espoir des éléments d'ordre. S'ils n'avaient attaqué que la Commune ! Mais les amis de Mme Roland vitupéraient avec elle cette ville nourrie de sang et de mensonges ; leurs adversaires leur répondaient que Paris avait fait la Révolution : qui combattait Paris était donc un mauvais patriote, bientôt un mauvais républicain, un fédéraliste. Par ailleurs, la dictature de Paris paraissait aux Montagnards pouvoir seule assurer l'unité du pays ; seule, elle permettrait ce gouvernement de Salut public que la guerre étrangère d'aujourd'hui, la guerre civile de demain rendront nécessaire ; les Girondins, eux, répugnaient au fond à cette dictature de Salut public qui autoriserait la Terreur ; cela élevait la querelle. Seulement, lorsque les circonstances rendront nécessaire cette dictature, ceux qui l'auront Préconisée triompheront et qui ne s'y sera résigné qu'avec peine ou l'aura combattue, sera écarté ou écrasé. Ce sera toute l'histoire de cette terrible rivalité.

Combien étaient-ils, ces Girondins que déjà nous connaissons presque tous pour les avoir vus sur les bancs de la Législative ? Eux-mêmes ne le surent jamais exactement. Il n'y eut pas un groupe — au sens parlementaire du mot : ils se réunissaient en sociétés, les uns chez Mme Roland, les autres chez Mme de Condorcet ; un de leurs ennemis dit que tel de ses collègues ne votait avec la Droite que s'il sortait de chez l'une ou l'autre de ces Égéries. Étrange groupe que seules des mains de femmes tiennent réuni. M. Aulard estime en dernière analyse à 165 ceux qu'on peut appeler Girondins.

Ils ne s'entendaient pas sur tout. Vergniaud eût été volontiers pour l'union de tous les républicains : il poussera son idée, dans le procès du roi, jusqu'à la capitulation ; en revanche, le petit groupe rolandiste a horreur de la Montagne : sous l'inspiration directe de Mme Roland, Buzot, Barbaroux et Louvet sont les adversaires acharnés des élus de la Commune. Condorcet, par ailleurs, est l'homme de Voltaire et Lanjuinais est un catholique avoué. En outre, ayant presque tous du talent, ténors de Marseille et de Bordeaux, philosophes et écrivains, ils constituent le pire état-major : un état major de personnalités.

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Faisant face à cette Gironde, la terrible Montagne. J'ai défini sa politique en l'opposant à celle de la Gironde. Politique très empirique : dictature collective, état de siège national, écrasement de toute opposition, le pays contraint à la régénération et, en attendant, à la soumission par la loi du Salut public : politique inhumaine, mais que justifieront les circonstances. Cette seule politique tient uni un parti, par ailleurs plus disparate encore que l'autre.

Danton en est, dans les premières séances, la figure saillante : nous la connaissons. Près de lui son cabinet, Desmoulins et Fabre d'Églantine, élus députés de Paris avec le patron : Camille, figure brouillée de bile, les yeux vifs sous de gros sourcils, la bouche amère, plume terrible, voix hésitante ; Fabre, que le Vieux Cordelier appelle l'immortel auteur de Philinte, le poète de : Il pleut, bergère, dessine une figure louche, personnage inquiétant qui compromettra son groupe en cherchant, dans le trafic des fournitures, des gains que Philinte ne lui a pas procurés. Se rattachant au triumvirat dantoniste, Hérault de Séchelles, l'Alcibiade de la Montagne, élégant, sceptique qui se dit du parti de se f... des autres, mais bon orateur et de grand air, élève de Démosthène et de Mlle Clairon.

Robespierre va grouper aussi quelques amis : il reparaît, premier élu de Paris, dans ce Manège où il a été si souvent raillé de 1789 à 1791 Est-ce ce souvenir mortifiant qui le tiendra quelques semaines silencieux et fermé, d'ailleurs toujours correct, presque élégant dans son habit bleu ? Un fanatique à côté de ce prophète : l'ex chevalier de Saint-Just, le Benjamin du parti et de l'Assemblée, froid comme le couperet, odieux adolescent qui ne sait pas sourire, mais du talent, de la volonté et une confiance en lui que Desmoulins aura tort de railler, car cette raillerie lui coûtera la tête. L'autre lieutenant du maitre sera Couthon ; pitoyable cul-de-jatte assailli de maux, qu'on revoit dans sa voiturette, geignant, peinant — et qui enterra, en y aidant, ces jolis garçons : Barbaroux et Hérault.

Antithèse de Robespierre toujours si bien poudré, voici, à la crête, tenu prudemment à distance par ses voisins, intentionnellement sordide et puant, un métèque méditerranéen au teint olivâtre, les cheveux noirs s'échappant du madras qui, imbibé de vinaigre, doit remédier à d'intolérables migraines : c'est Jean-Paul Marat, violent jusqu'à l'insanité, plus souvent narquois, cynique, provoquant ; il ne sera guère — dix mois durant — applaudi que des tribunes : n'est-il pas l'Ami du peuple ?

Ce sont là les figures marquantes : tout autour, un étrange mélange, un Stanislas Fréron, filleul de roi, un marquis de Rovère, qui sera terroriste, puis réacteur, le méprisable Tallien, fils de valet, Collot d'Herbois, Billaud-Varennes que nous retrouverons, mais, parmi ces violents, un bon comptable, négociant du Midi, Cambon, l'austère officier Carnot, l'illustre David, grand artiste et plat politicien, l'ex-président de Chambre Lepelletier, multimillionnaire qui veut sauver sa mise, le baron allemand Clootz — Anacharsis — que les faubourgs appellent Canard Six, l'ex-capucin Chabot qui parle de la vertu et ne la pratique pas, et bien près de Marat, le Bourbon déclassé, demain régicide, Philippe le Rouge — le citoyen Égalité.

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Entre les deux partis, un Centre amorphe, flottant, silencieux : la Plaine, la Marais. Il fera la majorité, se déplaçant sous le coup de continuelles appréhensions. Députés honnêtes, dit de ses collègues du Centre, Durand de Maillane, qui, comme moi restaient immobiles aux mauvaises délibérations : Sieyès, Cambacérès, Boissy d'Anglas, cent autres qui, plus tard, se feront un sort, vécurent, suivant le mot de l'un d'eux. Robespierre, que ses voisins débraillés ou dissolus écœuraient, n'envisageait pas sans complaisance cette Plaine affaissée où vivaient et votaient, dans le silence de la mort dans l'âme et de la peur aux entrailles, tant d'excellents bourgeois — immobiles aux mauvaises délibérations.

Ils verront se détruire leurs voisins ; lorsque Droite et Gauche se seront décimées, ils s'empareront enfin, après le 9 thermidor, de la République et la doteront d'une bonne Constitution bien censitaire.

Pour le moment, ils voient dans l'Assemblée une arène — suivant le mot du conventionnel Fockedey — : ils se carrent pour regarder s'égorger les gladiateurs.

Arène, oui : on s'y vouera à la mort ; car on ne s'y traitera jamais en adversaires, mais en ennemis : et les ennemis se traiteront de factieux et de scélérats.

Le même sentiment reste à l'origine de ces fureurs. Sur un terrain qu'ébranle un continuel tremblement de terre, ces hommes, tous les jours plus compromis, se sentiront sans cesse menacés. Une fièvre intense les ronge et finira par les faire délirer. Ils marcheront devant eux sans desseins arrêtés. Ils feront plier un pays révolté et vaincront l'Europe entière, grâce à des travaux singuliers dont ces bourgeois, d'idées assez courtes, n'entrevoient rien, lorsque, le 21 septembre, ils viennent prendre séance au Manège.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Mme Roland (Mémoires, Lettres), Beugnot, Choudieu, Louvet, Buzot, Morris, Pinet, Barère, Dubreuilh. Grégoire, Mme Jullien, Barbaroux, Barras, Soubrany, John Moore. — Aulard, Jacobins, IV-V, 1892-1895. Durand de Maillane, Histoire, 1825. Baudot, Notes, 1893. Lanjuinais, Œuvres, 1860. Dulnure, Esquisse, 1823. Fockedey, Souvenirs (Rev. Rev., III et IV). Le Bon, Lettres (Rev. Retr., XVIII. 1903). Rabaut, Notes (Rev. Fr., 1902). Levasseur de la Sarthe, Mémoires, 1829-1831.

OUVRAGES déjà cités de Sorel (III), Biré, Sagnac, Esmein, Dard (Hérault), Claretie (Desmoulins), Cahen, Arnaud, Aimeras, Pingaud, Guadet, Robinet, Bonald, Herissay (Buzot). — Aulard, Les Orateurs de la Convention, 1886. Claretie, Les derniers Montagnards, 1868. Bougeart, Marat, 1765. Cabanès, Marat inconnu, 1891. Turquan, Mme Tallien, 1890. Lévy-Schneider, Jeanbon-Saint-André, 1901. Montier, Robert Lindet, 1900. Louis Madelin, Fouché, 1901. Frédéric Masson, Romme (dans Jadis, II, 1908). Mautouchet, Le mouvement électoral de Paris en août et septembre 1792 (Rev. Fr., 1903).