LA RÉVOLUTION

DEUXIÈME PARTIE. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

 

CHAPITRE XIX. — LA QUESTION DE DÉCHÉANCE.

 

 

La Gauche menace le roi pour obtenir le rappel des ministres. La suspension de Pétion. Le baiser Lamourette. Le 14 juillet 1792. L'arrivée des fédérés. La Patrie en danger.

 

La Gauche avait eu peur ; qu'on lise les lettres de Couthon, de Mme Roland, de Mme Jullien, des députés de la Montagne, le même sentiment s'y traduit, du 20 juin au 3 juillet ; et puis un immense cri de soulagement y éclate le 3. L'échec de La Fayette, œuvre de la Cour, mettait fin à toutes les craintes.

Rapprochés par une commune peur, les chefs de la Gauche, un Brissot, un Robespierre semblaient réconciliés. Tous attendaient les fédérés pour recommencer un 20 juin : surtout ceux de Brest et de Marseille, partis ceux-ci le 19, ceux-là le 22 juin, promettaient beaucoup. Le 2 juillet, l'Assemblée avait décrété qu'ils se réuniraient à Paris même et le roi avait sanctionné le décret. Ni ceux de Marseille ni ceux de Brest ne pouvaient être au Champ-de-Mars pour la fête du 14 juillet. Ils ne marchaient sur Paris que pour renverser le roi, la grand'ville ayant besoin, écrit le Patriote, d'un renfort de patriotisme.

En attendant leur arrivée, on enfiévrait de son mieux le peuple. Des chansons contre le Roi se chantaient dans les carrefours :

Nous le traiterons, gros Louis, biribi

A la façon de Barbarie, mon ami,

Gros Louis, biribi.

A l'Assemblée, c'était une autre chanson. Le 3 juillet s'était fait entendre le chant, celui-là tragique, de Vergniaud. Il fallait proclamer la patrie en danger : ce serait d'un puissant ressort pour soulever les esprits. Le Cicéron bordelais fut, à la vérité, d'un cicéronisme de club : le sombre génie des Médicis, l'hypocrisie sanguinaire des jésuites La Chaise et Le Tellier..., la Saint-Barthélemy, les Dragonnades, tous les lieux communs historiques, défraîchis et cependant toujours précieux, avaient servi ; il avait aussi dénoncé le sourire insolent de nos ennemis intérieurs qui annoncent l'approche des troupes coalisées. Ici il avait raison : on se réjouissait à la Cour ; il n'en va pas moins que, si le tribun ne désirait pas la déchéance, de telles paroles, tombant du Manège à la rue, préparaient l'événement. Nous marchons à grands pas à la catastrophe, écrit Morris le 10 juillet.

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C'est là-dessus qu'on apprit que l'infâme directoire venait de suspendre (le 7 juillet) Pétion et Manuel, le maire et le procureur de la Commune. Là encore, on avait trop attendu pour sévir ; au lendemain du 20 juin, la mesure paraissait fatale même aux amis de Pétion. Quinze jours après, elle parut ou fut représentée comme le premier acte d'un coup d'État.

Le maire était alors l'homme le plus populaire de son parti : toutes les Gauches s'en réclamaient : La vierge Pétion, disait de lui Couthon exalté, le 19 novembre ; vierge et martyr le 7 juillet. Mme Jullien parlait de son intérieur délicieuxLa vertu est là, mon fils — ; la vertu en chausses, écrit-elle encore ; les Bordelais le tenaient pour un des leurs. La rue s'en laissait imposer. Le premier enfant, baptisé par l'évêque Gobel, s'était appelé Pétion Nationale Pique. Ce personnage le plus plat de son époque — était déifié : Aristide ou Socrate, comme le qualifiait Mme Jullien, cela n'était pas assez : on allait publier une Vie de Pétion, où l'auteur, comparant Pétion à Jésus-Christ, concédait d'ailleurs que celui-ci eût dû être maire de Jérusalem comme Pétion — nouveau Messie — l'était de Paris. Au fond, ce Messie était à la fois un lâche et un sot. Le lâche Pétion, diront de lui ses amis de 1792. M. Sagnac nous le montre sous des couleurs inquiétantes.

Il n'en va pas moins que Louis XVI avant, le 12, confirmé la suspension de ce pied plat, ce fut un déchaînement. Les Girondins, que le maire fréquentait, voulaient leur homme, ne fût-ce que pour le principe ; quant aux gens qui préparaient l'émeute, ils n'y pouvaient réussir que si Pétion, aveugle volontaire, restait à la mairie. Plus simplement le peuple, entiché de ce Messie, criait : Pétion ou la mort !, une de ces formules emphatiques et stupides qui font la fortune d'un homme. Cette suspension, justifiée par l'attitude du maire au 20 juin et en tous cas légale, fut tenue, écrit Dumas, pour une violation manifeste de la Constitution. Les députés, par un abus de pouvoir, celui-là évident, levèrent la suspension. Le roi eût pu s'en autoriser pour frapper l'Assemblée ; il resta, comme toujours, déconcerté : il était perdu.

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Déjà les propositions de déchéance se multipliaient : dès le 3 juillet, Vergniaud n'étant agressif que par allusions, Cambon avait plus brutalement demandé la déchéance d'un roi manifestement de connivence avec l'étranger. Dans les séances du début de juillet, l'Extrême-Gauche se substituait aux Girondins étonnés ; ceux-ci étaient mal fixés au fond sur ce qu'ils voulaient : la déchéance du roi les effrayait ; ils en étaient encore à ne désirer que le retour de leurs ministres ; un Chabot, un Cambon, un Merlin savaient, eux, ce qu'ils voulaient. Les Girondins, au contraire, restaient sibyllins et nuageux : Condorcet lui-même demandait simplement qu'on rendit le roi impuissant. Partagée entre deux sentiments contraires, l'Assemblée s'énervait sans aboutir à rien : ce haut degré d'énervement explique seul cette singulière scène du baiser Lamourette.

Lamourette, évêque de Lyon, ayant pathétiquement fait appel à l'union de tous devant le danger de la Patrie, on vit soudain les députés qui, la veille, échangeaient des soufflets, se jeter dans les bras les uns des autres avec des torrents de larmes. Incompréhensibles miracles de l'électricité... toute l'Assemblée debout, écrit un témoin, les bras en l'air... Les députés levaient leurs chapeaux et les faisaient jouer en l'air. Les tribunes trépignaient ; les voûtes retentissaient de joie, d'applaudissements. L'ivresse avait saisi toutes les têtes. On avait acclamé la formule de l'évêque. Haine à la République ! Cela avait paru un cri de réunion, d'où cette rage au cœur d'une bonne jacobine. Le roi prévenu accourut : il était bien, le bon Louis XVI, l'homme de ces moments-là. Il sourit, pleura, bénit. On sortit en larmes. Et quelques heures après, on se remit à se manger les yeux, comme l'écrit Montmorin le 10. Cette scène trahit un état de nerfs qui explique tout, les héroïsmes et les sottises, les faiblesses et les audaces, les crimes et les belles actions de l'époque. On avait perdu la tête, des Tuileries au faubourg Saint-Antoine.

Dès le soir du baiser Lamourette, Le Coz, tout enivré de tendresse, avait failli être assommé par trois citoyens enivrés de tout autre chose. En réalité, les clubs poursuivaient la campagne de déchéance et ne voulaient pas de réconciliation. L'Assemblée cependant fit un dernier effort de résistance à la rue : le 10 juillet, La Fayette fut absout par 446 voix contre 224 : rien, plus que ce vote, ne trompa la Cour : lorsque le roi se réfugiera, le 10 août, au Manège, c'est avec la pensée que l'Assemblée savait parfois tenir ferme.

Mais les esprits s'enfiévraient, jusqu'au délire, des dangers de la patrie. Le 11, l'Assemblée déclara la Patrie en danger. A la veille de la fête du 14 juillet, telle proclamation allait donner à la nouvelle Fédération un caractère tragique.

Pétion, rétabli le 13 dans ses fonctions, fut le héros de la fête. Il fut, au Champ-de-Mars, acclamé comme, deux ans avant, La Fayette, aux dépens des souverains. Ceux-ci étaient fort menacés : Danton avait dit publiquement qu'on s'en débarrasserait le 14. Ils firent bonne contenance au milieu des huées. Mme de Staël a décrit ces malheureux, la reine les yeux pleins de larmes, le roi serré de si près que lorsqu'il se rendit à l'autel de la patrie pour y prêter serment, on le crut submergé. Quand il monta à l'autel, on crut voir la victime sainte s'offrant volontairement au sacrifice.

Les fédérés arrivaient depuis huit jours ; entraînés au Club, ils y étaient, par Robespierre, engagés à sauver l'État. Billaud-Varenne précisait le sens de la formule : Il fallait chasser les Tarquins. Les fédérés s'y engageaient ; ils refusaient de quitter Paris pour la frontière : Aucun de nous n'ira sur les frontières si le roi n'est pas suspendu. Le mot : suspension du roi, courait maintenant Paris et bourdonnait déjà dans les couloirs de l'Assemblée où, écrit Lamothe, certains parlent de déposer le roi avec moins de formalités qu'on n'en mettrait à la destitution d'un simple commis.

Les fédérés réclamaient plus : la déchéance. Il en arrivait sans cesse ; ils étaient 2 690 le 18 ; le 30, ils étaient 5 314. Un comité central les dirigeait, avec un directoire exécutif des cinq auquel s'adjoignaient les meneurs parisiens, Gorsas, Fournier — qui ne marchait plus sans avoir dans sa poche la résistance à l'oppression —, Carra, Santerre, Chabot, Lazowski. Le 17, sous l'influence de ce comité, les fédérés portèrent à l'Assemblée une pétition dénonçant la trahison du Roi. Le président répondit vaguement : On trouverait dans la constitution des moyens de sauver la Nation.

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Mais, à la même heure, une manifestation dramatique surexcitait la rue, favorisant ainsi les projets des conspirateurs. On sait que Hérault avait fait proclamer la Patrie en danger — il avait là-dessus mirabeauté, écrit Mme Jullien —. C'est dans les journées des 22 et 23 juillet que, sur les places publiques, fut faite la proclamation du décret tragique par les officiers municipaux. Tandis que le canon d'alarme retentissait sur le Pont Neuf, auquel répondait celui de l'Arsenal, ceux-ci, l'écharpe tricolore en sautoir, escortés de cavalerie, criaient aux carrefours : La Patrie est en danger ! Cependant, sur des estrades pavoisées de tricolore, derrière une planche posée sur des tambours, on recevait les engagements volontaires. Le patriotisme s'exaltait : mais il était fait de colère autant que d'enthousiasme. Colère justifiée : Les Autrichiens, écrivait Morris le 25, parlent avec la plus grande confiance de passer l'hiver à Paris : on connaissait ces rodomontades ; on pouvait craindre de les voir se réaliser : on se méfiait des chefs, des députés mêmes et surtout de la famille royale. Et nous savons qu'en ce qui concernait Marie-Antoinette, on n'avait pas tort. Autour d'elle, on appelait, on pressait l'arrivée de l'étranger. Notre maladie avance bien, écrit joyeusement, le 10, un aristocrate.

On devinait ces propos. Pour les volontaires, il était expédient que, si l'on se devait battre à la frontière, il ne fallait pas que la trahison des Tuileries tuât par derrière les soldats de la Nation.

L'Assemblée était débordée : la Gauche elle-même se sentait dépassée. Les Bordelais hésitaient : que le Roi rappelât Roland, Clavières et Servan, et on le garderait. Vergniaud, Gensonné et Guadet firent parvenir secrètement au Roi un ultimatum. Puis, voulant impressionner Louis par une démarche publique, ils le firent, le 26 juillet, sommer par la Commission des Douze, comité législatif qui, suivant l'expression de M. Aulard, s'érigeait déjà en comité de Salut public Les Douze présentèrent à l'Assemblée une adresse — rédigée par Condorcet — : La Nation seule saura sans doute défendre et conserver sa liberté, mais elle vous demande, Sire, une dernière fois, de vous unir à elle pour défendre la Constitution et le trône.

Sous main, Brissot s'offrait à sauver le trône, si le roi s'inféodait à la Gironde. A gauche déjà l'on flairait en lui un traître : Barnave !, lui criait-on : Vergniaud, aussi disposé à épargner le roi, s'il se soumettait, était également flétri : Barnave deux, disait-on. Au fond, ces politiciens de la Gironde espéraient prévenir une révolution préparée par Chabot à l'Assemblée, par Danton dans les clubs. Mais il était trop tard. Si la Cour n'entendait pas plus être sauvée par Brissot que par La Fayette, les conspirateurs, de leur côté, étaient bien résolus à ne pas se laisser frustrer de leur proie par ces bavards.

Barnave deux arrivait trop tard — comme un an auparavant Barnave premier.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Dumas, Hua, Couthon, Morris, Malouet II, Girardin, John Moore, Le Coz, Frénilly, Beugnot, Brissot, Rabusson-Lamothe, Fournier l'Américain, Mme Julien, Mme Rolland (Mémoires, Lettres), Vaissière. — Aulard, Jacobins, IV, 1892. Dubreuil (député) (Rev. Rev., XIII). Barbaroux, Mémoires, 1840. Rœderer, Chronique de Cinquante Jours, 1832. Pétion, Lettre du 6 août 1792 (Revue des autographes, septembre 1905).

OUVRAGES déjà cités de Albert Sorel (III), Colfavru, Biré, Guadet, Charavay, Cahen, Sagnac. — Aulard. Danton et ta Révolution du 10 août. Etudes, IV. Mortimer-Terneaux, Histoire de la Terreur, 1820.