FRANCE ET ROME

 

L'ENTREVUE DE BOLOGNE ET LE CONCORDAT DE 1516.

 

 

Bologne la Grasse, disait-on de l'opulente cité d'Émilie en ce début du seizième siècle. C'était la ville des franches ripailles et des fêtes fastueuses. Point de cadre, aussi bien, plus assorti aux processions comme aux cavalcades. Ces arcades rouges et blanches que venait d'édifier, au pied de cent palais, l'illustre Peruzzi, donnaient une allure de décor théâtral à ces voies de longue perspective ouvertes aux cortèges ; et la place San Petronio, vaste entre ses palais magnifiques et sa grandiose basilique, offrait à l'expansion de ces pompes une incomparable arène.

C'était à un de ces galas, chers à cet âge fastueux, que, le 11 décembre 1515, au matin, accourait en grand tapage une foule affairée et bariolée où s'entendaient tous les dialectes de l'Italie. Des étrangers de distinction s'y remarquaient, des prélats romains, des diplomates venus d'Espagne, de Hongrie, de Portugal, d'Angleterre, et, remontant vers la porte San-Felice, des magistrats en pompeux atours et des cardinaux très dignement drapés dans la cape rouge.

Ces derniers s'en allaient, fort solennels dans la foule joyeuse, saluer à son entrée dans la cité — terre pontificale — le gentil roy François de Valois ; c'est vers lui que se ruait cette foule en liesse, car le jour était venu de cette entrevue, de cet abbocamento qui, depuis trois mois, occupait l'Italie et toute la Chrétienté, entre le roi François Ier et le magnifique pape Médicis, le Saint-Père Léon X.

Pour la foule, le spectacle promet, même à cette époque de faste inouï, d'être incomparable ; c'est pour le spectacle des yeux qu'y sont venus l'Arioste et Léonard de Vinci. Promesse tenue et au delà. En cette rencontre des deux plus brillantes cours de la Chrétienté, la Renaissance des bords de la Loire va prendre contact avec celle des rives du Tibre et de l'Arno : fêtes sacrées et profanes, cavalcades, banquets, bals travestis et messes solennelles vont, cinq jours durant, donner pleine satisfaction aux plus exigeants. On y verra accourir des artistes célèbres, des poètes somptueux, des humanistes à mine gourmande, tous friands de ces régals, et aussi l'inévitable cohorte des célèbres impures de la Renaissance, les plus belles des courtisanes de l'Italie.

Brillante façade, mais simple façade que tout cela : derrière va se jouer une des grandes scènes politiques de notre âge et l'une des plus conséquentes. Bien loin de Bologne, la régente de France, Louise de Savoie, le roi catholique Ferdinand, l'empereur Maximilien, des souverains plus lointains encore : Pays-Bas, Portugal, Hongrie, Angleterre, se font par des agents spéciaux instruire des moindres incidents de la rencontre ; les dix États italiens y ont délégué leurs plus avisés diplomates ; et si le Roi très chrétien s'est fait accompagner de tous ses ministres, ses Duprat et ses Boisy, conseillers avertis formés à l'école de Louis XI, le Pape n'a quitté Rome qu'escorté des plus estimés hommes d'État de la Curie. Par surcroît, on voit surgir en ce rendez-vous universel, à côté des diplomates, de graves canonistes et de subtils légistes, comme si, doublant le congrès, s'allait tenir quelque colloque d'ordre ecclésiastique et religieux.

Congrès et colloque vont en effet s'instituer. Tel est le double caractère et, partant, le complexe intérêt de ces conférences. Au bruit des violons et des orgues se liquide une situation qui, depuis un demi-siècle, a deux faces ; deux inquiétantes questions se tranchent ici, par suite : une question politique, le sort de l'Italie, une question religieuse, la destinée de l'Église de France.

Les circonstances ont par surcroît donné depuis quelques années à ces deux problèmes une bien singulière gravité. Trop de nations se sont trouvées, directement ou non, mêlées aux querelles italiennes, pour qu'aucune se croit autorisée à se désintéresser d'un règlement qu'on tient pour définitif. Et d'autre part, le problème des relations de Rome avec l'Église gallicane se pose de telle manière à cette heure, que c'est toute la politique traditionnelle de la Curie, la suprématie du Pape sur le Concile, qui se trouve en question, et peut-être toute la politique à venir de la monarchie française.

Certes, si l'on eût demandé aux contemporains quel était l'essentiel intérêt de ce congrès, ils eussent répondu par Milan et Naples, la succession à l'Empire, la croisade en Hongrie, l'influence vénitienne, la dissolution de la ligue anti-française. Et cependant, combien, d'un intérêt alors actuel, ces questions — l'Europe diplomatique en connut toujours et sans cesse nouvelles — se trouvent inférieures en gravité à ce problème d'un constant, d'un immuable intérêt qu'obscurément vont débattre, en une salle close du Palais apostolique, le chancelier Antoine Duprat et les cardinaux légats.

C'est là qu'en effet se va conclure le premier Concordat et s'ouvrir ainsi, pour l'Église comme pour la France, une ère qui ne s'est close — provisoirement peut-être — que récemment, puisque le Concordat de 1801 devait simplement faire revivre les clauses essentielles du compromis de Bologne et que, partant, l'œuvre édifiée en décembre 1515, avec toutes ses conséquences, heureuses ou fatales, restera debout près de quatre siècles après.

***

Trois mois avant, le roi François avait, le 14 septembre, battu dans les plaines de Marignan les Suisses, alliés du pape Léon X et les meilleurs soldats de la coalition formée contre la France par l'Europe presque entière. Le lendemain, l'armée pontificale et florentine qui, sous les ordres du pusillanime Laurent de Médicis, neveu du Saint-Père, n'avait osé ni voulu intervenir, se retirait sur Bologne, laissant le champ libre aux négociations. Elles avaient aussitôt commencé[1].

Mais trop de questions, et depuis trop longtemps pendantes, divisaient le Roi et le Pape pour qu'une entrevue personnelle ne s'imposât pas. A tous, mais surtout au souverain récemment couronné, premier d'une nouvelle dynastie et d'un gouvernement neuf, il parut que l'heure d'une générale liquidation avait sonné.

Maître du duché de Milan, François entendait faire reconnaître très solennellement par le Pape son titre acquis les armes à la main ; il voulait obtenir une renonciation formelle du Saint-Siège à Parme et à Plaisance, de tout temps disputées au duc de Milan par Rome ; il prétendait enfin, en faisant triompher les revendications de ses alliés, Venise, Mantoue et Ferrare, asseoir définitivement clans le nord de l'Italie, quatre fois perdu, l'influence française.

Le Pontife de son côté, persuadé que ce jeune roi de vingt ans, sorte d'Orlando furioso, lui disait-on, ne s'arrêterait pas aux Apennins, qu'il rêvait de Florence, de Rome, de Naples surtout, ne se fiait qu'à lui-même du soin de l'arrêter et, disait-il, de le jouer.

Aussi bien, il fallait régler la question d'Italie et, puisque le système de Jules II, l'expulsion des Barbares, faisait décidément faillite, trouver un compromis qui rétablît entre le Pape romain, chef moral de la ligue italienne, et la nouvelle dynastie française la paix sans cesse troublée depuis l'entrée de Charles VIII à Rome par la porte du peuple.

Paix boiteuse, il est vrai, paix mal assise si d'autre part un accord ne survenait, définitif, entre le chef de l'Église catholique cette fois et le souverain de l'Église gallicane, réglant non plus un conflit politique vieux de trente ans, mais une situation restée des siècles sans solution et, depuis quatre-vingts ans, particulièrement fausse.

Est-il besoin de rappeler que, forte de ce qu'elle affirmait — non sans quelque raison — être la tradition des premiers siècles, l'Église de France avait de tout temps contesté à la Curie romaine le droit d'intervenir dans le choix de ses pasteurs ? Mais c'était depuis que la Pragmatique sanction, issue du Concile national de Bourges et application des décisions du Concile réformateur de Bâle, avait officiellement dénié au Pape le droit, non seulement d'élire, mais même de confirmer les prélats de France, que l'Église gallicane s'était en quelque sorte érigée, aux yeux de Rome, en communauté séparée et presque schismatique.

L'acte de Bourges avait, en effet, réservé aux chapitres l'élection des évêques comme des abbés. Ajoutons que, quelque sentiment qu'on puisse concevoir sur la légitimité de ce régime, il était avéré, au début du seizième siècle, pour tout observateur impartial, que le système faisait faillite et que le monument tombait en délabre. Des rivalités scandaleuses, des luttés odieuses, parfois burlesques, au sein du sanctuaire, des compromis les plus contraires à la discipline entre candidats et électeurs, une simonie bientôt rendue publique par certaines révélations, d'insupportables usurpations et d'interminables procès, tels avaient été, pour nombre d'Églises, les résultats d'un système électoral, du reste de tout temps assez mal défini[2].

On pense si l'anarchie qui en était issue avait favorisé l'abusive intervention du gouvernement royal, imposant ses candidats de tout le poids de son autorité grandissante. Que dire de l'action occulte du Pape qui, lui, n'ayant jamais reconnu la légitimité de la constitution de Bourges, continuait à nommer ou tout au moins à instituer, et imposait ses candidats par des menaces spirituelles ou d'heureuses négociations.

L'Église de France n'en était pas moins, pour les ultramontains, tout au moins en principe, en état flagrant de révolte et il la fallait frapper. Le Concile de Bâle n'était plus reconnu qu'en France : partout ailleurs, l'inlassable diplomatie de la Curie était parvenue à faire tenir ses décrets comme nuls et non avenus : la suprématie du Siège romain était à ce point reconnue, que nombre de fidèles français se tenaient pour hérétiques, schismatiques et séparés et que certains prélats même élus s'allaient faire absoudre à Rome. Arme redoutable entre les mains du Pape contre la France : Jules II en avait usé et abusé pour donner à son âpre lutte contre le roi Louis XII le caractère d'une croisade religieuse et à la coalition anti-française celui d'une Sainte Ligue. Pareille mésaventure pouvait d'une heure à l'autre survenir. Car l'arc un instant tendu à craquer n'était point débandé. Le danger était même devenu grand. Le Concile de Latran se préparait, dans les derniers mois de 1514, à condamner solennellement l'erreur française, la pestilence de Bourges. Il était clair que, muni de cette condamnation, le Saint-Père n'admettrait sur ce point aucune reculade : en contestant au Pape même l'institution, c'était la catholicité, universalité, du Siège de Pierre que les légistes gallicans mettaient en cause. II avait fallu le caractère atermoyant de Léon X pour faire ajourner par le Concile la condamnation du schisme gallican à la veille de Marignan. Mais elle était inscrite à l'ordre du jour de la dixième session fixée à 1516. Or, le Roi très chrétien et les évêques de France ayant reconnu, en 1513, l'autorité du Concile, un refus d'obéissance équivaudrait à une formelle révolte et aboutirait à un schisme flagrant.

Si, au contraire, on se soumettait, il allait falloir accepter, des seules mains du Pape, les chefs des évêchés comme des abbayes, lui laisser non seulement l'exclusive direction du clergé français, l'influence dès lors illimitée sur la vie morale d'une nation très chrétienne, mais encore la disposition de l'énorme fortune territoriale que constituaient alors les bénéfices français. Ni l'Église de France et ses suppôts, ni le Roi Très Chrétien, si jaloux de son autorité sur la nation, ne pouvaient consentir à une telle déchéance.

Ne valait-il pas mieux, dès lors, faire la part du feu et par un accord définitif entre le Roi et le Pape, sauver à la fois l'Église de France de l'anarchie électorale et de l'absolutisme ultramontain ?

Aussi bien, un tiers parti s'était, depuis quelques années, formé, une école d'hommes d'État qui, tous aussi hostiles que les partisans de la Pragmatique à l'action de la Curie en France, avaient conçu simplement une autre forme du gallicanisme, le gallicanisme royal, enté sur l'autre, d'ailleurs. C'étaient, ces hommes d'État, les héritiers des légistes capétiens : ils avaient, de règne en règne, aidé sur tous les points les Valois à construire l'édifice monarchique sur lequel François Ier va mettre la dernière main, le savant et formidable despotisme centralisateur conçu par Louis XI sur la ruine de toutes les libertés. Le système électoral intronisé par la Pragmatique avait été, reconnaissons-le, imposé jadis au pouvoir royal un instant défaillant par une véritable aristocratie épiscopale, appuyée sur les seuls corps restés à peu près indépendants, les Parlements à remontrances et les Universités à privilèges. Si Louis XI, après avoir abattu les plus hautes têtes de la féodalité laïque, n'avait pas eu le temps d'atteindre les privilégiés du haut clergé, il avait préparé, avec l'aide de ses légistes, le premier projet de Concordat (en 1474) et l'avait légué, comme sa suprême pensée, aux hommes d'État qui l'avaient entouré. Ceux-ci avaient fait souche, et leur pensée allait triompher en décembre 1515 parce qu'après les Charles VIII et les Louis XII, elle avait enfin trouvé un roi intelligent pour la comprendre et un grand ministre pour l'appliquer.

De Milan à Bologne, un homme en effet accompagne le roi, qu'on prendrait, tant il est de tenue simple et de figure étroite, pour quelque robin égaré en cette cour. Face pâle et fine, l'œil perçant sous les sourcils touffus, la bouche en coup de sabre, les joues creuses et glabres, le teint brouillé de bile et plissé de rides, vraie physionomie de légiste du quinzième siècle. Près de ce jeune roi à mine fleurie, il fait presque figure de barbon, ce conseiller de cinquante ans, cet Antoine Duprat, depuis dix mois chancelier de France. La figure, qui est, quoique supérieure, représentative de toute une espèce, mérite qu'on s'y arrête.

Élevé dans la maison d'un des hauts prélats du quinzième siècle, Antoine Bohier, archevêque de Tours, son parent, étudiant ensuite en cette Université latine de Toulouse, héritière des doctrines césariennes, maître des requêtes de l'ostel, président au Parlement, ce rude Auvergnat, mûri très jeune dans les brigues de ce siècle politique, assouplit, au cours de sa carrière, son caractère naturellement rêche aux nécessités de la vie publique. Mais là où, gallican par tout son passé, mais régalien par doctrine et par carrière, il n'a pas failli un instant, c'est à cette double conception d'une Église nationale, mise assurément hors de l'influence exclusive du Pape, mais placée tout entière sous la sauvegarde, et partant, dans la main du Roi. Or, pour ce légiste avisé, la question est mûre, l'occasion trouvée, et ce n'est pas au lendemain de Marignan, comme l'a cru Michelet, que s'improvise ce plan qu'il va si fidèlement exécuter. C'est avant le départ de Paris que, supplié par une députation de l'Université de défendre au delà des Alpes la sacro-sainte Pragmatique, il a, de sa rude voix d'autoritaire, répondu ces mots qui, un siècle avant, eussent paru bien exorbitants aux Gerson et aux Clemengis. Davantaige sera besoin que ne preniez soucy et ne vous entremettiez aucunement des affaires publicques, ains seulement de vos affaires privées qui concernent vostre estude[3]. Ce rejet brutal des Universités hors des affaires, c'est déjà la condamnation sûre du régime électoral.

Tandis que François s'apprête à régler une fois pour toutes avec le pape Médicis les affaires d'Italie, le ministre pense donc avant tout à fixer pour des siècles au profit de ses maîtres, les Valois, le sort de l'Église de France.

Mais ce sont là toutes matières délicates, pour le règlement desquelles roi et ministre ne veulent compter que sur eux, et c'est pourquoi ils entendent aller baiser dévotement les pieds du gentil vicaire et lieutenant de Jésus-Christ.

***

A la même heure le gentil vicaire de Jésus-Christ se promettait, lui aussi, beaucoup de l'entrevue. Ce Médicis faisait grand cas de sa propre éloquence. Son bouffon Mariano disait — le tenant pour fin gourmet — que le Pape savait faire de sa bouche, en toutes circonstances, le plus judicieux emploi. On prisait fort à Rome cette persuasive éloquence, ce beau langage florentin qui reposait du rude parler romagnol du feu Pape Jules II. Grisé par sa propre parole, le pontife se faisait, par une suite assez commune, de notables illusions sur l'ingéniosité de sa pensée et la profondeur de ses aperçus.

Enjoué, un peu sceptique, aussi incapable de tenace rancune que de reconnaissance, timide devant les situations nettes et toujours partisan du mezzo termino, atermoyant et combinateur plus qu'homme au monde, aimant le plaisir, dans le sens le plus honnête du mot, fin gourmet et fin lettré, ce pape Léon X est ce que les Italiens appellent, d'une expression intraduisible, un dilettante. Successivement porté aux nues et traîné aux gémonies, l'aimable pontife retrouve en Italie, au moment où j'écris, un renouveau de popularité. On le veut Pape politique et il est bien vrai qu'il en fit parfois figure.

Au fond, sa politique me paraît avoir bien consisté, vingt détails l'attestent, à n'en pas avoir. Il était, comme beaucoup de princes de son temps un opportuniste avant la lettre, par surcroît issu de cette race de glorieux intrigants florentins, les Médicis, et cardinal, depuis l'âge de onze ans, de cette Curie romaine où, à toute époque, on a su, pour parler le langage des Écritures, faire passer un chameau par le trou d'une aiguille.

Il fallait savoir faire la part du feu : telle était, au fond, l'unique formule, depuis que l'âpre Jules II avait heurté le monde par l'intransigeance de sa politique. Grâce à cette formule, tout pouvait aller pour le mieux. Battu bien réellement à Marignan sur le dos de ses alliés, Léon était assurément décidé à tirer de cette défaite tout le profit que des Italiens ont coutume de faire sortir de toute campagne malheureuse. Il importait seulement d'être souple et bon diseur. Pour le reste, idées, principes, plans, il avait sa camarilla chargée de les trouver, le cousin Jules de Médicis — le futur Clément VII —, et le subtil Bibbiena, et l'avisé Pucci, et toute la bande des cardinaux florentins. Jules surtout gouverne : il est de la Casa — la maison de Médicis — et gère de front les petites affaires de la famille et les intérêts du Saint-Siège. Il sait vivre avec le Pape, écrit ingénument un diplomate, et ne fait rien sans le consulter. Le mot n'est-il pas admirable et n'enferme-t-il pas tout un système ?

Au reste, cela est, sachons-le, fort beau que le Pape ait le loisir de donner son avis sur la politique de l'Église, car il est fort occupé. Il est dirions-nous — sportsman passionné : chasse à Viterbe, à Corneto, à la Magnana, grandes pêches sur le lac de Bolsena, grandes chevauchées à peu près dans le costume où Titien nous a peint son cousin le cardinal Hippolyte de Médicis, infatigable à cheval, éreintant les cardinaux de l'entourage. En guise de repos, il écoute avec un sourire trop indulgent jouer les comédies un peu légères dont le cardinal de Bibbiena, son conseiller, est le grand fournisseur, compose lui-même des actes assez lestes, la Calendra, par exemple, fait causer son bouffon Fra Mariano, qui lui arrache, de rire, les larmes des yeux, mange de bons plats et sait mieux que personne distinguer le cru de Montefiascone de celui d'Orvieto, car, une bouteille une fois bue, l'aimable Médicis, rapporte un indiscret diplomate, s'écrie volontiers : Bene, bene, datecene un altro. — Parfait, parfait, donnez-en une autre. — Au reste, parfaitement pur dans ses mœurs, aussi indifférent aux femmes que l'austère Jules II, il lui suffit d'avoir sur les épaules une matrone acariâtre, sa belle-sœur Alphonsine Orsini Médicis. Il donnerait tous les cotillons du monde pour un beau manuscrit, car c'est là le côté réelle-lent élevé de son caractère : aucun souverain n'a eu pour les arts et les lettres un goût plus sincèrement passionné. Il s'y délecte vraiment et s'y repose. Quand Raphaël brosse le portrait de Léon X, d'un si saisissant réalisme, il ne lui met sous les yeux ni traité politique, ni livre d'oraison, mais le manuscrit dont il va examiner à la loupe les riches enluminures, l'œil un peu vague du myope dans la bouffissure des joues, les lèvres gourmandes, le menton épais, toute l'aristocratie de la personne réfugiée dans la main effilée, vraiment charmante. Ce regard de myope, il se plaît cependant à le porter sur des spectacles éblouissants, il aime avec ardeur les fêtes, les mascarades, la ménagerie. La conséquence est qu'il a remis en honneur les resplendissantes cérémonies pontificales, magnifique du reste en ses charités, épandant des pluies d'or sur toutes les misères, à condition de ne les point toucher. Au demeurant, il se croit bon Pape et vrai chrétien. Mais il est, on le voit, beaucoup trop absorbé pour s'exercer mûrement au métier d'homme d'État.

On y supplée en lui laissant croire qu'il gouverne en grand diplomate. Il se tient pour tel, ayant au surplus des côtés tortueux, encore qu'ingénument. Aussi bien, depuis qu'on a renoncé à mettre les Barbares à la porte de l'Italie, selon la formule de Jules II, il faut bien revenir simplement à l'unique pensée qui, depuis quatre siècles, a toujours dirigé la Curie : Le même maître ne peut régner à Milan et à Naples. Or, une fois de plus, le souverain du Milanais semble disposé, dit-on, à faire valoir sur les Deux-Siciles les droits qu'il tient, affirme-t-il bien haut, de ses prédécesseurs. Dès lors autour du Pape, une seule voix : Tout pour arrêter le Valois sur la route de Naples, et, solennellement, le Pape de s'écrier : Oui, nouveau saint Léon, j'arrêterai Attila aux portes de Rome.

Gros mot ! en réalité, ce n'était pas Attila que l'aimable Léon qui n'avait d'ailleurs rien de saint Léon comptait rencontrer, c'était le paladin Roland.

On ne sait quel rapport mensonger lui donnait l'illusion d'un adolescent bouillant, chevaleresque, naïf, plus fort à l'escrime de l'épée qu'à celle de la langue, pour qui les femmes étaient la grande affaire, ignorant des choses d'État, facile à flatter, aisé à jouer. Il le croyait, par surcroît, entouré de conseillers médiocres. Le dernier roi, tour à tour bonasse et rageur, était apparu à la Curie comme un homme d'État si inférieur qu'un discrédit cruel en avait rejailli sur tout ce léger gouvernement français. On ignorait tout des conseillers, tous nouveaux ; on les tenait pour gens moquables. Il ne s'agissait, confiait Léon à un diplomate, que de s'assurer et s'attirer le roi[4], on l'éblouirait par des fêtes bien fournies d'honnêtes darnes, des cérémonies très pompeuses et des entretiens très aimables, et l'on pourrait, cependant, tromper à l'aise ce petit Roi[5]. Dès lors l'entrevue était irrévocablement décidée du côté du Pape comme du côté du Roi.

***

De part et d'autre, cependant, le projet rencontrait de grands adversaires : près de François les Alliés, près de Léon les cardinaux.

Le Sénat de Venise avait de l'éloquence du Pape une idée presque aussi haute que le Pape lui-même : il avait de la capacité du Roi une aussi médiocre idée. Il lui paraissait imprudent d'envoyer ce brillant papillon près de si dangereuse lumière. Vrais vainqueurs de Marignan, ces gens de Venise se voulaient faire payer grassement, entraîner le Roi au delà du pacte conclu jadis contre le seul Empereur. François en effet ne s'était engagé qu'à faire restituer, par les armes ou par la diplomatie, à la république alliée Vérone et Brescia tombées aux mains de Maximilien. Mais à voir le Pape à la merci du Roi, il venait aux industrieux Vénitiens l'ambition de se faire rendre Ravenne et Cervia que, naguère, Jules II leur avait prises[6]. Comment y arriver si, d'ennemis, Pape et Roi devenaient bons amis ? Ne fallait-il pas brouiller les cartes ?

Par disgrâce pour eux, ce faux écervelé de roi de France tenait son jeu d'une main singulièrement ferme. Fort sagement, il profitait des leçons que lui fournissait copieusement l'histoire de ses prédécesseurs. Sans doute il parlait très haut, assez haut pour que, de Milan, on l'entendît bien à Rome, du voyage de Naples avec quelques mille lances. Mais il ne voulait qu'effrayer et y arrivait. Ayant obtenu du Pape Parme et Plaisance, dès octobre, il entendait bien enlever au cours de l'entrevue, entre autres avantages, la solennelle ratification du traité[7]. Car il avait autant de confiance en ses moyens que le Pape en son génie.

C'était un faux paladin que ce Valois, de cette race de renards qui avait donné Charles V et Louis XI à la France. Des dehors infiniment brillants certes, de grands airs de magnificence, une expansion juvénile, une gaieté inaltérable, la bouche fleurie, le rire large, l'œil en gaieté et le mot leste : en apparence encore un fol entraînement au plaisir partout où il se rencontrait, un débordement inouï de luxe, une prodigalité sans bornes, et aussi une ardeur à la guerre, un désir immodéré et inassouvissable de coups d'épée, de coups de lance, en champ clos comme en bataille : Tancrède, Roland, Arthur, toute la chevalerie des chansons de gestes. De fait nul ne fut jamais plus galant, plus généreux, plus oublieux des élémentaires prudences en amour et au combat. Il jurait : Foy de gentilhomme, et en avait le droit.

D'une mine vraiment superbe — nous y reviendrons —, d'une physionomie caressante, il plaisait infiniment et à tous, respectueux aux barbons, bon camarade aux soldats, galant avec les matrones, conquérant auprès des jeunes dames, attribuant à sa royauté le privilège de prendre partout son bien, mais ne voulant le tenir que de sa séduction et le garder que par sa générosité. Les dames plus que les ans lui causèrent la mort, écrira un chroniqueur. Mais la chasse le passionne peut-être autant ; il y passe parfois jour et nuit, forçant lui-même la bête, et, quand elle fait front, l'attaquant follement à coups d'épieu. Impossible de le suivre à cheval et quand il rentre, écrit un diplomate, il veut encore jouter à la balle, quand ce n'est pas à la lance, n'ayant pas trouvé son vainqueur en champ clos, si bien que les capitaines de sa gendarmerie l'estiment le premier homme d'armes de son royaume. Tout cela s'accompagne d'une fantasmagorique mise en scène, une rare affectation de gentilhommerie : le Roi réclamant du bon chevalier Bayard le baptême de l'épée sur la grande plaine de Marignan semée de morts, entre deux armées, le panache brûlé, l'armure faussée, grande scène où s'évoque saint Georges, destinée à éblouir l'Italie entière encore sous la triste impression du falot Charles VIII et du malingre Louis XII. Et c'est une comédie !

Oh ! comédie fort naturellement jouée et à laquelle la nature l'avait singulièrement habitué. Galant, il l'est, hélas ; jusqu'à y ruiner sa magnifique santé, abîmée à trente ans par le plus terrible mal. Prodigue aussi et chevaleresque et grand guerrier et grand seigneur. Mais derrière ce personnage naturel avec soin cultivé, quel autre homme !

De ses défauts comme de ses qualités il tire un merveilleux parti, lorsque, de vingt à trente ans, pas une de ses facultés n'a failli dans l'ébranlement de sa santé. Ce naturel expansif : le meilleur masque de tout temps. Pas de gens d'État plus secrets que ces bavards, d'apparence étourdis : et quelle arme que cette inaltérable bonne grâce : Il est toujours si bienveillant, écrira un Italien, que jamais je n'ai ouï dire que quelqu'un l'ait quitté mécontent. Et de fait il va avoir, avec un diplomate à séduire ou. un cardinal à gagner, les poses, les caresses, les sourires qu'on lui voit, à un incomparable degré de grâce, avec une jolie femme qu'il entend conquérir. Et cette faculté rare de mener de front affaires et plaisirs ! Il discute de sang-froid avec Duprat ou Boissy en rentrant d'une secrète et voluptueuse fugue aux portes de Milan, où, après vêpres entendues, il est allé s'ébattre ; et, au témoignage du Vénitien Antonio Venier, buvant sec et mangeant bien, il parle volontiers affaires à table.

Il étonne en effet tous ceux qui l'approchent par la variété de son génie et la souplesse de son esprit, discutant couleurs avec Léonard, théologie avec le docte cardinal d'Ancône, finances avec Robertet, guerre avec Bayard, lettres avec tous. Point d'étude, écrira le Vénitien Cavalli, ni art sur lesquels il ne puisse raisonner très pertinemment, et il étonne les plus doctes, assure notre Brantôme, par des discours très graves et sçavans ; son infatigable mémoire le sert au conseil où il est excellent, se connaissant aux choses de l'État et, encore qu'ayant sa volonté, patient à entendre tout le monde, car il a ce génie, que les sots ignorent, d'écouter et d'entendre. Il sait laisser agir ses ministres en temps utile, les ayant choisis experts. Il les comprend et les exploite. Il sait sourire et, opportunément, se fâcher très fort. Il peut ruser, mentir, se dérober avec grâce, car il est plein d'artifice et de manèges. Et la merveille est qu'à vingt ans ce chevalier est un tel diplomate que, après 1516, il ne pourra que décroître. Tel est l'homme que le glorieux Léon X se représente comme un paladin, un cerveau brûlé et un élégant coureur d'aventures.

***

Le 11 octobre, le Roi avait fait à Milan une prestigieuse entrée, puis s'était rendu à Vigevano pour y accueillir le jeune Laurent de Médicis, à qui il promit fortune et honneurs. Ce très médiocre rejeton d'une lignée de génie songeait à être prince, de petit-fils de banquiers qu'il se sentait encore.

Venise alors prit peur de tant d'amitié ; elle détestait ces Florentins : il fallait en garer le Roi. Le Sénat, ne se fiant pas à ses diplomates ordinaires, lui en envoya de très extraordinaires : quatre personnages consulaires, dont deux anciens doges très célèbres, ce Grimani dont Titien a dessiné avec perfection le profil acéré et la fière physionomie sur les murs du Palais des Doges, ce Gritti dont la figure rayonnante d'intelligence a plusieurs fois tenté le pinceau du Tintoret. Une seule mission : perpétuer ou raviver le conflit entre le Pape et le Roi pour y gagner Ravenne et, par ce, empêcher l'abboccamento.

Le siège du Roi commença : chaque matin, au saut du lit, François recevait quelque lettre interceptée par la terrible police de la République et où se trahissaient les mauvais desseins du Pape. Puis on devint pressant : François recevait familièrement un agent des Médicis, ce Coppi, un bravo : Si le diable prenait figure d'homme, il n'en prendrait pas de pire ; il était capable des plus mauvais coups. Nous avons fréquenté les Maures, écrivait-on au Roi, nous savons bien qu'on peut empoisonner quelqu'un, ne fût-ce qu'en touchant ses vêtements.

Ces sinistres avis faisaient rire François ; il courait bien d'autres risques, se rendant nuitamment seul chez les femmes des faubourgs de Milan, une belle fornarina, entre autres, qui, l'empoisonnant d'une tout autre façon du mal en la part secrète de nature, disait Louise de Savoie, fit plus que tous les diplomates du monde pour faire ajourner l'entrevue, car le Roi ne put monter à cheval de trois semaines. Les Vénitiens cependant voulaient d'autres auxiliaires, on gagna, on effraya les ministres du Roi ; le Sénat adressa à Duprat, à Boissy, des cadeaux opportuns, fourrures, or et soies. Le vieux trésorier Robertet, adversaire de Rome, disait que c'était folie de se fier à ces prêtres. Il y avait autour du. Roi désir manifeste d'empêcher le voyage. Il allait à Canossa, peut-être même à Péronne. François laissait dire : quand les diplomates le crurent bien effrayé, il les invita, avec son plus gracieux sourire, à l'accompagner à Bologne où les intérêts de ceux de Venise seraient, foi de gentilhomme, bien défendus[8].

Comediante, tragediante, eût-on pu déjà dire du rusé Valois. Car s'il s'amusait de la petite rouerie vénitienne, il savait se fâcher et, un beau jour, il se fâcha.

Le Pape continuait ses fanfaronnades, un peu peut-être comme les peureux qui chantent dans les ténèbres. Le roi dont tant d'assurance faisait l'affaire souriait en dedans, bien résolu à ne pas se contenter avec des flatteries, mais ce qui sournoisement l'irritait, c'était la prétention émise par la Curie de le faire venir à Florence sans troupes, et encore de ne l'y recevoir qu'après qu'il eût au préalable satisfait aux ambitions des Médicis. Le Roi, voulant hâter les événements, feignit de perdre soudain patience. Il tenait à Milan Laurent sous son charme de gai compagnon : il l'ahurit, le terrifia tout à coup par une scène aussi formidable qu'inattendue dont il répéta les termes devant le corps diplomatique tout entier[9].

Le Pape était un grand traître : il ne voulait qu'une chose, la fortune de ses parents : Naples pour Laurent, Lucques, Ferrare, Urbin, pour Julien, le pauvre ! et le principat de Florence pour toute la maison : Il m'a fait dire qu'il voulait une entrevue, mais a ajouté, je le sais, qu'ayant affaire à un jeune homme de vingt ans, il allait faire de moi ce qu'il voudrait et me tromper à l'aise, mais je crois bien que c'est moi qui le tromperai et le forcerai à faire ce qui m'agréera... Ne croyons pas que je me laisse conduire sinon où je veux aller... J'ai parlé dans ce sens à ce petit Laurentquesto Lorenzinoet je lui ai dit que si le Pape voulait que nous fussions amis, j'exige que l'entrevue ait lieu à Bologne, mais je ne veux pas y aller avec moins de deux mille cinq cents hommes et disposer de quatre portes de la ville... Je ne veux ni manger ni loger avec lui mais échanger des vues. C'est sur cette parole — elle était dure — que j'ai renvoyé à ce Pape son petit Laurent. Le Lorenzino, tout près d'être traité de Lorenzaccio, avait couru d'une traite à Viterbe où on le vit arriver aux abois. Le Roi avait donc joué de façon opportune ce rôle de faux furieux que Bonaparte devait un jour jouer avec une si merveilleuse maîtrise. Quel rapprochement à faire avec cette autre scène au cardinal Consalvi la veille de l'autre Concordat : Monsieur le cardinal, vous avez voulu rompre !... etc.[10] Ben che questo re fusse giovane, écrit du Valois un chroniqueur toscan, era savio e grandissimo simulatore[11]. — Bien que jeune, il était sage et fort grand simulateur.

Quelques jours après, une lettre de Bonivet, plénipotentiaire du Roi à Viterbe, annonçait que le Pape acceptait tout, remettrait les portes de Bologne aux Français et allait presser l'entrevue.

François, satisfait, commença, lui aussi, ses préparatifs de voyage : résigné, le Sénat de Venise, requit par lettres nouvelles son royal allié de ne point oublier à Bologne ses bons amis les Lagunes, car ils étaient de ces gens qui tirent parti de leurs déceptions même. Le Roi répondit qu'ils seraient servis et auraient. Vérone et Brescia. Le duc de Ferrare requit à son tour Modène et Reggio : François promit qu'il les ferait rendre par le Pape[12]. Personne ne serait oublié.

De fait il comptait mener de front les revendications de ses alliés et les siennes. Parme, Plaisance, Modène, Reggio, tout cela paraîtra peu au Pape à qui on est parvenu à faire redouter la revendication de Naples, le voyage de Rome, une révolution à Florence, et qui de ce fait est en mauvais arroi.

Même tactique lorsque bien haut François assure qu'il va imposer à la Curie la reconnaissance de la Pragmatique, alors que nul ne désire plus que lui la détruire. C'est en feignant de faire au Pape cette magnifique concession qu'il obtiendra sans peine ce qu'il désire, son Église d'État, ses milliers de bénéfices à distribuer aux féaux serviteurs, accroissement de fortune, de pouvoir, d'influence, le tout sous couleur d'être ici l'homme qui se sacrifie et qui cède. Tout le secret de Bologne est là. Le chercher ailleurs serait partager les illusions de Léon X et se prendre aux apparences. Vous ne sauriez faire quelque chose de plus honorable après la victoire que d'aller baiser les pieds de la Sainteté, écrit sans rire Louise de Savoie. Mille fois heureuse formule, faite pour flatter la vanité du pontife, lui donner à lui, successeur de Jules II, l'illusion que le successeur de Louis XII s'en vient à Canossa, endormir les défiances et, par surcroît, en sacrifiant Naples où l'on n'a jamais dû aller et la Pragmatique dont on a toujours désiré la ruine, faire payer cher au Pape sa factice victoire. Cela vaut bien quelques génuflexions. Les batteries sont admirablement dressées, la proie marquée et le rusé Valois peut, le sourire aux lèvres, s'acheminer aux rives du Reno. Il a pour triompher de ces Italiens mieux que la fortune des armes, un dessein très ferme, enveloppé d'une grâce infinie.

***

Le Pape, cependant, rassemblait à grand'peine sa cour à Viterbe. Les cardinaux voyaient du plus mauvais œil le voyage de Bologne. Les uns, dévoués aux coalisés, s'insurgeaient contre cet acheminement à l'alliance française ; d'autres, gens pratiques, invoquaient pêle-mêle, dit un narquois observateur, la dignité du Saint-Siège, les dépenses à prévoir, la maigre chère qu'on allait faire dans les Apennins, la froidure de la saison et les mânes de Jules II.

Ils arrivèrent toutefois pour la Toussaint, geignant ou bougonnant, affirmant qu'on ne trouverait même pas de litières pour leurs bêtes, ce qui paraissait les préoccuper infiniment plus que la question de Naples ou la Pragmatique Sanction.

Dès le 3 novembre, le Pape put donner le signal du départ et le premier groupe de la caravane s'ébranla. Elle était considérable : dès le 15 octobre on avait confisqué à son usage toutes les mules de la Ville éternelle ; car aux quinze cardinaux escortés de leur famille et aux dix ambassadeurs flanqués de leur camarilla, il fallait joindre la suite du Pape. C'étaient cinq référendaires, trois protonotaires, deux sous-diacres, deux auditeurs de la Rote, trois clercs de la Chambre, un trésorier, quatre acolytes, deux maîtres de cérémonies, trois avocats consistoriaux, quatre notaires de la Chambre, un sacriste, un maître de chapelle ; c'étaient les agents de la chancellerie, un régent, un correcteur, un custode, cinq abréviateurs de majori et douze de minori, dix-sept scribes apostoliques, deux scribes secrets, un notaire et un huissier de la chancellerie, douze solliciteurs, vingt-quatre secrétaires, un summator bullarum : c'étaient les fonctionnaires de la Chambre, auditeur dépositaire, notaires, auditeurs ordinaires, maîtres et collecteurs du plomb, enregistreurs de bulles, et aussi des fonctionnaires de l'enregistrement et des agents de la pénitencerie — car on se préparait à absoudre des Français par centaines —, et des scribes des archives — trente-deux — et des pensionnaires du Pape, neuf cubiculaires, huit courriers, huit huissiers, quinze massiers, trois huissiers de la Porte de Fer, etc., etc. C'étaient, enfin, les six cents soldats de la garde et un personnel considérable de porteurs, guides, conducteurs, muletiers, avec de considérables bagages.

Laissant les diplomates partir en petits groupes, les cardinaux, en dépit d'un temps effroyable, se mirent en mouvement le 8 sur la route de Sienne, accompagnés de l'homme le plus affairé qui fût, le maître des cérémonies Pâris de Grassis, évêque de Pesaro. Puis sur un contre-ordre, ils durent modifier leur itinéraire et rejoindre le Saint-Père à Orvieto à travers le vent, la pluie et la boue. Ces changements d'itinéraires consternaient les agents de Florence chargés du ravitaillement : Nero écrivait de Montefiascone qu'il était sur les dents. Comment trouver assez de lits et de litières ? que peut-il avec les malheureux quarante barils de vin et cette provision de chandelles qu'on s'est contenté de lui envoyer ?

Sans souci de tant de tracas, Léon X était parti le 11 pour Montefiascone où tout porte à croire qu'on fit honneur aux barils de Nero : il était le 12 à Vulsino, le 13 à Orvieto, le 15 à Castroplebe, le 16 à Cortone. Le 19 il faisait à Arezzo une entrée solennelle.

L'orateur de Venise, l'artificieux Marin Giorgi, l'y avait précédé quoiqu'il eût fait vraiment l'école buissonnière. Après un pèlerinage aux vignes de Montefiascone, puis au lac de Bolsena dont chose assez rare chez les hommes de son époque le site l'enthousiasma, il avait, plusieurs jours durant, chassé le lièvre dans les bois de Pienza en compagnie du châtelain Piscolomini, neveu de feu Pie III. Ces diplomates voyageaient en vrais dilettanti. A Arezzo, le Vénitien s'amusait des capuces que portaient uniformément les habitants : On se croirait, écrit-il, dans un peuple de masques. Mais quelles capuces, même hermétiquement closes, résistent aux artifices d'un insinuant Vénitien ?Belles femmes, s'écrie-t-il, bien plaisantes !

Après Arezzo la caravane s'embourba franchement : chemins atroces en pleines montagnes entre Mesena et La Verna. On tâche d'en rire, mais on a hâte d'être à Florence, la terre promise[13].

On y arriva le 29 : le Pape descendit au couvent de San Biaggio, aux portes de la ville, cependant que le maître des cérémonies courait organiser l'entrée. Cet encombrant prélat s'agitait en mouche du coche ou, pontifiant, rendait avec gravité les oracles du sacré protocole, accusant en toute circonstance un profil un peu ridicule. Il passait sa vie dans les coulisses, distribuant les rôles, réglant les entrées. A Florence, il eut cent déboires. Les gonfaloniers de la Cité ne s'imaginent-ils pas — les faquins ! — de prétendre être traités sur le pied des sérénissimes cardinaux et, n'obtenant pas gain de cause, ne refusent-ils pas une place dans le cortège ! En voilà bien d'une autre : l'ambassadeur d'Espagne s'insurge, révolté d'être, depuis trois mois, toujours sacrifié aux envoyés français : sur une décision de Pâris, conforme à l'humeur présente du Pape, le Castillan jette feu et flamme et refuse le second rang au cortège ; l'envoyé de S. M. Ferdinand, Roi catholique, au second rang, quelle honte ! L'évêque de Pesaro, cependant, ne se laisse arrêter par rien et, vrai dictateur des convenances, commande les cloches, interdit les bombardes pour ne point effrayer les bêtes des cardinaux, médiocres cavaliers, et ordonne aux gens en deuil de quitter la cité. Le bon Pâris s'en revint exténué : le Pape, qui s'amusait de ses indignations, dit que tout était bien.

L'entrée du Pape fut un triomphe : la seigneurie avait organisé avec un luxe vraiment inouï la solennelle réception du pontife florentin, du fils du grand Laurent, orgueil de la charmante cité. Vingt, artistes célèbres, parmi lesquels les Sangallo, les Sansovino, les Andrea del Sarto, les Perin del Vaga, avaient, en quelque sorte, en ces circonstances institué un concours où, suivant l'expression d'un historien de l'art, il n'y eut pas de vaincus.

Cette fête magnifique, restée fameuse, a été décrite ailleurs[14] ; le prestigieux cortège romain se déroula dans un décor où l'antique Rome, avec ses arcs de triomphe, ses statues, ses obélisques et ses temples, semblait ressusciter dans la ville des Fleurs, sous la baguette de ces incomparables magiciens, les artistes de la Renaissance.

Le Pape, plus que tout autre sensible à de tels spectacles, restait soucieux. L'événement qui s'approchait, maintenant l'effrayait et déjà il se voulait ménager le Roi par un surcroît de préalables prévenances. Il faisait préparer des cadeaux, organisait des ambassades, disant que le roi de France méritait de plus grands honneurs que les autres souverains.

Après un séjour très rempli dans sa ville natale, il se remit en route le 3 décembre. Le passage des Apennins le mit à assez rude épreuve. Il faisait un froid vif et le pays boisé, cette magnifique région que franchit actuellement la ligne de Florence à Venise, était défoncé par de récentes averses. Le Pape, à cheval, souffrait de sa fistule, mal incommode et tenace qui, le condamnant à une mort prématurée, avait, disait-on méchamment, contribué plus que toutes autres considérations à en faire l'élu du conclave. Le 7, il arriva souffrant aux portes de Bologne et incontinent expédia son maitre des cérémonies, en éclaireur, dans la grasse cité.

Il fallait user de diplomatie ; Bologne était mal soumise depuis neuf ans que, brutalement, Jules II l'avait annexée aux États romains. Une occasion s'offrait de manifester son aigreur, elle n'y manqua pas. On laissa l'important Pâris s'agiter et parler, mais aucun de ses ordres ne fut exécuté. L'entrée du Pape, le lendemain, dans sa bonne ville fut lamentable. Aux portes point de clergé, point de magistrats : quatre misérables faquins apportaient au Pape de si grotesques baldaquins que les cardinaux se mirent à rire. Le Pape sourit amèrement et ne dit rien. Pas un cri de Viva ! ne se fit entendre. L'avis unanime des témoins fut que l'entrée avait été d'un bout à l'autre scandaleusement, pitoyablement triste. J'en passe les détails.

L'avanie fut d'autant plus sensible que, manifestement, Bologne s'apprêtait à faire aux Français le plus triomphant accueil. Le lendemain en effet la foule, soudain joyeuse, courut aux portes dès qu'on sut que deux brillants cavaliers français s'y étaient présentés. C'étaient d'ailleurs deux célèbres capitaines : le rude Odet de Foix, vicomte de Lautrec, s'avançait à cheval, la mine arrogante et formidable, la figure balafrée des grandes playes qu'il avait reçues, et à côté de lui le vénérable sire de la Trémoille qui, après quarante ans de combats, venait aux plaines de Marignan de se battre en jeune homme. Ils semblaient, avec leur nombreuse suite, des conquérants. Ce n'étaient cependant que des fourriers. Rôle difficile ! Bologne où se déversait toute une partie de l'Italie était fort encombrée et le nonce en France, Canossa, écrivait fort inquiet qu'il craignait, lui, évêque, ambassadeur, comte et favori, de rester sans logement et d'être réduit à mettre son lit dans la cour[15].

Le Pape, cependant, se préoccupait du logis du Roi avec les deux capitaines. Son plan de séduction qu'il voulait exécuter rapidement exigeait que le jeune homme fût sous sa main. Il le voulait au premier étage du palais. Pâris, consulté, craignait des querelles entre gardes et, dans le palais, ces mille fatuités dont les Français sont coutumiers. Il voulait aussi que le roi se pliât au protocole, promît les génuflexions réglementaires, et il se mit à disserter copieusement du cérémonial. Le Pape, excédé, l'interrompit, le chargeant d'aller à ce sujet s'entendre avec le roi qui, d'après la rumeur publique, allait arriver à Ponte-Reno aux portes de la ville.

***

Le Roi Très Chrétien s'était en effet arraché aux honnestes dames du Milanais et avait pris congé de Mme Camilla Scharampo, la plus noble courtisane du monde, écrit avec une touchante conviction un diplomate vénitien. Le 3 décembre, en compagnie des orateurs et de leur suite, le Roi se mit en route, avec cinq mille chevaux et d'innombrables chariots portant de fastueux bagages.

Le brillant cortège, très gai, traversa le champ de bataille de Marignan où, dit un témoin, pourrissaient encore les morts de la grande journée. On eût dit de ces élégantes cavalcades que les vieux maîtres, les Orcagna ou les Lorenzetti, promenaient, en guise de moralité, à travers les cercueils et les squelettes. Mais ce n'était pas ici le triomphe de la mort, mais au contraire celui presque insolent de la vie plus exubérante. C'étaient ces morts qui facilitaient et promettaient au Roi sa victoire diplomatique du lendemain.

François passa la journée du 4 à Plaisance, et, le 5, entra à Parme, où il fut reçu en maître incontesté du pays, la ville entière tendue de soie blanche aux fleurs de lis d'or et aux bordures multicolores. Le 6 au matin, il s'acheminait vers Reggio ayant  à ses côtés l'ancien doge Gritti, quand leur entretien fut soudain interrompu : ils étaient abordés par une petite cavalcade au milieu de laquelle cheminaient, très solennels sur leurs mules, les révérendissimes cardinaux Fieschi et Médicis, envoyés au-devant du Roi. Celui-ci leur fit grand accueil et, se plaçant entre les deux porporati, pénétra dans Reggio en cet équipage. Cette belle ville est fournie de très charmantes femmes plus que je n'en ai vu dans ce voyage, écrit un Vénitien. Ces gens des lagunes ne perdent jamais leur temps : c'est un des traits curieux de tout cet épisode historique[16].

Aussi bien, tout le inonde s'amusait fort à chaque étape, sans du reste perdre un instant de vue les affaires sérieuses ; à ce titre l'orateur ferrarais eut, entre Reggio et Modène, une amicale, mais vive discussion avec les cardinaux au sujet des droits qu'Alphonse d'Este, son maitre, allait à Bologne faire valoir sur les pays qu'on traversait[17].

Blasé ou pressé, le Roi, cependant, ne laissait personne s'attarder aux délices de l'Émilie ; il voyageait si vivement que les légats, distancés et éreintés, crièrent grâce : Que Sa Majesté, lui écrivait Médicis en cours de route[18], ne voyage pas ainsi, presto, presto, car nous sommes des prêtres et non des soldats, des Italiens et non des Français, et plus âgés que Sa Majesté. Le Roi souriant ralentit la marche. Il s'arrêta vingt-quatre heures à Modène et s'en vint, le lendemain, 10, coucher à Ponte-Reno, dans une misérable auberge à trois milles de Bologne.

Avant même d'y arriver, il fit deux rencontres qui, à des titres divers, l'égayèrent fort. Tout d'abord sa très jeune tante Philiberte de Savoie, mariée depuis peu au valétudinaire Julien de Médicis, frère du Pape ; elle arrivait traînée dans une litière couverte d'or par deux admirables coursiers blancs que menaient des pages drapés de velours cramoisi strié d'or. On échangea de grandes caresses — la petite tante avait vingt ans — et on ne se sépara qu'au crépuscule, car la magnifique princesse ne rentra à Bologne, en grand tapage, qu'à la lueur de cent torches.

Pâris de Grassis, bouffi d'un puéril orgueil, avait à son tour abordé le souverain. Il exposa l'objet de sa haute mission : initier le Roi Très. Chrétien aux mystères du protocole romain. François prit hélas ! la chose de façon légère et presque goguenarde. Il était, ajouta-t-il, le serviteur de Sa Sainteté, consentait à baiser très dévotement le pied, la main et la face du Saint-Père : il le ferait même à deux reprises, car il cherchait des prétextes à prolonger les conférences, entendant vider une fois pour toutes les questions en suspens : il assisterait même à une messe solennelle le dimanche suivant — on était au lundi —, et y servirait le Pape en bon fils soumis. Il allait, en ce qui concernait le protocole, donner à Pâris deux de ses chambellans qui régleraient ces petites choses. Froissé de ce ton léger, encore que courtois, l'insupportable chef du protocole répliqua vivement que Charles VIII, quoique stylé fort au long par Burcard, maître des cérémonies, son prédécesseur, avait au consistoire commis mille bévues, traitant — l'ignorant ! — en simples clercs les éminentissimes cardinaux. Oh ! riposta François, en cela comme en bien d'autres choses, je ne ressemble guère au roi Charles ! Sur ce mot qui en disait long, il congédia, du reste très gracieusement, l'évêque de Pesaro et six cardinaux survenus — nouvelle ambassade du Pape empressé à plaire[19].

François ne garda de ces cardinaux que le seul San Severino, son meilleur agent dans le Sacré Collège. Débarrassé des importuns, le Roi voulait en effet conférer avec ses conseillers : les Duprat, les Boisy, les Briçonnet, les Bonivet et autres. Ce fut dans ce conseil des ministres que fut arrêté, du côté français, le plan définitif de l'entrevue. Au loin Bologne s'allumait de mille feux. Cependant dans une misérable chambre de l'humble taverne, autour de ce roi de France, ces hommes graves, dont les faces ambiguës disaient la ruse, délibéraient avec sang-froid et astuce : leurs physionomies se composaient et ils se distribuaient les rôles sûrs du succès : ils parlaient de l'Italie où l'influence française s'allait définitivement établir ; ils parlaient peut-être aussi de ce Concordat, fin de tant de légistes leurs ancêtres, dernière pensée de Louis XI. Et ainsi ils préparaient, bien loin de France, au clergé de France ces chaînes d'or, dont on devait parler un jour et qui s'allaient forger au creuset de Bologne. Qui se fût douté que le sort d'un grand et lointain pays se débattait ainsi en si humble lieu ?

A Bologne, cependant, les délibérations étaient plus puériles. Pâris ayant fait grand état des gentillesses du roi, le Pape en fut infiniment joyeux. Dans son allégresse, inexplicable, il accorda aux dix-sept cardinaux, pour le lendemain, une collation que ceux-ci réclamaient à cor et à cri. Il fallut organiser ce festin. Le Pape, d'autre part, parut sensible à cette dévotion extrême avec laquelle le Roi avait requis la grand'messe : il la fixa non au dimanche, niais au jeudi, car lui, voulait brusquer l'entrevue. Pâris fut chargé de préparer une cérémonie éblouissante. On ne se coucha donc que tort tard au palais apostolique comme à la taverne de Ponte-Reno. Mais tandis qu'à l'auberge on préparait une conférence politique, au palais on réglait le menu d'un déjeuner et l'ordonnance d'une messe. C'était bien la double veillée des armes qui convenait à cette bataille diplomatique, chacun s'apprêtant au rôle qu'il allait jouer : le Pape à se faire encenser, le roi à se faire enrichir.

***

Dès l'aube du 11 décembre 1515, le chemin qui menait de Ponte-Reno à Bologne se trouvait étrangement encombré. Les diplomates de Venise, qui, en gens pratiques, s'en étaient venus dès la veille coucher en leur logis de Bologne, eurent peine à se frayer une route jusqu'au Roi avec lequel ils entendaient entrer en alliés et en vainqueurs. François, qui venait de quitter son auberge, les accueillit, toujours affable et souriant, le chapeau à la main. Il cheminait entre les deux légats, devisant avec eux le plus joyeusement du monde. Quelques pas plus loin, il accueillit à miracle et assaillit d'une grande accolade Laurent de Médicis, glorieux comme un paon, qui amenait la garde suisse du Pape : car ces infortunés Helvètes devaient, cruelle consigne, servir d'escorte au prince qui avait si bien taillé ceux des Cantons à Marignan ; c'était presque le triomphe renouvelé des Romains.

A la porte San Felice, grande et magnifique compagnie. C'étaient les dix-neuf cardinaux, qui, de bon matin, avaient revêtu la solennelle et coiffé le formidable chapeau. Leur doyen San Gorgio s'avança. Ce vieillard, qui avait vu dix pontifes passer sur le siège de Pierre, dut avouer que jamais prince ne s'était si galamment comporté que le gentil roy vis-à-vis des révérendissimes cardinaux. Car mettant, à leur vue, précipitamment pied à terre, ce grand souverain se découvrit, ce que Charles VIII n'avait point fait même devant le Pape. De plus, au discours pompeux du doyen il répondit avec infiniment de grâce qu'il désirait, foi de gentilhomme, voir arriver une foule de biens et de commodités aux seigneurs cardinaux comme à ses pères et frères. Ayant enfin embrassé — ce qui est superbe — les dix-neuf cardinaux, il se plaça entre les deux diacres, son ami San Severino et le fastueux Hippolyte d'Este.

Le cortège, ainsi grossi, pénétra dans la ville par la porte San Felice à une heure de l'après-midi, si resplendissant que le maître des cérémonies avoue n'en avoir jamais vu de plus beau.

En tête, les deux cents arbalétriers du Saint-Père dans l'éclatante livrée blanche et rouge liserée de vert : leurs énormes trompettes d'argent sonnaient, mêlant leurs fanfares déchirantes au chant des cloches qui, des cent dix-neuf campaniles, appelaient le peuple à l'allégresse. Les deux cents gentilshommes de la garde du Roi qui suivaient étaient vêtus de soie et d'or ; à leur tête marchaient le sénéchal de Normandie et, dans un costume éblouissant, ce sire de Saint-Vallier à qui les exploits de Diane de Poitiers ont assuré l'immortalité ; puis c'étaient les hérauts de la cour, drapés de simarres d'azur fleurdelisées d'or, les pages de la maison vêtus de cramoisi, les officiers domestiques portant chacun la livrée de leur fonction, drap d'or et velours, et, les éclipsant tous, leur chef, le grand écuyer Galéas San Severino, le plus fastueux seigneur de Lombardie, frère du cardinal. On apercevait alors le groupe considérable des familles cardinalices, prélats en violet, en pourpre, en vert, en écarlate, soie et dentelles, et, derrière eux, une brigade éblouissante de seigneurs italiens, nobles Florentins à figures glabres, patriciens romains portant la barbe longue, les uns descendants très orgueilleux de riches banquiers, les autres petits-fils de bandits célèbres, mais tous portant en drap d'or, en pierreries et en joyaux, la livrée de leurs énormes fortunes. Dans la troupe des vingt ambassadeurs qui cheminait ensuite, Italiens et étrangers, les Vénitiens, glorieux et éclatants, attiraient l'attention, drapés dans ces toges de soie lie de vin que Titien et Tintoret nous ont rendu familières. Mais quel groupe pouvait éclipser l'interminable et lente théorie des cardinaux drapés de pourpre et d'hermine qui, solennellement, s'écoulait, devançant le Roi Très Chrétien ?

François s'avançait à cheval entre les deux cardinaux diacres. Vêtu d'une simarre de soie noire et argent et coiffé d'un béret de velours noir avec magnifique panache de même couleur, il avait à la main un court bâton ; il montait un admirable cheval bai tout entier caparaçonné de velours noir à houppes d'or.

Qu'on s'imagine dans ce prestigieux appareil, dans ce costume à la fois sombre et magnifique, non pas cette royale et splendide physionomie, que Titien nous a léguée, mais ce fin, élégant, exquis gentilhomme de vingt ans dont une miniature de notre Bibliothèque nous livre le type charmant, ce profil d'une si classique beauté qui se détache sur les médailles de Matteo del Nassaro, de Vérone, cette taille de demi-dieu qu'exaltaient vingt ans après les diplomates vénitiens, alors élancée dans sa robustesse, et, sous cette toque de velours noir, ce teint légèrement rosé et comme nacré, encadré de longs cheveux bruns, que Raphaël allait, d'une touche exquise, peindre sur le mur de ses Chambres.

L'admiration, aussi bien, fut générale. Le chroniqueur Paul Jove, mêlé à la foule, s'en faisait l'écho. Le visage est très beau, écrit-il, les mains sont minces, une taille au-dessus de l'ordinaire et le tout plein de feu et de vigueur. Aux yeux de ce peuple d'Italie pour lequel, surtout en ces siècles de folie artistique, la beauté fut toujours un mérite et presque une vertu, c'était réellement pour le Roi une force déjà que cette physionomie où la majesté se mariait à la grâce : la bellezza !

Il souriait, saluant le peuple qui, en énorme liesse, criait : Francia ! Francia !

Derrière lui les princes occupaient une seule ligne : Charles de Montpensier, connétable de Bourbon, d'une si mâle allure, qui depuis..., mais il était alors le digne confident du Roi, le duc de Vendôme, le duc Antoine de Lorraine et de Bar, Louis d'Orléans, le fils du héros Dunois, duc de Longueville et prince de Neufchâtel. Mais, encore qu'ils fussent tous ou du sang de France ou princes souverains, ils sollicitaient moins la curiosité que leurs suivants, trente capitaines, fameux depuis vingt ans en Italie, d'Aubigny, La Trémoille, Bayard, Lautrec et autres, soldats de Fornoue, Ravenne, Marignan, auxquels se mêlaient les futurs chefs de l'armée de François ; dans leurs rangs passait plus obscur l'homme dont le nom allait remplir le siècle, Claude de Guise. Laurent de Médicis, qui, on ne sait par quel mirage, se tenait pour capitaine, s'était mêlé à ces guerriers, ainsi que deux princes italiens, Saluces et Gonzague.

C'était avec une moindre attention qu'on laissait passer la petite cohorte des ministres du Roi, gens déjà grisonnants : en tête, Boisy, duc de Roanne et grand maître de France, et le chancelier Duprat qui avait pour ce jour remplacé sa modeste tenue de bourgeois par une robe de drap d'or fourré d'hermine.

Les archers et arbalétriers de la garde royale, six cents, portant sur leurs habits brodés d'or la salamandre de François, et enfin les arbalétriers à cheval, vêtus de leur costume multicolore, fermaient ce cortège, resté sans pareil dans les fastes de cet âge.

Il se développait tout droit de la porte San Felice à ]a place, par l'immense et charmante via San Felice, ornée par surcroît, écrit un témoin, d'arcs de triomphe à la mode d'Italie avec des inscriptions à la louange du Roi.

A deux heures, l'éblouissant cortège s'épandait sur la vaste place où sonnaient, au pied des hauts palais, les trompettes d'argent. Le Pape, qui occupait le second étage du palais apostolique, oublieux de toutes les règles de l'étiquette — Pâris de Grassis, hélas ! était en bas —, se précipita à la fenêtre : il était trop amateur de beaux spectacles pour sacrifier celui-là aux convenances de son rang. L'agent de l'Empereur, qui s'entretenait avec -Léon, plaidant sans doute contre la France et essayant de préparer à sa façon l'entrevue, découragé, le suivit au balcon.

***

Les appartements du Roi avaient été préparés au premier étage du palais. Ce vaste édifice est situé à gauche de la basilique : à la façade se dressait, déjà depuis quarante ans, la Madone de Nicolao dell' Arca, et c'est l'imposant escalier, construit cinq ans auparavant par Bramante, que le Roi emprunta pour gagner ses appartements. C'étaient ceux des gonfaloniers de Bologne. L'historien Paul Jove, qui faisait là le métier de reporter au sens exact du mot, interrogeant, furetant, notant les plus petits détails, était allé visiter le logis ; il avait vu quatre grandes chambres somptueuses, satin cramoisi à flammes d'or, velours cramoisi à filets d'or, satin azur et brocart d'or.

Gracieusement, le Roi pria à sa collation quatre cardinaux : Dovizzi da Bibbiena et Jules de Médicis, les deux favoris de Léon X qu'il entendait spécialement séduire, l'un des futurs négociateurs du Concordat, le cardinal Pusci, invité pour la même raison, et un des cardinaux du parti français, Bandinelli Sauli ; ]e choix était habilement fait. Le local était petit et bien chauffé le repas fut intime et joyeux : le Roi, déjà tout à son œuvre de séduction, y fut infiniment gai et délicatement flatteur ; vers la fin du repas, les diplomates de Venise vinrent en prendre leur part.. Ils étaient toujours partout, et inquiets dès qu'ils savaient le Roi en d'autres mains.

Cependant, les seize autres cardinaux étaient montés chez le Pape et y prirent leur collation. Mais Léon X refusa d'en toucher un seul mets, indice de très vive émotion chez ce grand mangeur. Pour assuré qu'il fût de son génie, il se sentait inquiet.

Durant ces doubles agapes, le palais, dont les portes étaient restées ouvertes, — les princes, en ces âges de fidélité monarchique, se gardaient moins que nos plus petits ministres, — avait été littéralement envahi ; une multitude énorme et disparate remplissait couloirs et escaliers. La salle même où le Saint-Père allait recevoir le Roi était à ce point comble qu'on craignit un moment un effondrement.

Les cardinaux, sortant de leurs agapes, y étaient arrivés en cappa de pourpre et aubes de dentelles. C'étaient presque tous gens de marque. Si nous pénétrons, en effet, derrière le chroniqueur, dans cette salle historique, nous y apercevons, entre autres, les deux cardinaux de la Rovère — l'un d'eux est chancelier de l'Église —, neveux de Jules II, qui assistaient aussi, très philosophes, à l'épilogue imprévu de l'âpre lutte naguère engagée entre leur terrible parent et la race des Valois ; voici le fastueux San Severino, le plus riche et le plus endetté des princes de l'Église, véritable condottiere ecclésiastique, excellent cabaleur, jadis frappé, dépouillé, excommunié par Jules, et qui aujourd'hui triomphe, âme du parti français ; voici le célèbre cardinal d'Este, le Mécène de Ferrare, protecteur de l'Arioste, rival en magnificence de San Severino, par surcroît diplomate insinuant, qui vient ici chercher, pour son frère de Ferrare, Modène de Reggio[20] ; voici le riche Farnèse, le fondateur de la célèbre maison, que quinze ans après, nous retrouverons pape sous le nom de Paul III ; et passant les Orsini, les Colonna, patriciens pourprés, les de Prie et de Clermont-Lodève représentant le clergé français, voici Jules de Médicis, le futur pape Clément VII, qui vient de saluer le connétable de Bourbon sans se douter du rôle funeste que jouera dans sa destinée ce rude personnage ; voici le fin écrivain Dovizzi, l'ancien précepteur du Pape, le Bibbiena à la figure acérée, ambiguë, que Raphaël nous a transmise ; voici le savant canoniste d'Accolti, maître en l'un et l'autre droit, qui tout à l'heure sera avec Pucci le négociateur du Concordat, prélats l'un et l'autre nourris de doctrine, et voici le groupe des prélats florentins, la camarilla du nouveau pontife.

De bonne heure, Léon X avait gagné son trône, portant la tiare et la chape d'or, et ouvert le consistoire. L'avocat consistorial Stefanuzio avait débité un petit discours sur la nécessité de combattre le Turc. Simple formalité : les Croisades étaient loin. Le roi de France fut alors introduit.

Il entra, suivi de ses seigneurs et ministres, ayant eu peine à fendre la foule dans l'escalier de Bramante et retenu, une demi-heure durant, dans la cohue, il en riait encore. Les rois absolus s'amusent de ces seuls obstacles.

Il marcha vers l'estrade et, arrivé à quatre pas, enleva sa toque, fit trois génuflexions, avança encore et baisa le pied, la main et la face du pontife, l'air riant et joyeux, écrit l'évêque de Pesaro. Il parla, disant sa joie de se voir face à face avec le vicaire du Christ Notre-Seigneur. Léon, l'étreignant avec amitié, lui répondit — en français, ce qui fut très remarqué — avec une courtoisie parfaite : avec componction, l'aimable Pape reportait à Dieu le mérite de ces heureux événements. Fallait-il entendre par là le sanglant échec des Suisses, ses alliés, à Marignan ? Le Pape, aussi bien, entendait qu'on oubliât qu'il était ici un vaincu ; il faisait à mauvais jeu bonne figure et voulait faire mine de triomphateur indulgent ; ce vaincu fut condescendant au possible. Jamais, dit son maître des cérémonies, il ne déploya plus de grâce dans l'art de bien dire, exalté qu'il était par son désir de plaire, d'éblouir et de subjuguer.

Il crut sans doute y avoir réussi, à voir l'attitude modeste du souverain et surtout à entendre le discours onctueux, humble, presque obséquieux de Duprat. Avec l'imperturbable sérieux d'un pince sans rire professionnel, le dos voûté, le front bas, Duprat, ce vrai vainqueur, parlait presque en vaincu, soumis et tremblant, s'humiliant à une incroyable profondeur. Bienheureux Père, le Roi très chrétien vous reconnaît pour le très saint vicaire de Dieu Jésus-Christ sur la terre ; il voit en Vous le chef invincible du peuple chrétien... Il Vous révère comme le Père souverain indulgent de toute l'humanité ; les mains tendues, les bras ouverts, il vénère en Vous, avec le plus pieux respect, un homme divin. Il Vous dévoue et Vous offre, à Vous et au siège apostolique, toute sa puissance, ses flottes, ses armées, ses duchés, son royaume. Il s'offre lui-même avec empressement..., etc., etc. On en eut pour une heure de ce style. Qu'on songe à l'éloquence généralement sèche et cassante du plus autoritaire des hommes d'État français[21]. Qu'on songe surtout que, derrière ces révérences, il y avait le désir, et presque, tant était grande sa confiance en son astuce, la certitude d'arracher au Pape tout ce qu'on pouvait en tirer ! Quelles comédies valent en humour ces scènes de mystification politique[22] ?

François entrait, lui aussi, avec brio, vraiment, dans ce rôle singulier ; il se voulait découvrir chaque fois qu'un mot d'obéissance était prononcé ; mais le Pape, gêné à la fin de tant de courbettes, lui en fit défense. Le discours du ministre fini, le Roi approuva encore par une humble inclination de la tête et des épaules. D'écouter et de voir tant de bonnes choses, le pontife se rassérénait, manifestant, par une physionomie triomphante et quelques paroles rapides, la joie que lui causait tant de soumission. On était loin des appréhensions et des grandes phrases de Viterbe, d'Attila et de saint Léon !

Les compagnons de ce singulier Attila furent admis à baiser les pieds de ce très moderne Léon. Mais, cependant, le Pape tremblait, craignant, on ne sait pourquoi, une parole sciemment ou non imprudente, une algarade du Roi qui l'eût forcé, sur un point quelconque des questions en litige, à une réponse publique. Il se leva soudain avec vivacité, saisit la main du Valois et, à travers la foule étonnée, l'entraîna dans sa chambre à coucher, ce que n'avait nullement prévu le protocolaire Pâris de Grassis, maître des cérémonies.

Arrivé devant son lit, le pontife, très simplement, y déposa sa tiare et sa lourde chape. Les trois couronnes pesaient à ce front de dilettante. Le Roi s'était approché de la fenêtre en silence : il affectait de regarder avec un sourire la foule qui bruissait. Au fond il songeait à bien autre chose. La grande scène diplomatique se préparait.

On n'en connaît, hélas ! que quelques détails.

Doucement, le Pape s'approcha de la fenêtre, prit le bras du fier paladin avec des paroles amicales et badines[23]. Et, soudain, très habilement le rusé souverain prit l'offensive. Se retournant, il dit : N'est-il pas vrai, Saint-Père, que vous maintiendrez et conserverez en France la Pragmatique ? Le chancelier soutenait plus tard, pour les besoins de la cause, que c'était en toute sincérité que la requête avait été formulée[24]. Nous savons ce qu'il faut penser de l'attachement que pouvait avoir pour ce dernier monument des libertés françaises ce Valois, digne successeur de Louis XI, et vrai ancêtre, par la pensée, de Louis XIV.

Le Pape, cependant, y fut pris. Très effrayé car la bombe tombait d'aplomb et sans précaution préalable — il se récria. Pour rien au monde il ne consentirait à maintenir cette constitution schismatique. Et se décidant à jouer sur la carte du Concordat que si soigneusement Duprat avait d'avance savamment biseautée : Il fallait, ajouta-t-il insinueusement, qu'au lieu d'ycelle on list un Concordat qui fust semblable[25]. Le Roi dut frémir de joie. Il se récria à son tour, dut parler, comme l'eût fait un vrai suppôt de l'Université, des libertés gallicanes, de l'indépendance de son Église. Léon dut à son tour plaider longuement la cause du Concordat, dépenser, pour enfoncer cette porte ouverte, tous les trésors de sa dialectique, car, sans qu'on en sût les termes, la discussion dura trois heures, et il semble bien que ce seul sujet y ait été débattu.

A six heures, le Pape, persuadé qu'il venait à grand'peine d'ébranler le Roi, le congédia avec grâce ainsi que le Sacré Collège et le corps diplomatique. Les Vénitiens suivirent, sans qu'on les en priât, le souverain dans ses appartements : ils entendaient insister pour que le Roi envoyât des renforts devant Brescia. En réalité, ils voulaient savoir ce qui s'était dit. Ils durent être déçus : la Pragmatique les intéressait moins que les menées de l'agent autrichien à Bologne, diable d'homme qu'ils allaient faire spécialement espionner, écrivaient-ils à leur Sénat.

Les barons français ne s'inquiétaient pas beaucoup de toutes ces affaires. Le Pape leur avait plu. Il avoit la mine d'estre ung bien honneste homme de bien, écrit l'un d'eux... Et estoit craintif et si ne voyoit clair[26], ajoutait-il faisant allusion à l'air visiblement ému du Pape et à sa myopie. Et si ne voyoit clair, eût pu écrire François lui-même à sa mère après la première entrevue. Car Léon, ce soir-là, s'endormit assuré peut-être qu'il ferait accepter au Roi l'idée d'un Concordat, mais non sans peine. Et si ne voyoit clair !

***

Il était cependant vaguement inquiet, encore sous le coup de la surprise d'avoir trouvé une souplesse si enveloppante chez son paladin. De plus en plus, il entendait abréger l'entrevue, puisque, aussi bien, souverain et ministre avaient rendu si complet hommage à sa toute-puissance. Il fallait, prétextait-il, craindre une catastrophe de cette grande réunion d'hommes. La grand'messe dite à San Petronio, il importait que les Français s'en allassent : Bologne était, à son avis, trop près encore de la route de Naples[27].

Cette grand'messe, il voulait qu'elle fût pour la puissance pontificale un second triomphe. Il dépêcha donc de bon matin Pâris de Grassis au premier étage, chargé pour le Roi d'une mission délicate. François consentirait-il, au cours de la cérémonie, à se confesser et à communier de la main du Saint-Père ? Le malheur voulait que le Roi, certes croyant, n'était point, dit Brantôme, un bigot, encore moins un sot. L'idée de cette communion publique lui souriait moins que chose au monde. Il se souciait peu de mêler les sacrements à la comédie qui se jouait, et encore moins, quoiqu'il eût, la veille, pu mesurer la distance d'un Léon X à un Grégoire VII, de donner au pontife la plus petite tentation de rééditer l'hostie à la main, même toute proportion gardée, la célèbre scène de Canossa. Il refusa tout net, disant simplement qu'il avait récemment communié. Mais, ajouta-t-il avec une parfaite ingénuité, les seigneurs de sa suite le représenteraient à la table sainte, trente si l'on voulait. Le Pape dut se contenter de cette monnaie.

Sur tout le reste, au surplus, François se montrait le plus accommodant des princes : Le Roi consentira-t-il à porter durant quatre pas la traîne du Pape ?Durant toute la cérémonie si l'on veut. — Veut-il bien offrir l'eau bénite au Saint-Père ?Non seulement lui, mais tous les princes. — Agrée-t-il de recevoir le baiser de paix du Pontife ?Pas de plus grand bonheur... Tout était à l'avenant, si bien que Pâris, séduit par tant de bonne grâce, s'en revint chez le Pape sans s'apercevoir que sa mission avait échoué sur le point essentiel. Puis l'affairé personnage courut à San Petronio organiser ses estrades, et Dieu sait qu'il ne nous fait pas grâce d'une poutre ni d'une guirlande.

Ces graves débats avaient rempli la matinée ; le Pape, après la collation, sortit de ses appartements à une heure pour s'en aller rendre au Roi sa visite familièrement, écrit l'Autrichien. A cette nouvelle, François se précipita à sa rencontre. Mais la foule était derechef si dense que, dans le vaste escalier, ils ne pouvaient s'aborder ; ils en riaient tous deux, si pressés que force fut d'appeler les hallebardiers. Ils s'abordèrent sur des plaisanteries et gagnèrent la chambre du Roi où Léon, suivant sa tactique, s'attarda peu : mais François provoqua une autre entrevue dans la soirée[28].

Comme toujours, les Vénitiens, le Pape parti, se précipitèrent chez leur royal allié. Ils ne le rencontrèrent point : il était allé faire, à San-Domenico, un pèlerinage d'artiste plus que de dévot au charmant tombeau de saint Dominique, ce chef-d'œuvre de Nicolas Pisano auquel l'infatigable Michel-Ange venait de donner une nouvelle beauté.

De retour au palais, il trouva les inquiets Vénitiens. Aussi bien, il en parut charmé et ne sembla pas vouloir faire mystère de son dernier entretien avec Léon. On avait, dit-il gravement, conféré d'une croisade ; le roi de Hongrie était menacé par le Turc. Mais que faire sans Venise, avait objecté le roi, et que peut Venise tant qu'on ne lui aura pas rendu son bien, Vérone et Brescia ? Le Saint-Père avait alors promis qu'il allait à cet effet s'entremettre près de l'Empereur. De quelle nature est l'alliance de Votre Majesté avec le Sénat ? avait demandé le Pape. — Offensive et défensive, sauf contre le Saint-Siège, avait riposté François. Le Pape est en liesse, ajouta-t-il. Grimani dut comprendre : le Roi avait saisi avec bonheur la première occasion de rappeler à l'agent de Venise que, seules, Vérone et Brescia étaient en cause, et que la question de Ravenne et de Cervia ne se posait pas.

Pendant que Grimani, pour confirmer le Pape en ses bonnes dispositions, sollicitait et obtenait de lui une entrevue, François donnait audience de son côté. Les diplomates, qui constituaient à Bologne une sorte de Congrès, s'agitaient à l'égal de leurs collègues des Lagunes. Le Roi les reçut tous. Et tout d'abord l'Angleterre et l'Espagne, deux ennemies de la France. Il était venu, dit-il aux orateurs, ainsi qu'il convient à un prince chrétien pour baiser les pieds du Pape — la formule devenait fatigante — : il voulait en profiter pour travailler à la pacification de la Chrétienté : il y avait eu sans doute entre leurs maîtres et lui de grandes batailles, mais, nouveau roi, il était le plus chaud partisan d'une paix perpétuelle entre les princes chrétiens et ils en discutèrent.

La petite République de Sienne vint à son tour représentée par un cardinal : le Roi l'accabla sous les fleurs. Ses bons amis de Sienne... amitié constante..., protection assurée. Mais avec le Portugais, il y eut plus de débats. Il semblait à Bologne l'ami de l'agent autrichien, et il invita d'un ton très net le Roi Très Chrétien à dénoncer l'alliance vénitienne. Ces gens de Venise étaient, dit-il, de mauvais chrétiens, prêtant leur appui à toutes sortes de mécréants d'Asie et d'Afrique contre ces bons chrétiens de Portugais. Tous ces chrétiens, bons ou mauvais, étaient, on le pense bien, simplement des rivaux coloniaux : Vasco de Gama et Albuquerque ayant donné en Extrême-Orient ombrage aux Vénitiens, on les desservait près du soudan d'Égypte et d'autres potentats musulmans. Le Portugais s'en indigna. Le Roi, fort sagement et doucement, répondit qu'il ne convenait point à un prince d'abandonner ses alliés après une commune victoire. Quelques jours après, c'était encore l'alliance vénitienne qu'attaquait devant le Roi avec une singulière âpreté l'ambassadeur espagnol. L'orateur florentin, ennemi né de Venise, se faisait avec complaisance l'écho de tous ces propos rancuniers. C'était contre la République de Saint-Marc une levée de haines pareille à celle qui avait groupé en 1508 les coalisés de Cambrai ; mais l'aventure avait vraiment trop mal tourné pour Louis XII : son successeur n'entendait nullement se laisser entraîner contre ses amis de la veille[29]. L'agent de Maximilien cependant attisait les haines : mais forts de la fidélité du Roi, les Vénitiens contreminaient toutes les batteries et bravaient toutes les colères, se promenant enflés comme des tumeurs, écrit haineusement l'Autrichien, et entourés de clients.

Pour tout ce monde, la grosse affaire était l'équilibre européen ! Pour François et son entourage, c'était sans doute la Pragmatique, le Concordat. Le Roi continuait sa comédie et, avançant son dessein, feignait de défendre hautement la constitution de Bourges : il eut ce jour-là une discussion avec le cardinal d'Accolti, désigné comme légat pour cette spéciale négociation. Le savant canoniste avait déclaré au Roi avec le plus de respect possible qu'il le considérerait comme schismatique et séparé, s'il maintenait la pestilence de Bourges : François s'était récrié, très ému en apparence, mais affectant de ne point prendre son parti de cette fausse revirade. Et pour inquiéter le Pape, ses gens, au dire des Vénitiens, répétaient que la reculade était de l'autre côté et que leur souverain était parvenu à faire confirmer purement et simplement par le Saint-Père la Pragmatique Sanction.

Au fond, sauf dans l'entourage de Duprat, on ne s'occupait décidément pas beaucoup, du côté des Français, des négociations de tout ordre : les capitaines s'en allaient par les belles rues de la grasse ville, bruyants badauds, s'il faut en croire le Loyal serviteur, tapageurs, mystificateurs, bons enfants, partout bien accueillis.

Ce soir du 12, Madame de San Severino en rassembla quelques-uns à sa fastueuse table. Ce fut chez la Milanaise une splendide fête : les ministres Boisy et Duprat s'y rencontrèrent avec les cardinaux d'Este, Cornaro, Cibo et de gracieuses dames de Bologne, dona Pepoli, dona del Coreggio, etc., probablement dans les somptueux atours chers aux Titien, aux Lotto et aux Véronèse. A la fin du souper, une invasion de gens travestis et masqués vint ranimer la gaieté, lutinant les dames et intriguant chacun le mieux du monde. L'un d'eux était François lui-même qui, sortant à onze heures de son second entretien avec le Pape et de sa sixième conférence de la journée, — car tout n'est pas fleurs à ce métier de roi, — joua, but et dansa ; un bai s'organisa jusqu'à une heure du matin[30]. Ce Valois, joyeux compagnon, s'y amusa fort : vraiment il en avait le droit, après tant de diplomates et de canonistes entendus. Ses affaires ne prenaient-elles pas, du reste, une face bien riante ?

***

La basilique San Petronio était, à cette époque, à peu près dans l'état où nous la trouvons présentement. Sa façade, restée jusqu'à notre âge inachevée, offrait déjà à l'admiration des artistes son portique orné des merveilleuses sculptures de Jacopo della Quercia : les scènes de la Genèse et de la vie du Christ. On ne trouvait plus en 1515, devant le parvis, cette statue de Jules II que, dans un jour de révolte exaspérée, les Bolonais avaient, en dépit du grand nom de Michel-Ange, brisée et fait fondre pour en fabriquer, à l'usage du duc de Ferrare, un formidable canon. Et c'était fort bien fait : qu'eût fait Jules II sur ce parvis ce jour-là, 13 décembre, où s'allait sceller, contre sa mémoire, l'alliance du Saint-Siège et de la France[31] ?

A midi, le Pape descendit de sa chambre et s'en vint surprendre le Valois. Il le trouva attablé ; le Roi avait ainsi coupé court à toute tentative nouvelle pour le faire communier.

Le cortège traversa la place et pénétra sous l'énorme voûte, la plus vaste alors du monde chrétien, au milieu d'un concours sans précédent.

Le Saint-Père chanta la messe en grand apparat. Des gradins de l'autel au siège pontifical, le gentil roy, qui se multipliait, voulut porter la traîne de l'auguste officiant qui protestait cependant, alarmé presque de tant de grâce. François se défendait avec onction et courtoisie. Il servait bien volontiers le vicaire de Jésus-Christ jusque dans les plus petites choses, ce qui lui paraissait probablement le meilleur moyen de s'en faire servir dans les grandes. Il continua dès lors à suivre Léon dans tous ses mouvements, avec une sorte d'ingénuité affectée à laquelle on fut pris et échangea avec une extrême componction le baiser de paix avec son nouvel allié. En revanche, il s'effaça, à la communion, pour laisser se présenter seuls au sacrement les princes et seigneurs désignés. Ceux-ci le firent avec tant d'élan que le Pape faillit en être renversé. C'était partout la furia francese.

Un vieux fonds de rude et naïve dévotion existait encore, en effet, sous les allures élégantes et sceptiques de ce seizième siècle, le plus singulier de tous par ses contrastes. On en eut un frappant exemple. Un Français qui se trouvait assez loin, au milieu de la foule, cria d'une voix qui dominait le bruit, que, ne pouvant communier de la main du Pape, au moins voulait-il faire sa confession. Il déclarait tout haut s'accuser d'avoir combattu contre le Saint-Père Jules autant qu'il avait pu, animé d'un esprit de violente hostilité, et de n'avoir eu cure des censures du Pontife. Cette confession déchaîna la plus vive émotion. Le Roi entendit ne pas laisser le public sous cette fâcheuse impression ; il prodiguait les révérences mais n'admettait pas les capitulations. Avec un merveilleux à-propos, il affecta de partager ce grand repentir. Lui aussi avait, hélas ! combattu le pape Jules et en demandait l'absolution. Mais, à l'instant où Léon levait la main : Saint-Père, s'écria-t-il d'une voix très forte, ne vous étonnez pas si ces gens ont été les ennemis de Jules. Lui-même a été notre plus grand ennemi, à ce point que nous n'avons point connu dans notre siècle d'adversaire plus terrible à la guerre que ce Pape, qui, en vérité, fut plutôt un avisé capitaine qu'un pape romain[32]. C'était, de fait, s'absoudre lui-même, tranquilliser les siens et forcer le Pape abasourdi à sanctionner par son silence cette âpre protestation contre le caractère de son prédécesseur. Le Pontife, qui geste symbolique — s'allait laver les mains, affecta d'attacher peu d'importance à cet incident, pour nous si caractéristique du parfait sang-froid que gardait le Roi au milieu de ces coups d'encensoir.

Pendant que se faisaient entendre les merveilleuses chapelles du Roi et du Pape[33], François continua à servir l'office, présenta l'aiguière et se jeta à genoux, lorsque le Pape proclama l'indulgence plénière.

A tant de dévotion, le diable ne perdait rien, on l'allait voir.

Les deux souverains sortirent côte à côte, vers quatre heures, de la basilique. Ils devisaient familièrement. Admirable population, disait le prince, hommes superbes, mais, ajouta-t-il, Saint-Père, que ces femmes-là ne sont point belles[34]. Le Pape sourit discrètement. Ce chapitre l'intéressait peu.

Tout, au contraire, intéressait le prince : il ne perdait point son temps ; car, quoique ayant, le soir de cette longue cérémonie, conféré fort tard avec le Pontife, il se rendit le 14, de bon malin, à San Piero, y assista à la messe, y subit les harangues copieuses du cardinal de Bologne, y conversa de l'équilibre européen avec le ministre d'Espagne et regagna le Palais pour assister à une nouvelle cérémonie : la création d'un cardinal.

Il avait demandé trois chapeaux : puis la prétention ayant paru trop grande au Sacré-Collège, il avait renoncé, se contentant de faire agréer, de préférence à deux prélats de sang princier : Vaudémont et Bourbon, Adrien Gouffier, évêque de Coutances : il affirmait ainsi le crédit où dès lors étaient tenus ces parvenus domestiques dont, trois générations auparavant, les aïeux étaient encore les valets de ces grands seigneurs aujourd'hui sacrifiés. Aussi bien, ces bourgeois mal décrassés étaient depuis quatre siècles accoutumés à ces bonnes fortunes. Ceux-là, les Gouffier, partis, cinquante ans avant, de la domesticité subalterne des Valois et grandis par la protection de la favorite Agnès Sorel, sur la ruine de Jacques Cœur, étaient depuis quelques mois tout-puissants. Le père, un de ces rusés compères, qu'affectionnait Louis XI, resté à force de souplesse en utile faveur près de quatre rois très divers, avait fondé une grosse fortune et encombré les avenues de huit enfants nourris de brigue. Et maintenant crépis du titre de Boisy, alliés aux d'Amboise — autre race ministérielle — et aux Montmorency, premiers barons du royaume, ils tenaient tout, les affaires étrangères avec le grand maître Artus Gouffier de Boisy devenu favori, duc et pair, l'armée avec l'amiral Gouffier de Bonivet, le gouvernement des enfants de France avec l'intrigante Charlotte Gouffier, la grande aumônerie avec le nouveau cardinal et tout à l'heure les plus beaux bénéfices, grâce au Concordat qui s'allait, conclure, par Aymar, grand accaparateur d'abbayes dont j'ai parlé ailleurs[35].

L'évêque de Coutances était un singulier prélat qui étonna jusqu'à l'ahurissement le maître des cérémonies par son allure peu sacerdotale. S'étant prêté de bonne grâce aux multiples et fastidieuses obligations du consistoire et ayant prêté un serinent dont la formule soigneusement préparée excluait toute équivoque gallicane[36], le nouveau cardinal entraîna ses solennels collègues dans l'appartement qu'il occupait au Palais car les Gouffier, qui se croyaient déjà cousins du Roi, s'étaient fait loger à côté de lui. — Arrivé dans sa chambre, cet étrange prince de l'Église entonna sur le mode le plus bruyant une chanson extrêmement bachique, déclarant qu'il allait boire et bien boire comme pour chasser, dit Pâris soucieux, ce qu'il avait dans l'esprit. Ayant calmé par cent ducats l'inquiétude du maître des cérémonies, il distribua les coupes, vida les fiasques et but plus que de raison, à la stupéfaction des officiers romains.

Aussi bien, c'était ce jour-là journée de ripailles ; on faisait bombance dans les palais comme dans les tavernes, honnestes dames et gentils capitaines, cardinaux et ministres, ambassadeurs réconciliés sous l'égide de Bacchus, et hautes courtisanes del buon tempo, et, plus bas, lansquenets, écuyers, prélats inférieurs, bourgeois, jolies filles de la grasse Bologne. Ce fut une expansion extraordinaire de liesse et d'appétit. Le Pape reçut le Roi, les princes mangeant à une autre table, avec les cardinaux Médicis, Dovizzi da Bibbiena et Cibo. C'est après ce festin qu'ayant liquidé trois ou quatre affaires secondaires dont le détail importe peu[37], Léon, remettant au Très Chrétien un crucifix enrichi de pierreries, l'exhorta solennellement à se croiser. François n'était jamais pris de court : il baisa le crucifix avec autant de dévotion qu'eût mis saint Louis à ce geste, et fit serment de marcher au Turc si Dieu lui accordait un fils. Le Pape y parut pris, écrivant le jour même la bonne nouvelle en Angleterre, en Bohème et en Portugal[38]. Or, neuf ans après, le légat Alexandre en était encore à rappeler au Roi, alors père de deux fils, la solennelle promesse faite à Bologne. En revanche, à cette époque, le gentil roi songeait à s'allier contre le Saint-Empire au sultan Soliman. Comment, aussi bien, ce pape Léon, par ailleurs si peu naïf, avait-il pu s'illusionner ? Ne savait-il pas que cet engagement, cent fois pris et cent fois violé depuis trois siècles par tous les princes chrétiens, ne servait plus que de prétexte pour peser sur la papauté ou à couvrir une fructueuse opération financière, le décime de la Croisade sur le Clergé qui fut, comme bien l'on pense, incontinent accordé au prince par le pontife.

Considérant qu'il avait, au cours de leurs six entretiens, gracieusement arraché au Pape tout ce qu'il entendait en tirer, le Roi songeait au départ.

Tout cependant devait être jusqu'au bout contraste et mélange dans cet épisode de Bologne ; on y avait vu discuter équilibre européen et droit canon, diplomatie et théologie, colonies portugaises et élections ecclésiastiques ; l'on y avait béni et dansé, chanté grand'messe et festoyé en travestis, coiffé un cardinal et confessé des soudards, fait assaut d'élégances profanes et de pompes sacrées, discuté argent, impôts, bénéfices, art et littérature ; les ribaudes y avaient coudoyé des canonistes et les soldats des ambassadeurs. On allait voir mieux. Le samedi 15 cet élégant sceptique de roi de France toucha les écrouelles en la chapelle du palais. Ses mains blanches se promenèrent sur des scrofuleux que, du fond de l'Italie, on avait amenés là, pleins de foi en ce don mystérieux accordé aux fils de saint Louis miraculeux guérisseurs de ces tristes malades. Gravement, religieusement, le Roi passa à cette réaliste opération trois heures de sa matinée[39].

Ce bienfait épandu, le Roi, après collation, monta prendre congé du Saint-Père. Il avait obtenu, nous l'allons voir, bien des choses ; une requête, dernier trait caractéristique, lui restait à adresser : on venait de découvrir dans les ruines du palais de Titus le groupe de Laocoon. François en demanda l'octroi. Léon X, suivant l'expression irrévérencieuse d'un historien italien, eût plus volontiers cédé la tête d'un apôtre[40] ; il promit vaguement, commanda dans la suite à Bandinelli une copie qui, médiocre, resta par surcroît à Florence où chacun peut la voir[41]. L'homme de l'autre Concordat, Bonaparte, devait y mettre moins de façon et faire faire un jour de manière plus expéditive au Laocoon authentique le voyage de Paris.

Enfin, le Roi voulait, in extremis, plaider la cause du duo d'Urbin, Francesco della Rovere, qui, feudataire infidèle, avait naguère trahi le Saint-Siège au profit de ses adversaires. Sur ce seul point Léon fut inflexible. François n'insista pas, trop imbu personnellement du principe de l'autorité suzeraine pour ne point comprendre sur ce sujet l'intransigeance du Pape. Du reste, Urbin restait ainsi un débouché commode à l'encombrante ambition de Laurent de Médicis, à qui le Roi, dont on attendait des principautés ou tout au moins de grandes promesses, s'était contenté de donner beaucoup d'argent.

Après une accolade émue, le roi descendit rapidement l'escalier de Bramante et, à travers Bologne, gagna, dans le même appareil que devant et au milieu d'une foule exaltée, la porte San Felice. Les cardinaux qui le précédaient s'étant alors placés le long de la voie, sur un seul rang, François, jusqu'au bout admirable, les embrassa tous. Fatigué cependant de tout ce patelinage, le spirituel souverain se débanda un instant. En donnant l'accolade au nouveau cardinal, Gouffier, il lui dit : Te voilà maintenant avec les loups. Après tout, le Roi pouvait se passer le luxe d'une impertinence qui, d'ailleurs, dans la bonne disposition où il laissait les esprits, parut du meilleur goût.

S'éloignant de quelques pas, François fit aux princes de l'Église un salut circulaire si digne à la fois et si gracieux que, si habitué qu'il fût à cette continuelle courtoisie, l'évêque de Pesaro en resta saisi. Que fut-ce quand, de son cheval, le Roi Très Chrétien, se tournant vers le maître des cérémonies, lui dit, avec un sourire où entrait sans doute quelque causticité, que, satisfait de ses grands services, il lui faisait don de sa magnifique monture, mais que la noble bête étant peu habituée aux vêtements flottants des prêtres, il lui enverrait incontinent de Milan un cheval d'égale valeur. Pour la première fois de sa vie, Pâris se sentit gallophile.

Après ce dernier trait, le prince, se dressant sur sa selle, fit faire avec grâce une volte à son cheval et, entre les deux légats, reprit la route de Reggio. Trois jours après il était de retour à Milan. Il avait ainsi, cinq jours durant, marché, sans broncher un instant, sur le plus raboteux des terrains.

***

Ce fut, après son départ, un indescriptible engouement. Jamais le tempérament du Roi n'avait mieux servi sa politique. François Ier avait, à l'enthousiasme sincère des Italiens, donné libre cours à son instinct qui était de plaire. Chose curieuse, l'opinion qui, si facile à émouvoir, est souvent difficile à utiliser, l'opinion, en ces âges où elle n'avait point d'organe, influença les hommes d'État de Bologne et servit ce Valois, monarque absolu, astucieux et bien élevé. Les moins suspects de bienveillance préconçue sont ici d'accord, le misogalle Pâris de Grassis comme les agents des puissances ennemies. Mais quels échos surtout de cet enthousiasme sans réserve chez les humanistes, qu'il s'agisse des lettres de l'historien Paul Jove, des pages du romancier Balthasar Castiglione ou des vers de l'Arioste, tous témoins exaltés de cette gentilezza. Et que dire de Raphaël qui, deux ans auparavant, illustrait sur les murs des Chambres les défaites des Français, et qui, quelques semaines après Bologne, trace cette scène qui a paru à beaucoup dépasser les limites d'un simple caprice de peintre : le nouveau Charlemagne recevant des mains du nouveau Léon la couronne impériale ? N'y avait-il pas là autre chose qu'une incroyable fantaisie de l'artiste, mais bien plutôt la trace de l'enthousiasme du pontife et peut-être d'un dessein conçu et d'une promesse faite — et quelle promesse ! — à l'heure où la vieillesse infirme de -Maximilien rendait pour tous l'élection impériale imminente ? Est-il d'ailleurs besoin d'aller recourir aux œuvres du peintre officiel lorsqu'on a lu les lettres qu'écrivait, de Bologne même, au roi de Portugal et à la reine Louise Léon X lui-même sur le souverain orné de tous les dons du corps et de l'esprit ?

Les Français, cent détails l'attestent, bénéficiaient de cette faveur. On leur avait, d'un avis unanime, trouvé meilleure tenue que d'ordinaire. Ils avaient été joyeux sans tapage et prudents sans morgue[42]. L'opinion qui, la veille de Marignan, leur était nettement hostile dans l'Italie au sud du Pô, à Rome en particulier, leur fut pour quelques années acquise. N'était-ce point là un résultat déjà fort appréciable de l'entrevue ?

En attendant, beaucoup étaient restés à Bologne après le Roi. Ils allaient des dames aux prêtres, car le Pape n'avait pas constitué moins de cinquante confesseurs pour absoudre ces ex schismatiques. Quelques-uns suivirent même, le 19, Léon X à Florence ; d'autres, dans ce même temps, accompagnèrent à Venise les ministres de la République alliée. En ces mois d'hiver la moitié de l'Italie fut remplie de Français bien vus et populaires ; car, s'ils avaient en bons soldats vaincu les bandes ennemies à Marignan, c'étaient les cœurs qu'en bons diplomates et en joyeux compères, ils avaient vaincus à Bologne.

Il importait cependant moins d'emporter de Bologne tous les cœurs que d'en emporter beaucoup d'âmes. C'est à quoi s'appliquait encore le chancelier Duprat. Ce grand combinateur, resté en arrière lui aussi, demeura trois semaines à Bologne pour, dit son secrétaire, achever d'accorder avec les légats les articles du Concordat[43]. La pièce, qui s'était ouverte comme une chanson de gestes, allait s'achever comme une discussion de Sorbonne ou de Conseil d'État.

Ce que furent leurs travaux, je l'ai dit ailleurs et comment, par un plaisant tour de passe-passe, le rusé légiste gallican sut imposer, sous couleur de Concordat, la plus grande partie de la Pragmatique qu'on allait si solennellement et dès lors si inutilement condamner, quelques semaines après, au Concile de Latran. Si bien que ce ne fut point là, dit un spirituel contemporain, divorce d'avec dame Pragmatique, mais son mariage avec sire Concordat[44]. Ailleurs aussi j'ai dit coin-ment furent, dans l'année qui suivit, négociés et conclus les articles accessoires de la célèbre constitution. En réalité, François, peu versé dans le droit canon, mais conscient de ce qu'exigeait son absolutisme monarchique, avait, à Bologne, arrêté l'article essentiel du compromis : la nomination des évêques et abbés par le roi, leur institution par le Pape.

Il sortirait de notre modeste cadre d'examiner ici quels furent, à travers ces quatre siècles, les inconvénients et les avantages du pacte conclu.

Ce qu'il importait de savoir, c'est si François Ier avait, à Bologne, contrairement à ce qui a été dit et répété par tous les historiens, réalisé un plan arrêté et, sous les apparences de la plus extrême complaisance, fait œuvre de diplomate avisé et d'homme d'État ferme et prévoyant.

Il serait inutile de répéter ici pourquoi le Roi et ses légistes césariens devaient être et comment, en réalité, ils étaient les adversaires naturels du régime ecclésiastique constitué à Bourges. Il nous serait d'autre part loisible de citer plus d'un témoignage du désir très ardent qu'avait le gouvernement d'aboutir à un concordat qui, écrivait le Roi, dès octobre 1515, à son ministre à Rome, fust prouffitable à l'Eglise gallicane[45].

Que ce Concordat de Bologne ait été prouffitable à l'Église gallicane pendant quatre siècles que, intégralement appliqué ou plus ou moins remanié, il a réglé nos affaires ecclésiastiques, voilà ce qui est discutable et ce qui sera toujours discuté.

Que les circonstances l'imposassent en 1515 à tout gouvernement avisé comme la seule solution à apporter à une situation intolérable, voilà ce qui est, me semble-t-il, moins discutable.

Mais que le pacte, tout en donnant satisfaction à certaines prétentions de la cour de Rome, fût avant tout prouffitable à la monarchie française, voilà ce qui, en tout cas, paraît peu contestable.

Sans doute on a donné gain de cause au siège romain en lui reconnaissant solennellement ce droit d'institution que lui avait dénié, par une application rigoureuse des décrets de Bâle, l'assemblée de Bourges. Mais, nous l'avons dit, ces décrets de Bâle étaient par presque toute la Chrétienté tenus, depuis soixante ans, pour nuls et non avenus, le droit de contrôle de Rome universellement admis, et ses prétentions à intervenir allaient être consacrées par le vote à peu près unanime du Concile de Latran, reconnu par le Roi, les Universités et le clergé de France. Admettre ce droit d'institution, c'était moins en faire l'octroi au Saint-Siège que reconnaître son existence réelle[46]. Que la Curie, arrêtée durant le quinzième siècle dans le progrès de son omnipotence par la seule résistance gallicane, n'ait pu dissimuler l'immense joie que lui causait la reconnaissance éclatante du droit d'institution ; que, pour Léon X, ce point obtenu ait été l'essentiel résultat et le fait capital de l'entrevue de Bologne ; que le Pape y ait trouvé son compte et tînt le Roi vainqueur pour cruellement joué ; qu'il ait paru que, la résistance gallicane en apparence abattue, Bologne marquât pour l'Église romaine le point de départ d'une nouvelle ère, cela est parfaitement vrai. Mais que ce droit d'institution pût dans la pratique gêner le gouvernement français, traverser ses desseins et dérober à son action l'épiscopat national, voilà ce que l'étude des dossiers épiscopaux déposés aux archives du Vatican, voilà ce que, sauf de très rares exceptions, l'histoire des Valois et des Bourbons, voilà ce que l'examen même de ce qui s'est passé pendant le dix-neuvième siècle, en dépit d'incidents passagers, ne permet guère d'admettre[47].

Il y a mieux ; c'est en quelque sorte de Bologne que date cette fameuse union du trône et de l'autel qui, en donnant à l'Église de France un clergé royal, faisait par contre, ne l'oublions pas, du Roi Très Chrétien, qu'il s'appelât François Ier, Henri IV ou Louis XIV, le gardien fidèle, parce qu'intéressé, du patrimoine matériel et moral de l'Église gallicane, et par conséquent de son indépendance vis-à-vis de Rome. Et si Rome n'apercevait dans le pacte que la satisfaction des prétentions ultramontaines, elle eût pu s'apercevoir, dès les premières négociations qui suivirent, qu'elle venait simplement d'instituer un chef à cette armée gallicane qu'elle estimait pour l'heure en déconfiture. La disposition des bénéfices allait faire de ce chef le premier souverain vraiment absolu du royaume de France. Cette nomination procure au Roi, écrivait, dès 1535 un ministre vénitien, l'obéissance et la servitudeservitu ed obbedienzades prélats comme des laïques par le désir qu'ils ont des bénéfices[48]. Et cette pensée, qui se retrouve ensuite dans tous les témoignages, l'histoire de trois siècles va la justifier. Elle est la moralité de l'entrevue de Bologne.

Il serait, répétons-le, téméraire de juger d'un mot une œuvre qui, par ses antécédents, sa nature et ses conséquences, tient une place considérable dans notre histoire nationale. Mais ce que nous sommes autorisés à dire dès maintenant, c'est que le Roi qui venait, en quelques jours, de jeter au profit de sa monarchie, les fondations d'un pareil monument, ne revenait, à aucun titre, de Bologne en vainqueur berné par son vaincu.

Une action morale considérable sur la nation qu'il gouverne, la disposition d'une fortune dont nous concevons mal le chiffre, la fortune des monastères et des menses épiscopales sous l'ancien régime, somme toute de la moitié de la France, et, par ce moyen, la soumission non seulement du clergé qu'il y va appeler, mais celle de l'aristocratie qui fournit à la prélature séculière et régulière ses bénéficiaires, voilà ce que lui donne le traité de Bologne. La feuille des bénéfices sera le meilleur instrument de régime pour les princes français.

Au surplus, la fortune n'a guère mis de réserves à ses largesses et le Pape à ses complaisances. Reconnu urbi et orbi duc de Milan et, par surcroît, souverain de Parme et de Plaisance que formellement Rome abandonne, le Roi a fait en outre accorder à ses alliés toute satisfaction ; l'intervention du Pape, fruit des instances du Roi, ne va-t-elle pas contribuer à valoir à Venise la restitution de Vérone et Brescia, et le pontife lui-même ne s'est-il pas formellement engagé à rendre au duc de Ferrare Modène et Reggio[49] ? Contentant ses alliés de la veille, le Roi en a acquis d'autres ; le Saint-Siège uni à la France par un traité sous peu conclu, la maison de Médicis, que son insatiable ambition va faire souveraine, et la république de Florence où le Valois retrouve l'influence qu'y exerçaient ses prédécesseurs avant les déplorables maladresses de Louis XII. François réalise ainsi la paradoxale entreprise d'être allié de Venise et de Florence. Il devient par suite Marignan y eût-il suffi ? — la grande influence de l'Italie, et presque, à titre de souverain, de suzerain ou d'allié, le maître de la péninsule.

L'influence internationale du Pape mise loyalement à son service va, durant une année, s'exercer pleinement au profit du Roi ; la coalisation antifrançaise se dissociera avant dix mois sous cette action[50] longuement combinée à Bologne, et rien ne peut donner plus complète satisfaction au Roi, tout entier, dès lors, à la préparation de sa candidature au trône impérial. Cette élection impériale même, tout porte à croire que des arrangements ont été à son sujet conclus au palais apostolique, si l'on en juge par l'attitude que prendra dans ces conjonctures le pape Léon X.

Si enfin le Roi a donné beaucoup d'argent aux Médicis[51], ne s'en va-t-il pas néanmoins plus riche, puisque, outre la remise d'une vieille dette de 400.000 livres, le Saint-Père lui accorde ce décime sur le clergé, le plus fructueux des impôts extraordinaires ? En fin de compte, l'opération se solde au grand profit du Roi, et les fonds même qu'il a l'apparence de prodiguer aux parents du Pape sont faits par le Saint-Siège.

Tout cela ne valait-il pas la messe de San Petronio, l'eau bénite versée par le Roi sur les doigts de Léon, véritable eau bénite de cour ? C'est pourquoi le Roi avait le droit de faire, devant la porte San Felice, joyeuse mine à ses frères les cardinaux, car nul ne devait jamais pratiquer avec plus de brio que le gentil Roi cette traditionnelle politique. Paris vaut bien une messe ! s'écriera le Béarnais. François Ier venait d'avance de mettre en pratique l'heureuse et cynique boutade de Henri IV. S'il avait ajouté à sa messe de copieuses vêpres, c'est qu'il y gagnait mieux que Paris : la soumission de son clergé d'Etat et le plus efficace des moyens du règne.

 

 

 



[1] Nous avons pu reconstituer cet épisode considérable des relations de Rome et du Saint-Siège, grâce aux relations des agents diplomatiques de Venise, Florence, Ferrare et Mantoue, restées manuscrites dans les archives de l'Italie, à quelques documents des archives du Vatican, à la correspondance de Paul Jove et des Vénitiens (dans les Diaria de Marin SANUTO), au rapport de l'agent autrichien dans LE GLAY, Négociations entre la France et l'Autriche, (t. II), au précieux Journal de Pâris de Grassis, maître des cérémonies, manuscrit à la Bibliothèque du Vatican, aux Mémoires de Barillon, secrétaire de Duprat, publiés par M. de Vaissière, au Discours de Duprat au Parlement, en 1517, conservé aux Archives nationales ; à une Lettre du cardinal Pucci, légat pour la signature du Concordat — dans les Manuscrits Torrigiani aux Archives de Florence), et autres documents de moindre importance. De cette façon, toutes les cloches sont entendues, je crois, du côté de Rome comme de celui de la France, des puissances ennemies comme des États alliés.

[2] Cf. l'étude précédente.

[3] Mémoires de Barillon, secrétaire de Duprat.

[4] Rapport de l'ambassadeur de Ferrare (Archives de Modène, Cancelleria Carteggio degli ambassadori in Francia).

[5] Propos rappelé par François Ier lui-même dans la scène dont nous allons parler avant peu et rapportée par l'orateur de Venise, Grimani (Archives de Venise, Capi del Consiglio, busta 9, f° 171).

[6] Ils savaient, mieux que personne, dans quel désarroi Marignan avait mis le Pape. J'ai raconté ailleurs l'impayable scène entre Léon X et l'orateur vénitien Marin Giorgi à la nouvelle de la victoire des Français.

[7] Le 5 septembre, le Pape avait déclaré à Marin Giorgi qu'il céderait plus volontiers la tiare que Parme et Plaisance, puis, après une première scène violente du roi à l'ambassadeur florentin, Pandolfini, le Pape avait cédé et signé le traité de Viterbe le 17 octobre, mais le 26 octobre, le Pape accueillait comme favorable aux droits de l'Église une protestation des citoyens de Plaisance. Il avait donc des arrière-pensées et espérait faire revenir le Roi sur le traité. (Archives de Florence, ms. Torrigiani.)

[8] Dès le 3 novembre, il avait rassuré les Vénitiens que, disait-il, il n'abandonnerait ne per Papa ne per Dio. (Rapport de Pasqualico au Sénat du 3 novembre. (Archives de Venise.)

[9] Scène rapportée par Grimani (lettre déjà citée). En général, ces préliminaires de l'entrevue peuvent être facilement reconstitués jour par jour d'après les rapports des ambassadeurs vénitiens conservés aux Archives de Venise et les précieuses lettres contenues dans les Diaria de Sanuto. Les rapports de l'ambassadeur de Ferrare, Michielle, manuscrit aux Archives de Modène, permettent de les contrôler, sans parler d'autres sources.

[10] Cf. l'étude ci-après sur le Concordat en 1801.

[11] Sommario delle cose à Firenze, II, 9, 19. Chronique anonyme conservée aux Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Florence.

[12] Le roi promit qu'il défendrait à Bologne les intérêts du duc de Ferrare comme s'il s'agissait du duché de Milan, écrit le duc lui-même à son frère le cardinal d'Este, le 24 novembre. (Archives de Modène.) Le marquis de Mantoue, le troisième allié, ne réclamait rien, demandant simplement au Roi de le réconcilier avec Léon X, ce qui fut fait.

[13] L'orateur de Venise, Marin Giorgi, tient un véritable journal de son voyage, tandis que les différents représentants de Florence en rendent compte à leurs gouvernements ; enfin, Pâris de Grassis s'étend très longuement sur les incidents de la route, particulièrement les réceptions à Orvieto, Florence et Bologne. On pourrait ainsi reconstituer dans ses plus petits détails ces incidents sur lesquels nous passons rapidement, nous réservant de nous étendre ailleurs.

[14] Par le regretté Eugène Müntz.

[15] Louis de Canossa à Jules de Médicis, 3 décembre 1515. (Archives de Florence, Fonds Médicis CIII.)

[16] Pendant que leurs collègues accompagnant le Pape notaient les moindres incidents, les diplomates près du roi en faisaient autant : la correspondance des agents vénitiens Contarini, Gritti' Grimani, des agents de Ferrare Miscomino et Pio, de celui de Mantoue Grossino, est fort détaillée ; d'autre part, Vettori, qui accompagnait le roi comme ambassadeur de Florence, parle de ce voyage dans son Sommario et le secrétaire de Duprat, Barillon, dans ses Mémoires.

[17] L'orateur de Ferrare Miscomino au cardinal d'Este, 9 décembre. (Archives de Modène, Lett. di principi esteri.)

[18] Le cardinal de Médicis à Laurent, 9 décembre 1515. (Archives de Florence, Fonds Médicis LXVI.)

[19] Cette entrevue entre le roi et Pâris de Grassis est racontée avec un grand luxe de détails par celui-ci dans son journal. Le roi s'est assurément moqué le plus galamment du monde de ce pauvre chef du protocole qui raconte tout avec une naïveté et une vanité qui arrachent vraiment des sourires au lecteur.

[20] C'était lui qu'avait suivi à Bologne l'Arioste, son protégé.

[21] Qu'on se rappelle les querelles successives du chancelier avec le surintendant Samblançay, avec le connétable de Bourbon et, sans aller chercher ailleurs, avec le Parlement et l'Université au sujet du Concordat. Le chancelier apporta à ces luttes une âpreté qui n'excluait pas la souplesse, une violence et une dureté qui, du reste, eurent toujours gain de cause, puisque le Concordat fut imposé aux corps opposants, le connétable banni et le surintendant pendu. Il faudrait renvoyer aux travaux de Paulin Paris, de MM. Hanotaux, Spont, Jacqueton, etc., plus qu'à la Vie de Duprat par le marquis du Prat, qui est naturellement fort édulcorée encore qu'intéressante. L'histoire complète du Concordat donnerait l'occasion de peindre en pied le personnage en lui rendant du reste la justice qu'on lui a souvent refusée. Le plus malfaisant des bipèdes, dira de lui un de ses ennemis personnels, François de Peguillon. Il était abhorré : mais c'était un homme d'État ; bien peu sont populaires.

[22] Il va sans dire que Pâris de Grassis, qui, la veille, à Ponte Reno, s'était, en bon chef du protocole — on voit que l'usage ne date pas d'hier — fait communiquer le discours, n'avait rien trouvé à y modifier et l'avait déclaré fort beau. Il le reproduit en latin ; Barillon, secrétaire du chancelier, qui en avait une autre copie, le reproduit également. Paul Jove, mêlé à la foule, dit qu'on n'entendit pas un mot du discours en dehors du cercle que formait la cour pontificale. En somme, tout cet encens ne brûlait que pour les narines de la Curie ; on avait soin de n'en pas faire parvenir le fumet jusqu'à l'assistance.

[23] Pâris de Grassis avait fait au pontife une suprême recommandation : que le pape ne portât point la main à sa barrette quand il se montrerait à la fenêtre avec le roi ainsi que l'avait fait — quelle inconvenance ! — Alexandre VI avec le roi Charles VIII. Le Pape garda donc sa barrette sur la tête.

[24] Discours (manuscrit) de Duprat au Parlement.

[25] BARILLON, Mémoires.

[26] FLEURANGE, Histoire.

[27] Cette crainte du voyage de Naples était constante. Florence, proposée comme lieu de rendez-vous, avait été rejetée comme étant trop près de Rome et de Naples. L'on craignait, dit Pâris de Grassis, quelques nouveautés du roi de France. Le cardinal de Médicis avait tout fait pour que l'entrevue eût lieu plus au nord et même à Bologne, s'il faut en croire l'anonyme Florentin, il n'était pas rassuré.

[28] L'agent autrichien, qui jouait le rôle de surveillant plus que d'ambassadeur, signale avec soin chaque entrevue à Maximilien. C'était lui que de leur côté les Vénitiens faisaient espionner tant et plus.

[29] On se rappelle quelle duperie avait été pour Louis XII la ligue de Cambrai. On l'avait brouillé avec Venise, employé à battre à Agnadel ses alliés de la veille, puis Jules II avait profité de ce succès pour s'arranger avec Venise contre le roi de France. Rien n'avait plus aigri Louis XII contre l'Europe et le Pape.

[30] Miscomino au duc de Ferrare, 13 décembre (Archives de Modène.)

[31] Nous n'entendons pas ici juger la grande mémoire de Jules II. Tous ceux qui ont lu les pages que l'illustre historien autrichien Pastor a consacrées à son pontificat, se doivent incliner, quelles que soient leurs antipathies ou leurs opinions, devant l'admirable génie de ce vigoureux pontife. D'une façon générale, les papes de cette époque, les Alexandre VI, les Jules II, les Léon X, peuvent, si l'on se place au point de vue étroit de leurs caractères, encourir d'assez graves reproches. Mais chacun posséda un génie particulier et d'éminentes qualités de souverain : Alexandre VI, homme d'État aux longues vues, Jules II magnifique d'énergie et d'ampleur, Léon X, digne, par la protection qu'il accorda aux humanistes, de la reconnaissance de tous ceux qui pensent.

[32] BARILLON, op. cit.

[33] FLEURANGE, Histoire.

[34] PÂRIS DE GRASSIS, Diarium, et Miscomino au duc de Ferrare 13 décembre. Descrizione della funzione a San Petronio. (Archives de Modène.)

[35] Les premières applications du Concordat de 1516 d'après les dossiers du château Saint-Ange dans les Mélanges de l'Ecole française de Rome, t. XVII.

[36] Pâris se plaignait amèrement de ce que les prélats français, qui recevaient le chapeau sur la demande du Roi, ne se crussent tenus à la gratitude et à la fidélité qu'envers leur souverain. On avait donc préparé un serment d'une formule très précise à l'usage spécial des Français. Naïf maitre des cérémonies !

[37] Le Pape demanda et obtint la mise en liberté du seigneur Prospero Colonna, capitaine romain, que le Roi avait le plus galamment du monde enlevé à sa descente des Alpes quelques jours avant Marignan. Léon X, toujours dévoué aux humanistes, recommanda aussi à la bienfaisance du roi le savant Jean Lascaris. Le Roi, on le pense bien, accorda sa grâce au capitaine et sa protection au savant. Il n'était pas avare de ce genre de monnaie.

[38] Cette scène, racontée très au long dans une Vie de Léon X écrite par un contemporain et manuscrite à la Bibliothèque du prince Barberini à Rome, est confirmée par des lettres de Léon X, conservées dans le volume des Brefs de Léon X aux Archives du Vatican.

[39] Le fait est attesté par divers témoins. Un évêque était même venu de Pologne pour être guéri avec des lettres de recommandation du roi Sigismond Jagellon ; et il fut guéri, tant le roi François tenait à ne mécontenter personne.

[40] VILLARI, Michiavelli, t. III, p. 17.

[41] A la Galerie des Offices.

[42] Chose qui parut rare, les Français, de l'aveu unanime des témoins, furent convenables. L'étonnement que montrent à ce sujet les témoins, est tout à fait édifiant pour nous. Il y a même une nuance de regret dans la phrase de l'agent autrichien. Espérait-on quelque échauffourée ? Les Français de leur côté craignaient-ils quelque traîtrise ? Le fait est qu'ils se gardaient fort. Répandus dans les villages voisins et dans les faubourgs, ils allumaient le soir de grands feux comme soupçonnant je ne sais quoi, dit encore un témoin.

[43] Ces deux légats étaient le cardinal Pierre d'Accolti, évêque d'Ancône, et le cardinal Laurent Pucci, évêque de Melfi.

[44] Si bien, dira de son côté Duprat lui-même, non sans exagération, qu'il n'y eut aultre différence que ce qui s'appeloit Pragmatique s'appeloit Concordat.

[45] Lettre du roi à Montmor, citée par Barillon, secrétaire du chancelier. Remarquons en outre que le roi poursuivit dans la suite avec ténacité des négociations avec Clément VII pour obtenir la révocation du privilège d'élire laissé à quelques abbayes.

[46] Le Nobis nominavit, qui a fait couler tant d'encre — même sous nos murs — il y a quelques années, avait été réglé à Bologne de telle façon que le Concordat de Bonaparte s'en réfère entièrement sur ce point à celui de François Ier. On lit dans le texte officiel de l'acte de Bologne : Le Roy de France... sera tenu nous présenter et nommer... pour y estre par nous pourveu... de la personne par luy nommée...

[47] Pour nous en tenir à l'époque même qui nous occupe, je me rappelle avoir eu entre les mains la correspondance manuscrite de François Ier et de Léon X relative, entre 1516 et 1518, aux premières nominations de prélats d'après le mode concordataire : les candidats du Roi passent toujours. Si François Ier avait, suivant la formule de Michelet, livré au Pape l'Église de France au cours des conférences de Bologne, le Pape eût alors bien mal usé, — au lendemain même de l'entrevue — de ce fameux avantage.

[48] M. Gabriel Hanotaux a traduit éloquemment cette parole brutale d'un contemporain. Le Roi, écrit-il, devint le plus grand dispensateur de la richesse publique, la puissance vers laquelle se tournèrent en suppliant toutes les convoitises personnelles et les plus légitimes ambitions. L'avantage était tel qu'il contribua sans doute puissamment quelques années plus tard à retenir François Ier dans le giron de l'Église catholique. Pourquoi suivre l'exemple des Tudor et des Hohenzollern et séculariser des biens ecclésiastiques dont il avait la pleine disposition ?

[49] Le Pape s'était engagé à rendre les deux villes, mais ne s'exécuta point. Le sacrifice était gros. En revanche, dès le 26 décembre 1515, Léon faisait partir de Bologne même le moine Égidio pour plaider près de l'Empereur la cause de Venise et il écrivait le 30 décembre à son nonce en Allemagne, de conformer sa politique à celle du roi de France — lettres diverses de Léon X recueillies par son secrétaire Bembo).

[50] Par les traités de Noyon et de Bruxelles. L'Empereur avait dû revenir de loin, car au lendemain des conférences de Bologne, il avait, au sujet de l'entrevue, écrit le 5 janvier 1516 à sa fille Marguerite une lettre fort irritée. Il avait fallu l'action du frère Egidio pour l'amener aux concessions de Bruxelles.

[51] Une pension de 20.000 livres à Julien qui mourut quelques semaines après, 16.000 à sa femme et 10.000 à Laurent.