FRANCE ET ROME

 

LE CONCORDAT DE 1801 ET LE CARDINAL MATHIEU.

 

 

Au printemps de 1901, je travaillais aux Archives Vaticanes ; j'y rencontrais souvent le cardinal Mathieu, qui préparait — apud Sanctum Petrum, comme on lit dans les actes pontificaux — son Concordat de 1801. Très simple, extrêmement sociable, aimant l'atmosphère des salles habitées et le contact des travailleurs, il souffrait de la grandeur qui l'attachait à un rivage plus solitaire ; car le Protocole le reléguait en une pièce étroite de l'Archivio, où on lui apportait — avec révérence — cassettes et registres. Il se morfondait dans cette oubliette et tentait désespérément d'y attirer les amis : c'est ainsi que j'y vis le porporato causer bien agréablement du Concordat entre la robe noire du R. P. Rinieri et le froc blanc du R. P. Denifle. — Ce n'était pas la première fois que le cardinal maniait le blanc et le noir. — Parfois, cependant, il restait des matinées entières en tête-à-tête avec Consalvi et Spina. Le silence lui pesait : il cherchait une revanche ; et bien des fois, au moment où, vers midi, je quittais les Archives, je m'entendis appeler par la portière d'un carrosse sombre sur le point de s'ébranler. Je connaissais bien cet accent lorrain qui, à lui seul, si loin de la Moselle, m'était une caresse familière. Je m'engouffrais dans la voiture noire aux satins rouges, et les chevaux piaffaient encore sur le rude pavé de la Via della Zecca, que déjà le cardinal de Lorraine me parlait avec feu des trouvailles de la matinée. Ce n'étaient pas toujours, à proprement parler, des trouvailles. La plupart de ces pièces avaient été publiées dans l'admirable recueil de M. le comte Boulay de la Meurthe. Mais le contact avec les papiers jaunis passionnait le cardinal historien ; il y a une vertu mystérieuse qui sort, pour un lecteur — qui sait lire —, des feuilles manuscrites : ce qu'un document imprimé ne lui a pas fait comprendre, la vue du document écrit, soudain, le lui révèle. La vie sort du parchemin froissé : Je me sens rajeuni de vingt-cinq ans, me disait le cardinal ; car vous savez, mon cher ami, que je ne peux fouiller que tous les vingt-cinq ans.

J'avais toujours connu l'abbé Mathieu fort entiché d'histoire. Que de fois je l'avais vu à Nancy — douze ans avant — rôder en étudiant nostalgique autour des chaires d'histoire. Les professeurs l'estimaient fort : mon maître Pfister, qui se jetait, avec son admirable ardeur, dans l'histoire de Lorraine, eût volontiers salué un précurseur dans l'auteur de l'Ancien régime dans les provinces de Lorraine et de Barrois ; mes maîtres, plus anciens, se rappelaient et rappelaient volontiers avec quel succès il avait, devant les Rambaud et les Gebhart, soutenu sa thèse — mémorable aux rives de la Meurthe et de la Moselle. Je ne rencontrais jamais l'abbé Mathieu à Nancy, sans qu'il s'enquît de mes études de l'Université ; visiblement il adorait l'histoire. Chaque fois que, bien familièrement, je le revis ensuite curé, évêque et archevêque, je constatai chez lui cette vocation qu'entravait une destinée apparemment si belle[1]. Il est vrai que le contact de mondes nouveaux lui ouvrait d'autres horizons. Manifestement, ses fonctions épiscopales, si elles le détournaient des archives, lui permettaient de pénétrer plus avant ce document — le plus précieux de tous — qui est l'humanité vivante. Sous la mitre, il ne perdait rien de vue : peu d'hommes étaient, plus que ce Lorrain, informés des choses et des gens passés et présents de cet Anjou et de ce Languedoc qu'on avait successivement placés sous sa crosse. Les terribles yeux noirs, pénétrants, pétillants, embusqués derrière les épais sourcils du paysan de la Meurthe, s'étaient promenés sur tous : des ministres qui l'avaient reçu en audience aux plus modestes ouailles confiées à ses soins. Faute de pouvoir feuilleter les fonds d'archives, l'historien en disponibilité feuilletait avec ardente passion, mais aussi avec perspicacité amusée, le document humain.

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Je parais m'égarer : en réalité, je reste dans la voiture du cardinal sortant tout chaud des papiers poussiéreux de l'Archivio. J'ai entendu très fortement critiquer le volume du cardinal — et d'abord le titre. Car on affectait de chercher un vain les documents inédits qu'il annonçait. Il y avait là chicane de pédant : une dizaine de lettres inédites de Spina et de Consalvi, tout un dossier de papiers de l'abbé Bernier, le recueil Esame del trattato, dont de rares exemplaires existent au Vatican, le journal de Di Pietro ne sont point pour être dédaignés ; ils n'ajoutent pas grand'chose — cela est vrai — à ce qu'on pouvait tirer des documents réunis par M. Boulay de la Meurthe. Les premières lignes du cardinal sont, d'ailleurs, pour rendre hommage à ce précieux recueil, d'où le livre est — disons-le franchement avec l'auteur lui-même — sorti presque tout entier. Reste à savoir s'il n'est pas extrêmement utile que, de temps à autre, un écrivain sachant manier le document historique tire de recueils, à tous égards considérables, un récit vivant et probant.

Mais, pour en revenir aux fameux documents inédits, je peux sans peine, négligeant Consalvi et ses mémoires manuscrits, en signaler un et des plus précieux : ce document inédit, c'est le cardinal Mathieu lui-même. Un homme qui, d'esprit très large et très fin à la fois, a vécu, si je peux dire, le Concordat centenaire, en discernant le fort et le faible, est singulièrement préparé à traiter de sa genèse. Si, dans tous les temps, par surcroît, cet observateur sagace s'est doublé d'un infatigable enquêteur ; s'il n'a pas voulu quitter la Lorraine sans avoir bien connu l'abbé Grégoire, grand contempteur du Concordat, et l'Anjou sans avoir quelque peu fréquenté l'abbé Bernier, grand négociateur du Concordat, et si, grâce à une disposition fort heureuse, l'enquêteur se fait sans difficulté le contemporain de ceux qu'il a voulu étudier, j'admets que, de tous les documents qu'il nous invite à feuilleter, il est lui-même le plus précieux. A ce titre, le livre paraissait extrêmement neuf au modeste compagnon que le cardinal hélait Via della Zecca et qui vit se camper en pied, avant les autres lecteurs, les personnages évoqués par l'auteur : Spina, Consalvi, Bernier, Talleyrand, Grégoire, Pie VII et Bonaparte. Si l'on s'aide des travaux plus récents de M. Vandal et de M. l'abbé Sicard[2], on peut, avec le cardinal Mathieu, se faire une idée, je crois, très juste de la naissance de ce Concordat que nous venons de voir mourir.

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Le cardinal Mathieu a été amené au Concordat par le cardinal Consalvi, dont il avait pensé écrire la vie. Il nourrissait, pour l'admirable secrétaire d'État de Pie VII, une vénération mêlée de quelque tendresse. Avec raison, le cardinal Mathieu trouvait dans un prélat impeccable en matière de doctrine, mais souple en matière de politique, d'une vertu sans morgue et d'une foi sans intransigeance, un modèle digne d'être proposé à ses successeurs ; car le cardinal Mathieu, qui était un prêtre excellent, avait horreur de toute raideur, qu'elle trouvât sa source en un cœur aigri ou en un cerveau étroit. Sans doute, il eût hésité à contresigner le mot — un peu osé — de ce brave prêtre de Gascogne qui, un jour, me disait : Oh ! moi, en confession, je pardonne tout, hormis la bêtise ! Notre cardinal n'absolvait point si facilement les gens d'esprit ; la preuve en est dans la façon dont il accommode, si je peux dire, le citoyen Ch.-Maurice Talleyrand ; mais il n'absolvait pas non plus facilement les balourds qui desservent, par une inutile intransigeance, les causes qu'ils ont entendu servir. C'est pourquoi Consalvi, qui était à la fois' un honnête homme et un habile homme, lui plaisait beaucoup.

Il était donc porté à attribuer à celui-ci le rôle tout à fait prépondérant dans la conclusion du Concordat — et nous verrons qu'il n'avait guère tort. Subsidiairement, l'historien témoigne d'une dévotion attendrie pour Pie VII, et, pour Bonaparte, d'une admiration éclairée. Le pacte était — aux yeux du cardinal Mathieu, comme à ceux de notre ministre à Rome — l'œuvre d'un héros et d'un saint, fort aidés par un grand ministre politique.

Le cardinal est ainsi amené à négliger peut-être un peu un collaborateur que, dès l'abord, je voudrais mettre en scène, collaborateur humble, mais considérable, qui est l'admirable peuple des fidèles français. A lire les substantielles études de M. l'abbé Sicard, et les admirables pages de M. Albert Vandal, on se persuade aisément que ni le Consul n'eût proposé l'entente réparatrice, ni le Pape ne l'eût, avec tous les sacrifices qu'elle comportait, acceptée et conclue, si, depuis des mois : et des années, les fidèles français n'avaient imposé aux deux contractants leurs vœux ardents de conciliation. Est-ce enlever, d'ailleurs, quelque mérite au héros et au saint, que de constater qu'ils ont su entendre et interpréter le cri parti des entrailles de la nation : le génie des gouvernants n'est souvent que d'écouter et de comprendre.

Lorsque, d'une façon générale, Bonaparte s'érige en arbitre des querelles françaises, il prête très attentivement l'oreille à toutes les parties en litige ; mais si l'une d'elles a l'oreille du juge, c'est plutôt, — sur tous les terrains, — le lendemain de Brumaire, la partie gauche. Rappelons-nous de quelle irréfutable façon Albert Vandal nous a montré, dans le gouvernement brumairien, un gouvernement de gauche. En matière spécialement religieuse, la nouvelle équipe paraissait la moins propre à faire le voyage de Canossa. N'oublions pas que le coup d'État a été conçu et préparé par ces membres de l'Institut qui, présentement, entourent le général Bonaparte et emblent l'investir. Or, qu'est cet Institut de l'an VIII ? La forteresse de la philosophie — nous dirions de la libre pensée — et le haut conservatoire de la doctrine encyclopédique. Les Monge, les Laplace, les Bertholet, les Fourcroy, les Daunou, les David, les Cabanis, les M.-J. Chénier, savants, poètes, philosophes, artistes, tragédiens qui ont conspiré l'avènement de Bonaparte, n'ont précisément vu dans ce collègue de la classe des sciences, section de mécanique, que le général le plus propre en matière religieuse comme en toute autre à servir leurs projets : ce héros de Plutarque qui avait lu Platon, c'était aussi le général qui, en l'an VI, avait, par le bras de Berthier, jeté bas la monstrueuse puissance de Rome, et qui, proclamant en l'an VII, dans les mosquées du Caire, l'excellence du Coran, montrait assez en quel mépris — au fond — il tenait toute religion. On ne peut imaginer de quel esprit foncièrement antichrétien était pénétré l'Institut de France en l'an VIII. Or, ayant plus que personne contribué à la révolution de Brumaire, il ne pouvait un instant y voir un acheminement à une politique de restauration catholique ; et rien ne prouve qu'en brumaire an VIII, Bonaparte fût, sur ce point, en désaccord, même secret, avec ses collègues de l'Institut.

Certes, le personnel dont il s'entoure semble être une garantie suffisante de cette orthodoxie anticatholique que l'Institut attribue au Consul. Les deux noms en vedette de son ministère, pour ne citer qu'eux, ne semblent point présager une politique d'entente avec Rome : Talleyrand, prélat apostat, prêtre marié, le seul survivant des quatre évêques qui prêtèrent le serment civil, le véritable fondateur enfin de l'Église schismatique[3], et l'ex-oratorien Fouché qui, à Nevers, à Moulins et à Lyon, a, avant toutes choses, tenté de chasser Dieu de l'Église[4]. Talleyrand et Fouché : l'un incarne la décatholicisation de l'Église de France en 1791, l'autre la déchristianisation de la France en 1794 ! Ce sera cependant le ministère du Concordat. Après cela il ne faut vraiment plus désespérer de rien.

Les Assemblées législatives semblent plus hostiles encore, si cela est possible : le Sénat où Grégoire trouvera tant de sympathies, le Corps législatif et le Tribunat qui, au lendemain du Concordat, montreront par tous les moyens leur dépit. Et, pour clore, l'État-major est, autant que personne, animé de sentiments fort peu favorables aux capucinades ; qu'on se rappelle ce que sera l'attitude des généraux au premier Te Deum de Notre-Dame. Savants, publicistes, professeurs, hommes politiques, ministres, sénateurs, tribuns, généraux, presque tous n'ont pour la superstition en général et la superstition papiste en particulier, qu'un mépris plus alarmant même que la haine.

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Le cardinal Mathieu était, je me le rappelle, fort préoccupé de savoir quels étaient exactement les sentiments de Bonaparte vis-à-vis de la religion catholique : il interrogeait sur ce point quiconque le venait voir, vers 1801, à la villa Wolkonsky. M. Frédéric Masson l'eût pleinement édifié sur ce point ; et plus qu'aux appendices du cardinal, je renverrai le lecteur à la forte étude que l'historien de Napoléon et sa famille a, dans un de ses savoureux Jadis, consacrée à la question[5]. Si paradoxale que paraisse mon affirmation, je déclare que je n'ai jamais compris l'intérêt considérable qu'il pouvait y avoir — dans les circonstances qu'étudiait le cardinal Mathieu — à savoir si Napoléon croyait à l'existence de Dieu, et s'il tenait sincèrement pour le plus beau jour de sa vie celui de sa première communion. Je suis, pour mon compte, persuadé que si le Corse gardait un très grand fonds de foi chrétienne et même catholique, il était, en l'an VIII tout au moins, fort inaccessible aux inspirations qui, d'après certains auteurs, purent en jaillir ; le Concordat fut certainement, aux yeux du Premier Consul, un acte de haute politique et, s'il ne lui déplut pas d'aller à la messe, je ne suis pas sûr du tout que cela l'enchantât. Pour dire le fond de ma pensée, et au risque de passer pour un mécréant, j'ajouterai que le mérite du geste me paraît de ce fait singulièrement plus grand. Le Premier Consul a fait litière des préjugés que l'Institut cultivait en lui au lendemain de Brumaire ; il n'a examiné que l'intérêt du pays qu'il gouvernait ; il a écouté la voix du peuple chrétien ; il a constaté qu'il réclamait le relèvement définitif des autels catholiques ; il a étudié, au cours de la miraculeuse enquête qu'il institua, quel catholicisme voulaient ces gens-là, et il vit que ce ne pouvait être que le catholicisme romain, parce qu'il n'en est pas d'autre ; s'éclairant des leçons que dix ans de querelles religieuses lui fournissaient, il vit qu'on ne restaurait, ni ne réformait, ni ne modifiait le catholicisme romain sans la participation de Rome. Et il s'adressa à Rome.

Mais le point de départ de cette évolution purement politique de l'ami des Laplace et des Cabanis, c'est, il faut sans cesse le rappeler, l'enquête de l'an VIII. Lorsque Bonaparte, au lendemain de Marengo, saisit le bon cardinal Martiniana de sa requête, c'est qu'il avait écouté la voix du peuple qui fut la voix de Dieu. Et il faut l'écouter un instant avec lui.

Quelque sentiment qu'on ait sur la Révolution, il est un chapitre sur lequel, je pense, nous sommes tous d'accord, et je crois que M. Aulard ne me démentira pas : la Révolution erra en matière religieuse. Elle erra doublement : d'abord parce qu'elle improvisa, en 1791, une réforme ecclésiastique, et ensuite parce qu'elle ne sut pas s'y tenir.

La Constitution civile fut une réforme improvisée et, si j'ose dire, artificielle. J'ai dit ailleurs[6] comment la Constituante se laissa surprendre ici par les vieux ennemis de Rome comme le pasteur Rabaut, ou comme le janséniste Camus. Rien n'était plus nécessaire qu'une refonte des diocèses : dans une France nouvelle, il fallait que l'Église française perdît le caractère vétuste et quelque peu anarchique dont tout l'ancien régime était marqué. On rendrait même service à Rome en l'incitant à cette réforme, d'autant qu'elle se fût accompagnée d'une réforme morale dont aucun écrivain ecclésiastique ne conteste aujourd'hui qu'elle était d'urgence ; réduire le nombre des évêchés et attacher à leurs églises les prélats qui, suivant la formule, devaient leur être mariés ; c'était là une double réforme qui ne pouvait, il me semble, rencontrer à Rome une très vive opposition. On pouvait tout au moins essayer : Louis XVI, prié par l'Assemblée de saisir Rome d'un nouveau projet de concordat, eût-il échoué, que tout au moins on se fût donné les avantages de la bonne foi et de la bonne volonté. Seulement, il est clair que les Rabaut et les Camus, qui furent légion, voulaient précisément profiter de la circonstance pour mortifier Rome, en légiférant sans elle et au besoin contre elle. Les jansénistes furent les plus ardents : ils n'avaient pas digéré, depuis trois quarts de siècle, la bulle Unigenitus, et leur sentiment apparaissait clairement à certains de leurs collègues, puisque l'un d'eux se fait l'écho complaisant d'un mot qui circulait : La Révolution aura été faite avec trois mots latins : Deficit, Veto et Unigenitus.

Partie d'un état-major de chrétiens anti-romains, la réforme ne pouvait, à aucun degré, répondre à un désir du pays. Le pays était très catholique en 1789 : il n'était ni janséniste, ni protestant, ni athée ; il tenait à sa religion sans penser jamais d'ailleurs à la Curie ni même au Saint-Père. Il regarda ce que faisaient ses pasteurs français ; une forte majorité des pasteurs refusa, en dernière analyse, de suivre l'Assemblée ; celle-ci instaura le schisme ; le pays se coupa en deux.

Il se coupa en deux parties très inégales : l'immense majorité des fidèles suivit la majorité des prêtres dans leur refus ; une minorité, importante d'abord, parut cependant disposée à accepter le nouveau clergé constitutionnel. Mais celui-ci ne se pouvait appuyer pour prévaloir que sur les éléments anti-chrétiens ; il en résultait un singulier discrédit ; les catholiques même qui, dans les premières heures, l'avaient sinon acclamé, du moins suivi, s'en éloignèrent peu à peu. Alors il ne valut pas grand'chose, et il apparut clairement qu'on n'organise pas contre Rome une Église catholique. La Convention porta à la malheureuse Église constitutionnelle le coup de grâce en séparant in extremis de l'État cette Église qui n'était qu'Église d'État et végéta dès lors misérablement.

Sous le régime de la Constitution, puis sous celui de la Séparation, dans le schisme, dans la persécution, dans la tourmente, les catholiques restaient, dans toute l'acception du mot, des fidèles. La classe bourgeoise était voltairienne, mais les paysans étaient croyants. Ils ne se soulevèrent pas tous, comme ceux de l'Ouest et du Midi, à la voix de leurs prêtres, mais ils allèrent entendre, dans la mesure du possible, les prêtres réfractaires, célébrer les mystères dans des granges ou au fond des bois. A la première éclaircie, ils tentèrent de les réinstaller dans les églises. Elles étaient déshonorées et dévastées ; le prêtre constitutionnel en était fort souvent parti ; il avait apostasié ou bien on lui avait, tout comme s'il eût été papiste, coupé le cou. Les souriantes Raisons qui, avec ou sans voiles, avaient trôné sur les autels, avaient été rendues à leur famille et au théâtre. Mais les mascarades de la théophilanthropie s'étaient parfois substituées aux débauches phraséologiques de la Raison. D'une façon générale, l'édifice sacré était devenu lieu public. Les paysans profitèrent de cette mesure pour y établir le curé catholique.

Mais ce curé catholique qu'avec ténacité les fidèles avaient suivi dans sa disgrâce et ramené dans son temple, le peuple ne voulait pas qu'il se mêlât de politique. C'est que ce peuple, en grande majorité maintenant, avait deux sentiments : il voulait revoir ses curés, mais il ne voulait plus revoir ses seigneurs avec leurs droits abolis : attaché à la Révolution et aux conquêtes faites, il avait en horreur et en terreur toute idée de contre-révolution. Beaucoup de paysans avaient acheté des biens de l'Église : ils ne voulaient point qu'on les en dépossédât. Et voilà où le problème était complexe.

L'Église n'avait pas renoncé à revendiquer ses biens, j'entends l'Église en corps. Tout retour à l'ancien ordre de choses pouvait être signalé par une expropriation des acheteurs de biens nationaux : en trois, quatre, cinq ans, le paysan s'était attaché à sa nouvelle terre, il ne voulait pas en être chassé. Or, même si le Roi ne revenait pas, il suffirait que l'Église reprît de l'influence pour que les propriétaires fussent très menacés : la loi ne leur ferait pas rendre gorge, soit ; mais le curé avait à son service mieux que la loi pour contraindre. Certes les curés — humbles, excellents et courageux pasteurs qui, en plein orage, avaient continué leur ministère, — ne songeaient guère à réclamer les biens dont on avait, plus qu'eux d'ailleurs, dépouillé de riches abbayes et des menses épiscopales. Mais en corps, le clergé n'abandonnait rien.

En outre, le clergé passait pour royaliste ; beaucoup de curés ne l'étaient pas ; on pourrait même dire que la grande majorité des curés ne demandait et n'espérait plus que le droit de rentrer tranquillement dans les églises. Mais suivant la forte expression de Vandal, ce malheureux clergé de France était dans une situation extrêmement scabreuse, le corps en France, la tête hors de France. Les évêques, presque tous restés en émigration, ne séparaient pas, dans leurs préoccupations et leurs projets, la restauration du trône de celle de l'autel : gallicans, ils n'avaient jamais pu imaginer que des successeurs de Bossuet pussent être — même par la contrainte des faits — infidèles à l'héritier de Louis XIV. Chassés de leurs sièges par la Révolution, honnis, proscrits par elle, ils s'étaient par surcroît figés dans l'émigration : la France avait vécu un siècle en dix ans : eux étaient restés immobiles. Le Roi Très Chrétien Louis XVIII comptait sur eux pour être, le jour où ils reprendraient possession de leurs sièges et, en attendant, par le travail de leurs émissaires, les missionnaires de la royauté.

Les prêtres restés ou rentrés en France jugeaient mieux le pays et sa mentalité. Ils eussent fait bon marché du Roi : beaucoup n'avaient pas hésité, sur le conseil éclairé de l'abbé Émery, supérieur de Saint-Sulpice, à prêter, sous le Directoire, ce serinent de haine à la royauté qui, après tout, n'était d'aucune façon contraire à la discipline ecclésiastique et leur avait permis de réintégrer leurs églises. A cette époque — en l'an VI — trente-deux mille deux cent quatorze églises s'étaient rouvertes : M. Aulard, dans l'étude d'ailleurs fort documentée qu'il a consacrée à la question[7], en conclut que la liberté régnait, que le culte s'était rétabli dans la paix religieuse et que, partant, Bonaparte commit un attentat contre la liberté catholique elle-même en mettant fin par le Concordat à la séparation de l'Église et de l'État.

Mais la possession des édifices religieux était extrêmement précaire, et, d'autre part, ne présentait point ce beau caractère de liberté qui attendrit M. Aulard. Il sait mieux que personne que les élections de l'an V et de l'an VI se firent en maints villages sur la question des cloches : les cloches étaient, par ordre, muettes — ce qui n'indiquait point qu'une liberté si parfaite régnât clans les communes. Quel symbolisme singulier : ces paysans, par un instinct touchant, ne croyaient point à la liberté tant que la cloche n'appellerait pas le monde des fidèles à la prière. Les autorités Focales d'ailleurs pouvaient toujours aller plus loin et faire fermer les églises : elles ne s'en faisaient pas faute lorsqu'elles étaient constituées par des jacobins en chaleur, que l'esprit nouveau ne pénétrait pas. Bien souvent le prêtre était tenu de dire, dans sa propre église, une messe aussi furtive que lorsqu'il la célébrait en quelque grenier. D'ailleurs, sur ces trente-deux mille églises rouvertes, toutes n'étaient pas rendues au culte catholique de la majorité : parfois des cultes parasites s'y étaient installés, et gênaient l'exercice du culte chrétien : les tenants du culte décadaire n'avaient-ils pas émis et souvent fait admettre la prétention que le temple restât fermé neuf jours, et que les catholiques transférassent au décadi les offices du dimanche. Enfin et surtout, des curés constitutionnels avaient, en maints endroits, reparu et, appuyés par les autorités, repris possession de l'église : Notre-Dame de Paris était la métropole de l'évêque constitutionnel Royer, tandis que onze églises de Paris étaient des temples de la théophilanthropie.

Aussi bien les catholiques eussent-ils repris possession effective de trente-deux mille églises en l'an VI, que le coup d'État de Fructidor eût suffi à prouver à quel point, sans statut légal, ils étaient exposés aux surprises les plus cruelles. La politique fructidorienne, en arrachant les battants aux cloches, en fermant les églises derechef aux papistes, en proscrivant et déportant seize cent cinquante-sept prêtres romains rentrés, avait assez montré ce que la République directoriale entendait par la séparation de l'Église et de l'État.

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D'autres beaux jours avaient semblé luire lorsque le gouvernement fructidorien avait été, en brumaire an VIII, jeté par terre. De nouveau, les églises s'étaient rouvertes ; de nouveau les courageux curés s'étaient réinstallés ; de nouveau les fidèles affluaient à leurs messes. Bonaparte cependant ne se pressait point de donner un statut : il prenait ces retentissantes demi-mesures dont parle le grand historien ; il faisait faire des enquêtes, il se faisait adresser des rapports. Son œil fouillait le chaos. Voici évidemment ce qu'il y démêlait : deux clergés, catholiques, l'un respectable et respecté, n'ayant de ses temples qu'une jouissance précaire, à la merci des autorités malveillantes ; l'autre peu estimé quoique n'étant pas toujours méprisable, et ne groupant plus qu'un très petit nombre des fidèles, mais qui, tout de même, était, depuis 1791, le clergé dévoué à la Révolution. Si on laisse l'Église se réorganiser dans la liberté, cette liberté ne sera-t-elle pas l'anarchie ? Si deux curés dans chaque paroisse se disputent l'autel, si deux évêques dans chaque diocèse se disputent la cathédrale, quelle sera l'attitude du gouvernement ? Ira-t-il soutenir — contre la majorité des fidèles — le prêtre constitutionnel ? mais il va ainsi contre le vœu du pays. Ira-t-il — au nom de la majorité chasser de l'église le prêtre qui a soutenu la Révolution au profit de celui qui passe pour l'avoir battue en brèche ? mais il trahit la Révolution et prépare la contre-révolution.

Or cette contre-révolution, même les paysans catholiques n'en veulent pas. Et cependant elle est fatale si les paysans catholiques sont rendus purement et simplement — sinon aux curés papistes — au moins aux prélats royalistes. Ceux-ci rentreront, se réinstalleront sur leurs sièges, fulmineront l'anathème et contre les possesseurs des biens nationaux et contre les tenants du clergé constitutionnel. La propriété nouvelle sera troublée, et troublées les consciences.

La voix du peuple se fait entendre très clairement ; elle dit : Nos curés catholiques doivent jouir avec une absolue sécurité de notre église, mais nous voulons jouir avec la même sécurité des biens que nous avons acquis. Le paysan a toujours aimé qu'on signât un petit papier. Il voudrait qu'on en signât un grand où tout fût réglé. Il fallait rétablir l'ordre catholique sans troubler l'ordre révolutionnaire. C'est ce que devait faire le Concordat : il permettra au peuple de pratiquer ensemble le loyalisme envers son Dieu, et le loyalisme envers la République. Des millions de citoyens avaient signé le Concordat avant que Pie VII et Bonaparte contresignassent l'accord nécessaire. C'est ce que, d'un mot heureux, Georges Goyau, présentant le dernier volume de M. l'abbé Sicard aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, appelait les origines populaires du Concordat.

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Rome n'espérait pas grand'chose : la Curie avait reçu de si cruelles blessures et, depuis huit ans, tant de poison avait été versé dans ces plaies ! De la Constitution civile à l'invasion des États romains et à l'enlèvement de Pie VI, que d'effroyables injures ! Il eût fallu vraiment à la Curie un esprit plus qu'évangélique, angélique, pour envisager avec- bienveillance la nation d'où étaient partis tant de maux. Tendre la joue gauche lorsque la droite a été frappée, soit. Encore faut-il que les deux joues n'aient pas été d'un seul coup mises en sang. Et la joue de Rome saignant encore, rien ne faisait prévoir que le soldat jacobin dût apporter si vite le baume réparateur.

Nous donnons au coup d'État de Brumaire — après un siècle — la signification d'un radical changement de régime ; or le changement n'était pas si sensible : Brumaire avait porté au pouvoir, nous l'avons dit, une équipe en apparence assez pareille aux autres : à Rome, en particulier, la présence au ministère d'un Talleyrand et d'un Fouché ne permettait pas d'oublier que Bonaparte avait, du haut des Apennins, lancé Berthier sur le Château Saint-Ange.

La Curie nous était très hostile — j'entends les cardinaux, les congrégations, le monde des prélats. On était rentré à Rome sous la protection des coalisés, Autrichiens et Napolitains, alliés dangereux qu'on ménageait. Du reste, ces cardinaux, autorisés, reconnaissons-le, à identifier républicains et jacobins, étaient fort loin de l'idée qu'on pût séparer un instant la cause de l'Église de celle de la Monarchie. Lorsque le malheureux Pie VI était mort captif à Valence, le doyen du Sacré-Collège n'avait pas hésité à signifier ce deuil cruel au prétendant en le qualifiant de Roi Très Chrétien. Maury, actif agent de Louis XVIII, travaillait sur du velours. II avait sans peine — grâce au précédent créé — amené le pape Pie VII, nouvellement élu, à annoncer à Sa Majesté Très Chrétienne son exaltation. De ce fait, jamais Rome n'avait été plus loin de la République. Pie VII, ce cardinal moine Chiaramonti, élu grâce spécialement au cardinal Albani, agent de l'Autriche, et au cardinal Maury, agent du prétendant, semblait. devoir être, plus que Pie VI même, l'adversaire du nouveau régime français. J'ai, dans l'étude sur le Concordat de 1516, relevé que Léon X, qui allait réconcilier Rome avec la France, ennemie temporelle et spirituelle du Saint-Siège en 1514, avait aussi été élu par nos adversaires. L'homme propose, et même quand l'homme est drapé de la pourpre romaine, Dieu dispose.

Pie VII cependant ne ressemblait pas à Léon X — heureusement pour Pie VII. La belle figure de Chiaramonti va se détacher avec un relief singulier dans la série des papes et même des plus grands papes. C'est proprement un saint, mais précisément un saint était nécessaire : il fallait que le pontife ne fût ni un de ces superbes qui entendent briser l'adversaire, ni un de ces habiles qui se plaisent à ruser avec lui. Il fallait qu'il sût oublier les griefs, pardonner les injures, se détacher des intérêts mondains, négliger les intrigues politiques, chercher la vérité et pénétrer en quelque sorte les desseins de Dieu, quitte à dérouter ceux que formaient les hommes. Ce n'était pas un aristocrate : il n'apercevait pas qu'un arrêt du ciel eût lié l'Église aux fils de Capet, plus qu'elle n'avait été liée aux fils de Clovis ou à ceux de Charlemagne. Évêque d'Imola, il avait salué dans la Démocratie qui se levait une force que rien ne devait, dès l'abord, faire redouter et anathématiser. Albani ni Maury ne connaissaient leur élu.

Il se trouvait ainsi que ce prélat italien était, par une sorte de prédestination, l'homme le plus fait pour comprendre la situation où se débattait l'infortuné clergé français. Par ses enquêteurs, Bonaparte avait connu le vœu qui s'élevait des consciences et des intérêts : Pie VII ne pouvait guère s'enquérir ; mais une voix mystérieuse lui révélait ce qu'attendait du nouveau pontife ce peuple fidèle, si éprouvé, si divisé, si troublé, qui réclamait, à tout prix, un statut, fin de sa misère. Seulement, le Pape interrogeait le ciel de France, et il ne lui avait point paru que les nuages se fussent dissipés au coup de tonnerre du 1.8 Brumaire et Bonaparte, vainqueur de l'Autriche à Marengo, le 20 juin 1800, serait probablement moins traitable encore que le Consul de Brumaire.

Et soudain, en ce mois de juin même, un rayon de soleil perça les nuages. Le cardinal Martiniana, évêque de Verceil, écrivait que le Premier Consul, retournant de Milan à Paris, s'était arrêté quelques heures chez lui et lui avait communiqué son ardent désir d'arranger les choses ecclésiastiques de la France. Stupéfait, enchanté, le bon cardinal avait donné des assurances, trop d'assurances peut-être : car il avait accueilli comme un excellent dessein l'intention de Bonaparte de faire table rase de l'Église gallicane — le Consul savait bien que le mot ne sonnerait pas mal à Rome — : les évêques émigrés ne pouvaient plus convenir à la France parce que la plupart en étaient sortis non par le pur zèle de la religion, mais par des intérêts et des vues temporels. Des intrus, d'autre part, il ne voulait plus entendre parler. Il lui semblait, en conséquence, qu'il en fallait de nouveaux qui fussent choisis par le pouvoir qui exercerait la souveraineté clans la nation et canoniquement institués par le Saint-Siège dent ils recevaient la mission et les bulles. On diminuerait d'ailleurs le nombre des évêchés et, l'Église renonçant à revendiquer les biens aliénés, on servirait à chaque prélat une pension de dix à onze mille livres de France. Il semble bien que Martiniana avait, à cette stupéfiante ouverture, opiné de la barrette. Avec son à-propos ordinaire, le Consul avait feint d'incarner en ces conjonctures l'Église catholique entière dans l'archevêque de Verceil. Et de fait, Spina et Consalvi — en une grande année de négociations difficiles — n'aboutiront qu'à développer le schéma esquissé à Verceil. Ne nous étonnons donc point si le cardinal Mathieu a lu, sur la lettre jaunie de Martiniana, ces mots qui en disent long : Si custodisca gelosamente. — Qu'on garde jalousement.

Le cardinal Mathieu estime que son lointain confrère Martiniana fit, en sa conversation avec Bonaparte, trop bon marché de l'Église d'ancien régime : mon éminent compatriote oubliait ce que lui-même en avait écrit, vingt-cinq ans avant. Je connais assez peu d'écrits aussi équitables, mais, partant, plus sévères que l'Ancien régime en Lorraine, pour les prélats de 1789. En quarante pages. le prêtre lorrain nous avait en effet montré quels abus s'abritaient dans les monastères et palais épiscopaux : les presbytères lui paraissant, hâtons-nous de le dire, les asiles où s'étaient réfugiées des vertus que nombre de prélats ne pratiquaient plus ; contre les hauts évêques de Nancy et de Toul, mon vieil ami avait alors pris le parti des curés à la portion congrue, à ce titre que, tout à fait empoigné par son sujet, il avait — c'est une des pages les plus originales de sa première œuvre — écrit la profession de foi que lui, abbé Mathieu, eût adressée à ses électeurs de 1789 : et je lis, dans cette singulière déclaration, pleine d'ailleurs d'un bon sens acéré, une foule de choses peu agréables aux évêques et seigneurs : Joignons-nous au tiers qui veut une constitution, disait explicitement ce Mathieu de 1789. Il me semble que ce Mathieu de 1789 eût fait — en 1800 — assez bon marché de son évêque de Nancy, La rare, qui, émigré, était devenu à Vienne un des agents actifs de Louis XVIII.

Le cardinal Mathieu est plus tendre que l'abbé Mathieu, pour l'épiscopat ; d'abord, il a passé par là : ce rude Lorrain a dû manier la crosse d'Angers à Toulouse ; on ne dit pas qu'il l'ait toujours maniée comme une houlette de pastorale. D'autre part, depuis qu'en 1789 il étudiait les évêques d'ancien régime, il a vu de quelle façon fort digne ces prélats — médiocres dans la paix — ont supporté les maux de la guerre. Il admet certes qu'il fallait qu'ils s'en allassent ; seulement, oublieux de l'Ancien régime en Lorraine, il accorde aux La Fare exilés, comme fiche de consolation, un hommage sympathique. Tout de même, pour les raisons qu'exposait l'abbé Mathieu aux élections de 1789, Pie VII devait éprouver moins de peine qu'on ne le pensait peut-être à sacrifier ces prélats de Versailles dont beaucoup connaissaient moins le chemin de leur ville épiscopale que celui de l'Œil-de-Bœuf.

Pie VII n'avait pas besoin d'examiner longtemps la situation. L'Église catholique avait vu — dix ans avant — se briser une de ses plus magnifiques branches ; puisqu'une chance se présentait de relever la branche abattue, et, à condition qu'elle fût émondée et greffée, de lui voir peut-être un jour porter de nouveaux fruits, il ne fallait pas hésiter. Moins éclairés, beaucoup de cardinaux restaient méfiants. Mais le Pape avait près de lui l'homme le mieux fait pour comprendre la situation : Ercole Consalvi. Ce jeune cardinal était extrêmement fin. J'ai dernièrement lu la correspondance qu'il entretenait avec Pacca pendant le Congrès de Vienne et qu'a publiée le R. P. Rinieri ; cette lecture a achevé de me rendre infiniment sympathique cette lumineuse intelligence. J'ai cité, d'après des documents inédits qui m'avaient été confiés, son mot à l'ex-procureur général de Napoléon à Rome, Le Gonidec ; soulevant sa calotte rouge, il dit : Il peut y avoir là-dessous des idées libérales[8]. Si idées libérales doit s'entendre ici idées larges, Consalvi avait raison. Ce fut une intelligence libérale ; à cet esprit à la fois vaste et souple, il joignait un caractère : en 1807, il mettra infiniment de grandeur dans la façon dont il abandonnera, devant les exigences brutales de l'Empereur, le secrétariat d'État ; et je défie, d'autre part, quelqu'un de lire, sans concevoir la plus vive admiration pour Consalvi, le piquant récit que M. Geoffroy de Grandmaison nous a fait de l'incident des cardinaux noirs.

Il n'était pas de ces cardinaux rancis dans les vieux préjugés antifrançais ou aigris jusqu'à l'exaspération par les récentes injures. Il n'assimilait pas, ainsi qu'on le faisait à Rome, un Bonaparte à un Robespierre à cheval. Le Consul attirait la jeunesse : Consalvi, jeune ministre, eut toujours pour Napoléon une admiration sympathique qui, d'ailleurs, jamais ne le paralysa. Incontinent, Spina, archevêque de Corinthe, fut dépêché vers les Alpes : Bonaparte venait de les franchir ; il voulait que le siège de la négociation fût à Paris ; désir de ne pas paraître aller à Canossa, dit le cardinal Mathieu ; plutôt, à mon sens, conscience très exacte que, seuls, la vue de la France, le contact du légat avec la société nouvelle, les propos des opposants ou des tenants du pacte, à Paris, amèneraient l'envoyé de Rome à comprendre qu'à tout prix il fallait traiter. Et dès l'abord, Spina sentit quel monde se soulevait contre l'initiative de Bonaparte. Arrivé à Paris le 5 novembre 1800, il écrivait : Je crains beaucoup les intrus, les jansénistes[9] et les jacobins. Tous montrent beaucoup de mécontentement, et ils se rassurent par l'espérance que le premier pas fait par Bonaparte n'est qu'une feinte pour se concilier les catholiques et empêcher toute démarche du Saint-Père contre lui.

A Paris Spina se heurtait aux jacobins attardés. A Rome les royalistes français s'agitaient. Louis XVIII protestait : héritier de François Ier, il pouvait seul modifier le pacte de 1516. Le cardinal Maury essaya d'un dérivatif : il demandait une réunion d'évêques français choisis par leurs collègues — émigrés. Le Pape négligea l'ouverture ; il se contenta d'avertir ses chers fils et vénérables frères de l'Église de France qu'il allait traiter de la paix religieuse. Mais ayant réuni quelques cardinaux pour délibérer, dès l'abord, sur la lettre de Martiniana, il eut soin d'oublier Maury sur la liste des convoqués. Les évêques français, que le Pape engageait à prier avec ferveur pour la bonne issue des négociations, y parurent médiocrement disposés. Mon système à moi, pauvre petit évêque, écrivait l'un d'eux, est que, sans royauté légitime, point de catholicité en France, de même que sans catholicité, point de royauté. Toute l'erreur de la future Restauration tenait en cette étroite formule.

En réalité, c'était un geste extrêmement audacieux que celui de Pie VII traitant avec l'usurpateur et sans l'intervention de l'Église gallicane, et qui légitimement devait paraître tel aux évêques de l'Église gallicane[10]. Pour avoir refusé de se séparer de Rome, ces prélats n'en avaient pas moins gardé, en majorité, la doctrine de Bossuet. Ils avaient même, en ces circonstances, montré combien étaient vaines et calomnieuses les accusations dont avait été, à maintes reprises, accablée à Rome la pestilence gallicane. Car, tout en délibérant encore en 1791 — la correspondance de Salamon nous le révèle — de la nécessité de faire respecter les libertés gallicanes, ils avaient refusé de se laisser séparer de la chaire de Pierre. C'étaient les gallicans d'extrême gauche, si je peux dire, qui, pour avoir voulu rompre avec Rome, avaient tout perdu. Le résultat imprévu de la Constitution civile — fruit de l'ultra-gallicanisme d'un Grégoire — était que sur les ruines de deux Églises gallicanes, Rome était appelée à construire le monument nouveau.

***

Spina était arrivé sans bruit à Paris, le 5 novembre, avec son théologien Caselli. Bonaparte leur fit un accueil de fête. C'est Talleyrand qui, imperturbable, présenta au Consul l'archevêque de Corinthe. L'impassibilité du ministre était à rude épreuve : si défroqué qu'il fût moralement autant que matériellement, Talleyrand, nous semble-t-il, ne se pouvait, en face des événements qui se préparaient, défendre de quelque émotion. De fait, il était loin d'être indifférent : il désapprouvait la négociation ; jusqu'au bout celui que Rome appelait encore Autun fit trembler les envoyés de Rome. Très poli, il laissait se développer les négociations, attendant l'heure où une complication pourrait être exploitée pour faire échec au projet ; il était d'autant plus dangereux que Bonaparte, fort ignorant en matière canonique et toujours porté à exploiter, si je peux dire, les compétences, voyait volontiers, lui aussi, en son ministre des relations extérieures l'ancien abbé de Périgord, ex-agent général du clergé, et consultait, dans ce singulier citoyen Talleyrand, le canoniste autant que le diplomate. Il avait songé à refroquer ce défroqué, à lui faire rendre sa mitre, à le faire nommer cardinal ; plus sensé, l'ancien ami de Barras, maintenant marié à une jolie personne, devait tout simplement demander suivant l'expression du cardinal Mathieu, qu'on lui concédât Mme Grand.

Bonaparte cherchait chez un autre transfuge quelques lumières qui devaient être moins favorables encore à Rome : c'était près de Grégoire. L'évêque de Loir-et-Cher était vraiment devenu le pontife le plus en vue de l'Église constitutionnelle qu'il essayait alors de galvaniser ; le cardinal Mathieu consacre des pages fort équitables, encore qu'extrêmement piquantes, à ce curé que nous autres Lorrains pouvons difficilement reconnaître comme nôtre, tant il parut, d'un bout à l'autre de son existence, manquer de la qualité lorraine par excellence, qui est le bon sens. Par contre, il ne manquait pas de caractère : il était resté un indomptable chrétien autant qu'un irréductible schismatique, venant siéger en robe violette à la Convention, la croix sur la poitrine, lorsque l'Assemblée acclamait, en une heure de délire, le culte de la Raison, mais fort résolu à opposer jusqu'au bout à Rome l'armée bien affaiblie des crosses constitutionnelles. Cette attitude servait Bonaparte : cette canaille constitutionnelle, sur laquelle il daubait, pouvait être un épouvantail pour Rome. A la veille même du Concordat, il plaisait au Consul qu'un concile national fût tenu à Paris, qu'une vie nouvelle semblât, en apparence, courir un instant dans la misérable Église, et que son plus éminent chef passât pour apporter aux Tuileries des conseils écoutés. On reconnaîtra là la vieille politique d'un chancelier Duprat se servant encore de la Pragmatique et de se. s plus violents tenants pour arracher à Léon X le Concordat de Bologne. Le Concordat conclu, Grégoire se devait contenter avec un siège au Sénat ; la bulle Unigenitus était loin : le dernier des jansénistes allait s'enfermer dans sa hautaine retraite.

***

Je n'entrerai pas dans le détail infini des négociations : le cardinal Mathieu s'y est joué avec aisance en 350 pages. Il excelle aux entrées en scène : celle de Bernier nous amuse. Spina a à peine quitté le Consul qu'il voit arriver à son auberge celui qui allait débattre avec lui des conditions de paix. C'était un prêtre trapu, louche et laid, qui rachetait la vulgarité de ses traits par un air extrêmement intelligent et une parole fort séduisante : l'abbé Bernier, docteur en théologie, ancien curé de Saint-Laud. On sait, du reste, ce qu'était le personnage : aumônier des bandes vendéennes, faisant avec elles le coup de fusil, il avait été adoré des Chouans. Puis il s'était — la lutte devenue impossible — révélé négociateur. Il avait été l'un des instruments de pacification dont Hoche avait si intelligemment usé. Certes, il était né diplomate, entremetteur et politicien, mais surtout il avait su — aussi réaliste que devait l'être Bonaparte — ce que voulaient ces gens qu'on tenait pour les gens du Roi. Les paysans d'Anjou lui disaient : Je voulons nos bons curés.

Bonaparte admirait la Vendée ; Bernier lui plaisait ; il entendait employer de la main droite le curé blanc tout en gardant Grégoire, l'évêque bleu, sous la main gauche. Bernier plairait au Pape ; comment celui-ci ne se sentirait-il pas en confiance avec une sorte de confesseur des guerres de l'Ouest ? Mais, d'autre part, le Consul avait jugé d'un coup d'œil l'entremetteur ; le curé vendéen voulait une mitre, celle de Paris. Il apporterait au service de ce bleu arrivé, Bonaparte, le zèle d'un néophyte doublé de celui d'un candidat.

Les négociations se poursuivirent assez obscurément : Spina avait reçu de Rome des instructions que l'historien analyse de bien remarquable façon ; elles portaient, entre autres choses, de ne se point montrer — défiance de cet impie Paris, crainte aussi d'un échec qu'on ne voulait point rendre trop éclatant —, et Bernier, de son côté, gardait pour les entrevues nocturnes et les retraites mystérieuses le goût d'un vieux conspirateur. Spina devait beaucoup tâtonner : sur la question des démissions d'évêques, sur les relations à entretenir avec Talleyrand, sur les concessions à faire sur les biens ecclésiastiques, il devait écouter, voir, explorer, insinuer habilement. Ascolti, vegga, esplori e destramente insinui. Excellents conseils où se reconnaît Consalvi ; au fond, on ne sait pas grand'chose à Rome de la nouvelle France. Spina s'en informera. Sa mission de diplomate se double d'une mission d'enquêteur, qui préparera Consalvi à entrer complètement dans l'esprit concordataire.

Tout d'abord, il parut évident à Spina qu'il fallait, comme l'avait dit Bonaparte à Martiniana, faire table rase de l'ancienne Église. Pie VII n'y était pas absolument résigné ni résolu lorsqu'il avait dépêché Spina en France. Après quelques semaines à Paris, celui-ci ne pouvait douter que Bonaparte n'eût vu juste. Bernier, royaliste repenti, avait pu édifier pleinement son interlocuteur sur l'impossibilité d'une pacification, si l'on remettait à la tête des diocèses reconstitués les prélats émigrés. Après quelques hésitations, protestations et réserves, Pie VII crut pouvoir céder. Dès le 22 novembre 1801, il n'y avait pas pour les évêques émigrés de quartier à espérer.

La seconde question à régler était celle des biens. Elle était ardue. Il faut lire la note de Bernier pour comprendre qu'elle se devait avant tout résoudre : Les biens ont passé des mains des possesseurs ou titulaires dans celles des acquéreurs. La loi donne à ceux-ci un titre et le gouvernement une garantie. Ce titre, cette garantie reposent essentiellement sur la foi publique ; vouloir les altérer ou les enfreindre, ce serait ouvrir la porte à de nouveaux troubles et appeler contre l'Église le mécontentement et la haine d'une partie des Français. Grosso modo, Bernier avait raison ; la Constituante, en saisissant les biens ecclésiastiques, avait cru simplement créer un expédient financier qui, d'ailleurs, se trouva fort médiocre ; elle n'eut certainement pas conscience qu'elle consommait la Révolution : révolution sociale, en déterminant le transfert d'une masse énorme de propriétés et en contribuant puissamment à substituer la petite propriété à la grande ; révolution politique, en liant les intérêts privés de toute une masse, que les grands principes laissaient peut-être indifférente, au triomphe et au maintien de ces principes, garants des nouveaux intérêts ; révolution religieuse, en opposant les intérêts des nouveaux possédants aux antiques droits de l'ancien propriétaire, le clergé de France. A tel titre que la séance du 2 novembre 1789 marque assurément, pour quiconque a étudié de près l'histoire de la Révolution, l'acte capital du drame révolutionnaire. Revenir là-dessus, c'était livrer la Révolution : Bonaparte ne la voulait pas livrer. Peut-être eût-il été plus honnête et plus large de jeter dans la caisse du clergé le milliard qui, constituant un capital à l'Église de France, lui eût assuré une honorable indépendance. Mais c'était beaucoup demander à un pays dont les finances étaient encore fort éprouvées et — ajoutons-le — à un chef qui, pacificateur évidemment sincère, rêvait déjà d'être ce maître qui pour tout assurer tienne tout en sa main.

Il lui plaisait infiniment plus de servir des traitements ; il avait considéré la question comme primordiale ; Rome céda plus vite qu'on ne l'eût pensé. Après tout, à qui eût-on remis le capital ? Pas plus que le Consul, le Pontife ne tenait à voir se reconstituer une Eglise de France. S'il n'y avait pas d'Eglise de France, était-il indiqué qu'on remît aux chefs de diocèses des biens ou leur équivalent — enlevés en très grande partie aux abbayes détruites ? Pie VII céda ; Sa Sainteté, dira le célèbre article 13 du Concordat, pour le bien de la paix et l'heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs de biens ecclésiastiques aliénés, et qu'en conséquence, la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés demeureront incommutables entre leurs mains et celle de leurs ayants cause.

Que le salaire donné au clergé fût — aux yeux des contractants — la rente des biens aliénés, cela n'est point dans la lettre du Concordat, et on peut s'en étonner. Il me semble que Rome eût obtenu cette mention au lendemain du jour où, renonçant aux biens nationalisés, elle mettait le sceau à sa spoliation. Pie VII ne voulut pas — puisqu'il renonçait aux revendications — s'appesantir sur les questions de gros sous. L'article a une belle allure de désintéressement, trop belle peut-être. La lettre du Concordat donne tort à qui voulait assimiler le traitement du curé à la rente des biens perdus. Mais il paraît bien que l'esprit leur donne raison. Or, il y a longtemps qu'on a écrit que, la lettre tuant, l'esprit vivifie.

Il fallait réduire les évêchés ; le Pape y était résigné ; Bernier n'eut pas à batailler ; soixante-dix villes subirent cette déchéance. Le cardinal, qui a le sens du pittoresque, nous fait en passant le tableau d'une de ces petites cités découronnées où l'herbe envahit les cours de l'évêché désaffecté, et c'est une jolie page : la mélancolie s'y aiguise d'un peu de malice, lorsqu'il constate que la cité, qu'en somme la Révolution a fait déchoir, mais qui évidemment lit la Dépêche de Toulouse, n'a pas assez de reconnaissance pour les grands ancêtres dont elle comble de mandats électoraux les petits descendants.

Des évêques conservés, Bonaparte entendait se réserver la nomination ; il croyait purement et simplement se substituer au droit que François Ier avait reçu à Bologne, et n'allait pas plus loin. En réalité, François Ier avait accumulé entre ses mains les droits que le moyen âge avait attribués aux patrons ; car, dans tous les temps, tel fondateur d'église s'était réservé le privilège de désigner au choix des supérieurs ecclésiastiques le curé ou les chanoines de l'église fondée ; mais il semblait bien que le droit qui — aux yeux de l'Église — était admissible, ne l'était que si le patron professait tout au moins la religion catholique. Ce fut une grosse objection ; le Premier Consul était catholique ; ses successeurs le seraient-ils ? Bonaparte ne devait pas s'embarrasser longtemps de cette question ; le chef de l'État nommerait, mais l'article 17 devait expressément spécifier qu'au cas où l'un des successeurs du Premier Consul ne serait pas catholique, les droits et prérogatives mentionnés dans l'article précédent et la nomination aux évêchés seraient réglés, par rapport à lui, par une nouvelle convention. Je vois encore d'ici l'avis qui fut affiché à Versailles, lors d'une élection présidentielle, et où le candidat, qui d'ailleurs fut élu, affirmait qu'il n'était pas protestant, ainsi que le bruit en avait couru. C'était un hommage à l'article 17, qui maintenant n'embarrassera plus les électeurs présidentiels.

***

A la fin de novembre, Spina et Bernier avaient fini. Le zèle de Bernier était tel qu'il avait même préparé un bref auquel Pie VII pourrait se contenter d'apposer son auguste signature. Il va sans dire qu'on n'y disait point de mal du Premier Consul, comparé aux plus célèbres protecteurs du peuple de Dieu. Pour la première fois, écrit le cardinal Mathieu, Cyrus et Zorobabel venaient faire leur service d'honneur autour de Bonaparte.

Tout semblait donc terminé, lorsque Talleyrand sortit de l'ombre ; cette main fine de prélat allait brouiller les cartes qu'à grand'peine l'archevêque de Corinthe et le curé de Saint-Laud avaient assemblées. Quatre projets furent successivement substitués à celui qu'en décembre 1800, les deux négociateurs avaient arrêté. Il avait été convenu entre Spina et Bernier que la religion catholique serait proclamée religion d'Etat : Talleyrand trouvait la prétention contraire à l'esprit de la Révolution — elle l'était d'ailleurs —, et entendait qu'on se contentât de déclarer le catholicisme religion de la majorité, ce qui, à la vérité, était un lieu commun substitué à un principe. Au titre III, on introduisait la clause qu'au même titre que les prélats émigrés, les prélats constitutionnels seraient exhortés par le Pape à se démettre de leurs sièges ; le lecteur comprend aisément quel piège était ici tendu à Rome. Enfin le Saint-Père admettrait à la communion laïque les prêtres mariés ; c'était, écrit narquoisement le cardinal Mathieu, la clause de Mme Grand.

La négociation devenait difficile. Fouché, dont l'importance grandissait, s'était fait le protecteur avoué des prêtres constitutionnels, et la découverte du complot royaliste de nivôse disposait fort bien le Premier Consul pour le ministre qui avait découvert les coupables, fort mal pour les catholiques qui paraissaient les avoir encouragés. Fouché poussait Grégoire. L'intrus, écrivait Spina, nous fait une guerre atroce. Le nouveau projet ne fut plus proposé à Spina, mais parut devoir lui être imposé. Il refusa de signer, et sur l'avis pressant du Premier Consul, consentit seulement à envoyer le projet à Rome. Le 27 février 1801, le fidèle courrier de cabinet. Livio Palmoni courait vers les Alpes ; Spina, fort inquiet, restait à Paris ; quel accueil la Curie, beaucoup moins édifiée que lui sur les nécessités de l'heure, ferait-elle aux concessions ?

Heureusement, en même temps qu'il examinait et rejetait des projets, Bonaparte avait envoyé à Rome un ministre, l'excellent Cacault : vieux routier de la politique, Cacault se proclamait un révolutionnaire corrigé. Il désirait ardemment la paix et allait y travailler avec beaucoup de rondeur et de finesse, de fermeté et de souplesse. Arrivé le 8 avril 1800, il avait immédiatement noué avec Consalvi et le Pape de cordiales relations, le premier de cette série d'ambassadeurs que nous avons, un siècle durant, entretenus à Rome, et qui ont, par leur tact éminent, tant de fois jeté, dans des rouages souvent grinçants, l'huile d'une infatigable diplomatie.

Il nous fallait cet agent pour raffermir pape et secrétaire d'État dans leur bonne volonté. Rome en général commençait à s'aigrir. Des membres de la Curie continuaient à traiter de billevesées les projets de Concordat, et d'erreur — peut-être coupable — le fait de reconnaître Bonaparte. Celui-ci avait beau multiplier en Italie les marques de son respect envers le Pape, qu'il fallait, écrivait-il au général Murat, traiter comme s'il avait eu deux cent mille hommes ; Rome, réduite à la misère par les contributions de guerre, en rendait assez légitimement responsable la nation qui les avait imposées. Les cardinaux en prenaient tout d'abord texte pour dauber sur ce singulier protecteur, ce Premier Consul qui aimait tant les États romains qu'il menaçait sans cesse de les dévorer. Le cardinal Mathieu montre. bien qu'ils n'étaient pas tous disposés à la bienveillance. On allait voir un peu ce fameux Concordat ; on prendrait le temps de l'examiner ; aussi bien, Paris avait mis assez de temps à le bâtir. Le plus redoutable des adversaires était le vénérable doyen Albani ; c'était un homme assez rude, sous lequel deux papes étaient morts ; il avait d'ailleurs, plus que personne, contribué à faire élire Pie VI, puis Pie VII. Ce patriarche n'était pas amène ; il n'avait jamais aimé la France, même celle où le Roi était très chrétien, et l'on citait sa réponse à Bernis, cardinal un peu grâce à Mme de Pompadour : Sache Votre Éminence, avait-il déclaré en montrant sa barrette rouge, que ce n'est pas une courtisane qui m'a mis cela sur la tête. Grand ami des Autrichiens, il devait voir d'un œil au moins aussi défavorable les protégés du vainqueur de Marengo, que jadis ceux de la belle marquise de Versailles. Le petit cardinal Doria — si menu qu'on l'appelait le bref du Pape — voulait bien oublier que les Français l'avaient, en l'an VII, jeté hors de la secrétairerie d'État ; d'autres ne partageaient pas cette disposition évangélique. Les sept cardinaux désignés pour examiner le projet estimaient tout au moins qu'il le fallait mûrement examiner. Albani se montra dès l'abord fort âpre : Qui fait les concessions ? Le Pape, le vicaire de Jésus-Christ, qui ne doit pas oublier, en négociant, l'éclat et la grandeur de la dignité pontificale. A qui les fait-il ? A un ramassis d'athées, d'incrédules et de sectaires, etc., etc. Et il ne parlait de rien moins que de demander une amende honorable à la République pour les scandales causés. Ses confrères trouvaient fort mauvais que le catholicisme ne fût pas proclamé religion d'État. Et on se mit à éplucher. Il n'était pas jusqu'à la date de la Convention qui ne parût empreinte d'un caractère satanique ; elle était empruntée au calendrier révolutionnaire, invention diabolique tendant à faire oublier les dimanches... et opposé à la division du temps par semaines, prescrite par Dieu lui-même lorsqu'il a sanctifié le septième jour.

Pie VII fut impressionné par les plaintes, protestations ou réserves de ses conseillers. Il écrivit une lettre touchante à Bonaparte, fixant la limite des concessions, et Palmoni reprit le chemin de la France. Spina, harcelé par les Tuileries, aspirait à le revoir, ce sospirato Livio : Per carita, venga Livio ! écrivait-il. Avant que Livio fût arrivé, le pauvre archevêque de Corinthe avait essuyé une terrible scène ; c'était une de ces grandes scènes qui semblaient parfois nécessaires au tragediante-commediante corse ; il déclara qu'il se ferait calviniste, luthérien ; il ne parla pas de Mahomet pour ne point réveiller des souvenirs trop précis. Il terrifia Spina, qui, la main encore tremblante, écrivit à Rome ; mais pour achever d'impressionner la Curie, Talleyrand fit savoir à Cacault qu'il lui fallait quitter Rome, avec laquelle on allait rompre.

Cacault déjoua le plan de Talleyrand. Il ne pouvait rester ; il laissa un secrétaire d'ambassade et, avant de gagner Florence, alla causer avec Consalvi. Celui-ci, grand partisan de l'entente, déplorait peut-être en secret les lenteurs et les restrictions de ses confrères. Son silence parais sait le solidariser avec eux, et, son titre de premier ministre le mettant en vedette, le gouvernement français, par un étrange malentendu, le rendait avant tous responsable. Cacault fit un coup de maître en le décidant à partir pour Paris. Il était temps ; une seconde lettre de Talleyrand à Cacault n'était plus seulement sèche, elle fulminait : Le Saint-Père était entouré de perfides conseillers — c'est la première de cette série de missives où les méchants cardinaux seront fort malmenés et qui ne finira qu'en 1813 —. Le Pape se pourrait repentir ; son élection elle-même était fort sujette à caution, etc. C'était déjà le ton des lettres de 1806 et 1807. Bernier avait aussi écrit : Il versait son eau bénite dans ce vinaigre distillé par Talleyrand ; il pleurait sur l'aveuglement de l'Église et de son chef. De tout cela, Consalvi retint qu'il se fallait dévouer ; il était malade et ne pouvait par ailleurs envisager sans un serrement de cœur le voyage de Paris. Aussi bien, Rome ne cédait point : Consalvi arrangerait les choses sur place. Cacault l'annonçait à Paris : C'est un homme qui a de la clarté dans l'esprit. Sa personne n'a rien d'imposant ; il n'est pas fait à la grandeur ; son élocution, un peu verbeuse, n'est pas séduisante. Son caractère est doux et son âme s'ouvrira aux épanchements, pourvu qu'on l'encourage avec douceur à la confiance. Le cardinal, cependant, roulait dans sa chaise vers Paris, en compagnie de ses angoisses très amères.

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Bonaparte — quoique montrant une persistante colère contre Rome — ne songeait guère à rompre : Je suis très mécontent du Pape, disait-il à Talleyrand. Il abuse du besoin que je crois avoir de la religion, et par conséquent des prêtres non assermentés que le peuple estime seuls. Que faire, en effet, de la canaille constitutionnelle, si elle n'est encadrée dans les vrais prêtres ? Il parlait — en l'air — de faire Bernier patriarche des Gaules, ce qui faisait hausser les épaules à Talleyrand qui savait maintenant de reste comment tournent les schismes.

Consalvi survint le 20 juin et s'alla à son tour loger à l'Hôtel de Rome. Un cardinal romain à Paris ! Il y avait longtemps qu'on n'avait eu pareil spectacle ! Cela n'était pas pour déplaire à Bonaparte ; c'était Canossa retourné, la pourpre aux pieds de l'habit républicain. Lorsqu'il fixa au 22 la date de l'entrevue, il ajouta : Qu'il vienne en costume le plus cardinal possible. Le Premier Consul surprit agréablement le porporato : il fut courtois, presque aimable, mais pressant. Puisque vous n'avez pas voulu du projet, on vous en présentera un autre avec les seuls changements que je puisse admettre. Il faudra absolument que vous le signiez dans les cinq jours. Consalvi ne promit rien, mais il s'exprima de telle façon que Bonaparte l'estima fort dès cette heure. Par une habitude qu'il avait prise, le Premier Consul avait bien parlé de fonder une religion nationale ; mais c'était là façon de parler sans grande conséquence.

Le lendemain, Bernier et Consalvi étaient en présence. A quel titre, avec quelle mesure de protection et de liberté la religion catholique serait-elle admise en France ? Le gouvernement, qui demandait le patronage des évêchés, acceptait-il la condition, toujours imposée aux patrons et dont l'évidente nécessité s'imposait : celle de se déclarer catholique ? Tels furent les deux points auxquels se restreignit bientôt la discussion, l'accord s'étant fait assez vite sur les autres, de sorte que presque tout le débat porta sur l'article 1er de la convention.

L'historien publie ici in extenso une dépêche inédite de Bernier à Spina qui pose assez bien la question. Elle est du 15 juin ; Bernier y explique comment il est impossible au nouveau gouvernement de proclamer une religion d'État et, plus particulièrement, de déclarer religion d'État le catholicisme. Vous voulez que la religion soit dominante ; elle ne peut prendre ce titre, à la suite de tant de divisions, sans alarmer, effrayer, irriter ses ennemis et les nôtres ; faisons mieux : qu'elle paraisse moins triomphante d'abord, pour paraître à l'aide de succès dans la suite avec plus d'éclat. Bornons-nous à reconnaître que la majorité la veut.

La note, au fond, était exacte ; mais il y avait précisément une extrême difficulté à faire comprendre à la cour de Rome le double obstacle qu'opposaient à son vœu, et les nouveaux principes, et les exigences mêmes de la politique. Le principe, qui était celui de l'égalité des cultes, lui était d'ailleurs odieux et, par ailleurs, la situation n'apparaissait pas avec toute sa rigueur — ou ses rigueurs — au Sacré-Collège, séparé de France par la double barrière des Alpes et de dix ans de totale subversion.

La tâche de Consalvi était de prendre contact avec principes et faits nouveaux. Il était d'esprit trop vif et trop large pour ne pas se rendre compte très promptement qu'il fallait en finir. J'ai découvert, écrivait-il à Doria, qu'il y a des choses véritablement impossibles ici, et les raisons qu'on m'a données sont vraiment irréfutables.

Il prépara un contre-projet, où, déjà, il avait renoncé à toute prétention exagérée ; il marquait seulement que le préambule porterait : Le gouvernement de la République française, reconnaissant que la religion catholique est celle de la grande majorité des citoyens français et la professant en son particulier...

Talleyrand défonça ce contre-projet par une note très raide ; mais il savait bien maintenant que le Concordat se conclurait : des rhumatismes, dont jusque-là oncques personne n'avait entendu parler, exigèrent qu'il allât prendre les eaux de Bourbon. Il n'est pas téméraire de dire, écrit le cardinal Mathieu, que les rhumatismes de Talleyrand furent, dans la circonstance, un véritable bienfait pour l'Église et pour la France. Est-ce que par hasard notre historien, d'ordinaire si fin, se laisserait prendre ? Voyons dans ces rhumatismes une preuve du tact auquel, aussi bien, l'ex-abbé de Périgord manqua rarement.

Ce départ déblayait le terrain. Le cardinal pouvait rencontrer le Consul sans apercevoir à ses côtés la figure — déplaisante vraiment pour un homme d'Église — de l'ex-évêque d'Autun. Consalvi voulait voir Bonaparte ; les constitutionnels venaient d'ouvrir à Notre-Dame leur concile national ; Grégoire semblait revenir sur l'eau. Le Consul, qui avait, en autorisant le concile, voulu impressionner Rome, fut très courtois dans la forme, mais intransigeant sur la question de la profession de foi catholique du gouvernement. Je ne veux pas laisser insérer dans la convention que, soit le gouvernement, soit les consuls, professent la religion catholique. Pour le gouvernement, la Constitution s'y oppose, et pour nous, consuls, le Pape doit le supposer comme un fait.

Il fallut se remettre à la toile de Pénélope : projets, contre-projets. Le Consul passa quelques mots à Consalvi ; il n'avait pas voulu qu'on déclarât que la religion serait publiquement exercée ; il céda. Nous nous arrangerons avec le cardinal, écrivait-il à Talleyrand... ; on m'a remis un second vésicatoire au bras... L'état de malade est un moment opportun pour s'entendre avec les prêtres. Ce ricanement était destiné à désarmer le froid sourire du défroqué. Il désarmait d'autre part Consalvi par des promesses que, pour la première fois, l'historien nous révèle ; il les trouve consignées dans une note fort longue de Bernier du 11 juillet 1801, qui se trouve dans le dossier transmis aux cardinaux ; pour inciter le plénipotentiaire du Pape à céder sur certains points, le gouvernement français fait miroiter aux yeux de Rome un avenir fort rose ; l'Église devait se résigner pour l'heure aux règlements de police que le gouvernement jugerait nécessaire de faire et promettre de s'y conformer. Ce n'est pas à la suite d'une terrible révolution que l'on peut calmer tout, pour tous les hommes, dans le même instant et relativement à tous les pays ; il faut que les moyens que l'on prend pour y parvenir soient réglés d'après l'état actuel des choses, sans prétendre faire des mesures édictées pour le moment une obligation pour l'avenir. A mesure que la religion reprendra son empire en épurant les mœurs, le gouvernement qui la protège ne lui offrira plus le lien cruel des circonstances, mais l'amour et la liberté qu'elle garantit à tous ; en un mot, il veut pouvoir faire sans contradiction ce que les circonstances nécessitent ; mais il déclare qu'il ne se servira jamais de ces mêmes circonstances pour imposer à l'Eglise un nouveau, joug et s'attribuer un nouveau droit lorsqu'elles seront sagement écartées.

Consalvi céda à des promesses qui, sous la plume de Bernier et dans l'esprit de Bonaparte, étaient peut-être sincères ; il admit les mots son culte sera libre, en se conformant, vu les circonstances actuelles, aux règlements de police qui seront jugés nécessaires pour la sûreté publique.

Vu les circonstances actuelles ! C'est le mot qui dominait le Concordat. Par définition, un concordat est un accord aucune des deux parties ne peut être complètement satisfaite. Elles cherchent des excuses à leurs concessions ; elles en trouvent nécessairement dans les circonstances actuelles. C'est le mérite des contractants de 1801 : un Bonaparte, général investi par l'Institut libre penseur et anticlérical, conseillé par un ancien évêque défroqué et un ex-oratorien hier apôtre du culte de la Raison, a su se dégager des préjugés et préconceptions, vu les circonstances actuelles, et, vu les circonstances actuelles, le cardinal romain, qui, si libéral qu'il fût, était parti de Rome quelques semaines avant, convaincu que sur certains points il ne céderait pas, finalement avait cédé ; les circonstances actuelles, c'était la Révolution qui avait changé toutes choses et sur laquelle on ne pouvait revenir, et c'était la Religion qui, en dépit des arrêtés d'un Fouché — de Nantes — et des motions d'un Hébert, renaissait vivante épurée, et qui voulait vivre sans trembler.

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Le. Concordat était conclu ; dès le 13 juillet, le Moniteur annonçait : M. le cardinal Consalvi a réussi dans la mission dont il avait été chargé par le Saint-Père auprès du gouvernement.

Mais lorsque, ce jour-là même, le 13 au soir, les plénipotentiaires désignés pour signer, Joseph Bonaparte, Crétet et Bernier, Consalvi, Spina et Caselli, se réunirent chez le frère du Consul, un incident singulier se produisit : Consalvi s'aperçut qu'on lui faisait signer un texte qui n'était point celui qu'on avait arrêté : on n'y parlait plus de la profession de foi catholique des Consuls ; le gouvernement ne s'y engageait plus à autoriser les séminaires ni les chapitres. En outre, on y avait glissé la clause, que le Pape s'était réservé de traiter par bref à part, relative à la sécularisation des prêtres mariés. Le coup était parti de Bourbon-l'Archambault : Talleyrand tenait à ce que Mme Grand lui fût passée par acte solennel ; il avait mis, de loin, le comte d'Hauterive, son alter ego, en mouvement, et jeté in extremis ce bâton dans les roues.

Joseph et Crétet croyaient n'avoir qu'à signer — on n'avait même pas renvoyé les voitures — ; ils furent très surpris quand Consalvi protesta avec mesure, mais énergie, contre une vraie supercherie. La discussion s'engagea — très ardue, très vive, parfois désespérante. Elle dura toute la nuit et toute la matinée du lendemain 14 juillet. Consalvi obtint le rétablissement d'une partie du texte primitif ; mais, lorsque Joseph porta aux Tuileries ce texte rétabli et le récit des incidents de la nuit, il essuya un orage : Bonaparte, saisissant dans un mouvement de colère le papier de la convention, le jeta au feu : Si vous aviez signé cela, je vous aurais déchiré votre papier sur la figure. Je veux mon texte ou c'est fini ! Dites-leur que s'ils ne veulent pas le signer, ils s'en aillent tout de suite Ils ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes de ce qui arrivera. Consalvi, à qui Joseph apporta la réponse, se retira le cœur déchiré, l'esprit en désarroi, mais sans avoir voulu signer.

Il dînait le soir aux Tuileries ; il y a, dans les Mémoires de Consalvi, une scène très dramatique qui a passé dans toutes les histoires, y compris celle du comte d'Haussonville. Le P. Theiner avait déjà signalé que ce passage était interpolé ; le cardinal Mathieu, qui écrit ayant sous les yeux le texte autographe de Consalvi, confirme le fait ; l'éditeur des Mémoires a outrageusement jeté un faux dans le récit du cardinal. Il y eut scène violente, mais qui ne dépassa pas la mesure, et, dès ce soir-là, le Consul, après des reproches très vifs — il répéta à plusieurs reprises : Vous avez voulu rompre ! —, admit que rien n'était rompu.

Si bien que, dès le 15 à midi, on se réunissait de nouveau chez Joseph ; il fallut encore douze heures pour s'accorder. Consalvi se résignait à admettre la mention des règlements de police ; Bonaparte avait supprimé le : vu les circonstances actuelles. Le cardinal fit rétablir le même correctif, sous une forme simplement modifiée : pour la tranquillité publique.

A onze heures du soir, on tomba enfin d'accord, et, cette fois, l'accord devait être sanctionné par le Premier Consul pleinement et dès le lendemain. A deux heures du matin, le Concordat était signé, dans cet hôtel que le futur roi d'Espagne habitait, faubourg Saint-Honoré. A la même heure, je devenais père d'une troisième enfant, écrit sentimentalement Joseph, dont la naissance fut saluée par les plénipotentiaires des deux grandes puissances. Espérons, pour la citoyenne Joseph, que l'enfant était venu au monde moins laborieusement que celui à la genèse duquel nous venons d'assister.

On sait que le Concordat devait passer par un nouvel examen des cardinaux de Rome. La convention du 15 juillet 1801 leur fut soumise, et n'alla pas sans soulever des oppositions assez vives. Mais Pie VII était résolu à aller contre. Consalvi, revenu de France, avait pu l'instruire des difficultés auxquelles il s'était heurté, et auxquelles parfois il avait dû céder. Par Consalvi encore, le Pape savait que, tandis que le Sacré-Collège épluchait le traité, un autre Sacré-Collège, l'Institut, cherchait à le discréditer, cette congrégation laïque, que nous avons signalée au début de l'article et dont Volney se faisait l'écho lorsqu'il fut si brusquement malmené, dit-on, par le Premier Consul. La méchante humeur dont Bonaparte donna, si le fait est vrai, la preuve en cette circonstance, venait de l'opposition irritante qu'il sentait gronder autour de lui : les membres de l'Institut eussent volontiers parlé de trahison ; leur héros antique s'encapucinait. Talleyrand mettait de l'affectation à prendre les eaux, beaucoup d'eaux, ce qui était encore une manière de protestation. Fouché, sans avoir l'air de penser un instant qu'un cardinal romain négociait et signait l'accord de la République et du sacerdoce, affectait de ne tenir pour clergé catholique que les confrères de Grégoire et excitait les préfets à redoubler de rigueur contre les fanatiques. Au Tribunat, où on allait discuter la convention transformée en projet de loi, au Corps législatif, où il la faudrait voter, on tenait, daris les couloirs, les propos les plus défavorables ; l'une et l'autre assemblée allaient accepter la loi ; mais elles se vengeront — un peu sournoisement — en favorisant de leurs suffrages, à la même heure et dans diverses circonstances, l'historien Dupuy, grand ennemi du catholicisme, Daunou, prêtre défroqué et adversaire de Rome, Grégoire, le pontife déchu de l'Église schismatique. Les généraux, enfin, — Moreau en tête, — se montraient si hostiles que, certains se contentant de ricaner grossièrement à la cérémonie de Notre-Dame, d'autres allaient jusqu'à chercher dans l'événement un prétexte ou une occasion de conspiration.

Pie VII savait que tout un monde hostile assiégeait le Consul ; on avait arraché à celui-ci la promesse d'introduire, — sans rétractation, — dans le nouveau corps épiscopal, quelques prélats constitutionnels. Si Rome traînait l'examen du Concordat, quel champ on laissait in extremis aux adversaires tenaces de Paris ! Que de loisirs pour brouiller les cartes, les biseauter ! Le Saint-Père, écrivait Cacault, est dans l'agitation, l'inquiétude et le désir d'une jeune épouse qui n'ose se réjouir le jour de son mariage.

De fait, quelques vieux cardinaux persistaient à trouver le mariage mal assorti, et semblaient vouloir jouer les mauvaises fées, qui, dans les contes, retardent le bonheur des fiancés. Naturellement, un Lorenzana, un Espagnol qui participait à la mentalité terrible de l'Église hispanique, était indigné que le Pape cédât à la Révolution les biens du clergé. Il s'éleva là contre avec trois cardinaux romains, Caraffa, Mastrozzi et Saluzzo. Pie VII savait bien qu'il faisait, à cette heure, œuvre opportune plus qu'œuvre idéale : franchement, entre un Consalvi qui vient de tâter la France et un Espagnol de Curie qui voit tout à travers les nuages de l'autodafé, un Pape intelligent et consciencieux n'hésite pas. Antonelli vota pour le Concordat, qui lui paraissait porter un coup mortel au gallicanisme ; mais, par ailleurs, il disait les choses les plus dures contre ce fantôme de religion qu'on rétablissait en France.

Pie VII passa outre ; la Curie approuva, tout en restant, au fond, extrêmement peu reconnaissante à ceux qui, en France, usurpaient le titre de restaurateurs des autels. Seul, avec Consalvi, le Pape se rendait compte du bienfait immense de la pacification. Un vieil Espagnol ou un jeune Romain se peuvent draper dans une facile intransigeance. Le Pape, qui sait n'être ni Espagnol ni même Romain, mais pontife universel, comprend ce que vaut le retour dans le giron de l'Église de trente millions de catholiques, — et quels catholiques ! — ce vaillant peuple qui, à travers les épreuves, avait mérité par sa constance la fin de ses tribulations.

Il avait, ce peuple des humbles, soutenu, sans être appelé aux conférences, la négociation. Dix fois, le Premier Consul eût renvoyé à Rome Spina et Consalvi, s'il ne s'était sans cesse assuré que le peuple des villes et des campagnes attendait le moment où l'on pourrait, sans inquiétude, contrainte ni trouble, pratiquer sa foi. Dix fois, le Pape eût cédé à la pression des cardinaux de Curie, s'il n'avait eu la conscience qu'il livrerait ainsi à des épreuves imméritées et sans fin ceux qui, tentés par le schisme, guettés par la persécution, sous le coup des pires menaces, avaient mérité ce beau nom que l'Église donne à son peuple : les fidèles.

***

Si le cardinal Mathieu n'a peut-être pas, autant qu'il serait désirable, souligné ce trait, il lui était très présent et le trouvait sensible. Lorsque la voiture noire, ayant franchi la porte de la Zecca, tournait autour de l'énorme chevet de la basilique, roulait à travers le populaire Borgo, franchissait le Tibre et, par la ville entière, cheminait vers le Latran, l'historien se laissait aller devant moi aux impressions. Plus d'une fois, les soucis de l'heure embrumaient son front : Léon XIII s'éteignait ; aperçu la veille, il m'avait paru un fantôme, et sa politique, si essentiellement concordataire, semblait vaciller sous les coups partis de Paris, soulignés par le parti antifrançais qui, à Rome, n'a jamais désarmé ; l'accord que, toute sa vie, le prélat libéral d'Angers et de Toulouse avait rêvé et pratiqué, était menacé. Il avait le pressentiment — je me rappelle tant de paroles prophétiques, — que le pacte s'allait rompre. Des coups allaient s'échanger, le fossé se creuser, s'élargir, rejetant les Français catholiques à l'angoissante anxiété.

Alors il se renversait brusquement en arrière et parlait du passé. Pouvait-on imaginer situation plus noire que celle de l'an VII ? Et la papauté en était sortie plus grande et la religion raffermie. Et, avec ce mélange d'érudition et de familiarité qui donnait tant de charme à ses devis, il parlait de Pie VII, de Consalvi, de Spina ou de Maury comme s'il sortait de les voir aux chambres du Vatican, de Bonaparte et de ses ministres comme s'il racontait les impressions d'une visite récente à Paris. Et, revenant souvent — il était, au fond, si plébéien et de la meilleure façon ! — à la foule, il disait : On ne lui demande jamais son avis. Si elle le donnait sincèrement, tout irait mieux. Seulement il faut souvent, pour l'entendre, le cerveau d'un Bonaparte, Premier Consul, le cœur d'un Pie VII, pontife universel. Et il poussait un soupir. Il faut aussi, pensais-je, des Consalvi et des Bernier pour unir les mains qui se cherchent à tâtons dans les demi-ténèbres des brouilles finissantes.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Je me permets de renvoyer à un article que j'ai consacré au Cardinal Mathieu historien dans la Grandis Revue du 15 juin 1904.

[2] Albert VANDAL, A l'avènement de Bonaparte, t. II. — Abbé SICARD, le Clergé de France pendant la Révolution, t. III, De l'exil au Concordat.

[3] Cf. l'étude précédente.

[4] Cf. mon livre sur Fouché. Sur le déchristianisateur, I, pp. 86-119. Sur son attitude vis-à-vis du clergé en général et des premières tentatives pour rétablir le Concordat, t. I, pp. 321. 323.

[5] Napoléon était-il croyant ? dans Jadis, Deuxième série, pp. 110-124.

[6] Cf. l'étude précédente, et mon volume la Révolution.

[7] AULARD, Histoire politique de la Révolution française, 622-657.

[8] Dans mon livre la Rome de Napoléon. — Il est d'ailleurs fort souvent parlé de Consalvi au cours de cette étude sur la domination française à Rome.

[9] Remarquons le mot qui corrobore ce que je disais dans l'étude précédente sur la part qu'eurent les survivants de cette secte au vote de la Constitution civile et à l'organisation de l'Église constitutionnelle.

[10] Je m'en tiens à ce que je dis de l'attitude de ces prélats dans l'étude qui précède ce recueil.