FRANCE ET ROME

 

LA POLITIQUE RELIGIEUSE DE LOUIS XIV ET LA DÉCLARATION DE 1682.

 

 

Pie IX, dit-on, pratiquait le calembour : péché véniel. Il mettait une sorte de coquetterie, ajoute-t-on, à le commettre en français. Un diplomate plaidant un jour la cause de la France, fille aînée de l'Église, le Pape, alors irrité, eût répondu : Cher monsieur, depuis Louis XIV, il n'y a pas de pire aînée. Ceux qui ont connu Pie IX ne tiennent pas le mot pour invraisemblable — encore qu'il fasse un peu mal.

Louis XIV, passe, à la vérité, pour avoir été, vis-à-vis de Rome, un fils assez incommode. Les ultramontains — traditionnellement — ne l'aiment point et, par contre, les gallicans, de confiance, le loueraient volontiers : il est l'inspirateur de la Déclaration de 1682.

1682 ! La date survit dans beaucoup de mémoires à toutes celles du règne : 1682, l'assemblée du clergé votant les Quatre Articles voulus par le grand roi et rédigés par Bossuet. L'évêque de Meaux n'est point, à Rome, en odeur de sainteté : Louis XIV l'est encore moins.

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J'ai toujours pensé que tout cela méritait examen. Et voici que, depuis une dizaine d'années, d'excellents livres nous montrent un Louis XIV fort différent de celui qu'on nous disait. Si M. Le Roy, peignant les dernières années du règne — où Louis XIV paraît presque servilement ultramontain —, peut être à la rigueur récusé, puisque à telle époque le règne semble évoluer, M. Rebelliau, contant la vie de Bossuet, modifie certainement nombre de nos idées sur la crise de 1681-1682. Et hier encore, M. Étienne Dejean, étudiant fort diligemment, avec l'austère Pavillon, évêque d'Aleth, la politique religieuse des premières heures, nous peint — non sans quelque acrimonie — un roi fort disposé à avoir, au besoin, contre un déplaisant prélat, recours aux foudres de Rome. Aussi bien, les chapitres fort remarquables que MM. Lavisse et Rebelliau viennent de consacrer aux affaires ecclésiastiques du règne, suffiraient à changer sur bien des points notre opinion. Si l'on groupe ces chapitres, malheureusement dispersés sur trois volumes d'histoire générale, on a l'impression sinon d'une légende détruite, au moins d'une histoire refaite.

Est-ce à dire que j'adopte les conclusions, fort discrètes d'ailleurs, que MM. Lavisse et Rebelliau tirent de leur forte étude ?

D'après eux — si je lis bien — Louis XIV n'aurait pas, à proprement parler, pratiqué une politique ecclésiastique arrêtée ; disons le mot, le grand Roi eût flotté déplorablement. Il eût passé du gallicanisme à l'ultramontanisme au gré des événements, de ses projets contre l'hérésie et de ses sentiments plus ou moins religieux — la crise de dévotion fut tardive —. M. Dejean appuie sur cette corde ou, bien plutôt, accuse le roi de s'être, sur ce terrain comme sur tant d'autres, inspiré du plus fol orgueil personnel : prétendant être en France une manière de pape, espérant se faire reconnaître comme tel par l'unanimité de l'Église gallicane, mais ne désespérant pas toujours de faire agréer le titre par son confrère de Rome, il eût tout subordonné à une utopie monstrueuse.

Tout cela implique en somme que Louis XIV, tantôt s'appuyant sur l'Église gallicane, tantôt la répudiant, a, en matière ecclésiastique, complètement innové.

Je ne partage point tout à fait cette façon de voir. Je me trouve avoir étudié la politique du souverain français vis-à-vis de Rome dans des circonstances en apparence fort différentes : la crise de 1431 à 1515 qui se déchaîne après la Pragmatique et se dénoue par le Concordat de François Ter, et celle de 1791 à 1812 qui a son point de départ à la Constitution civile, semble conjurée par le Concordat de Bonaparte, renaît en 1809 et — un instant — paraît avoir trouvé son terme dans la capitulation de Pie VII à Fontainebleau.

Et je reste une fois de plus frappé de la parfaite concordance entre les politiques pratiquées par nos souverains vis-à-vis de Rome — qu'ils aient été Valois, Bourbon ou Bonaparte.

L'erreur était de croire qu'ils avaient été gallicans. Ils étaient régaliens, césariens — ce qui, aussi bien, était leur métier.

M. Gabriel Hanotaux a vu parfaitement clair lorsqu'il a, le premier, distingué deux gallicanismes : le royal et l'épiscopal. L'Église de France défend des libertés ; elle les défend contre Rome, mais longtemps a répugné à les livrer au roi. Je crois avoir montré ailleurs, après M. Noël Valois, comment la Pragmatique Sanction de 1431, accordant au clergé le droit de choisir seul ses évêques, avait, de ce fait, marqué une double défaite du Roi et du Pape ; comment, d'autre part, le Concordat de 1516 avait été la double victoire du Pape et du Roi sur l'Église de France, en établissant la primatie de principe au profit du Pape, la toute-puissance, en fait, au profit du Roi.

Les rois de France n'ont jamais admis les libertés gallicanes qu'en tant qu'elles leur fournissaient des armes contre Rome — quand il le fallait. Des siècles durant, ils ont, aux heures propices, excité les passions gallicanes des parlements, des universités et du clergé ; puis, lorsque armés par les légistes et canonistes gallicans, ils ont pensé arracher à Rome la confirmation de pouvoirs césariens, choix des prélats et disposition de la fortune ecclésiastique, ils ont, avec une constante désinvolture, sacrifié à la Curie leurs alliés de la veille.

Plus particulièrement, les réunions du clergé de France, des conciles nationaux aux assemblées, ont été, aux yeux de nos princes — Napoléon a repris cette tradition en 1811 —, des machines de guerre maniées par eux avec plus ou moins de prudence ou de violence, presque toujours avec une appréhension secrète.

Louis XIV a-t-il eu une autre politique ? Je ne le crois pas. Certes, nous le dirons, il voulut obtenir de Rome beaucoup plus que François Ier. Mais quant aux procédés, ils s'inspirent d'une pure tradition. Lorsque, tour à tour, il convoque et congédie les assemblées, encourage et ensuite étouffe leurs délibérations, affiche ou enfouit leurs décisions, lorsqu'il sévit contre Rome, puis au contraire négocie, il n'agit pas autrement que ne l'ont fait ses prédécesseurs et que ne le feront ses successeurs. Tout gouvernement français a, dans une heure donnée, voulu faire peur à Rome, mais c'était dans le dessein arrêté de préparer un excellent terrain à d'ultérieures négociations. Seuls les gouvernements qui n'entendent rien à la politique rompent pour rompre : c'est ce que firent les Constituants de 1791 ; il fallut que Bonaparte vînt pour tirer profit d'une maladresse gratuite et se servir, en 1801, de la Constitution civile, comme nos rois avaient entendu se servir des pragmatiques de 1431 et des déclarations de 1682. Manœuvre que les gallicans purs sont autorisés à taxer de trahison, les ultramontains de chantage, soit, mais manœuvre en règle générale extrêmement politique ; et n'est-ce p oint, après tout, le fait, le droit et le devoir de tout gouvernement que d'être politique ?

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Je n'ai, à aucun degré, la prétention de récrire ici l'histoire des rapports de Louis XIV avec Rome et l'Église de France. Il ne s'agit que de dégager des travaux de MM. Le Roy et Dejean et de l'étude synthétique de MM. Lavisse et Rebelliau quelques épisodes caractéristiques.

Louis XIV n'aimait point en thèse générale qu'on s'assemblât : la chose est notoire. Tout ce qui, dans la vieille France, avait, en fait d'assemblées, survécu à la politique césarienne de vingt rois et du grand Cardinal allait à peu près disparaître.

Les assemblées seules du clergé subsistèrent. Ces assemblées étaient nécessaires : elles seules pouvaient consentir le don gratuit ; elles étaient donc d'un bon rapport. Mais qui donne de l'argent à l'État est porté à lui donner des conseils et, par ailleurs, comment empêcher des prêtres réunis de conférer — fût-ce officieusement — des affaires ecclésiastiques ? C'est pourquoi les rois de France, qui jamais n'ont beaucoup aimé qu'on se mêlât de l'État, et les papes qui n'aiment point du tout qu'on se mêle de l'Église, ne voyaient pas d'un œil paisible les assemblées du clergé de France.

A cet égard, tous les prédécesseurs de Louis XIV avaient conçu le même sentiment. Ils toléraient ces réunions, mais, dit M. Serbat résumant d'un mot sa savante étude sur ces assemblées, ils ne les goûtaient pas. Si gallicans qu'ils fussent, les membres des assemblées, sentant le besoin de s'appuyer sur quelqu'un, contre le roi, avaient crime fort grave aux yeux du roi — parfois frayé avec les nonces : sans doute le cardinal de Lorraine avait, en 1573, observé que les Italiens ne se voulaient pas assez rendre compte de ce qu'est la liberté gallicane et de ces choses où le style de France diffère de celui des autres Etats ; mais l'assemblée avait cependant fait connaître au nonce Salviati que si elle avait à délibérer sur les questions intéressant l'autorité du siège apostolique, elle le ferait savoir à notre Saint-Père. Cela avait prodigieusement déplu à Henri III. En 1579, celui-ci disait à l'un des membres de l'assemblée qu'il ne prenait plaisir à telles assemblées. Si bien, ajoute ce prêtre, que si la nostre était à refaire, malaisément Sa Majesté nous l'accorderoit.

Henri IV et Louis XIII n'avaient point vu de meilleur œil que les Valois ces scabreuses réunions. Mais Colbert surtout s'en déclara l'adversaire. Ce gallican d'État était, on le sait, un césarien dans la tradition de ces légistes bourgeois qui ont fait la fortune des Capétiens de toutes les branches : plus d'assemblées délibérant sur autre chose que le chiffre du don ; quant à tenir Rome en respect, le Roi y suffira : Maintenant qu'on a un roi éclairé, il faut supprimer les assemblées du clergé, car c'est une maladie de l'Etat. De fait, en 1661, le jeune Roi avait, aussitôt le don gratuit voté, brusquement renvoyé dans leurs diocèses les membres de l'assemblée.

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L'État, c'est moi. On a ainsi résumé l'esprit du règne — sans que la parole ait été probablement dite. Dans l'État, le Roi comprend l'Église.

Il y est, dans une certaine mesure, autorisé, et par l'Église romaine, et par l'Église gallicane.

De l'entrevue de Bologne de 1515, le Roi Très Chrétien est en effet sorti investi d'une double mission. Le Concordat lui a livré la fortune de l'Église ; mais — et M. Gabriel Hanotaux l'a fort bien indiqué — l'acte de Bologne a fait par là du Roi de France le protecteur du catholicisme en ses États, si bien que l'événement a probablement, plus qu'aucun autre, garé le roi de France des séductions de la Réforme. Maître du patrimoine catholique, le Roi est constitué gardien intransigeant, parce qu'intéressé, de la foi catholique.

Mais, d'autre part, lorsque François Ier est revenu de Bologne, il a essuyé les reproches des gallicans. N'a-t-il pas livré à Rome les libertés gallicanes ? Que non pas, a, en substance, répliqué — en un énorme plaidoyer pro domo le chancelier Duprat aux récriminations du Parlement, le roi a, en sacrifiant la Pragmatique, qui allait être condamnée par le Concile, tout au contraire sauvé l'Église gallicane. Car le roi a fait accepter, sous couleur de Concordat, les principaux articles de la Pragmatique, et il prend, vis-à-vis du parlement, des universités et du clergé, l'engagement de défendre les libertés gallicanes contre Rome. Colbert — un siècle et demi après — ne parle pas autrement, étant de la même lignée que Duprat.

Le roi a, en somme, assumé, vis-à-vis de l'Église romaine, la mission de défendre sa foi et vis-à-vis de l'Église gallicane, celle de défendre sa liberté : tout cela est sorti du pacte de Bologne et des événements qui lui ont servi d'épilogue. Que les rois de France aient, dans ces conditions, tenu de toute leur force au maintien du Concordat, comment s'en étonner ? Louis XIV y tiendra plus qu'un autre.

Il y tient à ce point qu'il entend l'étendre et le renforcer d'un second Concordat. Et c'est là qu'il erre. François Ier, prince parfaitement-réaliste en dépit de ses grands airs étourdis, s'est fait donner la disposition du matériel de l'Eglise, c'est-à-dire de quelques milliards et d'une influence énorme. Louis XIV rêve plus : il entend se faire déléguer par Rome même le pouvoir exorbitant de gérer le spirituel.

Louis XIV se tient sûrement pour moitié de Dieu. Cette conception ne lui est point absolument propre. Des Empereurs l'ont eue avant lui, et les légistes gallicans ont entendu substituer le grand roi aux Empereurs jusque dans leurs prétentions œcuméniques. Les conciles généraux, écrira d'Aguesseau, n'ont point craint de donner le surnom de pontifes à des empereurs, et le clergé de France a souvent appliqué au roi le titre d'évêque au dehors de l'Eglise que Constantin s'était donné.

Le grand Roi n'a garde de penser plus modestement. Il est moitié de Dieu — et la bonne moitié : car pourvu d'une mission divine, celle de réprimer l'erreur et d'extirper l'hérésie, il a, par surcroît, plus que le vieillard imbécile de Rome — le mot fut dit —, la puissance de le faire. Que serait sans lui le catholicisme ? Avec quelles armes un Innocent ou un Clément rétablirait-il l'unité catholique ? Dès 1662, le roi a écrit au duc de Créqui, à Rome : La France peut beaucoup mieux se passer de cette faveur que les papes ne peuvent se passer de l'affection et du respect au roi et de son royaume.

Mais il est bon prince : fort d'un droit divin, il veut bien cependant n'agir que de concert avec le pape de Rome, autre vicaire du Christ : concert intime, concert constant, mais à la condition que non seulement le Pape n'agira et ne parlera qu'avec l'autorisation du Roi, suivant ses requêtes, mais encore affirmera solennellement cet accord : au besoin même, on poussera l'obligeance jusqu'à préparer à Paris les modèles de brefs et de bulles. Le roi sera ainsi le défenseur de la foi, mais aussi son maître. Il se sera substitué à Constantin ; disons le mot : à travers Constantin, il sera remonté jusqu'au premier des empereurs, Auguste pontife maxime. Le Roi a fait le Pape, dira Mathieu Marais à propos de la bulle Unigenitus arrachée au Pape. Le Roi aspire, dès 1661, à faire le Pape.

Mais il y faut le consentement du vrai Pape. Le vrai Pape résistera. On fera tout pour le fléchir, flatteries, caresses, menaces : on assemblera des réunions d'évêques ; on fera marcher la machine ordinaire des libertés gallicanes à venger. On ira l'insulter dans Rome ; on le boudera, on l'injuriera, on le desservira. En 1687 on parlera d'appliquer sans lui le Concordat. On le menacera de schisme.

Mais on ne fera pas de schisme ; car si Louis XIV aspire à être pontife maxime, il veut être pontife catholique. Profondément catholique, il ne veut pas chausser les bottes de Henri VIII ni coiffer le turban, comme il dira. S'il veut faire peur à Rome, c'est toujours dans l'espoir de faire consentir le Pape à ce supplément de Concordat qu'il rêve : et après une trop longue rupture, il se fait derechef insinuant et caressant. Pourquoi ? Une lettre du 16 novembre 1711 au cardinal de La Trémoille nous le dit : il faut que, contre l'erreur, le Pape et le Roi agissent de concert, mais que le Pape affirme le concert et, proclamant qu'il n'a agi que sur les prières du Roi, le sacre ainsi évêque au dehors de l'Église.

Si l'Église gallicane s'inquiète, se demande ce que deviennent en l'aventure ses libertés, ne pourra-t-on lui répondre que jamais ces libertés n'ont été plus sauvegardées, puisque désormais c'est de Paris que l'Église universelle est gérée ?

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L'Église gallicane est-elle tout à fait dupe de cette comédie ? Je ne le crois pas. Mais elle est quelque peu serve. Depuis un siècle et demi qu'on nomme aux bénéfices des féaux du Roi, c'est encore miracle qu'un évêque, de temps à autre, lève la tête un peu haut : Pavillon dans les premiers temps du règne, Noailles — avec un tout autre tempérament — dans les derniers. Le tableau de cet épiscopat courbé nous retiendrait longtemps ; ce sont d'abord ces cuistres violets dont parle Saint-Simon : des roturiers, vraies créatures, Saugrain, Ancelin, Félix, etc. ; l'un d'eux, fils de la nourrice du Roi, est plaisamment appelé l'évêque Téton ; beaucoup, d'origine plus relevée certes, toute une petite bande de Le Tellier et de Colbert, sont frères, fils, neveux de ministres ; quant aux gentilshommes haut titrés et mitrés, ils sont presque tous si vains, si insouciants de leurs fonctions et, par ailleurs, si médiocres de science, et parfois de vertu, qu'on n'a guère de peine à obtenir d'eux de la complaisance ils ont tant besoin d'indulgence !

Par ces hommes le Roi sera plus qu'obéi, adulé. Ils le comparent à Dieu, écrira malicieusement Mme de Sévigné, mais à une manière où l'on voit que Dieu n'est que la copie. Sauf un Pavillon, et quelques-uns de ses confrères qui, suivant l'heureuse expression de M. Dejean, ne veulent pas plus un roi pape qu'un pape roi, le Roi sait qu'en toute circonstance — avec Rome ou malgré Rome, pour Rome ou contre Rome — son clergé le suivra.

Aussi bien ne croyons point que seul le désir de plaire entraîne l'épiscopat. Le clergé partage vraiment en grande partie les idées du Roi. Gallicans certes, les confrères de Bossuet sont, d'autre part, prêtres très fidèles à la foi et au magistère catholiques. Ils savent qu'en dépit des conseils de certains ministres vraiment anticléricaux, et de parlementaires traditionnellement anti-romains, le Roi ne les mènera jamais au delà de ce qu'ils veulent eux-mêmes. Le clergé fait confiance au petit-fils de saint Louis. Clergé concordataire, il entend rester gallican avec le Roi, catholique avec le Pape. L'assemblée de 1681-1682 proclamera que le clergé de France sait comment il faut accorder l'amour qu'il porte à la discipline de l'Église avec sa glorieuse qualité de très fidèle et très obligé sujet du Roi. Il a confiance que le Roi ne l'entraînera jamais au schisme.

Un Bossuet porte ses regards bien au-dessus des mesquines querelles. Il rattache à sa magnifique entreprise : le rétablissement de l'unité chrétienne, la lutte pour l'indépendance des princes. Quelle espérance peut-on avoir de ramener jamais les princes du Nord et de convertir les rois infidèles, s'ils ne peuvent se faire catholiques sans se donner un maître qui puisse les déposséder quand il lui plaira. Aucune platitude chez le grand évêque. S'il entend que l'on combatte les prétentions ultramontaines, c'est sans aucune diminution de la vraie grandeur du Saint-Siège, car il faut, écrit-il le fer décembre 1681 (en pleine lutte), expliquer les maximes gallicanes de la manière que les entendent les évêques et non pas de la manière que les entendent les magistrats. Le souci de plaire au Roi, aux ministres, aux magistrats passe au second plan : nous sommes avec M. de Meaux à cent coudées au-dessus des évêques Téton.

Mais, chose étrange, au fond, Rome préfère des évêques Téton à l'évêque de Meaux. Si le clergé, en effet, paraît parfois trop féal serviteur du Roi, la faute en est en grande partie à la Curie. Depuis qu'à l'Église conciliaire l'Église absolutiste qu'on me permette ces expressions — tend à se substituer, celle-ci aspire à trouver et au besoin à installer sur les sièges des évêques accommodants et, partant, assez médiocres. Un Pavillon, qui lève sa crosse contre le Roi, en 1677, a naguère levé sa crosse contre Rome. Soyons assurés qu'on lui préfère un plus médiocre saint, à Rome tout autant qu'à Paris. Nos plus remarquables prélats ne seront jamais cardinaux : le Pape accordera la pourpre à un Dubois ; il ne l'accorde pas à un Bossuet, pas plus qu'il ne l'accordera un jour à un Dupanloup : c'est avec l'idée que des cuistres violets de Paris on fera des cuistres rouges à Rome. Fénelon, cependant si ménager de Rome, écrira que les papes ont voulu déprimer les caractères dans l'épiscopat. Mais comment Rome peut-elle penser qu'on relèvera un jour contre un roi tout-puissant un clergé qu'on a habitué à se courber, ou qu'on a recruté parmi les têtes basses. Les échines pliées ne se redressent pas, mais entre les deux maîtres, celui de Paris et celui de Rome, le plus adulé sera nécessairement le plus proche.

Telle chose fait — au milieu du dix-septième siècle — de l'épiscopat de France un corps que tout livre à l'action du Roi. Il épouse ses querelles, les uns, comme un Ancelin, parce qu'ils voient bas, et les autres, comme un Bossuet, parce qu'ils voient haut.

Et cependant le Roi ne se servira jamais d'eux qu'avec réserve et crainte, tant le gallicanisme épiscopal lui parait un allié dangereux à surexciter et les assemblées, — fussent-elles assemblées de prêtres dociles, — scabreux exemples à donner à ses sujets.

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M. Dejean a vu clair dans la première affaire qui met aux prises Louis XIV, délivré de son Mazarin, avec Rome et l'épiscopat[1]. Le héros de son livre est ce Pavillon qui — de son trou des Cévennes — va tenir tête au Pape et au Roi et les réunir contre lui dès l'abord.

Pavillon — outre qu'il paraît avoir été d'un caractère fort difficile et je dirai presque rocailleux — est un gallican pur : il n'est point de ceux qui entendent faire servir le gallicanisme aux desseins de la couronne ; le gallicanisme, il entend le voir parler dans des conciles provinciaux ou nationaux, non dans des assemblées d'évêques placées sous la main du Roi et prévenant ses désirs. D'une question de théologie, celle du formulaire, dirigée contre le jansénisme, l'évêque d'Aleth — qui n'est point si janséniste — fait une question de discipline canonique.

Le formulaire auquel, sur l'avis du Roi, l'assemblée de 1661 a astreint les évêques, lui paraît abusif parce que ce n'est point un concile, mais une assemblée qui l'a imposé. Mais ce mot de concile national est aussi désagréable aux oreilles du Roi qu'à celles du Pape : Pavillon est un fâcheux. A plus forte raison celui-ci tient-il pour nulle et non avenue l'ordonnance du Roi de 1664 décrétant la publication dans tous les diocèses des bulles expédiées de Rome contre les propositions de Jansénius. Louis XIV est ainsi amené, pour faire plier le fâcheux, à avoir, au début de son règne personnel, recours à Rome. Alexandre VII est invité d'ailleurs assez impérieusement à faire courber sous la loi du Roi une tête rebelle : Alexandre VII s'exécute le 15 février 1665.

C'était un pape diplomate, ce pape Chigi, sorti de la grande maison de banque Chigi : aucun mysticisme, semble-t-il, chez ce fils de financiers, mais la politique des grands et des petits profits : puisque le roi de France fait appel à son autorité, c'est qu'il lui rend hommage et que l'autorité de Rome, évidemment, ne décroît point. Et, de fait, à Paris les ministres du Roi, Colbert, Le Tellier, Lionne — qui, en bons ministres français, sont fort peu papalins — ne sont pas loin de croire que le Roi ferait mieux de ne pas recourir à Rome — même cavalièrement. Le Roi, lui, sait ce qu'il fait : quatre évêques du Midi refusent de se soumettre à une décision du Roi ; le Pape les fera plier ; l'Index, chose inouïe dans l'Église de France, écrit M. Dejean, condamne les quatre mandements réfractaires ; mais c'est Louis XIV qui a dicté à l'Index son décret. Seulement, si dix-neuf prélats français s'élèvent contre une ingérence si insolite de la Curie dans les affaires de France, le Roi leur dira à peu près : Obtenez des quatre évêques une rétractation, et je me passerai volontiers de Rome. Et il se réjouit d'avoir à peu près arraché à Pavillon, par un tour de passe-passe, une quasi-rétractation.

Dans cette affaire les prélats dits jansénistes ont, en apparence, jeté le Pape et le Roi dans les bras l'un de l'autre : une médaille sera frappée qui, célébrant la paix de l'Église, portera les clefs de Pierre croisées avec la main de justice du Roi. Mais les clefs de Pierre n'ont servi qu'à ouvrir une porte que la main de justice ne forçait pas. Le Roi a fait céder, en se servant de Rome, des sujets rebelles, de pieux anarchistes, dit M. Lavisse ; et c'est pour Louis XIV, plus césarien que gallican, le fait d'importance.

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L'affaire de la régale — la grosse affaire du règne — est la contre-partie, puisque c'est en se servant de son épiscopat que Louis XIV va essayer de courber Rome.

Le point de départ est, connu : le règlement de 1673 par lequel le Roi affirme son droit de gérer, à sa guise et au profit de ses protégés, le temporel de tout évêché vacant, le droit de Régale. En quoi la mesure — d'ordre purement national — pouvait-elle émouvoir Rome ? De fait, elle ne l'émut point jusqu'à l'heure où l'incommode évêque d'Aleth et son voisin Caulet saisirent la Curie de la question en 1677.

L'appel de ces pieux anarchistes eût probablement trouvé chez Alexandre VII un médiocre accueil. Mais le Pape politique avait en 1676 disparu, et, le 16 septembre, un pape religieux lui avait succédé — et même quelque peu mystique.

Cet Odescalchi, qui avait pris le nom d'Innocent — illustré par deux papes intransigeants —, on l'appellera le saint opiniâtre. L'ambassadeur, marquis de Lavardin, écrit qu'il ne quitterait pas aisément les sentiments que son zèle, quoique peu réglé, lui aurait fait paraître les meilleurs.

Il n'avait rien du combinazioniste qu'avait été son prédécesseur. Sans cesse le siège de Pierre passe ainsi du diplomate à l'intransigeant et de l'intransigeant au diplomate — parfois pour le bien des affaires romaines qui exigent tour à tour du doigté et du muscle. Au demeurant, nullement prévenu contre la France et le Roi dont, écrivait-on, il parlait parfois avec des larmes de tendresse — ce qui, ajoute à la vérité le malveillant ambassadeur, est attribué par certaines personnes à une fluxion qu'il a sur les yeux plutôt qu'à une véritable sensibilité.

Avec ou sans larmes, Innocent X crut devoir intervenir en France. En mars 1678, un bref rédigé en termes assez roides montra à Louis XIV que le pape Alexandre reposait maintenant bien scellé sous les dalles de Saint-Pierre.

Le Roi ne se départit point de son calme ; il répondit simplement par une fin de non-recevoir étonnée : l'affaire ne regardait pas Rome, elle était entre lui et ses évêques. Et il n'hésita pas — pour fermer la bouche au Pape — à l'ouvrir aux prélats. Innocent entendait défendre contre les exactions régaliennes l'Église française ; celle-ci, comme la femme de Sganarelle, était appelée à répondre : Et s'il me plaît à moi d'être battue !

En juillet 1680, donc, l'assemblée du clergé, par une lettre au Roi, déclarait son extrême déplaisir de la lettre pontificale : comment garder le silence dans une occasion où, disaient les évêques, nous souffrons avec une peine extrême que l'on menace le fils aîné et le protecteur de l'Église ? Et un dernier mot qui montrera à Rome le clergé gallican faisant bloc avec le Roi : Nous sommes si étroitement attachés à Votre Majesté que rien n'est capable de nous en séparer.

Déjà on lançait l'idée d'une assemblée extraordinaire qui parlerait plus haut encore. Le Roi crut un instant que le coup suffisait et, le coup porté, par un geste, je le répète, familier à nos rois, il se retourna vers Rome qu'il fit sonder par le cardinal d'Estrées. Mais le Pape étant le saint opiniâtre, Louis n'obtint de lui qu'un nouveau bref aussi roide que le premier et tel, dira un évêque en pleine assemblée de 1681, que le Roi ne pouvait vraiment y faire une réponse agréable à Sa Sainteté.

Une nouvelle manifestation parut expédiente. Cinquante-deux évêques présents à Paris — ce fait donne une idée médiocre du zèle avec lequel étaient administrés les diocèses — formèrent une assemblée extraordinaire, qui pourrait constituer d'ailleurs un précédent : Concile domestique, dit M. Lavisse, à l'usage des conflits avec Rome. Le Roi affecta d'ailleurs de laisser parler les évêques : Il est de ma justice de permettre aux prélats de mon royaume la liberté de pourvoir, par des voies raisonnables, aux justes sujets de plaintes qu'ils prétendent avoir contre des entreprises de la cour de Rome.

Les esprits, déjà, se montent. Un jésuite même (qui l'eût dit ?) n'écrit-il pas : Pauvre pape, si tu n'y prends garde, on te donnera du patriarche dans le nez ?

On ne parla pas de patriarche dans cette assemblée du printemps de 1681. Mais l'archevêque de Reims s'y éleva véhémentement contre la théorie que le Concordat eût été pure grâce faite par Léon X à François Ier. Les grosses questions, on le voit, revenaient sur l'eau ; on voulait faire peur à Rome. Mais, de son côté, le Pape déclarait qu'il n'enverrait pas de nonce à Paris que l'affaire de la régale ne fût finie. Il est incroyable comme de siècle en siècle ces conflits ont suivi la même procédure : menace de rompre le Concordat, menace de retirer le nonce ; et alors, comme en d'autres circonstances, les ennemis de la France se réjouissant, écrit l'évêque de Grenoble au chancelier, de cette affaire qu'on empoisonne tous les jours à Rome et du côté de la France et des pays étrangers.

L'assemblée de mars 1681 avait, cependant, très sérieusement délibéré. Elle obtint du Roi des concessions sur la régale, première question ; puis, pour vider l'autre question, celle de l'intervention de Rome, elle demanda qu'on convoquât un concile national ou tout au moins une grande assemblée. Le Roi fit savoir au Pape qu'il allait céder aux vœux de son clergé : Sa Sainteté ne pourrait attribuer qu'à ses préventions toutes les suites. Innocent XI ne broncha pas.

Louis XIV avait espéré qu'il céderait. Le Roi redoutait l'assemblée ; il craignait qu'elle ne le menât trop loin ; des gens raisonnables avaient peur des passions déchaînées. Mais Louis était trop avancé pour reculer : en juin 1681, il convoqua la grande assemblée. On lui trouverait des modérateurs. Le plus grand modérateur sera Jacques Bossuet, évêque de Meaux.

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Bossuet est, je l'ai dit, en assez mauvaise odeur sur les bords du Tibre.

C'est une grande injustice ; il semble bien que Bossuet joua dans la crise de 1681-1682 un rôle fort heureux pour l'Église. C'était une magnifique âme de chrétien : il voulait que la sainte autorité du Saint-Siège se montrât aimable à tout le monde, même aux hérétiques et à tous ses ennemis ; car, on le sait de reste, il rêvait de restaurer l'unité chrétienne et nous avons vu qu'il puisait dans ses aspirations mêmes à l'unité les idées qu'il défendit en 1682 : il avait reçu, pour son Exposition de la doctrine, les félicitations du Pape et s'en faisait gloire.

Mais il voyait les esprits surexcités, le Roi fort sollicité par les gallicans extrêmes et les ministres anti-romains ; il savait, écrira-t-il en 1700, que Colbert signalait en ces circonstances troubles une occasion de renouveler la doctrine de France sur l'usage de la puissance du Pape et d'ailleurs d'humilier Rome, et que peut-être les ministres trouveraient un écho dans la majorité du concile. N'entendait-il pas l'archevêque de Paris, Harlay de Champballon, s'écrier : Le Pape nous a poussés, il s'en repentira ; et l'ambassadeur d'Angleterre n'allait-il pas partout répétant que  bientôt les deux pays seraient sous la même religion ? Il y avait tout à craindre, écrivait-il.

Il était, lui, gallican à la manière des évêques et non à la manière des magistrats. Mais il n'était pas un idéologue. Ces maximes de France, elles étaient là, et une foule de gens se croyaient fondés en droit de les soutenir. Il ne s'agissait point de les ériger en dogmes, mais d'en avertir Rome. Nous avons cru, devait-il écrire dès le 6 mars 1682, qu'il était important qu'on sût à Rome les maximes des parlements parce que, sans les approuver, les ecclésiastiques les doivent regarder comme invincibles dans l'esprit de nos magistrats et chercher sur ce fondement les tempéraments nécessaires pour ne point porter aux extrémités une matière aussi contentieuse. L'assemblée devait se garder de proclamer, elle exposerait la doctrine admise en France. Telle attitude laisserait toute porte ouverte aux négociations postérieures avec Rome. Au fond, le Roi n'avait pas d'autre pensée : Bossuet espérait qu'il ne sortirait de l'assemblée rien que de modéré et de mesuré ; le Roi aussi. Et telle était la bonne foi de Bossuet, que c'était de Rome même qu'il attendait toutes sortes de soutien.

En somme, il est fort heureux pour le Saint-Siège qu'un Bossuet se soit trouvé là. Dans l'emportement d'un gallicanisme exaspéré ou le désir aveugle de servir ce qu'on pouvait alors supposer être la politique royale, une assemblée composée de maints Harlay de Champvallon eût bien pu engager le Roi plus loin qu'il n'eût voulu dans la voie du schisme, et Rome eût alors connu d'extrêmes tribulations.

***

C'était une autorité que M. de Meaux, le premier des orateurs de l'Église. Il fut chargé du sermon initial, et cela déjà était très bon. Il rappela en effet, dès l'abord, aux évêques qu'ils étaient, avant toutes choses, les gardiens de l'Unité catholique, et cela en paraissant entrer dans leur idée et ne pas douter qu'ils en convinssent. Ce fut le célèbre sermon sur l'Unité de l'Église. Certes le Pape n'était pas, selon le mot de saint Bernard, le premier des évêques, mais l'un d'eux ; mais la nécessité d'une discipline et, partant, d'une prééminence, avait fait reconnaître au successeur de Pierre la primauté. La puissance qu'il faut reconnaître au Saint-Siège est si haute et si éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu'il n'y a rien au-dessus, que toute l'Église catholique ensemble. Seulement, il fallait que, s'appuyant sur les anciens canons, on demandât la conservation de la puissance ordinaire à tous les degrés.

Tour de force ! a écrit Joseph de Maistre, et, après lui, M. Ernest Lavisse, mais qui n'était pas le fait d'un virtuose ou d'un opportuniste ; jamais Bossuet n'a varié ni sur la nécessité d'une unité sacrée, ni sur l'indépendance que cette unité devait laisser aux membres de la république catholique. Discours habile, car il croyait avoir ménagé les tendres oreilles des Romains, mais discours sincère que rien ne contredit dans les œuvres mêmes qui lui avaient valu les félicitations de Rome ; discours nécessaire puisqu'il fallait que, dès l'abord, l'assemblée se sentît libre, mais dans le cercle que traçait autour d'elle la doctrine catholique universelle ; discours enfin qui cadrait si bien avec la politique foncière du Roi, que celui-ci, après avoir lu avec beaucoup d'attention le discours tout entier, écrivait Bossuet, m'a fait l'honneur de me dire qu'Elle (Sa Majesté) en était très contente.

Bossuet inspira l'assemblée en la modérant. Tout d'abord elle sembla éteindre le foyer d'où était parti l'incendie : tout en reconnaissant le droit de régale, elle pria le Roi, sur la requête de Bossuet, de n'en user qu'avec réserve. Cette première délibération rendue et transmise à Rome, on passa à la discussion des fameux principes : l'évêque de Meaux se fit alors résolument le champion des formules modérées ou imprécises : dans les débats officieux de l'archevêché où se préparaient les discussions publiques de l'assemblée, il affirma nettement sa politique ; l'évêque de Tournai ayant attaqué très violemment l'indéfectibilité du Pape, Bossuet déclara qu'il la fallait admettre en fait sans que cela menât à cette infaillibilité prétendue par les ultramontains.

Peut-être espéra-t-il éviter une déclaration solennelle ; mais les ministres y poussaient ; Bossuet n'en admit le principe que pour s'en faire donner la rédaction ; il écarta du texte l'appel au futur Concile, qui, écrit justement M. Rebelliau, eût amené la rupture avec le Saint-Siège.

Sous la plume de Bossuet, cette déclaration, fort édulcorée, devenait le simple exposé d'une doctrine de Sorbonne. Et si le premier article qui affirme, sur l'autorité d'un texte de saint Paul, que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l'ordre de Dieu, dans les choses temporelles est très net, les trois autres, rappelant en un style à dessein confus les bornes posées par nos pères, les définissaient mal. En dernière analyse, Innocent IV, après Grégoire VII, était seul atteint ; et il y avait longtemps qu'Innocent IV et Grégoire VII étaient morts.

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La Déclaration des Quatre Articles n'était pas encore parvenue à Rome que déjà Rome fulminait. En fait, la réunion seule de l'assemblée paraissait à la Curie une insupportable offense, et l'on était résolu à en prendre à rebours toutes les manifestations. C'était au sujet de la Déclaration de la régale que, sans égard pour les tempéraments qu'on y avait apportés, Rome s'indignait.

Le 6 mai, l'abbé Lauri, auditeur de la nonciature, porta à l'assemblée une lettre datée du 11 avril où, bien tardivement — Rome ne se presse jamais —, Innocent XI répondait à l'envoi — jugé insolent — de la première déclaration. Il l'avait lue avec un frémissement d'horreur, et le Pape improuvait, annulait, cassait tout ce qui avait été fait par cette assemblée et tout ce qui pouvait être attenté.

Ce bref était injustifiable ; il était en outre extrêmement inopportun par sa violence. Il était fort heureux pour Rome qu'il ne fût point parvenu avant la rédaction des Quatre Articles ; Bossuet n'eût pu en ce cas contenir l'assemblée dans les bornes où il l'avait enfermée.

Lorsque, le 9 mai, l'archevêque de Reims eut donné lecture du bref, de violentes récriminations s'élevèrent. L'assemblée, qui avait été très modérée, se sentit méconnue. On obtint cependant que le procès-verbal, protestant contre ce mauvais traitement, fût rédigé dans des termes où le chagrin s'exprimait respectueusement.

Ces incidents n'arrangeaient pas le Roi. C'est là qu'on aperçoit que sa politique restait constante et que Bossuet l'avait bien servie. Il ne voulait qu'un minimum de conflit. Il ne laissa pas à l'assemblée le temps de s'exacerber : quelques heures après la délibération du 9 mai, elle était congédiée, ayant rempli son office, et le Roi alla même jusqu'à refuser de rendre publique la protestation inscrite au procès-verbal.

Mais lui, secrètement et pour sauvegarder ses droits, protesta par une pièce dressée le 16 août 1682 au Parlement, allant jusqu'à prévoir l'appel au Concile, non pas pour soumettre à ce tribunal les droits de la justice du Roi à qui Dieu, duquel seul il relève, a donné assez de puissance pour les maintenir, mais pour faire établir l'ordre de la hiérarchie ecclésiastique, si sensiblement blessé par le bref. Ce fut tout.

Il n'avait pas voulu se laisser déborder. Des ministres et peut-être de quelques prélats extrêmes il disait : Si je les avais crus, j'aurais coiffé le turban. Il ne voulait pas plus coiffer le turban que François Ier n'avait voulu enfiler les chausses de Calvin et Henri IV les conserver — pour les causes que j'ai dites.

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L'Index avait, cependant, frappé la Déclaration des Quatre Articles. A voir l'assemblée si brusquement dissoute, la Curie était autorisée à croire à une reculade. Ce qu'elle avait craint après le vote de la Pragmatique de Bourges au quinzième siècle, à la veille de Bologne au seizième siècle, ce qu'elle redoutera après la Constitution civile au dix-huitième siècle et à la veille du Concordat de 1801, elle ne le croyait pas — malheureusement pour Louis XIV — après la Déclaration de 1682 : que la France pût aller jusqu'au bout du schisme. Forts d'une telle assurance, les bonnes têtes du Sacré-Collège poussaient le Pape à l'offensive. Pour la première fois, le Pape pouvait faire capituler le Roi. Et la lutte commença, la plus importante depuis saint Pierre, disait-on non sans exagération.

Cette lutte désolait le Roi : elle mettait à vau-l'eau tous ses projets ultra-concordataires. Où étaient-ils, ces projets, lorsque Innocent XI refusait maintenant de frapper les jansénistes, moins coupables à ses yeux que les signataires de la Déclaration et qui, après tout, ne se distinguaient, disait Rome, qu'en vivant avec plus d'austérité que le reste des catholiques, — coup droit au royal amant de la Montespan. Où étaient-ils surtout, lorsque le Pape — chose plus grave encore — allait jusqu'à désapprouver les mesures contre les protestants, absurdes, disait-on à Rome, dans un royaume où l'archevêque de Paris, tranchant du patriarche, aidait le Roi à mettre la main à l'encensoir.

Louis XIV était dans un extrême dépit : avec un Alexandre VII, l'assemblée eût atteint le but rêvé, elle l'avait dépassé avec Innocent XI — ce qui prouve qu'un Roi doit être psychologue. Maintenant le Pape refusait systématiquement de confirmer les nominations épiscopales, parce que le Roi avait choisi quelques clercs signataires, avec les évêques, de la Déclaration et jugés hérétiques. Et cela menait tout droit à rompre le Concordat.

On poussait le Roi aux mesures extrêmes : Une assemblée du clergé, disait-on déjà à Versailles, ne pourrait-elle procéder à la consécration des évêques selon les formes que l'on pratiquait encore en France il y a cent soixante ans ?

Le Roi ne voulait en aucune manière — et pour cause — revenir à cent soixante ans en arrière. Il espéra encore intimider Rome, maltraita le souverain dans l'affaire des Franchises et le brava, se livrant, sur le pontife, à quelques sorties furieuses telles que celles qui avaient réussi à François Ier à la veille de Bologne et qui réussiront à Bonaparte en 1801. Mais Innocent XI n'avait le tempérament ni de Léon X ni de Pie VII ; et puis, il était avec raison, je le répète, persuadé que le Roi n'oserait jamais dénoncer le Concordat.

En vain, devant l'horrible confusion des diocèses — trente-cinq seront sans chefs en 1688 —, le Roi se désolait ; en vain par son ordre le savant historien Dupuy tirait du Trésor des Chartes — Napoléon demandera en 1809 exactement le même service à Daunou — un Traité des droits et libertés de l'Eglise gallicane ; en vain, lors de l'affaire des Franchises, tout le monde, des ministres aux docteurs, criait haro sur Rome ; en vain on allait jusqu'à interner à titre d'otage à Saint-Lazare le nonce qui, dans pareilles crises, risque toujours en France d'être mis ou dedans ou dehors ; en vain, après avoir fait saisir Avignon, Louis XIV laissait-il Louvois préparer ostensiblement une expédition contre Civita-Vecchia ; en vain — pour ne pas citer plus de faits — le Roi prenait-il mesures sur mesures contre les protestants pour montrer que, des deux moitiés de Dieu, il était la plus catholique : Innocent XI ne semblait sensible aux menaces ni des docteurs de la Sorbonne ni des dragons de Louvois. Il répondait avec sévérité à ces injures et violences que le fils aîné de l'Église faisait subir à la liberté de sa mère. Dès 1683, Louis XIV en était à prier Dieu de toucher le cœur endurci du Pape. Mais il voyait partout, en Europe où pâlissait son étoile, ce vieillard imbécile, ce vieux fou, le tenir en échec. Nous savons par mainte expérience qu'il n'est pas bon pour la France de s'aliéner Rome, lorsque l'Europe cherche des prétextes à sainte ligue.

Évidemment, le Pape jouait gros jeu : on pouvait voir recommencer l'aventure d'Angleterre, et il fallait qu'Innocent XI eût, dans la foi de la France et de son chef, une confiance flatteuse. Il attendait. Mais le saint opiniâtre fut enlevé par la mort le 12 août 1689.

Il y a des morts opportunes. Celle de Jules II l'avait été pour la France à la veille du Concordat de Bologne : celle d'Innocent XI l'était. Quel que fût son successeur, Louis XIV pourrait plus aisément négocier et même capituler. De fait, Alexandre VIII parut disposé à se relâcher un peu de certaines exigences : il envoya des brefs gracieux ; c'était la colombe de l'arche. Et lorsque après avoir, à la vérité, renouvelé et fait rédiger en bulle solennelle la condamnation des Quatre Articles, il fut mort à son tour, Louis XIV crut trouver son pape avec Pignatelli, élu sous le nom d'Innocent XII. On entra en pourparlers. C'était l'intérêt de tous. Et c'est ici que Pape et Roi auraient dû apprécier le rôle bienfaisant joué jadis par Bossuet lorsqu'il avait garé l'assemblée d'une proclamation de principes pour l'amener alors simplement à une déclaration de maximes. Il eût fallu désavouer les principes ; on promit de laisser dormir les maximes. Et les sièges vacants furent pourvus et le Concordat remis en vigueur. La crise était conjurée.

***

Si nous avions le dessein d'étudier ici dans ses détails l'histoire ecclésiastique du règne, il serait loisible de montrer le Roi reprenant, après 1693, sa politique favorite.

Sans doute Louis XIV apparaîtrait sacrifiant l'indépendance gallicane au siège de Pierre, appelant lui-même le Pape à frapper à droite le quiétisme avec Fénelon, à gauche le néo-jansénisme avec Quesnel. Au fond on verrait le Roi poursuivre son éternel dessein.

Certes, devenu très dévot, il est moins porté que jamais à coiffer le turban : mais il n'a nullement renoncé à coiffer la tiare qu'il aimerait simplement se faire expédier de Rome. Lorsqu'en 1703, il croit expédient qu'un nouveau coup parte de Rome contre le jansénisme, il entend bien que le Pape agisse de concert avec lui : la bulle devra bien faire entendre que, si elle a été écrite à Rome, c'est de Versailles que réellement elle est partie. Et si Clément XI diffère, le Roi, reprenant le vieux système, fait savoir qu'une assemblée d'évêques fera ce que Rome ajourne. Si, enfin, le Pape expédie sa bulle Vineam Domini où il n'est pas fait mention de l'intervention royale, il ne déplaît certainement pas au Roi que l'assemblée de 1703 ne l'accepte — en raison de cette omission — qu'avec de grandes réserves et comme des juges prononçant avec le Pape, ce qui arrache à Clément XI, outré, ce mot : Non si poteva far' piggio in Ginevra. — On ne pouvait faire pis à Genève. — Le clergé de France voudrait me réduire comme un simple curé, dira-t-il encore. Mais le Roi lui-même a, en termes très vifs, éconduit le nonce Paulucci chargé de représentations.

Même aventure avec la bulle Unigenitus du 8 septembre 1713. Si le Roi l'a sollicitée, toujours contre les néo-jansénistes, c'est que la Vinearn Domini, fait-il dire à Rome, n'a pas atteint son effet, faute d'avoir mentionné le concert du Roi et du Pape. Sa Sainteté n'a rien fait pour mon royaume puisqu'il est impassible d'y recevoir un bref qu'Elle déclare donné de son propre mouvement... Elle aurait évité cet inconvénient — la phrase est à souligner — si Elle eût voulu se souvenir de la promesse qu'Elle fit, il y a quelques années, au cardinal de Janson, de nie communiquer ce qu'Elle voudrait faire qui regarderait la France et d'agir de concert avec moi.

La bulle Unigenitus ne réalisera pas le vœu si nettement exprimé. Louis XIV, cependant, l'agréa : l'entourage du Roi, déjà malade, entendit qu'il l'imposât à des évêques qui, Noailles en tête, continuaient à vouloir qu'on jugeât avec Rome. Mais lorsqu'en 1715, le vieux Roi gémit : Ces gens-là me feront mourir, je ne sais trop de qui il parle. Et quand, agonisant, entouré des ennemis de Noailles, il parle soudain de l'archevêque, c'est pour se déclarer fâché de mourir brouillé avec lui.

Qu'est-ce, ce soupir, sinon l'aveu qu'au fond la résistance de Noailles à Rome non sur le fond de la doctrine, mais sur l'absence de concert, ne lui a pas déplu, ainsi qu'on l'avait pensé, et qu'il reconnaissait dans les opposants de l'assemblée les représentants de sa constante politique ?

***

Louis XIV ne s'est jamais désisté de son dessein. héritier de vingt rois, il a, avec un tempérament évidemment différent, suivi leur politique : ne se point brouiller avec Rome ou ne se brouiller que pour un instant, avec esprit de retour et dans le but d'obtenir d'elle encore plus et toujours plus de pouvoir ; dans ce but faire agir la machine gallicane, montrer groupés, derrière le Roi, Parlements, Universités, Épiscopat, Clergé de France ; se donner l'apparence de les écouter, après les avoir poussés à parler et, aux yeux de Rome, le mérite de les faire taire à condition que Rome paie en puissance consentie au prince le silence imposé aux gallicans sincères ; par ce procédé, enfin, amener les papes à merci ou tout au moins à composition. Charles VII, Louis XI, Louis XII, François Ier, Henri IV, avec des talents et des fortunes fort divers, n'avaient pas agi autrement, je le répète. Napoléon n'agira pas autrement.

Mais Louis XIV, s'il a suivi cette politique, l'a-t-il efficacement servie ? C'est là une autre question. François Ter a fait céder un Léon X à Bologne et, somme toute, Louis XIV n'a jamais trouvé son Léon X. C'est qu'il avait vraiment surchargé le programme royal et rêvé l'impossible. Que les papes eussent reconnu — en échange de certains avantages — à François Ier et à ses successeurs le droit, exorbitant déjà, de disposer à leur gré de la fortune de l'Église française et de choisir à leur gré des pasteurs aux fidèles français, cela était magnifique : Bonaparte le comprendra, qui ressuscitera le pacte absurdement dénoncé par les Constituants ; et tout chef d'État français le comprendra, qui ne sera pas aveuglé par des passions subalternes et d'inexplicables illusions. Mais espérer que le Pape — chef spirituel — pourrait consentir un autre Concordat qui créerait, au profit d'un prince, si bon chrétien ou si grand catholique qu'on le supposât, une sorte de pontificat, de magistère doctrinal et de sacerdoce suprême, c'était le rêve non d'un homme d'État, mais d'une sorte de missionnaire couronné, convaincu qu'un décret de la Providence l'a désigné pour être le maître des âmes comme des corps. Quand on se sent élu pour coiffer la tiare avec la couronne, on se fait Henri VIII. Les fils de saint Louis ne s'y sont jamais résignés. Et les papes le savent. Et c'est ce qui faisait de la politique de Louis XIV une politique sans issue et la fit échouer.

Qui ambitionne de gérer les âmes ne saurait penser que, même sous le coup des menaces les plus redoutables, celui à qui ces âmes ont été confiées les cédera bénévolement. Louis XIV a échoué — comme Napoléon échouera en 1801 pour avoir non point trahi, mais exagéré, jusqu'à la dénaturer, la politique traditionnelle de la couronne française.

 

 

 



[1] Étienne DEJEAN, Pavillon, Plon, 1909.