LA RÉVOLUTION

DEUXIÈME PARTIE. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

 

CHAPITRE XXI. — DANTON, L'INVASION ET LES MASSACRES.

 

 

Le Conseil exécutif. Jacques Danton. Son programme. L'Invasion. Les forces en présence. Les volontaires. L'œuvre de Dumouriez. Prise de Longwy et de Verdun. Crise terrible à Paris. La Commune en conflit avec l'Assemblée. Pour affermir son pouvoir, la Commune prépare les massacres. Les journées de septembre. Attitude du Conseil et de l'Assemblée. Danton et les massacres.

 

Le vrai vainqueur du 10 août était Jacques Danton. Si antipathique qu'il fût aux Bordelais, il s'imposait à eux. Après avoir décrété qu'un Conseil exécutif serait élu et, dans ce Conseil, la place prépondérante accordée au premier élu, l'Assemblée y porta tout d'abord Danton. Par 222 voix sur 285 votants, il était promu ministre de la justice. Monge et Le Brun, à la marine et aux relations extérieures, puis Roland. Servan et Clavières, avec leurs anciens portefeuilles, lui furent donnés comme collègues.

Ces choix mêmes mettaient Danton au pinacle : Servan, que les Bordelais croient leur, va se laisser subjuguer, et plus encore le mathématicien Monge, que son collègue de l'Académie des Sciences Condorcet a poussé à cette place, où cet ours, comme dit la Revellière, paraîtra un imbécile, écrit Barbaroux. Le Brun va se laisser souffler son rôle par Danton. Clavières a toujours été un médiocre. Reste Roland : mais ce pauvre homme avait encore vieilli en trois mois ; des soucis domestiques achevaient de le détraquer ; d'ailleurs il n'avait jamais été qu'un savant d'Encyclopédie : rien d'un homme d'État. Sa femme, qui avait été tout pour lui, lui était devenue presque suspecte et il en souffrait cruellement.

C'était en somme une équipe de commis ahuris. D'un seul geste, le Cyclope, porté, comme il le disait, au ministère par un boulet de canon, les eût fait rentrer sous terre.

Il avait jusque-là, ce Danton, passé pour un assez vulgaire agitateur de clubs et de faubourgs, effréné, dangereux, peu sérieux au regard d'un Vergniaud ou d'un Robespierre aux phrases pompeuses. Et voici que, pour nous, il les domine de cent coudées.

C'était le fils d'un procureur champenois et point du tout le parvenu qu'on a dit : écolier brillant qu'ont toujours sollicité les forts, Dante, Shakespeare, Corneille, Rabelais, puis avocat aux Conseils assez remarquable pour que le garde des sceaux Barentin l'eût voulu appeler avant 1789, dans son cabinet ce à quoi il s'est refusé, voyant venir l'avalanche. Il a même liquidé sa charge pour se faire les mains plus libres et s'est résolument jeté, dès 1789, dans l' avalanche. Agent peut-être du duc d'Orléans, il a tillé des loges maçonniques, puis, sa nature s'en accommodant mieux, des clubs extrêmes, où, depuis trois ans, il surexcite l'opinion révolutionnaire. A l'origine dès lors de tous les mouvements, le voici porté par la vague au fauteuil de d'Aguesseau.

A peine il s'y asseoit : de ce fauteuil, il s'élance vers la dictature. Auparavant, d'un geste puéril en sa brutalité, il fait sauter, à l'horloge de son cabinet, d'un coup de pouce, la fleur de lys d'or qui marque l'heure de son avènement : toute sa nature impulsive tient dans ce geste. Il brise l'aiguille : Robespierre l'eût simplement fait démonter et ranger.

Impulsif, il l'était : passionné, violent, plus audacieux que persévérant, aimant la vie, s'y brûlant, la brûlant, plus fanfaron de vices que de vertus, ambitieux, mais sans longs calculs, bruyant et puissant en ses discours, pas rhéteur pour un liard, et toujours prêt à pleurer en larmes de sang les désastres qu'a déchaînés sa parole.

Tout ajoute à la violence inouïe du verbe — et d'abord son mufle, celui d'un Mirabeau de la canaille où il a du dogue et du lion.

Il est homme, écrit Sorel : Michelet l'a cru sublime comédien : quelle erreur ! Il est horriblement sincère ; tout lui jaillit des entrailles, la colère, la pitié, l'amour, la férocité. Sans fiel, prenable par le cœur, vite oublieux des blessures qu'il a reçues, souvent au désespoir de celles qu'il a faites, il ne connaît ni la rancune ni le calcul. Aimant l'or, il ne tripotera pas, mais autour de lui laissera tripoter ; il ne posait pas les incorruptibles.

Le cerveau était large et le cœur ardent : il confondit d'un même amour la Révolution et la Patrie : il était Français aux moelles ; la Patrie en danger, un jour, sollicitera toute son aine. C'est par là que cet homme, par certains côtés repoussant, se grandit à nos yeux. Cette Arne de lave jetait des flammes pures par-dessus d'horribles écumes.

Un dernier trait : il était paresseux. Capable de toutes les audaces, il l'était de toutes les nonchalances. Il ne savait agir que par accès violents : il ignorait les longs travaux et les haines patientes. Robespierre lui eût reproché cette faiblesse : il pardonnait à un ennemi avant qu'il fût mort. Royer-Collard dit qu'il était magnanime : peut-être sa magnanimité venait-elle de sa paresse ; il se lassait vite de tout, même de ses colères.

Il ne débordait pas d'idées ; il eût voulu qu'on fût très large : se remariant en pleine Terreur, il fera bénir son mariage par un prêtre romain ; mais il avait laissé égorger cent prêtres aux Carmes et couvert le massacre. Il rêvait de l'union devant l'Allemand menaçant ; la République était le gouvernement qui devait unir et non diviser. Il ne se résignera qu'avec difficulté à subir, en 1793, la rancune des Girondins et à croire, en 1794, à la haine de Robespierre. Dès août 1792, il rêve d'un grand mouvement qui dressera toute la nation devant l'ennemi. Ce patriotisme le courbera quelques semaines — lui le paresseux — sur la besogne inouïe qui s'impose d'urgence : la réorganisation de tout dans un pays en proie à un désarroi inouï.

Somme toute, ce Danton, c'était une puissance.

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La Gauche l'avait compris : il eût été loisible aux Bordelais de faire de Roland le chef du gouvernement ; mais, sans l'avouer à Mme Roland, ils le jugeaient bien en dessous de la tâche qui était formidable. La Gironde ne s'en perdit pas moins en désignant le cyclope : seulement elle sauva la France. On ne songera à écarter le géant, que lorsque l'ennemi aura repassé la frontière.

Tout d'abord, il exposa ses idées au Conseil ; les Girondins étaient des idéalistes, lui un réaliste cynique ; il ne croyait pas la France républicaine ; en attendant qu'elle se ralliât, il la fallait contraindre. Pour ce, on s'appuierait sur le Paris révolutionnaire.

Les Girondins se fussent plus volontiers appuyé sur la province contre la Commune de Paris. Mais il les mit dans sa poche. Seule, Mme Roland résista : tout de suite, elle abhorra cet homme qui effaçait les siens ; elle détesta en lui son génie, ses vices, et jusqu'à son physique repoussant et atroce. On saisit sur le vif la haine de cette femme, en lisant le portrait superbe, effroyable, en partie faux, qu'elle a tracé de lui et qu'on a récemment publié. Lui, se fût accommodé de son amitié ; mais voyant le ménage le contrecarrer un peu sournoisement, il agira ainsi qu'il le fera toujours : il écartera de son bras musclé ces gens qui s'entêtaient dans des rancunes. Le rôle des Roland s'en trouva fini. Danton avait par ailleurs subjugué les autres membres du gouvernement. Il était le maître de l'heure.

Tout se courbait d'ailleurs sous la loi sortie de l'émeute. Pour avoir voulu soulever son armée, La Fayette était contraint à la fuite. La province, qui avait protesté contre le 20 juin, ne protesta pas contre le 10 août. Les départements sauf huit qui hésitèrent — adhérèrent dès la première heure. C'était l'œuvre du manifeste de Brunswick.

Paris, lui, se gaudissait ; on semblait délivré d'un cauchemar. A lire les lettres et articles, on dirait qu'une ère nouvelle s'ouvre pour l'humanité ; c'est un attendrissement plein de gaieté ; ce ne sont que danses, ris, congratulations ; on croirait parcourir les pages du roman de Wells : Au temps de la Comète ; l'air est plus léger, les hommes portent la tête plus haut ; les femmes sont plus chastes ; tout apparaît dans une sublime harmonie ; les lettres de Mme Jullien prennent le ton du Cantique des cantiques. Cependant le roi et les siens étaient au Temple et l'on allait, le soir, conspuer la nouvelle Agrippine quelques gens demandaient la tête du despote traître dès le 20 août.

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C'est que l'invasion commençait. Le 19 août, les Prussiens avaient, avec une troupe d'émigrés, franchi la frontière à Redange. Ces derniers en avaient, malgré tout leur aveuglement, le cœur serré — il faudrait citer bien des lettres — ; ce fut un moment solennel et affreux que l'un des envahisseurs, Chateaubriand, nous peint avec émotion. D'ailleurs aucun doute sur le succès : les officiers Prussiens, qui se déclaraient les instruments du Très-Haut, se donnaient rendez-vous au Palais-Royal pour fin août : on y trouverait bonne table et le reste. Jamais, écrit Chuquet, on n'avait vu pousser plus loin le mépris de l'adversaire.

L'armée de Condé, tumultueuse et bizarre, eût voulu marcher en tête dans le but — louable — de recueillir, à l'ombre du drapeau blanc, les repentirs de la Nation. Mais les coalisés, qui voulaient beaucoup moins des repentirs que des places fortes, ne l'entendaient. pas ainsi.

Brunswick avait 80.000 hommes : c'était l'armée de Lorraine avec 42.000 Prussiens, et 29.000 Autrichiens seulement ; mais au Nord, le duc de Saxe-Teschen menaçait Lille avec 25.000 Impériaux et 4.000 émigrés ; en réserve, sur les derrières, 17.000 Autrichiens et 5.000 hommes de Condé, prêts à envahir l'Alsace, en somme, 131.000 coalisés.

Les Prussiens, surtout, semblaient redoutables ; ils bénéficiaient du prestige inouï dont avait joui, depuis Rosbach, l'armée du grand Frédéric : M. Chuquet a dit, en des pages nourries et nerveuses, tout ce qu'il y avait de faiblesse — insoupçonnée de tous — derrière cette façade de parade ; l'artillerie surtout, qui allait devenir l'arbitre des batailles, était fort inférieure à la nôtre. D'autre part, le généralissime était bien le moins propre à conduire une armée d'invasion. Si ses officiers étaient pleins de jactance, lui était plein de doutes. Philosophe ce duc de Brunswick désapprouvait la guerre à la Révolution libératrice, détestant par ailleurs, en bon Prussien, les Autrichiens qui l'appuyaient. Enfin il était de naturel indécis et de dispositions pessimistes, de ces généraux qui, la veille d'une bataille, songent avant tout aux moyens qui protégeront une retraite.

On ne savait pas tout cela à Paris : l'invasion y était tenue pour horriblement menaçante, mais la crainte, loin d'abattre, surexcitait. Gouvion-Saint-Cyr écrira que le manifeste de Brunswick donna à la France cent bataillons.

Ce ne furent pas tout d'abord les meilleurs — tant s'en faut. C'étaient ces volontaires de 1792 auxquels une légende tenace a longtemps attribué nos premiers succès, et qui, en toute vérité, faillirent.au contraire, les compromettre.

Les vrais héros de Champagne, de Lorraine, puis de Belgique seront — avec les soldats de la vieille armée royale les volontaires de 1791. Ce sont des Français, l'espèce en est bonne, écrit un général : insubordonnés, ils s'étaient, depuis les échecs de mai 1792, formés à une plus sévère discipline. Leur afflux n'avait pas tout de mime tellement grossi l'armée qu'elle ne restât fort inférieure en nombre (82.000 hommes) à celle de la coalition (131.000). La Législative avait donc provoqué une seconde levée : elle fut de qualité beaucoup plus médiocre que la précédente, celle de 1791. Les généraux ne le dissimulent dans aucune de leurs lettres. Mais ils ne désespérèrent pas de faire de ces braillards échauffés des soldats : Kellermann, dès cette époque, préconisait, pour ce, l'amalgame.

Dumouriez avait remplacé La Fayette à l'armée du Nord et, quant à Lückner, pourvu du titre vain de généralissime, on allait le reléguer sur les derrières et le remplacer à Metz par Kellermann. En réalité, Dumouriez qui s'était fait tout pardonner, et par Servan, et par Danton, prit la haute main sur les opérations.

Il entendit, sans éteindre en rien l'enthousiasme des volontaires, le capter. L'armée était, bien plus que la nation, devenue républicaine. Une vraie démence de civisme l'agitait : exploitée, pareille disposition pouvait devenir une force magnifique. Il faut renvoyer aux lettres et journaux de marche publiés depuis vingt ans, de Fricasse à Bricard, de François à Joliclerc — j'en passe vingt. Jamais on n'aura vu pareil mysticisme dans la foi : la foi les sauva. Ils mirent la Marseillaise en action.

Par surcroît, Dumouriez, trouvant bonne la pâte de 1791, la sut pétrir. Des fuyards de Mons et de Tournai, il fit, par un habile dressage les héros de Valmy et Jemmapes. La bataille les trouvera à l'épreuve. Faïence bleue, disaient, en raillant, les émigrés de ces soldats tout de bleu vêtus. On avait eu l'occasion de présenter cette faïence au premier feu pour la durcir. Elle avait semblé craquer. Mais l'espèce en était bonne : cette levée de 91 avait amené dans les camps d'admirables Français ; l'un d'eux, devenu maréchal, l'ex-tambour Victor, s'attendrira un jour sur ce mouvement Ô sublime élan de 1791, que ne puis-je te célébrer dignement !On était, écrira Marmont, dans une atmosphère lumineuse ; j'en ressens encore la chaleur et la puissance à 55 ans comme au premier jour.

Appelés à élire leurs chefs de bataillons — grosse aventure —, les volontaires, en général, les choisirent bien : un Bessières, un Championet, un Delmas, un Haxo, un Laharpe, un Lecourbe, un Suchet, un Pérignon, un Victor, un Oudinot, un Marceau, un Moreau, un Davout, etc., le quart des futurs divisionnaires de la République, six des futurs maréchaux de la Grande Armée. Ces jeunes gens seront généraux avant deux ans, émules de ces bas officiers, qui, en un an, monteront eux aussi, aux grades supérieurs, Lefebvre, Bernadotte, Ney, Murat, Augereau, Soult, Pichegru, Moncey, Hoche. Ces deux équipes, auxquelles vont se joindre celle des jeunes chefs de 1792, Mortier, Gourion, Brune, Lasalle, Joubert, en attendant qu'elles mènent des armées, vont conduire, d'admirable façon, au feu leurs bataillons. C'est grande fortune pour la France qui, par ailleurs, garde une partie des officiers de son artillerie et de son génie, moins portés à émigrer que ceux de l'infanterie et de la cavalerie : ces hommes, sérieux et résolus, attendent derrière leurs canons cette superbe infanterie Prussienne qui, avant six semaines, fléchira devant ces lignes de bronze ; l'arme blanche des volontaires de 91 fera le reste — et leur âme de feu.

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Il fallait bien six semaines pour que du chaos jaillît l'armée nouvelle. On ne put défendre Longwy qui, le 20 août, capitula la garnison en sortit, mais déjà son imperturbable civisme déconcerta émigrés et Prussiens ; pas un soldat — le fait donnait tort aux prédictions optimistes de l'émigration — ne consentit à passer dans les rangs ennemis. Les officiers allemands restaient impressionnés de cette attitude.

Kellermann, arrivé le 27 août à Metz, trouva du désordre, mais le moral des troupes excellent. On criait : Ça ira ! ; et l'on criait encore : Ça ira ! au camp de Maalde, où Dumouriez, par sa belle humeur autant que par sa fermeté, avait repris en main le soldat.

Brunswick pensa passer entre les deux ; le roi de Prusse, qu'entraînaient les émigrés, le poussait vers Paris ; le duc eut préféré conquérir des places ; il s'attarda, du 24 au 29 août, au camp de Praucourt où, sous la pluie, les troupes prussiennes contractèrent les premiers germes de la dysenterie. Cependant leur prestige était tel encore qu'il suffit à faire capituler Verdun le 2 septembre. Mais, là encore, l'attitude de la garnison était faite pour impressionner le vainqueur : le commandant Beaurepaire s'était fait sauter la cervelle plutôt que de signer la capitulation, et lorsque, le 2, les troupes françaises sortirent, les soldats, défilant devant Brunswick, crièrent : Au revoir, dans les plaines de Champagne !

Cependant Kellermann à Metz, Dumouriez à Sedan forgeaient hâtivement, mais activement l'arme des prochaines revanches.

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La prise successive de Longwy et de Verdun n'en constituait pas moins une effroyable menace ; l'ennemi était sur l'une des crêtes du bassin Parisien. A Paris, la surexcitation croissait. Le gouvernement était débordé : Nous avons beau ne pas dormir, écrivait Mme Roland, et déployer une activité plus qu'humaine, il est impossible de réparer en peu d'heures l'effet de quatre années de trahison. De fait, la situation était terrible. L'Assemblée ayant suspendu le roi, avait assumé le pouvoir, mais elle n'était pas de grand secours pour son Conseil exécutif. Les Clubs et la Commune la dominaient : tantôt elle leur obéissait, par exemple en établissant le suffrage universel pour l'élection d'une Convention, et tantôt essayait de leur résister. C'était une Assemblée croupion : sur 750 membres, à peine 258 à 260 siégeaient ; la Dite s'était enfuie, le Centre était à peu près volatilisé ; la Gauche était opprimée par l'Extrême-Gauche.

Elle avait consenti à laisser s'organiser une avant-Terreur : nobles et prêtres furent tenus tous pour conspirateurs et traités en suspects. Le 17 août, croyant prévenir des massacres, elle avait créé un véritable tribunal révolutionnaire chargé de juger les crimes du 10 août — s'entend ceux des aristocrates. On avait alors rempli les prisons : dès le 15 d'ailleurs, l'Assemblée avait décrété que les pères, mères, femmes et enfants d'émigrés seraient considérés comme otages et consignés à ce titre et, le 26, que les prêtres réfractaires non déportés seraient enfermés dans les prisons. Le 28 août, Danton avait obtenu qu'on autorisât des visites domiciliaires qui, dans la majeure partie des cas, se terminèrent par l'incarcération, à l'Abbaye, à la Force, aux Carmes, des suspects visités.

La Commune avait la prétention de gouverner Paris : c'était une puissance qui faisait trembler Vergniaud dans l'Assemblée, Roland et jusqu'à Danton au Conseil. Elle s'était grossie du haut état-major jacobin, de Billaud à Chaumette, et n'avait maintenu Pétion à la mairie qu'à condition qu'il se soumettrait à sa loi ; en vain Mme Roland gémissait de cette folle Commune que Mme Jullien elle-même estimait trop altière ; en vain l'Assemblée avait essayé de la briser, Danton qui, cependant, ne l'aimait guère, l'avait sauvée. Il espérait rétablir l'union entre les deux pouvoirs : il fit appel à la concorde. Il fallait qu'unies, les deux assemblées participassent au mouvement contre l'ennemi commun, l'Allemand menaçant ; le 2 septembre, on appellerait la population au Champ-de-Mars où s'enrôleraient de nouveaux volontaires. Le tocsin qui va sonner n'est point un signal d'alarme : c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace, et la France est sauvée.

Les apologistes de Danton affirment que, voyant la populace prête à se jeter sur les prisons, il entendit l'attirer au Champ-de-Mars et faire de ceux qui se préparaient à égorger, des soldats de la République. Certes Danton ne rêvait pas d'un massacre ; mais, n'étant pas aveugle, il savait bien que la Commune en préparait un et qu'à la première nouvelle d'un événement funeste en Lorraine, le massacre commencerait — et il apprit, avant Paris, la capitulation de Verdun. Que lui, ni Roland, ni Servan, ni Pétion n'aient fait garder immédiatement les prisons, il peut y avoir là chez un Roland, chez un Servan l'effet d'une lamentable incurie : il ne peut y avoir chez un Danton qu'une consciente complicité. Mais on était à la veille des élections à la Convention : celles de Paris allaient être faites par la Commune, et Danton était candidat. La Commune voulait le massacre comme un moyen de terreur ; Danton voulut être aveuglé. Cette âme violente ne répugnait d'ailleurs nullement au carnage : il eût ordonné les massacres, s'il les eût jugé nécessaires ; il les laissa faire, les jugeant inévitables ; crime qui pèse cruellement sur un homme qui cependant n'était pas, nous le savons, un pur scélérat. Danton, loin de prévenir les massacres, les facilitait : attirant au Champ-de-Mars les vrais patriotes, il livrait les prisons à la lie. Supposer qu'il ne vît pas clair, c'est le tenir pour un sot. Et il ne l'était guère.

Le soir du ter septembre, la surexcitation était au comble. Notre bourgeoise écrit que le peuple se réveille : Mon Dieu, laissez le faire ! Et ça ira ! Danton laissa faire — et ça alla.

***

Le 2 au matin, on apprit la prise de Verdun. La Commune qui avait vu se dresser contre elle — une heure — l'Assemblée presque toute entière, cherchait une journée qui affermît sa puissance. La France, par ailleurs, allait voter. Qui élirait-elle ? Peut-être des brissotins, des rolandistes ? Il la fallait terrifier. Collot avouera : Sans le 2 septembre, il n'y aurait pas eu de Convention Nationale. Il veut dire : de Montagne à la Convention.

Certes la fermentation du peuple était grande et légitime. On la surexcitait : John Moore entend les orateurs de carrefours se livrer à d'incroyables déclamations : il y avait, à les entendre, des traîtres sous chaque pavé ; de Marie-Antoinette, si solidement garrottée cependant, à Mme Roland, son ennemie, si peu suspecte d'agissements royalistes, tout le monde trahissait ; Coblentz avait partout des complices. On répand, le 1er septembre, la brochure : Grande trahison de Louis Capet. Complot découvert pour assassiner dans la nuit du 2 au 3 de ce mois tous les bons citoyens..., etc. Les patriotes s'affolaient réellement ; on allait les massacrer, leur disait-on ; alors ils laissèrent massacrer.

En réalité, les amis de la Commune, je le répète, entendaient atteindre Roland plus même que les royalistes. Marat, depuis que le ménage lui avait refusé une subvention sur les fonds secrets, poursuivait d'ignobles invectives Mme Roland et son mari. Il entendit les frapper par incidence. Pour la première fois, l'effroyable publiciste qui, depuis trois ans, enfiévrait Paris, passa à l'action directe. De sa propre autorité, il s'installa au comité de surveillance créé par la Commune et parla du haut de ce Sinaï : les gens du Conseil exécutif feraient échapper les coupables ; il fallait exécuter ceux-ci et se débarrasser, chemin faisant, des Roland et des Brissot. Marat, qui ne cloutait de rien, signa, sans aucun mandat, un ordre de prise de corps contre le ministre de l'intérieur Roland.

Les sections, cependant, s'agitaient. La section Poissonnière prit l'initiative ; elle arrêta que tous les prêtres ou personnes suspectes enfermés dans les prisons de Paris, Orléans et autres, seraient mis à mort. Des sections adhérèrent. Le Comité de surveillance lança l'ordre de meurtre.

Il était enjoint de juger. Enjoint à qui ? A tout le monde. Des juges se trouvèrent : des ratés comme l'acteur Dugazon dont Salamon avait encore, bien des années après, la voix aigre dans l'oreille ; c'était le plus notable, avec Maillard, déjà célèbre par les journées d'octobre et qui fut le grand juge : celui-ci n'était pas en apparence un énergumène. Il arriva en habit noir, les cheveux poudrés. Il n'avait pas une figure repoussante. Ces juges trouvèrent des exécuteurs très facilement : des fédérés marseillais qui ne se décidaient pas à s'aller battre  aux frontières : Triple nom de D..., crie l'un d'eux devant Maton de la Varenne, je ne suis pas venu de 180 lieues pour ne pas f..... 180 têtes au bout de ma pique ! : c'étaient des têtes françaises qu'il voulait dire. Ces misérables étaient mélangés de bandits ; Méhée de la Touche cite des actes de véritable brigandage, vols et saccage ; mais ils entraînèrent de petites gens de Paris. Pour le Dr Cabanès, ces journées de septembre restent un des phénomènes les plus incontestables de la névrose révolutionnaire, faite de peur, d'enthousiasme, de cruauté et de luxure : l'effroyable traitement infligé à la princesse de Lamballe, à la Force et dans les rues, est la preuve que ces massacreurs étaient, pour une heure, atteints d'un sadisme aigu.

Louis Blanc se défendait — il avait paru excuser les massacres — d'avoir voulu sabler sur le sang. Ne sablons pas : mais disons, à l'honneur du peuple de Paris, que les plus pessimistes estiment à 150 à peine le nombre des massacreurs proprement dits. Ce qu'il y a d'horrible précisément, c'est que ces 150 bandits —une poignée ! — aient pu agir trois jours au milieu d'une sorte d'indifférence apparente et faite de peur, qui, du gouvernement et de l'Assemblée, avait gagné le peuple.

Le tribunal se transporta à l'Abbaye : les prisonniers étaient amenés ; ils étaient ou délivrés ou précipités dehors ; les égorgeurs les y attendaient et les abattaient. Maillard quitta l'Abbaye, lorsque ce fut fini. Il n'y a plus rien ici, allons aux Carmes. Aux Carmes, c'étaient surtout des prêtres, entre autres, l'archevêque d'Arles. Les égorgeurs ayant voulu les exécuter prestement, Maillard cria : Attendez ; ne les tuez pas si vite ; on va les juger ! et il les jugea dans le sombre corridor qui subsiste. Et ainsi furent visitées toutes les prisons. Au minimum 1.176 meurtres sont enregistrés : mais 438 autres personnes ayant disparu ce jour-là des prisons, on les peut joindre aux jugés de Maillard, soit 1.614 prisonniers sans défense massacrés ; on en massacra aux Carmes (116), à la Conciergerie (100), à la Force (65), à la Tour Saint-Bernard (73), au séminaire Saint-Firmin (76), au Châtelet (223), à l'Abbaye (318) ; et telle était l'horrible envie de tuer, qu'on alla tuer à Bicêtre et à la Salpêtrière où se passèrent des scènes particulièrement lubriques. On sait par ailleurs celles dont la rue fut le théâtre : le dépècement des corps, la profanation des cadavres, les rires obscènes, les délibérations entre bourreaux sur le corps pantelant des victimes. Il faut lire les témoignages : on ne résume pas ces scènes. Çà et là quelques éclairs d'humanité, ce qui indique bien qu'aux bandits s'étaient joints des titis parisiens toujours prêts à mettre de la générosité dans le drame.

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La Commune avait déchaîné ou laissé se déchaîner l'événement : Billaud-Varenne avait couru les prisons, barbotant dans le sang, encourageant le peuple : Peuple, tu immoles tes ennemis, tu fais ton devoir !, et faisant payer 24 livres à chacun des tape-dur de Maillard. Le lendemain, l'assemblée de l'Hôtel de Ville enverra une circulaire aux départements, où elle vantera l'acte de justice qui lui a paru — au peuple — indispensable pour retenir par la terreur ces légions de traîtres cachés dans ses murs au moment où il allait marcher à l'ennemi et excitera la Nation à adopter des moyens si nécessaires de salut public.

Le maire Pétion, à son ordinaire, joua les l'once Pilate. Au début des massacres, un médecin, le Dr Seiffert, étant venu le conjurer de sauver la princesse de Lamballe, il répondit : Le peuple de Paris administre lui-même la justice et je suis son prisonnier. Le troisième jour, des massacreurs s'étant présentés à la mairie, Pétion qui traitait à déjeuner Brissot, Gensonné et Duhem, reçut ces travailleurs couverts de sang : Monsieur le Maire, nous avons dépêché ces coquins-là, il en reste encore 80, que voulez-vous que nous en fassions ?Ce n'est pas à moi qu'il faut s'adresser, dit-il, d'une voix blanche ; mais il leur fit verser à boire.

L'Assemblée terrorisée voulut, elle aussi, être impuissante. Dans la soirée du 2, elle affectait de ne rien savoir quand elle fut prévenue très précisément que des rassemblements se formaient pour forcer les portes des prisons. Elle décida d'envoyer des commissaires pour parler au peuple et rétablir le calme. Deux heures après, ils vinrent avouer leur impuissance : Choudieu rapporte dans ses Mémoires qu'un des juges de l'Abbaye, le comédien Dufraise lui avait dit : Si tu viens pour arrêter la justice du peuple, je dois te dire que tu ferais de vains efforts. L'un des commissaires, Dusaulx déclara à l'Assemblée. Les ténèbres ne nous ont pas permis de voir ce qui se passait.

L'Assemblée entendit rester, sinon dans ces heureuses ténèbres, au moins dans une pénombre propice. La Commune mettait cependant de la cruauté à lui faire savoir ce qui se passait, Tallien ajoutant d'ailleurs, en son nom, qu'il n'y avait dans les prisons que des scélérats. Les députés prirent le parti de lever sa séance ; le 3, elle n'agit pas plus. La Montagne adoptait la thèse de Tallien ; elle partageait l'opinion de Mme Jullien qui, le 2, écrit : Je jette... un voile sur les crimes qu'on a forcé le peuple à commettre par tous ceux dont il est depuis deux ans la triste victime. Elle assurait d'ailleurs : Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens : point d'humanité barbare. Les Bordelais étaient, eux, très émus : Gensonné, le 3, dans la soirée, demanda à la tribune qu'on rappelât le peuple à sa dignité. Un décret fut rendu qui prescrivait aux autorités de faire respecter la sûreté des personnes ; les commissaires désignés pour porter le décret aux sections prétextèrent qu'il était fort tard (10 heures du soir) et ne partirent pas ; on continua à égorger toute la nuit. Roland d'ailleurs, Roland lui-même, calmait les scrupules. Dans une lettre où il parlait naturellement de ses vertus, il ajoutait : Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile. Je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice. D'ailleurs, il semble ce jour-là, un pince-sans-rire tragique : s'il faut arrêter l'effervescence populaire c'est, écrit le ministre, parce qu'on pourrait en abuser. En réalité, l'Assemblée et le Conseil laissèrent, cinq jours durant, couler le sang. Le peuple, écrit tranquillement Couthon, le 6 encore, continue à exercer sa souveraine justice dans les différentes prisons de Paris. L'indifférence, aussi bien, semblait générale. Les assassinats continuent, écrit le 6 Morris..., le temps est agréable. Le 5, un aristocrate avait écrit : Les visages ne paraissent aucunement émus. Et, cependant, Fournier l'Américain achevait par un beau coup de s'illustrer en faisant massacrer, en cours de route, à Versailles, 53 prisonniers qu'on était allé arracher aux prisons d'Orléans — prisonniers de marque, puisque d'anciens ministres de Louis XVI, de Lessart et d'Abancourt, furent égorgés dans le nombre.

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Nous sommes sous le couteau de Robespierre et de Danton... Danton est sous main le chef de la horde, écrit, le 5, Mme Roland. La haine l'égarait. Danton n'était pas le chef : mais il fut le complice. Il dira des massacres. Nulle puissance n'aurait pu les arrêter. Excuse commode : en réalité, les massacres l'arrangeaient assez — j'ai dit pourquoi. Si une main eût pu les arrêter, c'était la sienne ; mais il n'entendait nullement se brouiller avec la Commune. Le pis fut que son cabinet le compromit. C'est sous sa signature que fut envoyée par Fabre d'Églantine l'affreuse circulaire, apologie des massacres. Telle société populaire — celle de Rouen — écrit, le 12, qu'elle a reçu le placard officiel de Danton : il est probable que ce contreseing fut surpris — Mme Roland elle-même avoue qu'il confiait sa griffe —. Puis, comme il n'aimait pas passer pour avoir été trompé, il préféra être tenu pour un meneur que pour un mené. Et il se vanta cyniquement d'avoir déchaîné les massacres : C'est moi qui l'ai fait, dira-t-il au duc de Chartres. Que m'importe d'être appelé buveur de sang ! dira-t-il plus tard encore à la Convention.

Aussi bien, tout son parti, après quelques hésitations, se décidait à exalter l'événement pour ne le pas blâmer : Billaud se vantera d'avoir arrêté le roi de Prusse ; Mme Jullien, le 6, affirme qu'on avait empêché simplement des scélérats de souiller la terre du sang du peuple. C'était la légende : les fédérés brestois écrivent le 3 : Les circonstances rendaient ces exécutions pour ainsi dire excusables : le 6, ils les jugent nécessaires. Le peuple a exercé sa justice dans les prisons. L'un des Montagnards les plus modérés, Robert Lindet, écrira qu'il n'a vu là que l'application impartiale des principes du droit naturel.

Il est vrai que, mieux informé, le même Lindet écrira en l'an IX : Il ne s'agissait pas d'un mouvement populaire : tout était ordonné... Je conviens que si l'un des trois pouvoirs — Assemblée, Conseil exécutif, Mairie de Paris — avait refusé son assentiment à ce que l'on proposait, ces évènements n'auraient jamais souillé la France. A y bien réfléchir, cet aveu d'un législateur jacobin de 1792, peu suspect, me paraît terrible.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Beugnot, Barbaroux, Hua, Mme Roland (Mémoires, Lettres), Mme Jullien, Dubreuilh, Moore, Couthon, Thiébault, Rabusson-Lamothe, Frénilly, Fournier l'Américain, Morris, Dumas, Choudieu. Salmon, Vaissière, Aulard, (Jacobins, IV) — Aulard, Actes du Comité de Salut public (Le Conseil Exécutif), I, 1889. Barras, Mémoires, I, 1895. Buzot, Mémoires, 1866. Marolles, Lettres d'une mère. 1901. Barère, Mémoires, I, 1842. Lettres des fédérés brestois (Rev. Fr., 1897). Chardon, Cahiers des procès-verbaux des Jacobins de Rouen, 1901. Chateaubriand, Mémoires (éd. Biré), 1898. Condorcet, Œuvres, I, 1855. La Réveillère-Lépeaux, Mémoires, I, 1873. Garat, Mémoires, 1795. Miot, Mémoires, 1867. Récits des massacres de septembre, réédités par G. Lenôtre. 1910. Weber, Marquise de Tourzel. Souvenirs d'un vieillard, Maton de la Varenne, Méhée, Jourgniac de Saint-Méard, Abbés Berthelet, Vialar et Sauvin et les dossiers des massacreurs.

OUVRAGES déjà cités de Dard (Hérault), Sorel (III), Esmein, Biré, Colfavru, Pingaud, Montier, Charavay, Chuquet (I). — Bougeart, Danton, 1861. Robinet, Danton, homme d'Etat, 1889. Aulard, Etudes sur Danton, Etudes, I, Il et IV. Almeras, Fabre d'Eglantine, 1901. Mme de Blocqueville, Davoust, 1860. Caron, La question des volontaires (Rev. Histoire moderne, 1909). Rousset, Les Volontaires, 1882. Chuquet, II, Valmy, 1898. Cabanes, La Névrose révolutionnaire, 1905. A. Dubost, Danton et les massacres (Rev. Fr., VII). Lenôtre, Les Massacres de septembre, 1909. Masson, Les Massacres de septembre dans Jadis, III, 1909.