LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE VII. — LA NATIONALISATION DES BIENS DU CLERGÉ.

 

 

Mécontentement général. Le clergé, jusque-là favorable, dressé contre la Révolution. Les biens d'église. La crise financière. La proposition Talleyrand. Les débats. Le vote du novembre 1789. Les biens déclarés nationaux. Le vote du 10 avril 1790. Les Assignats. Conséquences de l'événement. Le clergé aigri. Les discussions de l'Assemblée. Anarchie croissante dans le pays.

 

Le 4 février 1790, l'Assemblée avertie par son président, que Sa Majesté s'allait rendre en son sein, éclata en applaudissements. Mais lorsque le roi, introduit, eût, en affirmant sa parfaite union avec l'Assemblée, approuvé ainsi les votes acquis et clairement exprimé son mécontentement contre ceux qui tenteraient d'arrêter ou de retarder la Révolution, — ce furent, écrivent Lindet, Thibaudeau, Duquesnoy et autres députés, transports d'amour et de sensibilité. — Le meilleur des rois fut remercié avec effusion.

Tant d'attendrissement venait d'une réelle inquiétude. C'est qu'à mesure que la Révolution se faisait intégrale, des mécontentements naissaient. Acclamée au printemps et à l'été de 1789 par le pays, elle déviait, écrasant par surcroît trop de monde dans ses écarts.

Chose étrange, ceux qui se montraient les moins émus étaient ceux qu'en apparence, la Révolution atteignait le plus cruellement : les nobles. Il y avait chez ces aimables gens un admirable fond d'insouciance. Ruinés par l'abolition des droits féodaux, persécutés en province, injuriés à Paris, menacés partout, nous les voyons en grande majorité sourire, dans les centaines de lettres d'aristocrates que Vaissière a publiées. Qu'un député de la gauche écrive légèrement : On a abattu quelques girouettes. On a même allumé quelques châteaux, cela indique assez quelle inconscience règne au Manège, mais ce qui étonne plus, c'est le fatalisme serein avec lequel les victimes mêmes acceptent qu'on les enfume. Cette résignation d'ailleurs ne leur sert à rien — pas même les gestes de zèle patriotique que quelques-uns esquissent. On les tient pour ennemis d'autant plus certainement qu'on les opprime. Comment croire que ces gens, si durement malmenés, ne conspirent pas ? Si, traqués, ils émigrent, c'est pour conspirer. S'ils restent, c'est pour conspirer. Et on redouble de rigueur, et toujours ils sourient. L'hymne à la lanterne se hurle sous les fenêtres du faubourg Saint-Germain, à la lanterne,

Des vengeances du peuple et de la liberté,

Monument à la fois glorieux et funèbre ;

les litanies à la lanterne se psalmodient sous les mêmes fenêtres :

Epouvantail des scélérats, vengez-nous,

Effroi des aristocrates, vengez-nous ;

rien n'émeut ces gens menacés. L'hiver 1789-1790 est très gai. Nous avons eu ces jours-ci des thés charmants. On s'amuse, écrit tel aristocrate voué à l'échafaud. Dans la nuit du 31 décembre, on a enterré joyeusement 1789 : les messieurs, à minuit, ont gaiement embrassé les dames. Et toutes ces têtes tremblaient sur les épaules ! On blague la Révolution : Mme de Simiane ayant reçu au Théâtre-Français une pomme, lancée des hauteurs où le peuple s'entasse, l'envoie à son beau-frère La Fayette. Voici, mon cher général, le premier fruit de la Révolution qui soit venu jusqu'à moi. Et quelle joie, lorsqu'on colporte le mot des femmes de la Halle qui, le lei janvier 1790, sont allés porter leurs vœux à l'Assemblée : Nos enfants, ont-elles dit, en vous voyant, vous appelleront leurs pères. On plaisante beaucoup La Fayette et sa Garde nationale. C'est la seule vengeance. Une dame rit de son cordonnier qui, après la fameuse séance du 4 février, lui a dit : J'espère bien que mon fils sera un jour ce qu'est aujourd'hui un maréchal de France. Ne suis-je pas major de mon bataillon ! On s'égaye. On a tort : ce cordonnier vient de révéler à cette noble daine une des forces qui assurent à la Révolution son triomphe. Mon fils sera un jour ce qu'est aujourd'hui un maréchal de France !

La société noble n'en est pas à comprendre. Quand comprendra-t-elle ? La Révolution, lorsqu'elle n'est pas objet de raillerie, devient jouet à la mode : voici les bijoux patriotiques, les bijoux à la Constitution, les tabatières tricolores, le costume Constitution, le chapeau Révolution. Comment se plaindre d'événements qui, substituant le goût de l'antique aux anciennes modes, permet aux marchandes de frivolités de renouveler leurs étalages. Les marchands de frivolités ! Je les vois partout en cet hiver de 1789-1790 pendant lequel, sous le pic de l'Assemblée, croule la vieille France, parlements, provinces, corporations, clergé, armée.

Mais si les nobles semblent résignés, d'autres le sont moins. Les parlementaires se sont moins vite soumis. Les calottes tondues en vingt-quatre heures, comme l'écrit Seneffe, se sont, une heure, rebellées. Des parlements ont protesté, celui de Rennes sur un ton très cassant, celui de Rouen larmoyant, celui de Metz patelinant. Mais on a forcé les calottes de Rennes à se venir excuser ; le 7 janvier, l'ancienne Fronde à dû s'humilier devant la jeune Révolution. Il en demeure une rancune sourde dans tout le monde bourgeois qui gravite autour des anciennes cours.

Certains états provinciaux ont également protesté. Des provinces ont fait mine — puisqu'on les supprimait — de se séparer. Nancy veut rester capitale de son duché ; la Corse menace d'une scission : il faut faire de Paoli, meneur de l'opposition, le chef du nouveau département. Un peu partout des jalousies se manifestent de la Province à Paris qui absorbe tout écrit, aigrement un député lorrain, et, dans les provinces, des villes, rejetées comme chefs-lieux, aux villes privilégiées.

Partout aussi, les artisans témoignent d'un vif mécontentement. La suppression des corporations soulève de l'opposition : Marat proteste contre avec violence. L'Assemblée allait interdire et poursuivre avec une extrême âpreté les coalitions d'ouvriers, les syndicats et les grèves, comme nous dirions aujourd'hui. Par ailleurs, la misère est grande : tous les témoignages ici concordent : le blé manquant de plus en plus, le pain se fait rare et coûte cher. A Lyon, 28000 personnes vivent de la charité publique ; à Louviers, Young voit les filatures vides. Les privilégiés sont frappés dans leur fortune, mais par une inévitable incidence, l'industrie et le commerce sont atteints — clone l'ouvrier. La Constituante a dû créer des ateliers de charité. En mai 1790, 11.800 artisans sont à la charge de ces ateliers : en octobre, il y en aura 18.000. Quinze millions seront dévorés, en cette année 1790, pour les entretenir. Mais les ouvriers que nourrit la Nation, ne se trouvent jamais assez nourris.

De leur côté, industriels et commerçants voient s'écrouler leurs affaires et ne cachent pas leur hostilité. Ils ont été favorables au mouvement de 1789, mais ils se trouvent le payer bien cher.

Et voici que le clergé qui, dans les derniers mois de 1789, a favorisé, lui aussi, la Révolution, est brusquement atteint et va être contraint à l'hostilité par cette terrible mesure de la vente des biens d'Église. L'incident est capital dans l'histoire de la Révolution ; elle lui vaudra des ennemis acharnés — les victimes de la vente — et des amis intéressés — ses bénéficiaires. Et c'est pourquoi il faut nous y arrêter un peu plus longuement.

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Le principe de cette mesure parait bien avoir été d'ordre financier.

Vous délibérez. Et la banqueroute est à vos portes ! C'est encore Mirabeau qui tonne. Et il a raison. La banqueroute est aux portes. Necker s'est épuisé en expédients : les tentatives d'emprunts — l'un de 30, l'autre de 80 millions — ont échoué ; les nouveaux impôts ne se peuvent percevoir ; les dons patriotiques, encouragés par les députés qui, noblement, viennent apporter les boucles d'argent de leurs souliers, arrachent des larmes, mais ne rapportent pas 7 millions ; la Banque d'escompte à laquelle on doit 155 millions, hésite à s'engager plus avant, et lorsque Necker songe à organiser une banque nationale, l'entreprise échoue faute de sécurité. Chaque jour apporte une idée et un mécompte. Des députés paraissent illuminés : Messieurs, s'écrie soudain Wimpfen, vingt minutes d'attention, et je vous donne 600 millions. Des vingt minutes, cependant, il ne sort pas un liard.

On était acculé. Alors ? Alors il fallait bien se résigner aux spoliations, prendre l'argent où il se trouvait : dans les coffres du clergé.

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Les rois, lit-on dans les Mémoires de Louis XIV, sont seigneurs absolus... de tous les biens tant des séculiers que des ecclésiastiques pour en user comme sages économies, c'est-à-dire selon les besoins de l'État. Les circonstances amenaient la Constituante à penser comme Louis XIV.

La fortune de l'Église était considérable ; elle avait, depuis un siècle, tenté tous les hommes d'État besogneux. Des théoriciens complaisants s'étaient trouvés pour faire tomber leurs scrupules. Constituée par la volonté des mourants, cette fortune n'était qu'un dépôt entre les mains de l'Église : L'Église est la collection des fidèles, dira un orateur : ce ne sont point les prêtres seuls. Or les fidèles, ce sont les citoyens. Tout cela sent fort le sophisme. En réalité, on avait besoin d'argent.

Par ailleurs un groupe, moins préoccupé des coffres de l'État, poussait à la mesure. C'était le groupe anticatholique. On n'y était pas t'Ache de brouiller le clergé avec la Révolution et, en ruinant l'Église, de détruire le corps ecclésiastique. Le pasteur Rabaut Saint-Etienne trahira une joie singulière au lendemain du vote. Il — le clergé — n'est plus un ordre ! Il n'est plus un corps, il n'est plus une république dans l'empire... Les prêtres pourront marcher à la cadence de l'État. Il ne reste plus qu'à les marier. Ce petit groupe, que nous verrons agir puissamment dans l'affaire de la Constitution civile, se sert de ceux qui, comme Duquesnoy, répondent simplement à toute objection : Avec quoi veulent-ils qu'on paie les dettes ?

On avait supprimé les dîmes : le clergé y avait consenti. On espéra de lui la même complaisance. Peut-être eût-il été habile, de sa part, de prendre les devants et, pour gagner ceux que le seul déficit préoccupait, de faire, en offrant de cautionner un emprunt, la part du feu. Deux mois après, Boisgelin, le plus intelligent des prélats députés, regrettait que l'offre ne se fût pas opportunément produite ; mais, dit-il, mes respectables confères ne sont pas sortis de la salle des Augustins — lieu des anciennes assemblées du clergé —. Une avance de 400 millions peut-être eût tout sauvé. Mais les privilégiés — nous l'avons dit — ne savaient ni se défendre ni manœuvrer.

Par surcroît, la sympathie très sincère du clergé pour la Révolution l'aveuglait. S'il ne prévoyait aucune manœuvre de guerre, c'est qu'il ne croyait pas à la guerre. Il s'assourdissait de ses Te Deum. Il ne pouvait se résigner à penser qu'on l'en allait payer en le dépouillant.

C'est d'ailleurs l'un des siens qui mit le feu à la mine depuis longtemps préparée. Le 10 octobre, l'évêque d'Autun, Talleyrand se glissait à la tribune. Il n'était pas tapageur : il insinua sa proposition très doucement en fin de séance : mise à la disposition de l'État des biens ecclésiastiques. Elle fut, dès le lendemain, appuyée par Mirabeau. Ce fut une des discussions les plus passionnées. Il y aurait grand intérêt à l'analyser.

Le clergé se défendit avec vivacité : il avait abandonné les dîmes qui valaient 80 millions par an : il refusait de livrer les biens, d'un revenu inférieur cependant, parce que c'était pour lui une déchéance, l'acheminement à la servitude, et par surcroît un abus de confiance : libre à l'évêque d'Autun de livrer les biens des morts. Maury combattit là contre avec passion, Sieyès avec fermeté ; Boisgelin fit, avec raison, remarquer que les biens n'avaient pas été donnés à l'Église, mais à diverses institutions, abbayes, cures, hôpitaux, collèges pour des objets précis : le 31 octobre, il jeta du lest, offrit d'avancer 400 millions. Il eût mieux valu accepter : la Nation allait faire une mauvaise affaire ; La Fare en effet observait que le pays assumerait de lourdes charges, œuvres d'enseignement et d'assistance qu'alimentaient les biens menacés. Le Chapelier répondit que le clergé n'exerçait qu'une stérile et dangereuse charité propre à entretenir l'oisiveté et le fanatisme. — La Nation, au contraire, établira dans ces maisons de prière et de repos des ateliers utiles à l'État où le pauvre trouvera sa subsistance avec le travail ; il n'y aura plus de misérables que ceux qui voudront l'être. Rappelons-nous que cette parole était prononcée il y a cent vingt ans.

Ce Le Chapelier laissa percer l'idée qui guidait tout un groupe : certes le déficit l'occupait, mais, par ailleurs, il était impolitique que les grands corps eussent des propriétés. Ce fut cependant Mirabeau qui enleva le vote.

Grégoire et une vingtaine de curés se prononcèrent pour la motion Talleyrand : malgré quoi, tant on voyait avec peine, dit un des votants, que la propriété des biens appartînt à l'État, la motion mettant à la disposition de la Nation la propriété ecclésiastique ne fut votée que par 368 voix contre 346, 40 députés s'étant abstenus et 300 étant absents, presque tous de la droite et du centre.

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Trois milliards à peu près étaient ainsi mis entre les mains de l'État. Necker en était presque encombré. Sa conscience répugnait à cette mesure et d'autre part la liquidation de cette fortune, en immense majorité foncière, lui paraissait très difficile. On allait jeter sur le marché une masse de biens, à l'improviste, dans un moment d'insécurité. Cela n'entraînerait-il pas une formidable dépréciation de la propriété ? Pour gagner du temps, le Genevois tomba malade.

Le Clergé ne désespérait pas. Peut-être lui laisserait-on la propriété des biens, sur lesquels on se contenterait de faire les prélèvements nécessités par les besoins du Trésor.

Cet espoir lui devait être enlevé le 10 avril 1790. A cette date, Prieur de la Marne demandait que les biens ecclésiastiques fussent déclarés nationaux. C'est au cours de ce débat que Boisgelin fit un dernier effort de conciliation. Il proposa que la fortune ecclésiastique servît simplement de gage à un emprunt. Mais déjà les sentiments de la majorité étaient devenus plus hostiles au clergé lui-même : menacé, celui-ci montrait à la Révolution des dispositions moins favorables qu'en 1789 ; on prévoyait une rupture. Et lorsque dom Gerle, moine démocrate qui avait voté la confiscation, vint naïvement proposer à l'Assemblée la célèbre motion proclamant le catholicisme religion d'Etat, il souleva un tolle d'indignation sur les bancs où il siégeait. C'est à cette occasion que Mirabeau parla pour la première fois du balcon d'où Charles IX avait arquebusé les huguenots. La motion fut repoussée par 495 contre 400, et, le 16 avril, l'Assemblée votait la nationalisation. Elle avait comme contrepartie l'établissement d'un budget des cultes. Dernier coup porté au clergé, écrit avec raison un député de la gauche. La mesure en effet faisait singulièrement déchoir, au point de vue moral, les successeurs de Bossuet et de Fénelon. En outre, elle les faisait dépendants de l'Etat ; celui-ci se croira promptement le droit de punir, par la privation de traitement, le mauvais curé ou le mauvais évêque — s'entend celui qui ne voudra rendre à César que ce qui est dû à César.

Une grosse question restait ouverte. Comment allait-on réaliser ces biens ? La vente en était difficile : insécurité générale et scrupules religieux l'entravaient. Les municipalités parurent d'utiles intermédiaires. Celle de Paris marcha la première. Bailly offrit d'acheter 200 millions les biens de 27 maisons religieuses ; on accepta et on étendit la mesure aux autres communes. Celles-ci payèrent en billets municipaux ayant pour gages les biens acquis. Mais puisque ces billets étaient imposés aux créanciers de l'État, mieux valait après tout émettre directement du papier-monnaie, garanti par les trois milliards de biens ecclésiastiques. Ce furent les fameux assignats. L'assignat représente primitivement sa valeur en biens nationaux ; il a cours forcé et quiconque en possède se peut payer en biens. Et voilà qui va faciliter l'énorme opération que représente ce déplacement, sans précédent, de propriété. Dès le 10 janvier, on apercevait clairement le résultat moral de cette mesure. Les assignats, écrit Thomas Lindet, ne tarderont pas à être dispersés et quiconque en sera porteur deviendra malgré lui le défenseur de la Révolution. Cette opération, dira en avril le rapporteur, va lier tous les citoyens à la chose publique.

Le débat eut lieu les 10, 15, 16 et 17 avril. La Droite combattit l'institution qui consacrait à jamais et consommait la vente des biens d'Église : la malveillance rendit Maury prophète, car il prédit à l'assignat une destinée orageuse et la banqueroute finale. Mais Pétion ne fut pas moins bon prophète lorsqu'il déclara : Le bienfait des assignats sera d'assurer la Révolution. Ne parlant pas la même langue, ils avaient raison tous les deux : l'assignat faillit ruiner la France et assura la Révolution.

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Le 17 avril, la loi était votée qui donnait au nouveau papier la valeur d'une monnaie.

L'opposition fut très forte dans le pays. Le clergé fulmina en chaire contre quiconque oserait acquérir les biens de l'Église. Et dès l'abord l'assignat en fut terriblement discrédité.

Sans doute, la vente des biens nationaux aura pour conséquence, nous le verrons, de créer à la Révolution de solides défenseurs, ceux qu'elle enrichira : mais la mesure, eu obligeant le législateur à salarier le prêtre, le liera d'une façon bien gênante, le mettant pour de longues années dans l'impossibilité, sans commettre un évident déni de justice, de séparer l'Église de l'État. Et nous allons voir sous peu telle conséquence aboutir à l'absurde système de la Constitution Civile.

Dès cette heure, une autre conséquence est de détacher la grande masse du clergé de cette Révolution qu'il avait beaucoup plutôt favorisée que combattue et que presque partout il avait acclamée. Les curés les plus dévoués au nouveau régime — Grégoire lui-même, quelques jours — en restaient décontenancés. A leur adhésion enthousiaste, on répondait par la spoliation, déjà accompagnée de mots outrageants. N'était-ce pas une amie du parti triomphant qui écrivait : Faites vendre les biens ecclésiastiques : jamais nous ne serons débarrassés des bêtes féroces, tant qu'on ne détruira pas leurs repaires. Condorcet, peu suspect de tendresse pour le clergé catholique, estimera — un an après — que l'opération a été menée sans équité et sans prudence et que faisant des prêtres des victimes, on a aliéné une force à la Révolution.

La dissolution des ordres religieux allait — peu de semaines après — exaspérer leur rancune.

Est-il étonnant qu'atteint et blessé de toutes les façons, le clergé ait aigrement protesté, que certains mandements se soient faits acrimonieux vis-à-vis des hommes pervers et de leurs monstrueux excès et que quelques évêques, comme l'évêque de Tréguier, en soient venus — ce qu'on n'avait pas vu jusque-là — à anathématiser la Révolution tout entière et à souhaiter que, de la France réveillée, s'élevât un cri général pour réclamer nos anciennes lois et le rétablissement de l'ordre public ?

Beaucoup de citoyens, nous l'avons vu, sont prêts à entendre cet appel. L'Assemblée, qui, par ailleurs, montre le plus grand mépris pour les malheureux cahiers, devenus vrai conte de fée et outrepassés jusqu'à être méconnus, soulève tant de mécontentements qu'il lui faut, dès février 1790, adresser au pays une proclamation pour se justifier. Réveille-toi, Louis. Il est temps, il est plus que temps de te montrer Bourbon, crie-t-on au roi. Et c'est pourquoi le parti de la Révolution a voulu que Louis XVI vint, le 4 février, à l'Assemblée, et c'est pourquoi on l'y a acclamé avec un sincère enthousiasme ; car le roi, comme le disait triomphalement à Mme de Beauplan son cordonnier, en se déclarant chef de la Révolution, semble endosser son œuvre et l'imposer sans réserves.

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L'Assemblée continua donc. Elle fait chaque jour des pas vers la raison, écrit un de ses membres. C'étaient des pas d'ataxique. Depuis six mois, elle travaillait confusément : discussion de la Constitution, réforme de l'administration, organisation des municipalités, débats sur le déficit, les biens ecclésiastiques, la Corse, l'armée, les colonies, l'émancipation des noirs, le régime de la presse, la réorganisation des contributions, les subsistances, sans parler des 150 séances remplies par des incidents imprévus. Elle avait travaillé à tâtons, dit Lindet peu suspect, faisant chevaucher les discussions les unes sur les autres, interrompant une délibération sur l'armée par un débat sur les moines ou une discussion sur l'esclavage. En février 1790, on se débattait encore dans les embarras qu'avait causés la précipitation avec laquelle on avait agi dans cette nuit du 4 août, funeste sous bien des rapports, écrit un député de la gauche. Parfois l'Assemblée, grisée ou lasse, trébuchait dans les ruines qu'elle faisait.

Les ministres maintenant lui renvoyaient toute affaire, l'engageant, dit Lameth, dans un dédale dont elle ne pouvait se dégager. Elle redoutait les affaires et les provoquait : elle les traitait confusément. Les cartes sont tellement mêlées dans ce tripot-ci, écrivait Mirabeau, il est si difficile de jouer un peu systématiquement... qu'après une déperdition d'esprit et d'activité dont chaque journée est très fatiguée, on se retrouve au même point, c'est-à-dire au centre du chaos. Cependant l'anarchie, écrit un ministre étranger, semble se propager dans tout le royaume. Elle vient de haut.

L'été venu, l'Assemblée continuait à tourbillonner. La chaleur est extrême, écrit-on en juin ; l'Assemblée aurait pourtant bien besoin de glace pour calmer son effervescence. Parfois elle se rendait ridicule, accueillant par exemple à sa barre très gravement une députation de tous les peuples de la terre, Indiens, Arabes, Arméniens, Égyptiens, etc., ambassadeurs sans patente, écrit un député même de la gauche, parmi lesquels le baron de Crussol reconnaît un nègre au service d'un ami qui, moyennant finance, fait l'Africain. Ayant légiféré pour l'Univers, il lui était agréable d'être félicitée par l'Univers — même un Univers frelaté.

La Cour ne faisait rien pour résister au mouvement qui emportait l'Assemblée. Le comte de Provence, ayant poussé Favras à comploter, l'avait brusquement abandonné et laissé pendre. Tel fait décourageait les ardents. Mais, par ailleurs, le roi n'encourageait en rien les politiques qui volontiers eussent enrayé le mouvement. Il payait Mirabeau pour le conseiller et ne suivait pas ses conseils. La Cour restait inerte, inactive, sans boussole, désavouant les révoltes, mais rebutant les concours, éloignant Necker qui partit subrepticement, tenant à distance La Fayette désorienté, redoutant Mirabeau prêt à la servir, résigné à tout subir, grands sacrifices et petites mortifications. Une seule vengeance : mettre tous les jours l'Assemblée en face de la Révolution qu'elle sert : tête-à-tête gênant.

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Le pays — pendant qu'on lui faisait une Constitution n'obéissait plus aux lois. Mandrin peut aujourd'hui, écrit-on, devenir roi d'une ou même de plusieurs provinces.

Il faudrait derechef faire le tour de la France. A Paris, les districts tiennent en échec la Commune elle-même et la Commune l'Assemblée. Le Midi est dans un état d'extrême surexcitation : de Lyon à Toulouse, le ferment révolutionnaire fait bouillonner les plus impurs éléments ; à Toulon, la populace s'est, en décembre 1789, soulevée contre le commandant de la marine, d'Albert de Rions, qu'on a forcé la municipalité à jeter au cachot ; à Marseille, c'est, en mars 1790, une révolte des nervi qui ont entraîné contre la troupe la garde nationale et ont assommé M. de Bausset, un officier. A cette occasion, La Fayette a dénoncé l'anarchie du royaume de Strasbourg et Nîmes ; et le mieux serait de reproduire ici son discours.

N'osant réprimer, l'Assemblée n'admet pas, d'autre part, que le roi réprime. Et d'ailleurs voici que la répression parait impossible, car, à son tour, l'armée, quelques mois incertaine, se révolte et entre en convulsion.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Jacobins), Morris, Dumont, Duquesnoy, Lameth, Vaissière, Rabaut, Mounier, Thomas Lindet, Mirabeau, Biauzat, abbé Rudemare, Mallet du Pan, Mme Roland, Esterhazy. — Impressions d'un garde national normand (Rev. Fr., 1908). Journal d'une bourgeoise, (Mme Jullien) (publié par Lockroy, 1391). Bouillé, Mémoires, 1797.

OUVRAGES déjà cités, de Sicard. I., Levasseur, Neton, Esmein, Cahen, Charavay, de Chilly — Jaurès, Histoire Socialiste. La Constituante, 1904. Marion, Vente des biens nationaux, 1908. Vialay, Vente des biens nationaux, 1908. Stourm, Les finances de l'Ancien régime et de la Révolution, 1835. Gomel, Histoire financière de la Constituante, 1896. Lichtemberger, Le Socialisme et la Révolution, dans l'Œuvre Sociale de la Révolution, 1901. Sagnac, La propriété et les paysans (ibidem). Sciout, Histoire de la Constitution civile, 1872.