FOUCHÉ (1759-1820)

TROISIÈME PARTIE. — LE DUC D'OTRANTE

 

CHAPITRE XXV. — LA VEILLE ET LE LENDEMAIN DE WATERLOO.

 

 

Relations de Fouché avec l'extérieur. — Ginguené en Suisse. — Le duc d'Otrante et Metternich. Les agents de Fouché seuls parviennent à forcer les frontières. — L'intrigue d'avril 1815. — Les entrevues de Bale. La mission d'Ottenfels. Imbroglio politique. — Fouché travaille pour Napoléon II, puis pour le duc d'Orléans. — Il s'adresse enfin à Gand. — Fouché est censé sauver Vitrolles, s'attire ainsi la reconnaissance de ses amis politiques et entre en relations suivies avec Gand. Sa popularité naissante à la cour de Louis XVIII. — Il prend, d'autre part, une grande influence sur la Chambre libérale ; il lui trace son programme. Il est nommé membre de la Chambre des pairs, mais se fait représenter au Palais-Bourbon par un groupe d'amis. — Napoléon suit les manœuvres de son ministre, s'en exaspère, mais reste impuissant. — Départ de l'Empereur. — Attitude opposante de la nouvelle Chambre ; les amis de Fouché y parlent seuls. — Le rapport du 17 juin. — Paris sans nouvelles le lendemain de Waterloo (19 juin). Carnot et Caulaincourt soupçonnent Fouché d'arrêter les dépêches, se rendent au ministère de la Police ; scène violente entre les trois ministres. — Les réflexions du duc d'Otrante en face du désastre. Plan formé par lui pour amener l'Empereur à l'abdication. Carnot et Davout ; leurs caractères ; Fouché les redoute et s'apprête à les jouer. Il ameute la Chambre par la peur et démoralise le conseil des ministres. — Arrivée de l'Empereur. — Devant les dispositions de l'Empereur à la résistance, Fouché se décide à ameuter la Chambre. Le vœu de La Fayette. — Regnaud à la Chambre ; protestations des amis de Fouché qui réclament les ministres à portefeuilles. — Lucien arrive avec les ministres ; Jay et Fouché ; le duc d'Otrante à la tribune. Irritation contre Fouché aux Tuileries. Il précipite la solution. Délibération de la commission de défense et du conseil des ministres. — La journée du 22 juin. — Le jour de Fouché. — Napoléon signe l'abdication. Le duc d'Otrante chargé de porter l'acte à l'Assemblée. Arrivée du ministre de la Police au Palais-Bourbon. Discours habile. Il propose la nomination d'une commission de gouvernement. — Triomphe de Fouché.

 

Si, depuis trois mois, le duc d'Otrante avait mis tous ses soins à se créer en France une situation aussi forte, c'est qu'elle lui donnait, avec l'espoir de diriger les événements prochains, le crédit suffisant pour les prévenir ou les préparer par ses relations avec l'extérieur.

Dès les premières heures, nous l'avons vu, il avait entamé avec l'Angleterre des relations restées au surplus sans résultats pour le gouvernement dont il était le ministre, mais il les avait poursuivies personnellement avec le duc de Wellington, en avait obtenu des réponses favorables et jeté, de la sorte, les premiers jalons d'une utile conquête[1]. Ces dernières négociations étaient naturellement restées secrètes pour l'Empereur, mais Fouché eût eu beau jeu à les lui représenter comme la suite de la négociation Marshall. L'Empereur en effet, en autorisant ce premier empiétement du ministre de la Police sur le domaine de son collègue des Relations extérieures, avait permis à Fouché de se couvrir de cette autorisation toutes les fois qu'il serait surpris en flagrant délit de rapports clandestins avec l'étranger ; seuls, les messagers du duc d'Otrante faisaient brèche ou trouvaient une issue à la muraille élevée par l'Europe autour de Napoléon. n fallait donc se résigner à ses dangereux services, et c'est sur cette considération que l'Empereur permit an duc d'Otrante deux nouvelles tentatives : l'envoi de Ginguené a Zurich, dans l'espoir de conquérir le tsar Alexandre par son ami Laharpe et celui de Montrond, de Bresson et de Saint-Léon fi Vienne, pour essayer de détacher de la coalition le père de Marie-Louise.

La mission de Ginguené est connue[2] ; ce fut le duc d'Otrante qui fournit l'homme, républicain de la veille, le décida à agir, le présenta le 24 avril a Caulaincourt[3], lui dicta une note qui, remise à Laharpe, dut être transmise à Alexandre, note où l'on retrouve exactement les idées exprimées à la même époque par Fouché fi Metternich.

L'Empereur, en effet, avait encore autorisé les rapports des deux hommes : le duc d'Otrante seul avait pu faire parvenir à Vienne la parole impériale[4] ; c'était lui qui avait présenté à Napoléon Montrond et Bresson, ses hommes, les seuls émissaires qu'on eût accueillis en Autriche. Il est fort probable qu'ils étaient porteurs d'autres paroles de la part du ministre : nous verrons, tout à l'heure, un envoyé de Metternich faire une édifiante allusion au caractère réel qu'avait, pour Fouché personnellement, cette double mission autorisée par l'Empereur[5]. Il rassurait cependant Napoléon, chargeant un troisième émissaire, Saint-Léon, d'une lettre où la cause de Napoléon était plaidée avec une réelle habileté et une chaleureuse éloquence[6]. Cette lettre, communiquée à Caulaincourt, le fuit aussi par lui à l'Empereur, puis confiée au messager[7]. Mais tout porte à croire que celui-ci en reçut une autre, rédigée en des termes bien différents.

Dans tous les cas, l'agent du duc d'Otrante dut exprimer en cette occurrence le désir qu'avait celui-ci de provoquer une conférence secrète où les émissaires des deux ministres pussent discuter de vive voix les questions à l'ordre du jour, puisque c'est dans les derniers jours d'avril que le ministre de la Police reçut du chancelier autrichien un court billet qui allait donner lieu à un des plus singuliers incidents de cette vie aventureuse et de cette étrange époque[8].

Un soi-disant commis de la Banque de Vienne se présenta chez le duc d'Otrante et lui remit un billet daté du 9 avril l'invitant à envoyer à Bâle une personne possédant sa confiance exclusive, qui y trouverait à qui parler. Au moment où Fouché cherchait sans doute l'émissaire à envoyer, le messager fut signalé secrètement à l'Empereur, arrêté et conduit aux Tuileries sans que Fouché en fût instruit. Interrogé par le souverain, il avoua le message, indiqua le signe de reconnaissance convenu et le lieu du rendez-vous. L'Empereur voulut tenter une expérience ; il appela, sous d'autres prétextes, le ministre de la Police et, après une conversation assez longue, n'ayant pu obtenir aucune confidence, aucun avis de la négociation, le renvoya, suffisamment édifié sur la conduite du traitre. Après avoir pensé le faire incontinent arrêter, Napoléon résolut de pénétrer plus avant dans l'intrigue et de substituer à l'émissaire du ministre un agent à lui. Il choisit un de ses secrétaires, Fleury de Chaboulon, qui nous a laissé de ces incidents un récit que corroborent toutes les pièces se rapportant à ce curieux épisode.

Fleury, s'étant rendu le 3 mai à Bâle, y trouva l'agent de Metternich, un soi-disant Werner, en réalité baron d'Ottenfels et conseiller aulique. La comédie se joua. Les deux hommes restèrent tout d'abord dans une réserve que leur imposait leur quasi-ignorance des relations exactes des cieux ministres. Puis Ottenfels déclara au soi-disant agent de Fouché que l'Autriche et ses alliées ne voulaient faire la guerre qu'à l'Empereur, non à la France, verraient d'un bon œil la restauration des Bourbons en promettant des garanties que Louis XVIII ne rentrerait en France qu'en vertu d'un pacte nouveau ; qu'il prendrait un ministère libéral dont pourraient faire partie le duc d'Otrante et Carnot. Au surplus, si la France voulait le duc d'Orléans, les puissances s'emploieraient à faire abdiquer Louis XVIII ; enfin, si le vœu du pays était en faveur de Napoléon II et d'une régence, on ne s'y refuserait pas. L'important était de se débarrasser de Bonaparte. Fleury, voulant jusqu'au bout sonder les intentions de Metternich, proposa deux moyens : l'assassinat, que l'agent autrichien repoussa avec une vive indignation, ou une révolution, qui parut lui sourire : on comptait pour cela sur le duc d'Otrante. Fleury alors, allant jusqu'au bout de son rôle, protesta que telle n'était pas la pensée du duc, rallié sincèrement au trône impérial, ce qui déconcerta fort l'envoyé autrichien : celui-ci se contenta de déclarer qu'il allait en référer à Vienne et donna rendu-vous au soi-disant émissaire de Fouché à Bâle huit jours après. Fleury rentra à Paris. Il y trouva l'Empereur fort apaisé au sujet de la conduite de Fouché. Comme toujours, l'habile homme était parvenu à se tirer de ce mauvais pas ; Napoléon avait épanché sa colère en une furieuse et âpre sortie, et le duc d'Otrante restait au quai Voltaire. Dès le 28, jour du départ de Fleury pour Bâle, le ministre avait été prévenu par Réal de l'intrigue qui se tramait contre lui. Avec un calme affecté et sous un prétexte quelconque, il s'était rendu aux Tuileries et, au cours d'une conversation avec l'Empereur, lui avait dit tout à coup : Ah ! Sire, j'avais oublié de vous dire que j'ai reçu un billet de M. de Metternich ; j'ai tant de choses importantes qui nie préoccupent ! Puis son envoyé ne m'avait pas remis la poudre pour faire reparaître l'écriture, et je croyais à une mystification. Enfin je vous l'apporte. C'est alors que se place probablement le dialogue dont l'auteur des Mémoires sur Carnot se fait l'écho. Vous êtes un traître, Fouché, je devrais vous faire pendre !Sire, aurait répondu le ministre toujours flegmatique, je ne suis pas de l'avis de Votre Majesté. Puis, avec le plus grand calme, il parvint à se disculper de telle façon que l'Empereur parut convaincu. Fouché pendant votre absence, déclarait-il à Fleury le 5 mai, est venu me raconter l'affaire ; il m'a tout expliqué à ma satisfaction, son intérêt n'est point de me tromper. Il a toujours aimé intriguer, il faut le laisser faire ; allez le voir, dites-lui tout ce qui s'est passé avec M. Werner ; montrez-lui de la confiance s'il vous questionne sur moi : répétez-lui que je suis tranquille et que je ne doute point de son dévouement et de sa fidélité[9]. Il est clair que Napoléon, toute réflexion faite, tenait non seulement aux services de Fouché, mais à son amitié[10]. C'était une singulière illusion : le duc d'Otrante profitait de ce soudain recul pour le prendre de très haut. Belle mission ! déclara-t-il à Fleury. Voilà comme est l'Empereur, il se méfie toujours de ceux qui le servent le mieux. Les services les plus signalés, le dévouement le plus pur ne peuvent vous mettre à l'abri de ses soupçons... Et, après d'autres récriminations, il ajouta qu'il lui voulait confier une lettre pour ce Werner : il lui en donna deux, également favorables à l'Empereur ; celui-ci n'y releva pas certaines expressions qui, au dire du messager, laissaient encore entendre qu'il pensait que le duc d'Orléans était le seul prince capable d'assurer le bonheur de la France et la tranquillité des étrangers[11].

Fleury reparut donc à Bâle, y vit Ottenfels, qui se montra fort étonné. Le langage de M. Fouché, dit-il, surprendra fortement M. de Metternich. Il me répétait encore, la veille de mon départ, que le duc d'Otrante lui avait témoigné en toute occasion une haine invétérée contre Bonaparte, et que, même en 1814, il lui avait reproché de ne l'avoir point fait renfermer dans un château fort, lui prédisant qu'il reviendrait de l'île d'Elbe ravager toute l'Europe. Il faut que M. Fouché, pour croire au salut de l'Empereur, ignore totalement ce qui se passe à Vienne : ce qu'on lui a fait dire par M. de Montrond et M. Bresson le ramènera sans doute à des idées différentes et lui fera sentir qu'il doit pour ses intérêts personnels et ceux de la France seconder l'effort des alliés. Fleury, affectant de comprendre, déclara que le duc d'Otrante avait attaché peu d'importance à ce qu'avaient dit ces messieurs : il était, du reste, incapable de se rendre coupable du crime de trahison envers Napoléon et la patrie. L'agent de Metternich se retira complètement mystifié. Quant à son interlocuteur, il rapporta tout à l'Empereur, y compris l'allusion aux résultats de la double mission de Montrond et Bresson. Napoléon en resta soucieux. Je suis persuadé qu'il me trahit, dit-il à Fleury ; j'ai presque la certitude qu'il a des intrigues à Londres et à Gand ; je regrette de ne l'avoir point chassé avant qu'il fia venu me découvrir l'intrigue de Metternich ; à présent, l'occasion me manque : il crierait partout que je suis un tyran soupçonneux, et que je le sacrifie sans motifs. Allez le voir ; ne lui parlez pas de Montrond ni de Bresson, laissez-le bavarder à son aise et rapportez-moi ce qu'il aura dit[12]. Fouché se tirait donc sans dommage de cette chaude alarme, continuant, du reste, à entretenir sous main Metternich des chances de chacun au gouvernement de la France. Il avait fait disparaitre Bresson et Montrond, et avait repris toute son audace, gourmandant hautement Caulaincourt au sujet des relations extérieures[13].

Tout en protestant très haut, dans une nouvelle circulaire aux préfets, que nul en Europe n'avait le droit d'imposer un gouvernement à la France et de la priver de son empereur[14], il s'apprêtait réellement à trouver à celui-ci un successeur, sondant tous les terrains et tous les cœurs. Ce furent, en ces mois d'avril et de mai, des intrigues sans nombre. Il semble, à croire Pasquier, que la mission de Montrond à Vienne avait eu pour but d'obtenir le renvoi en France de Marie-Louise et du roi de Home : la régence continuait à être le rêve favori du duc d'Otrante[15]. Mais Metternich avait paru, au contraire, envisager l'avènement de Napoléon II comme la moins acceptable hypothèse, car, derrière le fils, on craignait de voir régner le père. Le ministre, infatigable en ses trames, avait alors fait Sonder Lucien, son vieil ennemi, peut-être en vue d'une régence sans Napoléon II[16]. Mais c'était bien sur le duc d'Orléans Louis-Philippe que se reportaient dès lors ses préférences ; puisque l'Europe voulait un Bourbon, peut-être accepterait-elle celui-là : Saint-Léon avait reçu, dit-on, une lettre qu'il porta à Vienne, cachée sous la selle d'un harnais et qui faisait part d'ouvertures relatives au duc d'Orléans. Le duc d'Otrante croyait le tsar favorable à Louis-Philippe de la défaveur momentanée dont il frappait, au dire d'un agent de Fouché, la branche aînée et Louis XVIII[17]. Le ministre dut faire sonder, à Gand, Pozzo di Borgo qui représentait Alexandre, car celui-ci paraissait plus qu'un autre au courant des projets de Fouché relatifs à la branche cadette. En tout cas, ni Metternich ni Pozzo di Borgo ne durent accueillir bien chaleureusement les ouvertures du ministre[18]. Quant au prince lui-même, il ne semble pas que Fouché ait pu entrer en relations directes avec lui : l'agent orléaniste Didier, que le duc d'Otrante avait fait nommer préfet du nouveau régime, ne put remplir près du fils d'Égalité une mission dont il avait été, dit-on, chargé, n'étant pas parvenu à franchir les lignes ennemies[19].

Force était donc de se résigner à Louis XVIII ; le duc d'Otrante pouvait l'aborder plus facilement, ayant plus d'un ami personnel à Gand : le propre ministre des Affaires étrangères du roi, Jaucourt, était lié avec son ancien voisin de campagne et plus encore avec Gaillard. Celui-ci, très royaliste du reste, se trouva dès lors l'agent désigné des négociations avec Gand ; il nie, dans ses Mémoires, avoir jamais quitté Paris à cette époque, quoique Chateaubriand et Pozzo di Borgo aient affirmé sa présence à Gand ; il est fort probable qu'il se contenta d'être, à Paris, l'intermédiaire entre son ex-confrère de l'Oratoire et ses amis de Gand[20]. Fouché avait trouvé d'autres avocats.

Le 4 avril, le baron de Vitrolles, chargé par Louis XVIII d'organiser dans le Sud-Ouest la résistance à Bonaparte, avait été fait prisonnier à Toulouse ; il avait été jadis un des agents les plus actifs de la chute de l'Empereur, il était un des chefs en vue du parti royaliste et l'ami intime du comte d'Artois. A Gand, où Napoléon continuait à être l'Ogre de Corse, on craignait que le baron ne devint entre les mains de Napoléon un otage, peut-être, avant peu, une victime. De fait, dans les premiers moments, l'Empereur avait paru disposé a en faire un exemple et parlé de le traduire devant la cour d'assises, puis devant une commission militaire ; en attendant, il le tenait sous les verrous de Vincennes, plongé dans une mortelle inquiétude ; la baronne affolée avait couru à Gand et exagéré sans doute le péril que courait l'ami du comte d'Artois entre les mains du meurtrier d'Enghien. Le frère du roi s'en était montré fort ému ; il avait renvoyé la baronne avec un mot de lui, gros de promesses et destiné a qui de droit : Je n'oublierai jamais la reconnaissance que je devrai à ceux qui pourront garantir et sauver le baron de Vitrolles. Jaucourt pensait aussi à Fouché ; il conseilla à la baronne de s'adresser au ministre par voie d'intermédiaires, Mme de Vaudémont, la marquise de Custine ou Gaillard, pour lequel il lui donna une lettre d'introduction[21].

Vitrolles courait-il péril de mort ? Cela parait invraisemblable : dans le cas peu probable où Bonaparte eût voulu le faire fusiller, le duc d'Otrante n'avait besoin ni des prières ni des promesses pour le sauver : une pareille exécution cid été contre toute sa politique. Mais la démarche même qu'on tentait près de lui avec tant de ferveur et d'anxiété, en lui montrant le prix qu'on attachait au salut de l'agent royaliste, lui inspira immédiatement l'idée de redoubler l'inquiétude de ses amis, dans l'espoir, le cas échéant, d'exalter leur reconnaissance et d'en tirer meilleur profit. A une démarche de ses deux nobles amies, il opposa un non possumus formidable[22]. L'Empereur, dit-il, était hors de lui, ne parlait effectivement que de faire fusiller le baron ; devant une aussi violente irritation, lui, Fouché, ne pouvait rien. Sur la prière de la baronne aux abois, Gaillard intervint alors : Fouché céda, promit qu'il ferait l'impossible, obtint ou feignit d'obtenir de l'Empereur un ajournement, et pour arracher le baron à des souvenirs funèbres le fit prendre à Vincennes et transférer à l'Abbaye-aux-Bois, sous prétexte de l'interroger[23]. Mme de Vitrolles put voir son mari, puis alla remercier le ministre, qui l'accueillit avec une bienveillance un peu hautaine : Votre mari est sauvé, madame, déclara-t-il, j'en ai arraché la promesse à l'Empereur : il m'appartient déjà, et vous pouvez vous tranquilliser sur son sort. Vous devez partir pour Gand, je vous ai fait préparer une voiture et vous ferai accompagner par un homme de confiance[24]. Introduit par la baronne, ce mystérieux émissaire vit Louis XVIII, lui déclara que le duc d'Otrante se montrait disposé à bâter le retour du roi à Paris, si celui-ci s'engageait à le maintenir au ministère de la Police et à appeler à la tête des affaires Talleyrand, alors dans une demi-disgrâce[25]. Le roi sembla estimer que l'aide de Fouché, sans être assurément négligeable, n'offrait pas les avantages qu'une partie de son entourage faisait valoir. Il se borna à répondre qu'il ferait cas de la conduite du duc d'Otrante, ajoutant qu'il serait toujours prêt à reconnaître les services que ce dernier pourrait lui rendre, ainsi qu'à la France, dans l'état critique et périlleux où elle se trouvait[26]. Mme de Vitrolles repartit pour Paris avec ces assurances un peu vagues ; l'entourage du roi était plus enthousiaste, au dire de Chateaubriand. Dans certaines coteries, on ne parlait de Fouché qu'avec des larmes de reconnaissance[27]. Beaucoup de royalistes étalaient dès lors une confiance sans bornes en l'ancien proconsul ; des notes circulaient en France, provenant de Gand et où le duc d'Otrante était représenté comme l'espoir de la monarchie bourbonienne, rappelant sa bienveillance envers le baron de Vitrolles notamment ; Davout en reçut plusieurs, saisies dans l'Ouest par les généraux, les communiqua à Carnot et à l'Empereur ; celui-ci parut peu s'en étonner, il savait à quoi s'en tenir[28]. Quoi qu'il en fût, tout semblait préparé par Femelle à Paris, en Vendée, à Vienne, à Gand pour que le grand drame qui allait se jouer ne tournât pas à son désavantage.

C'était l'ouverture des Chambres qui allait servir de prologue à ce drame. Celle des représentants s'était réunie le 3 juin. Dès le 13 mai, les nouveaux députés avaient connu, par le journal officieux du duc d'Otrante, quelle politique celui-ci entendait leur voir suivre : il fallait concilier l'ordre et la liberté, le résultat définitif de la Révolution ne devant être ni l'anéantissement et l'abandon absolu, ni l'abus et l'exagération désordonnée des principes qu'elle avait consacrés[29]. Le 25 mai, l'organe du ministre traçait cette fois à chaque groupe, jacobins, bonapartistes, libéraux et royalistes, sa conduite et son attitude[30] ; tout en exaltant Napoléon, homme de la nation, de l'opinion et de la liberté publique, il affirmait que ni l'Europe ni la France ne voulaient qu'un seul homme disposât arbitrairement de leurs destinées[31].

Fouché ne siégea pas dans la nouvelle Chambre : le 2 juin, la confiance, ou, pour parler plus exactement, la méfiance de l'Empereur l'avait appelé au Luxembourg, l'éloignant ainsi du Palais-Bourbon[32] ; pour tous, sa nomination à la pairie parut plus une précaution qu'un honneur. Puis, comme il espérait sans doute paraître dans l'hémicycle, tout au moins à titre de ministre, le maitre s'empressa de décider que seuls les ministres d'État y feraient les communications du gouvernement. C'était exclure décidément Fouché de cette Chambre qu'il avait mis tant de soin à peupler de ses amis et où, au dire des contemporains ; la seule influence en état d'agir était la sienne[33].

Il est vrai que, par une sorte de contradiction assez bizarre, l'Empereur, qui lui enlevait ainsi tout rôle public à la Chambre, semblait favoriser ses relations personnelles avec ses membres eu l'engageant à les recevoir chez lui[34], et, comme si tous les rôles étaient renversés, c'était l'Indépendant qui, le 5 juin, conseillait aux nouveaux députés de ne pas fréquenter les salons et les dîners des ministres... pièges invisibles, écueils cachés menaçant la fidélité, la vertu, l'indépendance[35]. Peut-être le duc d'Otrante entendait-il par là garder le monopole de l'influence. Quoi qu'il en soit, en dehors même de Jay et de Manuel demeurant sous le toit même du duc d'Otrante, On vit les représentants se presser en foule dans les salons de Fouché. Son influence fut dès lors sans limites.

Elle se fit immédiatement sentir dans un sens hostile au chef du gouvernement par l'élection de Lanjuinais, un adversaire de l'Empereur et un ami de Fouché, comme président de l'Assemblée, alors que Regnaud, serviteur dévoué de Napoléon, très mal vu du duc d'Otrante, échouait au fauteuil ; le 28 mai, le journal du ministre en avait interdit l'accès à Lucien, le véritable candidat du maître : le même jour, l'Indépendant avait indiqué comme seuls candidats acceptables Lanjuinais, La Fayette et Garat, entrés tous trois au Parlement avec l'appui du ministre et tous trois fort mal vus de l'Empereur[36].

Assuré de cette influence, Fouché envoyait, dès le 6, sa démission de député à la Chambre et allait derechef siéger au Luxembourg[37]. L'entente était déjà complète, et ses créatures à la Chambre suffisaient à le rendre si présent au Palais-Bourbon qu'il en dirigeait plus à sa guise les débats que le président Lanjuinais et les ministres d'État Boulay et Regnaud.

Il se sentait en effet, à cette époque, si odieux à Napoléon et à certains de ses collègues, qu'il éprouvait le besoin de s'appuyer coutre eux sur le Parlement. Depuis le commencement de mai, pleinement édifié sans doute, l'Empereur ne dissimulait plus la crainte, la défiance, la haine qu'il nourrissait a l'égard de son ministre de la Police. Fleury, on s'en souvient, avait trouvé le maitre au regret de ne s'être pas débarrassé à l'occasion de son ministre et aux aguets d'un nouveau prétexte. Le ministre, de son côté, éclairé, vers la fin de mai, par les rapports de ses agents à l'étranger sur l'instabilité de l'Empereur, et personnellement certain de l'hostilité de la Chambre au souverain, était très résolu à précipiter les choses et, dans tons les cas, à profiter de la première délaite. Ce sont en réalité, à cette époque, deux ennemis qui se mesurent du regard. Fouché n'est pas loin de croire qu'l ce jeu, ce n'est pas seulement son portefeuille qu'il risque, mais sa tête. Le duel semble inégal, dangereux surtout pour lui ; il est cependant sûr de la victoire. À mesure que Napoléon contrarié, exaspéré, devient fébrile, passant de la faiblesse à la violence, des menaces aux récriminations, et perdant parfois tout sang-froid, le ministre semble, au contraire, emprunter aux circonstances un flegme tous les jours plus grand. La correspondance de l'Empereur trahit de sa part une vive irritation. Il serait temps que la police ne laissât pas prêcher la guerre civile... Il faut que cela finisse[38]. C'est un refrain, mais on ne sent plus la volonté énergique qui inspire les lettres du maitre à Fouché de 1804 à 1810 ; il parle d'inconcevable faiblesse, alors qu'il croit à une systématique trahison. Parfois, il s'échappe, s'emporte, tempête, au conseil des ministres comme en son cabinet[39]. Fouché tient tête aux bourrasques, en sourit, les brave, entretient avec une incroyable audace Méneval et Pasquier de la folie de l'Empereur. Il presse Pasquier de rester à Paris en vue d'une action possible, ajoutant : Il sera obligé de partir pour l'armée avant la fin de mai. Une fois parti, nous resterons maîtres du terrain. Je veux qu'il gagne une ou deux batailles ; il perdra la troisième, et alors notre rôle commencera[40]. Derrière ce front impénétrable et ces yeux qui se dérobent, on devine cependant, dès lors, une énergique résolution ; comme jadis, Robespierre en Thermidor et en Brumaire Barras, Bonaparte est condamné. Fouché n'obéit plus : il se sent pour trois semaines encore au pouvoir, il ne s'agit que de les bien utiliser : il voit La Fayette, Lanjuinais, Jar, Manuel, l'opposition parlementaire, le parti libéral ; il voit Maladie et les chouans, Mme de Vitrolles, Gaillard, Mme de Custine, les agents du roi ; il se sait bien vu de Metternich, de Wellington, du comte d'Artois, qui à Gand le prône à tout venant. Chose incroyable, il fait défendre audacieusement par l'Indépendant la politique dite de la Girouette : Je serai attaché aux mêmes principes, mais non aux personnes qui s'en écartent, soit comme lui — l'Empereur —, soit autrement que lui, déclarera la Girouette[41]. Que lui importent les colères de l'Empereur qui va partir pour l'armée et ne peut guère à cette heure de crise confier derechef la police à Savary ? Quelques jours cependant avant son départ, Napoléon mande Carnot : Le duc d'Otrante me trahit, déclare-t-il ; je veux m'en débarrasser, je songe même à supprimer le ministère de la Police pour en faire une simple division de vos bureaux. Carnot approuve, car Fouché ne lui plaît guère ; mais il lui parait impossible de renvoyer le duc d'Otrante à la veille de graves événements[42]. Vous avez raison, dit l'Empereur, nous ferons cela plus tard, après mon retour. C'est la contrepartie du propos de Fouché à Pasquier, bien caractéristique de cette ironique situation du maître et du ministre. Il est clair que c'est en Belgique que va se jouer la tête de Fouché avec le sort du monde.

Napoléon partit le 12 : le 16, la Vendée, contenue jusque-là, se soulève de nouveau comme à un signal parti de Paris : le même jour, à la Chambre, Jay et Manuel s'insurgent contre la volonté de l'Empereur, dirigée contre le seul Fouché, d'exclure du Palais-Bourbon les ministres à portefeuilles. A la suite d'une communication faite par le ministre d'État Boulay, le factotum du duc d'Otrante, Antoine Jar, s'élève violemment contre l'absence des ministres compétents ; Manuel, autre comparse, appuie son collègue, soutenant qu'il faut établir de nouvelles relations entre la Chambre et le gouvernement, et Fabri lui-même, le propre secrétaire du ministre de la Police, vient compléter cette trinité en lançant à Boulay et à Regnaud une interruption, soigneusement préparée sans doute dans le cabinet de Fouché ; un autre ami du duc d'Otrante, Barère, enfin, vient défendre une motion appelant les ministres dans l'Assemblée, et tout le groupe enlève, séance tenante. un renvoi à une commission spéciale, première victoire, puisque sur ce point la volonté de l'Empereur a été formelle : le duc d'Otrante, invisible, en réalité mène la bataille[43].

Le lendemain, on lui ménage un succès personnel. Regnaud monte à la tribune et y lit un rapport, du reste remarquable, du ministre de la Police sur la situation de l'Empire, car Fouché a refusé à Carnot, chargé d'un rapport d'ensemble, tout renseignement sur la police, et préparé le sien, très alarmiste, très effrayant, plein de cruelles vérités : i] y signale l'Ouest et le Midi comme prêts à se donner ]a main en vue d'une commune insurrection, réclamant des mesures spéciales et l'état de siège, tout en blâmant, du reste, tout excès d'autorité ; il fait de la liberté de la presse une apologie qui lui permet de réclamer des mesures contre les libelles, mais promet de se conformer avant tout à la loi, hommage aux législateurs, et de ne la point laisser violer par qui que ce soit, menace à l'Empereur, qu'on sait impatient du joug parlementaire. Est-il ministre d'une monarchie ou mandataire d'une Assemblée républicaine. le ministre qui conclut audacieusement : La nation entière jugera si je n'ai pas dû m'exposer à toutes les chances de la responsabilité ministérielle, plutôt que de compromettre le salut de l'État[44] ? Ce rapport, qui fut reproduit le lendemain in extenso par l'Indépendant[45], ensuite répandu partout, fut, dès le 17, accueilli sur certains bancs de la Chambre avec un enthousiasme affecté. Rien de plus lumineux et de plus important ! s'écrie le député Desmousseaux, et, à propos de ce rapport, Barère reprend, sous une forme déguisée, la proposition de la veille, demandant la formation d'une grande commission parlementaire qui conférera avec les ministres et s'entendra avec le ministre de la Police générale sur les mesures législatives à prendre, comme suite de ce merveilleux rapport : il est clair que dans cette commission on verra et La Fayette, et Barère, et Manuel, et, Jay. Que deviendra le gouvernement impérial devant ce qu'un représentant appelle avec raison un nouveau Comité de sûreté générale, élu sous l'influence du duc d'Otrante ? La proposition était prématurée : elle fut repoussée, échec pour les amis du ministre[46]. Or, dans la soirée, on apprit à Paris que Napoléon avait, la veille, battu les Prussiens A Fleurus et à Ligny ; l'astre de Fouché semblait pâlir. Il dut passer en de singulières transes la journée du 18. Mais, ce jour-là, la fortune de son illustre maitre et ennemi sombrait dans l'effroyable désastre de Waterloo.

Le 19, Paris resta sans nouvelles officielles ; les ministres eux-mêmes en furent privés. On soupçonnait le ministre de la Police d'arrêter les dépêches pour en faire son seul profit et se mettre en mesure d'agir. Toute la soirée du 19 s'écoula encore sans que rien transpirât. La nuit étant venue, le ministre des Relations extérieures, le duc de Vicence, et son collègue à l'Intérieur Carnot, exaspérés de l'attitude ambiguë que gardait le duc d'Otrante, se rendirent au quai Voltaire A une heure fort avancée ; les deux hommes adressèrent à leur collègue d'assez vifs reproches : Collègue, dit brusquement Carnot, vous avez reçu des nouvelles qui ne nous ont pas été communiquées. Fouché était au lit : il parut contrarié. Aucune nouvelle. De quoi s'agit-il ?Il s'agit d'un malheur affreux : l'armée, dit-on, détruite à Waterloo. — Qui dit cela ? C'est une fable, je pense. Et sa voix était mal assurée. Monsieur le duc, dit Caulaincourt, cela est faux ou cela est vrai. Si ce billet dit la vérité, la nouvelle n'a pu être communiquée que par le télégraphe, car le temps manque pour qu'elle soit arrivée par un courrier. — Que voulez-vous conclure de là ? répondit sèchement Fouché. — Eh ! parbleu, s'écria Carnot, ce que nous voulons conclure de là, c'est que nous sommes livrés pieds et poings liés, et qu'il y a parmi nous un traitre, un Judas. — Êtes-vous donc venus pour m'insulter ? Et se jetant à bas du lit, il se vêtit de sa robe de chambre. Il n'y a d'insulte, riposta le rude Carnot, que pour celui auquel l'épithète de traître est applicable. Caulaincourt essaya de les calmer et d'arracher un mot à Fouché, qui persista à nier.

Les deux ministres étaient impuissants, ils se retirèrent : Qu'en pensez-vous ? dit Carnot. — Je pense qu'il sait tout. Notre malheur n'est que trop certain. — Je le crains aussi, reprit le ministre de l'Intérieur ; il a des intelligences partout : il a eu des nouvelles, n'importe par quelle voie, et il a voulu se laisser le temps de machiner quelque trame diabolique pour comprimer l'élan national que pourrait occasionner la perte d'une bataille[47].

Carnot voyait juste : Fouché était évidemment instruit dans la soirée du 19 de l'épouvantable désastre où croulait la puissance de Napoléon. Il entendait dresser ses batteries ; h dire vrai, son plan était simple. L'événement était prévu ; Fouché l'avait annoncé à Pasquier. Avant une semaine les alliés pouvaient être devant Paris, et avant quinze jours Louis XVIII aux Tuileries. Que Napoléon persistât à opposer à la coalition une résistance insensée, que le peuple l'y aidât dans ce grand élan national que rêvait Carnot, qu'une défense nationale s'organisât sous la direction suprême et absolue de l'Empereur, Fouché se sentait perdu ; Napoléon dissoudrait la Chambre et, avant l'issue des événements, frapperait son ministre de la Police : en admettant que, parue acte d'inconcevable faiblesse, le maitre ne le fit pas jeter sous les verrous de Vincennes, ce n'était que partie remise ; vainqueur, il se vengerait, et vaincu  C'était précisément là que Fouché voyait l'horizon s'assombrir. Vaincu, l'Empereur entraînait le ministre de la Police dans sa chute ; Wellington et Blücher entrant de vive force à Paris, y installant Louis XVIII, quel quartier serait fait au ministre qui aurait jusqu'au bout servi l'usurpateur ? et, en admettant qu'il lui fût fait grâce, quel besoin aurait-on du régicide ? Comment celui-ci s'imposerait-il à Louis XVIII, que ses messagers avaient trouvé à Gand si froid, si réservé encore à l'égard des services du duc d'Otrante ? Il fallait que les alliés se présentant devant Paris n'y trouvassent plus l'Empereur, mais Fouché ; il fallait une révolution. Comment l'effectuer ? L'homme de Waterloo était encore l'homme d'Austerlitz, peut-être se réveillerait-il l'homme de Brumaire : il allait avoir, malgré tout, avec lui, s'il le voulait, l'armée et la rue, le conseil des ministres et peut-être les Chambres, toujours veules devant l'énergie du maître présent. Si le Parlement était en disposition de résister, en aurait-il la force et le temps ? Autre souci : en admettant qu'on pût désarmer, paralyser, renverser Napoléon par la Chambre, c'était substituer la dictature du Palais-Bourbon à celle des Tuileries, La Fayette à Bonaparte : or, la Chambre, Fouché le savait mieux que personne, était plus hostile mille fois aux Bourbons qu'a l'Empereur ; ayant étouffé la dictature, tous ces jacobins, tous ces libéraux se soumettraient-ils, entre les mains de Fouché, à ce rôle de dupes et de comparses qu'il leur destinait en son esprit ? Mieux valait donc que, Napoléon ne pouvant dissoudre la Chambre, celle-ci n'eût pas le loisir, en le renversant, d'assumer un rôle trop important : il fallait qu'en celte occurrence il n'y eût ni vaincu ni vainqueurs, que Napoléon abdiquât spontanément, que le duc d'Otrante eût, aux yeux de la Chambre et des alliés, le mérite de cette solution, qu'il s'imposât à l'Assemblée et devint son guide, son mandataire près de la coalition et des prétendants. La tâche deviendrait plus facile, sinon très aisée. Comment arriver à l'abdication de l'Empereur ?

Il fallait l'user par les conseils de sou entourage et le décourager dès l'abord par l'énergique attitude des Chambres. Préparer le terrain était, en attendant le retour de l'Empereur, la tâche qu'assumait le ministre : décourager les serviteurs les plus dévoués, les conseillers les plus écoutés, les gagner à l'idée d'une abdication volontaire qui assurerait peut-être â la nation le gouvernement de son choix, à Napoléon II, à la dynastie Bonaparte un trône si compromis par la résistance, et d'autre part surexciter l'esprit d'indépendance et d'opposition de la Chambre, en lui faisant tout craindre du César aux abois.

Le 20, au matin, le prince Joseph réunit chez lui les ministres et leur apprit la terrible nouvelle[48] ; immédiatement toutes les hypothèses furent examinées et passionnément débattues. Le principal obstacle aux projets de Fouché lui parut alors être Carnot ; celui-ci se montrait disposé à conseiller une défense à outrance, dans laquelle le loyal et bon patriote se déclarait prêt à mettre au service de l'Empereur sa foi, ses talents et son expérience de 1793. Heureusement pour Fouché, organisateur de la victoire, qui avait montré en une circonstance sa féconde énergie, était cependant à beaucoup d'égards un homme de devoir plus qu'un homme d'action et surtout qu'un homme d'État. Lorsque son devoir lui était impérieusement tracé, il le remplissait avec énergie ; lorsque sa conscience lui dictait un avis, une attitude, il soutenait cet avis, gardait cette attitude avec beaucoup de conviction et d'autorité ; mais s'il ne rencontrait pas autour de lui aide et appui, sans se démoraliser, ruais sans s'ingénier à trouver des combinaisons savantes, sans songer à des concessions qui ramenassent au but désiré ses collègues abusés, il se résignait à la défaite de ses idées, en se drapant dans son honnêteté mal comprise. Sans les Tallien, les Billaud et les Fouché, Carnot fût très stoïquement monté, le 9 Thermidor, à l'échafaud, laissant Robespierre maitre de la situation ; en fructidor il avait, par un froid respect de la légalité, failli perdre la République, qui lui tenait cependant plus à cœur qu'aux Barras et aux Fouché, et, sous l'Empire, il n'avait su, après une très belle et courageuse protestation contre la restauration d'un trône, que se retirer sous sa tente, laissant ainsi le champ libre à la réaction. Il n'avait pas de subtilités dans l'esprit, était d'une pièce et cherchait rarement comme Fouché à refaire une situation à peu près conforme à ses désirs avec les restes d'une autre sous lesquels il préférait s'enterrer. Le duc d'Otrante connaissait depuis longtemps cet homme si différent de lui et comptait sur un état d'esprit qui le lui livrerait tôt ou tard. Le juin, le ministre de l'Intérieur opina qu'il fallait se grouper derrière l'Empereur et s'entêta dans cette idée, mais sans faire un grand effort pour y rallier le conseil ni le Parlement, sur lequel il eût pu, on le vit plus tard, exercer plus d'influence que le duc d'Otrante. Il allait, son avis n'ayant pas été suivi, se laisser quelque peu conduire par les circonstances, sanctionner l'abdication de l'Empereur qu'il n'approuvait pas, en acceptant une place dans le gouvernement qui le remplaçait provisoirement, se faire évincer de la direction de ce gouvernement par l'homme dont il se méfiait a juste raison le plus, et, plein de foi dans ses idées, de dévouement à ses principes, en s'enfermant en une sombre apathie, contribuer une fois de plus à leur irrémédiable échec. Chose curieuse, avec un caractère tout autre, le maréchal Davout, qui, en ces circonstances, devait forcément l'être, avec Carnot et Douché, l'homme le plus en vue, offrait également prise au duc d'Otrante par une tendance analogue à celle de Carnot. Lui aussi était pour la résistance, et c'était une autorité que ce très grand soldat ; mais, plus habitué à la tactique des champs de bataille qu'à celle des crises politiques, il croyait, lui aussi, devoir donner son avis, le défendre avec énergie ; mais, cet avis repoussé, il jetait volontiers, qu'on rue permette l'expression, le manche après la cognée, jurait, sacrait contre les politiciens, et soudain, faute d'avoir cédé un peu, cédait tout.

Ce fut le triomphe de Fouché de faire collaborer ces deux hommes. qui le détestaient, à l'œuvre qu'il méditait et qu'ils répudiaient le 20 juin : faire croire à la Chambre qu'il était d'accord avec Carnot, à l'armée qu'il prenait conseil de Davout ; amener son collègue de l'Intérieur à lui céder presque par politesse la direction des affaires, son collègue de la Guerre, si hostile aux Bourbons, à en conseiller le rappel huit jours après, cela était-il, après tout, plus difficile que de faire de Napoléon le souverain indécis disposé à déposer les armes devant les sommations de ses ministres et de son Parlement, que d'amener les meilleurs serviteurs de l'Empereur, Maret et Regnaud, être les artisans de sa chute, et la Chambre quasi républicaine du 2 mai 1815 à devenir l'instrument inconscient d'une nouvelle restauration bourbonienne ? Telle fut cependant l'œuvre du duc d'Otrante pendant les quarante-huit heures qui suivirent le retour de l'Empereur aux Tuileries. Avait-il souvenance de l'époque où, enfermé dans son laboratoire, le professeur de chimie d'Arras combinait en ses cornues les éléments disparates d'une savante expérience pour s'acheminer anxieusement, mais patiemment, au résultat rêvé ?

Il était trop prévoyant, trop habitué à regarder en face la vérité, même lorsqu'elle le pouvait contrarier, pour se dissimuler qu'avant peu, d'une façon ou d'une autre, Louis XVIII serait aux Tuileries. L'important était qu'il y fût installé par ses soins : rétabli par une révolution royaliste ou par la bienveillance de la coalition, le frère de Louis XVI redevenait le roi de la réaction, des représailles, des vengeances, des proscriptions, redoutable hypothèse pour des hommes qui allaient avoir, aux yeux des royalistes de 1815, la double tare du 21 janvier et du 20 mars. Le mieux était de conjurer toute réaction et toute vengeance en se faisant, lui, régicide et ministre de Bonaparte, l'agent de la Restauration, d'imposer des conditions, de faire accepter par le roi les principes de 1789, les hommes de la Révolution et de l'Empire, et, pour tout dire, de s'installer, lui représentant de ces principes et de ces intérêts, dans les conseils de Louis XVIII. C'était, le 20 juin, un plan d'une inconcevable audace, mais le seul praticable après tout, et qui épargnait à la France, après une guerre étrangère effroyable, après une guerre civile odieuse, une insupportable réaction. Il n'eût osé assurément avouer ce plan ni au conseil, en grande majorité dévoué corps et âme à la personne de Napoléon et à sa dynastie, ni à la Chambre, foncière-nient hostile à la branche ainée, sous quelques conditions qu'elle fût restaurée. L'important pour le moment était d'écarter l'Empereur et de faire table rase ; avant de coudre, il fallait tailler. C'est à quoi rêvait sans doute le ministre de la Police, pendant que Paris attendait des dépêches le 19, ce à quoi il travailla dès que fut connue la poignante nouvelle.

La partie la plus facile de ce complexe programme semblait être d'ameuter la Chambre contre le souverain. Fouché connaissait les assemblées, leur savait fort peu d'initiative, fort peu de courage, fort peu de persévérance, sauf en un seul cas : la peur. Les grands politiques que les circonstances ont placés en face ou à côté d'une assemblée d'ancien ou de nouveau régime ont pensé de même : qu'on se rappelle, par exemple, Retz ne trouvant, en 1648, d'autre moyen de lancer le Parlement coutre la reine que d'affoler l'excellent président Violle par la perspective d'une dissolution et d'une arrestation ; Fouché le savait de reste, avant joué si merveilleusement de la peur à la veille de Thermidor pour soulever la Convention contre son tyran. La tactique restait bonne. Dès le 20, le bruit se répandait au Palais-Bourbon que Napoléon ne revenait qu'avec des projets de dictature sans contrôle : c'était la dissolution de la Chambre, une menace droite aux meneurs odieux au maitre et rejetés dans le néant, à tous ces hommes du passé, La Fayette ou Barère, Lanjuinais ou Lepelletier, aspirant à faire revivre, en cette heure de crise, les héroïsmes civiques des assemblées révolutionnaires : de ce fait, l'ambition, l'amour-propre, l'intérêt et la peur se trouvaient en jeu, sous couleur d'attachement aux principes de liberté, de légalité et de patriotisme. Ces bruits de dissolution et déjà quelques conseils de résistance partaient du cabinet du ministre de la Police générale, d'où les Jay, les Manuel et autres les colportaient au Palais-Bourbon. On disait encore bien d'autres choses : le duc d'Otrante, en relation avec l'Europe — la chose s'avouait maintenant —, s'était, déclarait-on, assuré que les puissances n'en voulaient réellement qu'à l'Empereur, et que, Napoléon écarté, la nation — s'entend la Chambre de ses représentants — serait libre de désigner le gouvernement de son choix. Une crainte vague, une grande irritation se manifestaient donc dans les couloirs ; ces sentiments prirent bientôt corps. Fouché était parvenu à conquérir La Fayette, l'ayant fort alarmé : cet illustre citoyen avait, on le sait, de lui-même une idée assez haute ; il entrevit, et le duc d'Otrante l'v encouragea pour un instant, une tache admirable : il voulait être une fois de plus le champion de la liberté, de la représentation nationale contre le despotisme : il était l'homme du moment comme en 89, comme plus tard en 1830, ne s'apercevant jamais que les roués se jouaient de lui et le poussaient en avant. La Fayette crut se servir de Fouché qu'il estimait peu ! Après une entrevue avec ce dernier, le noble amant de la liberté parut au Palais-Bourbon, où il déchaina d'un mot toutes les peurs, toutes les colères : à cette voix connue et aimée, la Chambre s'affola : le duc d'Otrante avait de ce côté si bien manœuvré que, le 31 au matin, l'Assemblée croyait réellement n'avoir plus à choisir qu'entre l'usurpation ou la déchéance, et, à tout prendre, devait se résigner plus volontiers à renverser le souverain qu'a se laisser dissoudre et frapper.

Le ministre de la Police cependant travaillait ailleurs : il se défiait du parlementarisme, de ses faiblesses, ne voulait pas, d'autre part, nous avons vu pourquoi, de la dictature de La Fayette. Il n'entrait pas dans ses vues qu'il y eût conflit et victoire éclatante. II fallait que le vaincu de Waterloo trouvât autour de lui, aux Tuileries même, des serviteurs découragés ou gagnés aux idées du duc d'Otrante. Caulaincourt, Cambacérès et Davout étaient trop disposés à envisager d'un œil très pessimiste la situation du souverain, pour que leur collègue eût beaucoup à faire pour semer la démoralisation. Mais l'auxiliaire à gagner était le ministre d'État Regnaud : il était un bonapartiste convaincu et, par là, peu suspect à l'Empereur. Lui et Fouché avaient été jadis en fort mauvais termes, mais, depuis quelques mois, le duc d'Otrante avait reconquis sinon la confiance, du moins l'estime de ses collègues par son incontestable savoir-faire. Eu relations journalières avec la Chambre des représentants dont il faisait partie, le ministre d'État était, de ce chef, mûr pour le découragement, ayant constaté à ses dépens, depuis cieux semaines, l'hostilité parfois âpre et tenace de l'Assemblée au gouvernement de l'Empereur. Fouché en prit, prétexte : membre de la Chambre et serviteur dévoué de la dynastie, Regnaud était, lui déclarait Fouché, appelé à prévenir tout conflit entre le souverain et l'Assemblée pour le plus grand bien des Bonaparte, car, en arrachant à l'Empereur une abdication en apparence spontanée et immédiate, il sauvait le fils du grand homme et la dynastie Bonaparte. Le duc d'Otrante allait donc jusqu'à jouer du loyalisme même du ministre d'État, comme du libéralisme ombrageux de La Fayette, pour préparer de loin le retour des Bourbons qu'ils étaient, le bonapartiste comme le libéral, d'accord pour détester et éloigner. Regnaud se laissa prendre, et très énergiquement prôna partout l'abdication spontanée. Le 21 au matin, tout était prêt, l'entourage intime de l'Empereur presque tout entier conquis à l'idée de l'abdication, et la Chambre décidée à l'imposer au besoin. L'Empereur pouvait arriver.

Il arriva en effet le 21 de bon matin, et aussitôt s'enferma avec le duc d'Otrante lui-même, qui affectait, au dire d'un témoin, l'air sensible et prévenant qu'on a au chevet d'un malade, tandis que l'Empereur, embarrassé de sa situation fausse vis-à-vis de cet homme, paraissait contraint et gêné. Fouché, chose incroyable, se montra fort optimiste ; il était peu désireux de compromettre ses projets, en les voulant personnellement servir ; il ne se faisait guère d'illusions, l'Empereur ne le consultait vraisemblablement que pour prendre le contre-pied de ses conseils et de ses vues. Tout ôtait tranquille, dit en substance le ministre de la Police ; l'Empereur n'avait qu'à parler pour se faire obéir[49]. Caulaincourt, que Napoléon vit ensuite, fut plus alarmiste, mais le souverain en parut impatienté.

Ce fut l'attitude du maitre dans le conseil des ministres tenu quelques heures après. Telle était l'audace de Fouché que, devant ses collègues dont aucun n'ignorait cependant ses sentiments, il parut se faire un jeu de les dissimuler. Il laissa Carnot prêcher la résistance à outrance en s'appuyant sur les Chambres, Davout et Lucien prôner au contraire la dissolution, Decrès et Regnaud insinuer timidement l'abdication ; lui ne dit que quelques mots, témoignant, écrit Thiers spirituellement, pour le malheur de Napoléon d'une affection qu'il ne ressentait pas et pour les Chambres d'une confiance qu'il n'avait pas. Perfidement il conseilla, connue Carnot, d'avoir recours fi la Chambre ; plus perfidement encore qu'on ne le peut penser, car, la délibération se prolongeant, le duc d'Otrante, qu'inquiétaient l'altitude très résolue du souverain et les visibles hésitations du conseil, faisait sous main informer La Fayette qu'on discutait décidément à l'Élysée le projet de dissoudre on de proroger la Chambre. L'Assemblée siégeait ; La Fayette monta à la tribune et, après un court exorde, déposa la proposition qui devait avoir de si grosses conséquences ; il demandait qu'on déclarât la patrie en danger, les deux Chambres en permanence, et coupable de trahison quiconque voudrait les dissoudre ou les proroger. Il fallait aussi que l'Assemblée mandât immédiatement dans son sein les ministres de la Guerre, des Relations extérieures, de l'Intérieur et de la Police, qui lui rendraient compte de l'état des choses ; enfin, ne pouvant oublier de vieux amis, le général proposait de mettre les gardes nationales sur pied dans tout l'Empire. Un des hommes de Fouché, le député Lacoste, appuya ces propositions, qui furent adoptées séance tenante, sauf la dernière, dont le vote eût certainement contrarié le duc d'Otrante, car on y pouvait voir poindre la dictature civique de l'ancien commandant de la garde nationale de 89[50]. Rien ne devait donc plus satisfaire Fouché que ce vote qui allait le défaire du vaincu de Waterloo, sans l'embarrasser de l'encombrant général au cheval blanc.

Cependant la délibération continuait à l'Élysée, où le duc d'Otrante gardait une physionomie très flegmatique devant le plaidoyer pro domo de Napoléon et les objections de plus en plus hardies de Regnaud ; car ce Bertrand s'était décidé à retirer les marrons du feu pour ce Raton de haute école. La nouvelle de ce qui venait de se passer au Palais-Bourbon tomba comme une bombe dans le conseil ; nul ne s'attendait à cette offensive hardie, sauf peut-être le Machiavel de la Police. L'Empereur parut d'abord exaspéré et comme toujours exhala en une sortie violente son ressentiment et son désir de passer outre. Les ministres essayaient de le calmer, quand on apprit avec stupéfaction que la Chambre des pairs, bien plus favorable à Napoléon, avait cependant accueilli et voté la résolution des représentants portée devant elle. Napoléon en parut atterré, et, envisageant la situation avec plus de sang-froid, il se calma brusquement et se déclara soudain prêt à abdiquer ; il ajouta toutefois qu'il entendait agir spontanément et sans y être invité par les Chambres factieuses ; il voulait donc auparavant, encouragé par Lucien qui retrouvait l'énergie de Brumaire, se débarrasser des collègues de La Fayette et de Lanjuinais. Mais Regnaud, Davout, Maret, tous ces fidèles, trop ébranlés depuis vingt-quatre heures, semblaient, puisque aussi bien il fallait en finir, peu disposés à approuver une pareille résolution grosse de conflits ; ils la combattirent, tandis que le duc d'Otrante, toujours silencieux, suivait d'un œil anxieux, mais impénétrable, toutes les péripéties d'un drame dont il avait écrit le scénario, niais dont le dénouement restait inconnu, gros pour lui de conséquences heureuses ou tragiques.

Peut-être pressait-il secrètement ses amis du Palais-Bourbon d'agir promptement : on envoyait à l'Élysée des émissaires ayant pour mission d'exiger une réponse au message. Regnaud partit enfin, porteur, sinon d'une réponse ferme à laquelle l'Empereur ne pouvait se résoudre, au moins de quelques promesses vagues. C'était une imprudence ; le ministre d'État, déjà fort ébranlé, ne tarda pas à être complètement confirmé par les clameurs, les propos, les discours, dans son idée que, pour sauver la dynastie, il fallait que son chef se sacrifiât sans délai. On réclamait l'abdication, on voulait le duc d'Otrante dans l'hémicycle ; Jay se plaignit amèrement de l'outrage fait à l'Assemblée par les ministres qui, mandés par elle, désobéissaient à ses ordres, et demanda qu'on les convoquât derechef ; déjà Manuel réclamait la formation d'une Commission de gouvernement. Regnaud alarmé revint à l'Élysée et insista sur la nécessité de donner satisfaction à la Chambre. Un message fut alors confié à Lucien ; celui-ci arriva à six heures du soir au Palais-Bourbon, accompagné enfin de tous les ministres, dans les rangs desquels tous les regards cherchaient la morne et impénétrable figure du protagoniste de ce drame politique. On sait ce qui se passa en cette mémorable séance. Lucien, bien accueilli d'abord tant qu'on le crut porteur de l'acte d'abdication, fut moins bien écouté lorsqu'on le vit simplement proposer des mesures à concerter entre l'Assemblée et le souverain : la Chambre désorientée allait-elle céder ? Dès lors, le coup manquait, Napoléon restait sur le trône. Le duc d'Otrante devait frémir ; l'Assemblée entière le contemplait immobile et muet à ce banc des ministres, d'où l'avait jusque-là banni la défiance du maitre. Sous quel prétexte pouvait-il parler, dire, lui ministre, l'inanité de ces mesures proposées par le gouvernement ? Il avait ses agents ; on les connaissait, et l'émotion fut grande quand on vit le meilleur d'entre eux, Jay, monter à la tribune. Nul ne douta que l'ancien précepteur des enfants d'Otrante ne fin là l'écho, l'organe, l'homme de Fouché ; c'était donc bien une comédie concertée, ce dialogue qu'on vit s'établir entre l'orateur tourné, en interrogateur, vers le banc des ministres et le ministre de la Police, compromettant par une réponse habilement insignifiante le gouvernement qu'il y représentait. La guerre était-elle possible même avec Napoléon à la tête des avinées ? La paix l'était-elle avec Napoléon à la tête du gouvernement ? Et comme les ministres s'enfermaient en un silence tragique, on vit le duc d'Otrante se lever au milieu d'un frémissement de curiosité et gagner enfin la tribune. Ce fut la plus grande trahison peut-être de Fouché et qui le sacrait bien l'homme du parlementarisme, que cette réponse où, en se couvrant en apparence de la solidarité ministérielle dont on le savait en général peu soucieux, il dit hypocritement que les ministres, ayant collaboré au message, n'avaient rien à y ajouter. Ou devine l'immense déception de l'Assemblée, le champ ouvert aux ironies, aux violences, par cette réponse aux deux terribles questions posées. C'était donner beau jeu aux ennemis de l'Empereur si mal défendu. Au milieu d'une Assemblée que cette réponse évasive et. angoissante rendait fébrile, Jay se prit à épiloguer : l'Empereur était impossible, odieux à tous les partis, les royalistes exaspérés, les libéraux déçus, l'armée brave sans doute, mais trop faible ; le souverain, devenu le seul obstacle à l'union à l'intérieur, à la paix avec l'ennemi, était tenu à s'effacer, la Chambre à accepter, à provoquer au besoin l'abdication. Eu vain, à cet éloquent réquisitoire, Lucien opposa un vibrant plaidoyer ; il ne s'attira qu'une sanglante riposte, restée célèbre, du général La Fayette. Du reste, le duc d'Otrante veillait ; après Jay, c'était toute la camarilla, c'était Lacoste, c'était Manuel qui montaient à la tribune et insistaient sur l'abdication nécessaire ; seulement, comme il était imprudent d'acculer le lion blessé, les amis de Fouché parlèrent avec de grands ménagements du souverain menacé ; on ne réclamait pas la déchéance, on le priait d'abdiquer spontanément, étrange ironie des formules politiques ! N'était-ce pas cependant traiter l'Empereur en souverain déclin que de nommer une Commission qui devait se concerter avec les ministres sur le salut de l'État ? Ce Comité de salut public réclamé dès le 17 par Barère se trouvait en effet constitué : Fouché devait v jouer, entre ses Collègues subjugués et des commissaires élus sous son action, un rôle prépondérant[51].

Il était temps : son jeu commençait à être connu à l'Élysée, et le fourbe vraiment dépassait son déguisement de toute part ; il restait avec l'Empereur dans une attitude de componction et de respectueuse condoléance qui mettait hors d'eux les mamelouks ; La Valette, Savary, qui, eux, ne s'étaient jamais ralliés à Fouché comme Maret et Regnaud, dénonçaient sa trahison, conseillaient au souverain de passer outre, Napoléon continuant A flotter entre toutes les résolutions. Fouché, lui, n'hésitait plus ; ne pouvant se dissimuler qu'il était découvert, compromis, perdu, si l'Empereur restait au pouvoir, il était, comme à la veille de Thermidor, résolu à vaincre, à précipiter les événements. Quels souvenirs devaient lui rappeler ces Tuileries où la Commission parlementaire et les ministres délibérèrent dans la nuit du 21 au 22 ! C'était là que, le 9 Thermidor, il était venu conférer avec les Collot d'Herbois et les Billaud-Varennes, à l'heure même où Tallien allait monter à la tribune pour porter le coup de grâce à Maximilien. C'était dans ce même décor, après dix-neuf ans presque jour pour jour, la même lutte pour la vie, âpre, impitoyable, où toute défaillance peut amener la finale catastrophe.

Cette nuit tout entière du 21 au 22 se passa dans les délibérations de la Commission. La Fayette essaya d'y faire prononcer la déchéance, échoua ; mais n'était-ce pas consacrer une fois de plus la déchéance de fait, que de désigner tous les commissaires qui, pris dans le sein de la Commission, devaient, sans intermédiaire, négocier avec l'ennemi, prérogative souveraine au premier chef ?

Napoléon le comprenait, luttait encore, traitant de dupes de Fouché ceux qui, comme Manet et Regnaud, continuaient à conseiller l'abdication ; mais il sentait le sol de toute part miné sous lui ; il fallait cependant un dernier coup de pioche.

A l'Élysée comme aux Tuileries, on délibérait dans la fièvre, à l'aurore du 22 juin ; c'était, avec cette aube, le jour de Fouché qui se levait. La Chambre se réunit à neuf heures du matin plus affolée que jamais, compromise qu'elle était, menacée si Napoléon n'abdiquait pas ; plus que jamais aussi les amis du ministre de la Police y discouraient et y agissaient. On disait Grouchy en marche sur Paris avec 130.000 hommes, prêt à aider l'Empereur dans sa résistance aux vœux de l'Assemblée, et la nouvelle était officiellement confirmée par Davout lui-même. A ce coup, l'inquiétude fut extrême, il fallait frapper un grand coup ; on réclama la déchéance ! L'intervention du général Solignac ne fit qu'ajourner cette suprême résolution. Une heure était laissée à l'Empereur pour choisir entre l'abdication volontaire et la déchéance ; le général lui-même fut chargé d'aller signifier au souverain cet insolent ultimatum.

L'entretien fut long ; enfin l'Empereur, le conseil réuni, sans dissimuler l'amertume que lui laissait cette humiliante sommation, signa l'abdication exigée. Pendant qu'il en rédigeait les termes, Napoléon, apercevant Fouché en train d'écrire, se tourna brusquement vers le fauteur secret de ce coup d'État : Écrivez à ces messieurs, dit-il en ricanant, de se tenir tranquilles, ils vont être satisfaits. Le duc d'Otrante, en apparence indifférent à l'ironie de cette interpellation, continua à écrire au député Ma miel, auquel il traçait sans doute la marelle à suivre. Comme si l'Empereur se fut, dès lors, désintéressé de tout, ce frit au ministre de la Police qu'il confia l'acte d'abdication. Quel frémissement de joie chez cet homme, lorsqu'il tint en ses mains ce papier on sa victoire était inscrite en inoubliables caractères ! Comme au 9 Thermidor, il avait vaincu plus puissant que lui ; mais avant plus d'expérience qu'alors de la vie politique, il entendait cette fois que sa victoire eût un lendemain. Cette fois on venait de tailler : il fallait coudre.

A une heure de l'après-midi, le duc d'Otrante faisait au Palais-Bourbon une entrée sensationnelle il monta à la tribune, au milieu de cette salle où, debout et frémissante, toute l'Assemblée écouta les dernières paroles de l'Empereur transmises à la nation par l'homme qui avait le plus contribué à sa chute. La Chambre avant accueilli avec un respect tout nouveau cette solennelle communication, le duc d'Otrante, que son flair subtil inspirait fort bien à la tribune, crut devoir entrer dans ce concert d'émotion. Messieurs, dit-il lentement[52], ce n'est pas ici le moment où la Chambre des représentants doit se prononcer en face de la nation et de l'Europe pour sa liberté. son indépendance et le succès des principes pour lesquels la nation verse son sang et s'épuise depuis vingt-cinq ans. Ce n'est pas devant une assemblée composée de Français que je croirai convenable de recommander les égards dus a l'empereur Napoléon et de rappeler les sentiments qu'il doit inspirer dans son malheur. Les représentants de la nation n'oublieront point, dans les négociations qui devront s'ouvrir, de stipuler les intérêts de celui qui, pendant de longues années, a présidé aux destinées de la patrie. Je propose à la Chambre de délibérer qu'une Commission de cinq membres sera nommée séance tenante, qu'elle sera chargée de se rendre auprès des puissances alliées pour y traiter des intérêts de la France, dans les circonstances et la position nouvelle où elle se trouve, et soutenir ses droits et l'indépendance du peuple français. Je demande que cette Commission, nommée aujourd'hui, puisse partir demain.

C'était enterrer sa victime sous les fleurs, suprême habileté qui lui donnait grande allure, et c'était aussi un hommage aux sentiments chevaleresques de l'Assemblée dès lors conquise. Et pendant qu'il ensevelissait sous ses tristes hommages le souverain déclin, déjà se dessinait en ce cerveau fécond un autre plan : celui d'écarter de l'Assemblée, sous couleur de mission patriotique, quelques députés influents.

Dans tous les cas, le discours était habile ; bonapartistes, républicains et libéraux y trouvaient leur compte. Mais ce qu'on pouvait cependant y remarquer, c'était l'absence d'un nom, celui de Napoléon II en faveur duquel avait abdiqué l'Empereur. Déjà Fouché n'en voulait plus, le croyant impossible n faire agréer aux alliés. La Chambre elle-même, qui la seille eût acclamé le petit prince, fléchissait maintenant ; le duc d'Otrante faisait dire que ce second sacrifice satisferait les alliés, et plus d'un libéral, fort hostile à Louis XVIII, pensait assurer ainsi le trône à Louis-Philippe d'Orléans. Comme, d'autre part, le duc d'Otrante n'entendait pas que l'Assemblée, conduite par La bavette et Lanjuinais, assumât la dictature, il trouva habile de faire écarter la proposition qui se produisit immédiatement, tendant a ériger la Chambre en .Assemblée nationale. Il fit au contraire voter la constitution d'une Commission de gouvernement, après s'être, au préalable, assuré que La bavette, Lanjuinais et Flaugergue, les trois têtes du parti libéral, ne seraient pas élus. Le fait est que, dans le premier scrutin, Carnot le fut par 324 voix et Fouché par 293, tandis que La Fayette ne réunissait que 142 suffrages ; évidemment l'élément bonapartiste et révolutionnaire lui préférait encore le duc d'Otrante. Le pauvre général, joué par celui-ci comme il le fut toujours par les habiles, devait être, le lendemain, frustré du commandement de la garde nationale, qui lui avait été promis, et éloigné de Paris par le duc d'Otrante, si bien que celui-ci, ayant, le 20 et le 21, réduit, grâce La Fayette, Bonaparte it abandonner le terrain, se débarrassait le 22 de son encombrant allié, dupé, joué et définitivement écarté. Fouché avait bien le droit de dire Pasquier le 22 : Vous conviendrez que c'est assez de besogne faite en moins de deux fois vingt-quatre heures[53].

La Chambre ayant élu comme troisième commissaire l'obscur général Grenier, les pairs complétèrent la Commission en y nommant Caulaincourt et Quinette. Mais cette Commission, Fouché entendait qu'elle fa, non un conseil de régence, niais bien un gouvernement provisoire. C'est pourquoi, dans la nuit du 22 au 23, il se prépara à repousser le dernier assaut qu'allaient livrer à la Chambre les partisans de la dynastie ; Manuel fut mandé d'urgence chez Fouché, et celui-ci confiait à Pasquier qu'il l'avait chargé de retourner l'Assemblée[54]. De fait, au moment où la Chambre allait peut-être proclamer Napoléon II, ce fut l'ami de Fouché qui fit écarter la proposition par un discours plus habile encore qu'éloquent, et sous prétexte que, l'avènement de Napoléon II allant de soi, il était contraire à la Constitution de le proclamer, manœuvre bien tortueuse, argument perfide et hypocrite, sorti en droite ligne du cerveau fertile du retors Fouché, avant d'aller convaincre l'Assemblée par la bouche éloquente du jeune député libéral[55].

Dès le 22, la Commission s'établissait aux Tuileries : Fourché, cette fois, avait bien vaincu.

 

 

 



[1] Cf. chapitre XXIV.

[2] GINGUENÉ, Une mission en Suisse pendant les Cent-Jours.

[3] Le duc d'Otrante ou duc de Vicence, 24 avril 1815. Arch. Aff. étr., 1801, 221.

[4] DE BAUSSET, III, 222.

[5] Cf. plus bas, dans ce chapitre. METTERNICH (Mém., I, 207) dit, du reste, que l'agent qu'on lui dépêcha, probablement Bresson, était chargé par le duc d'Otrante de la prière de laisser proclamer empereur le roi de Rome.

[6] Cette lettre est extrêmement intéressante. Le duc d'Otrante au prince de Metternich, 23 avril 1815. Arch. Aff. étr., France 1801, 218.

[7] Le duc d'Otrante au duc de Vicence, 23 avril. Arch. Aff. étr., Fr. 1801, 216.

[8] Sur tout cet incident nous suivons la version de FLEURY DE CHABOULON, acteur principal, y a consacré vingt pages de ses Mémoires (I, 1-21). M. Henry HOUSSAYE a cru devoir également s'y référer presque exclusivement. Cf. aussi Mém. de Metternich, II, 514, 516. — Journal de Gourgaud, II, 324. — Mém. de Fouché, II, 333-338. — GAILLARD, Mém. manuscrits, et THIERS. Nous ne renvoyons pas toujours à ces sources.

[9] FLEURY, II, 21.

[10] L'Empereur, revenant sur cette affaire dans ses conversations avec Gourgaud à Sainte-Hélène, disait : J'aurais dit dès lors le faire fusiller ; mais Laffitte m'en a empêché. FOUCHÉ (Mém., II, 331) attribuait la modération de l'Empereur à l'intervention non de Laffitte, mais de Carnot.

[11] FLEURY, II, 21. — Le duc d'Otrante à Metternich, 8 mai 1815 (Mém. du roi Jérôme, VII, 365).

[12] FLEURY, II, 21.

[13] Le duc d'Otrante au duc de Vicence, avril 1815. Arch. Aff. étr., 1801, 217.

[14] Le duc d'Otrante aux préfets, 1er avril. Moniteur du 15.

[15] METTERNICH, I, 207. PASQUIER, III, 189.

[16] LAMOTHE-LANGON, Après-midi de M. de Cambacérès, III, 297.

[17] Un agent au duc d'Otrante, mai 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[18] POZZO DI BORGO, 3 mai 1815. I, 99.

[19] PEUCHET, V, 132-134.

[20] Mém. inédits de Gaillard. POZZO DI BORGO, I, 99. CHATEAUBRIAND, Mém., III, 405. MM. BOMBERG et MALET (préface, XLVI) se rallient à l'opinion que Gaillard servit d'intermédiaire.

[21] GAILLARD, Mém. inédits. CHATEAUBRIAND, III, 405. POZZO DI BORGO, 3 mai 1815, I, 99.

[22] Quoi qu'en dise PASQUIER, III, 187.

[23] PASQUIER, III, 187. — Mém. inéd. de Gaillard.

[24] Mém. inédits de Gaillard. Pozzo DI BORGO, 31 mai 1815, I, 99. PASQUIER, III, 242.

[25] BEUGNOT, III, 280 ; dit aussi que, dès avril 1815, Talleyrand et Fouché avaient lié partie.

[26] POZZO DI BORGO, 3 mai, I, 99 ; 6 mai, I, 114.

[27] CHATEAUBRIAND, Mém.

[28] DE CHENIER, Davout, 511.

[29] Indépendant du 13 mai.

[30] Indépendant du 25 mai.

[31] Indépendant du 14 mai.

[32] Décret du 2 juin, Moniteur du 6.

[33] PASQUIER, III, 230.

[34] Napoléon au duc d'Otrante, 27 mai 1815 (Lettres inédites de Napoléon. Papiers confiés à Gaillard).

[35] Indépendant du 5 juin.

[36] Indépendant du 28 mai.

[37] Séance de la Chambre des députés du 6 juin, Moniteur du 7.

[38] Napoléon au duc d'Otrante, 29 mai 1815. Lettres, II, 353, 1216.

[39] CARNOT, II, 561 ; LA VALETTE, II, 180-183.

[40] PASQUIER, III, 195 ; MÉNEVAL, II, 339.

[41] Dialogue de l'Incurable et de la Girouette. Indépendant du 16 mai 1815.

[42] CARNOT, II, 561.

[43] Séance du 16 juin, Moniteur du 17.

[44] Rapport fait à l'Empereur pur le duc d'Otrante, ministre de la Police générale, imprimé par ordre de la Chambre, 17 juin 1815.

[45] Indépendant du 18 juin.

[46] Séance du 17 juin 1815, Moniteur du 18.

[47] CAULAINCOURT, II, 198, 200.

[48] Pour tout ce chapitre, cf. Mém. de Fouché, II, 344-347. Nous suivons ici THIERS bien plus volontiers que pour l'histoire de l'Empire antérieure à 1814. Thiers a connu personnellement beaucoup des personnages de ce drame, Jay par exemple, Clément du Doubs, La Fayette et autres, et son autorité d'historien, parfois contestable, se double ici de celle d'un quasi-témoin. Nous empruntons donc ici, sans hésiter, plus d'un détail à l'Histoire de l'Empire.

[49] Nuit de l'abdication, manuscrit (Arch. Aff. étr. France, 1802, 256).

[50] Séance du 21 juin, Moniteur du 22.

[51] Pour tout ce récit, cf. THIERS et Moniteur du 22. Séance du 21 juin.

[52] Séance du 22 juin, Moniteur du 23 juin 1815.

[53] PASQUIER, III, 253. Il exultait, montrant, dit Mme DE CHÂTENAY, ce jour-là une confiance inexprimable et un espoir illimité en son avenir.

[54] PASQUIER, III, 257.

[55] Séance du 23 juin, Moniteur du 24.