LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE IX. — LA GUERRE OU LA PAIX ?

 

 

L'Europe et la Révolution. L'Europe de 89. Son erreur au sujet de la France en général et singulièrement de la Révolution. Divisions de l'Europe : la Question d'Orient ; la Question de Pologne. La Pologne nous sauvera six ans. Catherine II. L'empereur Léopold. Les possessionnés d'Alsace. La France renonce aux conquêtes. L'affaire d'Avignon. L'Europe se ramasse en 1790, mais hésite. Léopold attend l'appel de Louis XVI.

 

Nous aurons bientôt une Constitution, nous avons du blé, a écrit, le 5 juillet, un Constituant, mais mon avis est que la guerre emportera notre blé, notre Constitution et nos assignats. L'idée hante à cette époque — leurs lettres trahissent le fait — nombre des députés. L'heure était arrivée où il leur fallait porter leurs regards loin des murs du Manège et des frontières mêmes de la France. Jusque-là, ils avaient, à travers maintes difficultés, bâti leur monument, en tant, de ses parties chimérique. Mais un nouveau facteur se posait : le facteur extérieur. Le bruit commençait à s'accréditer que l'Europe s'allait mêler des affaires de France : bruit menaçant, souci formidable par tous les partis. Car à tout esprit éclairé il apparaissait clairement que la guerre forcerait la Révolution ou à reculer ou à s'exagérer — double danger qui devait particulièrement alarmer les hommes de 1789.

Longtemps, on s'est posé la triple question : Pourquoi l'Europe monarchique n'a-t-elle pas étouffé dans l'œuf la Révolution qui l'allait menacer ? — Comment la coalition, tardivement formée entre tant de puissances, a-t-elle pu être tenue en échec par ce seul pays de France, livré à l'anarchie, abandonné par ses chefs militaires et conduit par un gouvernement à tant d'égards si neuf ? — Par quel miracle enfin l'Europe à peine déconfite se désunit-elle devant la Révolution à peine victorieuse, au point d'entrer en composition avec elle, pour se dépecer de ses propres mains au bénéfice de la France nouvelle ?

La solution au triple problème, c'est Albert Sorel qui l'a trouvée, en faisant à la veille, puis au lendemain de la Révolution, son tour d'Europe où il nous faut le suivre un moment.

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Pourquoi l'Europe est intervenue tardivement, maladroitement, et, en dernière analyse, malheureusement ? Pour l'unique raison qu'il n'y avait pas d'Europe.

La vieille république chrétienne du moyen âge n'existait plus. A la politique égoïste et féroce d'agrandissement tout avait été, depuis quatre siècles, sacrifié : communauté de religion, liens de famille, solidarité monarchique, et les plus solennels serments d'alliance et d'amitié.

Il n'y avait plus de droit : la force primait tout ; le succès des coups de force avait rompu tout lien entre les princes chrétiens. Hier — pour ne nous en tenir qu'à cet exemple — c'était la Pologne que dépeçaient deux souverains philosophes, Frédéric II et Catherine II, et une princesse apostolique, Marie-Thérèse. L'Europe ne possédait plus que ce que Metternich appellera un jour des entrailles d'État. Lorsque cette Europe se décidera à marcher contre la Révolution dira-t-elle, ce ne sera nullement pour obéir à la solidarité monarchique, mais dans l'espoir de trouver à l'ouest du Rhin une nouvelle Pologne à démembrer : on ne secourra le bon frère Louis XVI, que lorsqu'on le croira si à merci, qu'il lui faudra payer de quelques provinces l'intervention de ses bons frères.

La cause des rois ! La cause des dynasties ! cela se dira hypocritement en 1792 : mais la Révolution n'alarme ni ne scandalise l'Europe en 1789 et 1790 : elle la réjouit plutôt. Les princes l'assimilent à tort à une révolte qui va affaiblir un pays redouté et détesté, la France. Or la politique constante de l'Europe a été d'encourager sans vergogne la révolte des peuples contre les princes. Elle prit la Révolution pour un accident analogue à telle révolte de la Hongrie ou de la Belgique contre l'Empereur. Elle ne prévit pas la force d'expansion que devait prendre le mouvement français : ce ne sera qu'après cinquante ans d'expérience, que Metternich dira plaisamment : Lorsque la France est enrhumée, l'Europe éternue.

L'Europe n'était d'ailleurs pas plus scandalisée qu'alarmée. Elle était blasée sur les attentats aux couronnes. Candide avait rencontré hier à Venise dix souverains détrônés. Le régicide même du 21 janvier ne manquera point de précédents : Catherine II ne régnait que pour avoir fait égorger Pierre III, son époux, et Voltaire l'en avait louée ; la première reine amenée à l'échafaud, ce n'est pas Marie-Antoinette, mais Marie Stuart, et c'était Élisabeth qui l'y avait jetée, Elisabeth dont tous les princes avaient recherché l'alliance, y compris Jacques d'Ecosse, fils de la victime ; Cromwell, qui avait fait couper le cou à son roi, avait vu le roi de France solliciter son amitié. Le sang des rois n'était plus sacré pour les rois.

Ayant, par ailleurs, employé à leurs desseins les instruments les plus vils et toléré les plus féroces exécutions, l'Europe se trouvait, moralement, désarmée devant la Révolution. Elle ne pouvait s'insurger contre au nom des principes. Elle n'en avait qu'un, la raison d'État ; telle disposition semait précisément entre les princes cette incurable méfiance qui, longtemps empêchera toute coalition et qui, après avoir rendu fragile celle qui se sera un jour nouée, la déliera si promptement.

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Cette réciproque méfiance n'eût peut-être pas suffi, toutefois, à retarder l'intervention, si les souverains ne s'étaient rencontrés quelques années dans une même pensée : pour eux, la France s'allait dissoudre, nation naguères redoutable et redoutée.

La France, c'était en effet l'insolente nation. Mais l'Europe l'identifiait à ses rois. Dans une certaine mesure, l'Europe avait raison. C'était bien la politique vraiment admirable des Capétiens qui, en neuf siècles, avait fait la France. Les princes avaient toujours voulu et rêvé une France plus grande encore et toujours plus grande. L'Europe tenait cet impérialisme pour le rêve d'une dynastie inlassablement ambitieuse : la dynastie garrottée ou déchue, la France évidemment s'enfermerait en de plus médiocres desseins.

Quelle erreur ! Si les Capétiens avaient conduit la France si loin, c'est que la France, si je peux dire, portait ses princes, du petit peuple à la bourgeoisie patriote d'où sont issus légistes ambitieux de Philippe le Bel et conseillers impérialistes de Louis XIV.

Les hommes de 4789 sont en grande majorité des légistes sortis du même milieu que les conseillers des Valois et des Bourbons. L'esprit humanitaire de 1789, certes, est opposé à toute conquête ; mais l'esprit de 1789 ne saurait longtemps prévaloir contre l'instinct qui toujours poussera la nation vers les limites naturelles. Dès 1748, d'Argenson avouait que la populace rêvait de grandes conquêtes. Or la populace se soulève. Elle se laissera très volontiers amener à appliquer derechef la vieille politique royale — parce qu'au fond, les rois n'ont jamais fait que pratiquer la politique nationale.

Mais l'Europe voyait mal, étant mal informée. La grandeur de la France avait été, depuis tant de siècles, servie avec tant de ténacité par ses souverains qu'elle semblait liée à leur propre grandeur. Puisque le roi était affaibli, la France allait l'être. Elle allait disparaître comme facteur du complexe problème européen : loin donc de faire taire les ardentes querelles qui, en 1789, divisaient les membres de l'Europe, la Révolution, en leur donnant du côté du Rhin un sécurité trompeuse, les incita à poursuivre ces querelles. Rien ne montre plus la décrépitude de la vieille Europe que cette pensée imbécile.

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C'est dans le Nord et l'Orient de l'Europe, écrit Albert Sorel, que se produisit la crise qui, de 1789 à 1795, anima les uns contre les autres les grandes puissances de l'Europe, déclara l'antagonisme de leurs prétentions, fit éclater leurs rivalités, démontra le vice de leur droit public, détourna jusqu'à la fin de 1791 leur attention des affaires de France, retarda longtemps leur coalition, la paralysa dès quelle fut formée et finit par la briser.

La Russie s'était, depuis un siècle, jetée dans le concert européen et contribuait à le détraquer. D'asiatique cette puissance voulait devenir européenne et de continentale maritime. Deux mers s'offraient à elle, la mer Noire et la mer Baltique : la Turquie et la Suède lui fermaient ces deux mers, et, par ailleurs, la Pologne lui barrait la route de l'Europe civilisée. Les successeurs de Pierre fer entendirent détruire les trois barrières, et Catherine II, qui régnait en 1789, le voulait avec violence. En 1789, après avoir démantelé la Pologne maintenant à moitié dépecée, elle guettait le roi paladin de Stockholm et l'homme déjà malade de Constantinople. Cette terrible souveraine avait dû admettre au premier partage de la Pologne la Prusse et l'Autriche : elle rêvait de dévorer sans elles le reste du malheureux pays, mais surtout elle entendait les exclure de tout partage, lorsque Suède et Turquie paraîtraient mûres à leur tour, pour l'absorption. Elle désirait donc occuper ailleurs ses copartageants aux dents aiguisées. Elle ne vit pas tout de suite l'intérêt que présentait à cet égard la Révolution, mais, en 1791, elle apercevra clairement l'utilité de cette diversion : la Révolution à réprimer et subsidiairement quelques provinces françaises à s'annexer, voilà qui inciterait les deux puissances allemandes à se porter sur le Rhin : ce faisant, elles lui abandonneraient Vistule, Baltique, Danube, Balkans. Ce plan machiavélique n'échappera jamais complètement aux Allemands : d'où leurs hésitations à porter sur le Rhin toutes leurs forces.

En 1.789 , Catherine était en guerre avec la Turquie : l'Autriche était son alliée, mais la Prusse et l'Angleterre étaient, par Pétersbourg, véhémentement soupçonnées de soutenir sous main l'heureuse résistance des Osmanlis. Pensant exploiter l'anglophobie française, la tzarine avait proposé à Louis XVI une alliance contre Albion, que Versailles avait déclinée : d'où la rancune de Catherine contre les Bourbons, d'autant plus vive que la campagne tournait médiocrement. La Prusse, cependant, enchantée tout à la fois d'enrayer la marche des Russes qu'elle redoutait et d'être désagréable aux Autrichiens qu'elle détestait, allait jusqu'à exciter des troubles en Pologne.

L'échiquier européen était ainsi, en 1789, le théâtre d'une partie compliquée. Si. dès l'abord, les révolutionnaires de Paris avaient paru vouloir intervenir dans la partie, brouiller les pions et, à plus forte raison, s'ils avaient fait mine de s'emparer de l'échiquier, peut-être eût-on suspendu la partie pour écraser ces gêneurs. Mais, tout au contraire, la Révolution qui paralyse le jeu français, va proclamer solennellement son intention de ne plus jouer son rôle dans aucune partie. Elle s'attirera alors de la part des joueurs un mépris qui, deux ans, fera son salut : à peine distraits, en juillet et octobre 1789, par les événements qui troublent Paris et Versailles, les joueurs s'étaient remis avec des regards menaçants à leur jeu.

Ces troubles français satisfirent donc l'Europe. Si les peuples saluèrent avec joie la chute de la Bastille, les rois ne virent que leur bon frère de Versailles affaibli. La France s'anéantissait, écrivait l'Autrichien Mercy : elle était perdue sans ressource, disait Catherine II. Quant au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, que l'alliance austro-française inquiétait et énervait depuis longtemps, il ne vit, dans la disgrâce de l'Autrichienne, qu'une excellente occasion de miner l'œuvre de Choiseul et sans vergogne entra en relations avec les meneurs de l'Assemblée. Georges III et, sous lui, Pitt en Angleterre tirèrent simplement des faits la conclusion qu'un roi qui défendait si mal ses forteresses faubourg Saint-Antoine, n'était plus guère à craindre — s'il était à plaindre : les Français ne seraient pas de sitôt à Anvers.

L'indifférence de l'Europe fut plus troublée par la Révolution belge qui, le 20 octobre 1789, dressa contra la domination autrichienne le Brabant et Liège : là aussi d'ailleurs la main de la Prusse, plus que celle de la France, s'apercevait. La république belge ayant envoyé des ambassadeurs à l'Assemblée française, celle-ci, sur les avis énergiques de Mirabeau — alors grand pacifiste — refusa de les épauler et Louis XVI ne les reçut pas. En revanche, Joseph II, apercevant clairement l'action de la Prusse, de l'Angleterre et de la Hollande dans les événements des Pays-Bas, ne songeait qu'à châtier, avec les rebelles, leurs perfides alliés lorsqu'il mourut le 20 juillet 1790.

Léopold, son successeur, était de tempérament moins irritable. Grand-duc de Toscane, il avait lu Machiavel dans le palais Pitti. C'était un prince diplomate. Il promit le pardon aux Belges ; puis il fit habilement savoir à l'Angleterre que, le cas échéant, il aimerait mieux céder la Belgique à la France que de reconnaître son indépendance. Pitt frémit : il pesa sur la Prusse qui abandonna les Belges. Le 26 juin 1790, Frédéric-Guillaume reçut à Reichenbach les envoyés de l'Autriche, ceux de la Hollande et de l'Angleterre. On le priait de se désintéresser du sort des Pays-Bas, et déjà on lui laissait entrevoir qu'une commune campagne contre la France permettrait à la Prusse de s'arrondir. Comme, à la même heure, Catherine II se rapprochait à Verèla, du roi de Suède, grand ami de Marie-Antoinette, il parut qu'en cet été de 1790, l'Europe, longtemps divisée, se concentrait. La Révolution ne lui faisait pas encore peur, mais elle apercevait maintenant dans une intervention une diversion ou une solution à ses querelles : la Russie y voyait une façon d'occuper les Allemands, les Allemands une manière de satisfaire leurs appétits et, partant, de régler leurs procès aux dépens d'un peuple divisé.

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Les prétextes d'intervention ne manquaient pas. Si l'attitude correcte de l'Assemblée dans l'affaire belge en avait supprimé un, deux ordres de questions forçaient le nouveau régime à entrer en contact — et tout de suite en conflit — avec deux puissances : le Saint-Empire et le Saint-Siège. Avec l'un, c'était l'affaire des possessionnés d'Alsace, avec l'autre l'affaire d'Avignon.

La destruction de la féodalité avait atteint dans leurs droits nombre de petits princes allemands possessionnés en Alsace. Ils avaient refusé de se soumettre à la loi de dépossession et en avaient appelé aux puissances allemandes, garantes des traités de Westphalie. C'était en septembre 1789. Les puissances, alors occupées ailleurs et divisées entre elles, avaient réservé la question tout en en saisissant pour la forme le cabinet de Versailles. Montmorin, ministre des affaires étrangères, avait transmis à l'Assemblée la protestation des possessionnés : le 28 avril 1790 seulement, la Constituante décida que des indemnités seraient payées aux plaignants ; ceux-ci demandaient plus : se fondant sur la parole de Louis XIV, lors de la réunion de l'Alsace, ils exigeaient une dérogation, en leur faveur, aux décrets du 4 août. L'Assemblée écartait cette prétention ; la parole de Louis XIV ne la liait pas.

D'ailleurs elle admettait qu'une ère nouvelle s'ouvrant, aucune parole royale ne la liait. On le vit bien quand un conflit éclatant, sur ces entrefaites, entre l'Angleterre et l'Espagne, celle-ci fit appel au cabinet des Tuileries en vertu du pacte de famille. L'Assemblée se refusa à accepter les conséquences de l'alliance : elle chercha, il est vrai, un principe sur quoi s'appuyer — on sait qu'elle était de principes —. Robespierre qui, sans cesse bafoué, cherchait une occasion de se relever, vint le lui apporter. Il faut déclarer que la France renonce aux conquêtes, qu'elle regarde ses limites comme posées par les destinées éternelles. Si pacifiste que fût Mirabeau, il était trop avisé pour ne pas montrer en face de cette prodigieuse sottise toute son inquiétude. On ne pouvait renoncer à avoir une politique extérieure, à tenir son rang, à préparer la guerre tant que l'Europe resterait armée. Jusque-là, s'écriait, le 20 mai, le député d'Aix, la paix perpétuelle demeure un rêve et un rêve dangereux, s'il entraine la France à désarmer devant une Europe en armes. Mais déjà le curé Rollet a répondu : Que toutes les nations soient libres comme nous et il n'y aura plus de guerre. Et, dès lors, le pacifisme versa dans son ornière, l'antimilitarisme : Cazalès, ayant fait une magnifique déclaration patriotique, dut s'en venir ensuite excuser devant les huées. Plus de diplomates ! plus de soldats ! plus d'alliances immorales avec les rois ! Et c'est d'enthousiasme qu'on vota la célèbre motion du 22 mai qui, pour être à jamais inscrite au fronton du monument Constituant, devait devenir le titre VI de la Constitution : La Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes.

Mirabeau avait, dans un nouveau discours, dont le sens prophétique nous édifie sur son pénétrant génie, montré l'absurdité d'une telle déclaration et son inanité. Mais si clairvoyant prophète qu'il fût, pouvait-il apercevoir, dans une sanglante et rayonnante vision, Jemmapes et la Belgique conquise avant deux ans, Fleurus et la Hollande occupée avant quatre ans, Millesimo et le Piémont dépouillé, Rivoli et l'Autriche forcée sur ses terres, les Pyramides et l'Égypte soumise, Marengo et Hohenlinden, l'Italie tout entière envahie, Austerlitz, Iéna, Sommo-Sierra, Wagram et la Moskowa, Bruxelles, Amsterdam, Mayence, Milan, Venise, Rome, Naples, Vienne, Berlin, Madrid, Varsovie, Moscou, l'Europe entière foulée, pour leur plus grande gloire, par les soldats portant la cocarde tricolore, sous l'étendard du 14 juillet. La Nation renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes.

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L'Assemblée estimait donner un grand exemple de désintéressement : elle s'en enorgueillit avec sincérité, écrit Sorel. L'Europe jugea que la France donnait un grand exemple de faiblesse, elle s'en félicita. L'ambassadeur français écrivit que Londres retentissait de ces mots : L'Angleterre n'a plus rien à redouter de la part de la France et peut, sans scrupules et sans craintes, s'arroger la suprématie dans les deux mondes ! Pour une fois, l'Angleterre fut ici, dans sa crédulité, plus naïve encore que la France dans sa sincérité. L'Europe entière ne vit plus dans ce pays qui se désarmait qu'une proie. Cette première crise de pacifisme, excitant les appétits des voisins et faisant tomber leurs craintes, devait donc hâter la guerre.

Or l'affaire des possessionnés était toujours là, prétexte possible pour l'Empire à intervenir. L'affaire du Comtat Venaissin en créait un autre. Le Comtat était au pape, souverain de Rome : le 11 juin 1790, les Avignonnais gagnés par l'esprit révolutionnaire de leurs voisins, chassèrent le légat et, se constituant en commune, s'offrirent à la France. Les vrais hommes de 89 opposèrent aux adversaires de Rome, qui, naturellement, poussaient à l'annexion, la fameuse motion du 20 mai interdisant les conquêtes. Et tout de suite, on vit l'inanité ou l'hypocrisie de la formule. L'Extrême-gauche se récria en effet : on ne conquerrait rien ; Avignon se donnait, on accepterait ; c'est Robespierre même qui fit ce distinguo — et ce distinguo, c'était une formidable brèche ouverte au principe posé. Le Roi fut, le 20 novembre 1790, invité à envoyer des troupes à Avignon.

La motion de mai, dès lors, était par terre : à Paris grouillait tout un monde cosmopolite, réfugiés allemands, suisses, italiens qui offraient leur pays ; ils étaient les ambassadeurs du genre humain. Par ailleurs, encouragés par un Desmoulins, par exemple, ils fomentaient des troubles au delà de nos frontières, et de ces troubles pouvait sortir telle émeute, telle révolte qui permettrait à tel canton de s'offrir à la France en même temps qu'à la Liberté. Et voici qu'à l'automne de 1790, l'Europe jusque-là dédaigneuse, puis simplement attentive, commençait à prendre peur.

Elle se tournait vers l'Empereur qui, frère de Marie Antoinette et sollicité par les possessionnés d'Alsace, avait entre les mains deux prétextes d'agir. Mais lui, froid calculateur, disait qu'on ne pouvait rien entreprendre sans un appel direct des Tuileries : le roi de France acceptait la Révolution, devait-on être plus royaliste que le roi ?

Mais voici que, tout d'un coup, l'appel va partir des Tuileries. Louis XVI sincèrement rallié à la Révolution, pour la première fois se révolte là contre. C'est que ce n'est plus sa dignité de roi, mais sa conscience de chrétien qui maintenant est en jeu. La Constituante vient de commettre l'incommensurable faute qui va avoir d'incalculables conséquences : la Constitution civile du Clergé. De cette boite de Pandore tous les maux vont sortir, le divorce définitif entre le clergé catholique, même le plus libéral, et la Révolution, la persécution religieuse grosse de la guerre civile et la soudaine volte-face du roi encourageant la guerre étrangère. Car, plus même que des affaires d'Alsace et d'Avignon, la guerre sortira, par une inévitable incidence, de ce geste fatal, la guerre, si redoutée en octobre 1790 par les amis éclairés de la Révolution.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Thomas Lindet, Mirabeau, Desmoulins, Campe, Baron de Staël, Dumont, La Fayette, Mallet du Pan — Papiers Rostopchine (Archives Woronzoff, VIII), 1876. Lettres de Catherine II à Grimm, 1878, Mémoires du Comte de Bray. La Révolution et la Politique des puissances européennes, 1911.

OUVRAGES. Sorel, L'Europe et la Révolution, t. I et II, 1807 et 1901. Sybel, Geschichte der Révolutionszeit, t. I, 1877. Stanhope, William Pitt (trad. Guizot), 1861. Geffroy, Gustave III, 1867. D'Arneth, Joseph II und Léopold, 1896. Ferrand, Histoire des trois démembrements de Pologne, 1810. Frédéric Masson, Bernis, 1884.