L'EXPANSION FRANÇAISE

DEUXIÈME SÉRIE. — L'EXPANSION EN EUROPE

 

VI. — LE DÉCLIN.

 

 

La grandeur et les causes de la décadence. — La première partie du siècle nous vaut encore des succès, — La Lorraine réunie. L'Orient sous notre protectorat. — La succession d'Autriche. Nous travaillons pour le roi de Prusse. — La paix en roi. Louis XV commence à voir clair ; le renversement des alliances ; le peuple ne veut pas de l'alliance autrichienne ; elle est malheureuse. — Le traité de Paris. — La France intellectuelle domine l'Europe. — De Montesquieu à Voltaire. — Les rois clients de nos penseurs. — L'Europe ensuite conquiert la littérature française et la dénationalise. — Même aventure arrive à l'art. — De Watteau à David. La France devient cosmopolite. — Le coup de foudre de la Révolution.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Nous avons clos notre dernière conférence sur un tableau bien propre à séduire un auditoire français. Au moment où Louis XIV agonise et meurt, la France, qu'il a placée si haut, est encore, en dépit d'échecs passagers et de nuages menaçants, à la tête de l'Europe. Le roi s'éteint à Versailles, mais Versailles domine le monde. Non seulement la diplomatie et les guerres du règne nous ont valu de nous arrondir, sur nos frontières du Nord, de l'Est et du Sud-Est, de la Flandre, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de quelques villes de Savoie, mais elles ont abouti à placer, envers et contre tous — c'est le cas de le dire —, à Madrid un prince de la maison de France, et enlevé ainsi à la maison d'Autriche, rivale séculaire de notre dynastie nationale, toute une grosse partie de l'héritage de Charles-Quint. Sans doute, la branche allemande de la maison rivale étend encore une ombre fâcheuse sur une partie de l'Europe ; mais n'importe : pour tous, la France a définitivement primé l'Autriche dans la Chrétienté.

Par surcroît, l'incomparable prestige qui en est résulté a permis à Louis XIV de réimposer à l'Orient méditerranéen le protectorat qui est un des articles essentiels du programme national. Et, bien plus loin que l'empire ottoman, en Perse et dans l'Inde, la France a commencé à se faire connaître, tandis que, du fleuve Saint-Laurent où prospère la colonie du Canada, aux bouches du Mississipi, le fleuve Colbert, un immense empire français semble en voie de s'établir.

Notre commerce, si activement poussé par Colbert aux progrès, s'épanche au dehors ; de Nantes à Marseille, les ballots de marchandises s'exportent, tandis qu'y affluent les sequins d'Orient, les douros d'Espagne, les guinées d'Angleterre.

Par surcroît, nos lettres et notre art ont jeté un tel éclat que l'Europe, éblouie et séduite, s'est, au point de vue de l'intelligence et du goût, laissé entièrement conquérir. Si bien que, dans tous les domaines, celui de la politique, du commerce, des lettres, des arts, des idées, la France semble au zénith sur l'horizon européen.

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Elle est en effet à son zénith, et c'est là qu'est le danger.

Le dix-huitième siècle va voir se jouer le dernier acte ou si vous voulez les deux derniers actes de ce drame grandiose qu'est l'histoire de l'expansion de l'ancienne France. Dans la première moitié du siècle, la France continuera à bénéficier en Europe du prestige inouï acquis au cours du siècle précédent. Certes, à tout observateur attentif, il apparaît que, dans les dernières années du grand règne même, le soleil commence à baisser. Mais vous savez ce qu'est un coucher de soleil après une splendide journée d'été : lentement le soleil décline sur le ciel ; il décline, mais il n'est pas d'heure où il semble plus chaud et plus éblouissant ; il embrase longtemps l'horizon comme d'un feu d'apothéose et on le regarde illuminer l'espace de couleurs opulentes et bien longtemps encore après que, derrière les collines, il a disparu, sa lueur continue à éclairer le ciel. Ainsi le soleil de Versailles, au moment où il décline, éblouit encore l'Europe et, à l'heure même où il se sera couché, on le verra illuminer l'horizon d'un dernier reflet.

Le règne de Louis XV marque pour le soleil français l'heure du déclin. Louis XIV a obtenu, en imposant à l'Europe son petit-fils comme roi d'Espagne, le dernier grand succès de la maison de Capet et de la Monarchie française. Il lègue à son arrière-petit-fils et successeur, Louis XV, un pays fatigué, des finances épuisées, des armées affaiblies, une société excédée, un peuple affamé. Et il faut bien se dire, pour excuser tout ce que ce nouveau règne comptera de grandes et petites déchéances, que la tâche n'était point commode. Or l'œuvre n'était pas achevée : le Rhin n'était français que sur un point : l'Alsace. Il restait à conquérir, si l'on voulait rester fidèle à la politique séculaire des rois, les Pays-Bas, encore aux mains des Autrichiens, et à s'inféoder les Trois Électorats ecclésiastiques du Rhin : il fallait aussi acquérir définitivement l'enclave lorraine entre Alsace et Champagne. Si, par ailleurs, on voulait jouir des fruits de l'avènement d'un Bourbon en Espagne, il était nécessaire de maintenir entre les deux branches de la Maison une union étroite et, autant que possible, arracher l'Italie à la domination de l'Autriche pour y installer celle des Bourbons d'Espagne. Pour beaucoup de gens, il était enfin expédient d'achever la ruine de la maison d'Autriche dans toute l'Europe.

Là peut-être fut l'erreur. Les peuples ont beaucoup de peine à renoncer aux antipathies séculaires. L'Autriche était, depuis des siècles, pour nos rois et nos ministres, l'ennemie héréditaire, la rivale à abattre par tous les moyens. Pour le peule entier cette maison d'Autriche incarnait l'Allemagne ennemie. Or, il se produisait en Europe de très grands changements, que devait consommer le siècle suivant. Une puissance était née à la fin du seizième siècle, en Allemagne, avait grandi au dix-septième siècle, allait prodigieusement s'élever au dix-huitième. C'était la Prusse. Un ministre très clairvoyant pouvait-il, dès le début du dix-huitième siècle, prévoir la fortune des Hohenzollern ? Peut-être. En fait, presque personne ne parut y penser. Parce que la lutte contre la maison d'Autriche était un dogme qui datait de François Ier et peut-être plus haut, parce que Richelieu l'avait fortifié jusqu'à en faire la base de toute sa politique, les ministres de Louis XV jusqu'à Choiseul s'y tinrent, et parce que la Prusse travaillait à faire échec à la Maison en Allemagne, bien loin de combattre la Prusse, on allait en favoriser les progrès. Sous un roi remarquable, Frédéric II, le nouveau royaume, profitant de ces dispositions, se va tailler une telle place que lorsque, clans la seconde moitié du siècle, le gouvernement français essayera de réagir, il sera trop tard.

Par ailleurs, une autre puissance s'élevait rapidement, que les derniers événements du règne de Louis XIV avaient singulièrement grandie, c'était l'Angleterre.

A la fin du dix-septième siècle, une réaction tout à la fois nationaliste et protestante avait jeté bas la dynastie Stuart, presque inféodée à la France. Guillaume d'Orange, notre principal ennemi sur le Continent depuis 1676, avait, en 1688, renversé son beau-père Jacques II et, maître du trône, avait complètement bouleverse la politique anglaise. L'Angleterre, que l'alliance française ne satisfait jamais que dans la mesure où elle y gagne, avait sympathisé avec un roi qui rompait l'alliance : celle-ci était trop faite de subordination et l'orgueil britannique en saignait. Dès lors nous n'avions pas rencontré d'adversaire plus acharné que l'Angleterre. Elle ne devait plus désarmer, au dix-huitième siècle. L'entreprise coloniale de la France en Amérique et aux Indes exaspérait un peuple que sa situation prédestine à la domination de la mer ; les desseins, plus ou moins avoués, de nos hommes d'État sur les Pays-Bas achevaient de l'alarmer.

La situation en 1714 était donc pleine de dangers menaçants. La France affaiblie se trouve en face de deux puissances, l'une née d'avant-hier, l'autre renée d'hier. Prusse et Angleterre n'aspirent qu'à nous éliminer, et de trop longues années encore, la France cependant refuse de voir ailleurs qu'à Vienne l'ennemi à combattre.

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Au fond, c'est la question des Pays-Bas qui, sans qu'on l'avoue, hypnotise nos hommes d'État.

Mais précisément il eût fallu faire de la reprise des Pays-Bas le but exclusif de nos efforts. Trop souvent, depuis des siècles, nous avons dispersé notre grand travail français. Les Pays-Bas — la Belgique actuelle — conquis avec la Lorraine et quelques terres rhénanes, la France était complète ou à peu près. Elle le sentait et c'est ce qui perpétuait la lutte avec l'Autriche, propriétaire des Pays-Bas. C'est ce qui rendra toujours, en France, en ce dix-huitième siècle, une alliance autrichienne odieuse.

La politique du gouvernement de Louis XV sera à cet égard extrêmement différente. De 1715 à 1756, on continue par tous les moyens à faire échec à la maison d'Autriche. De 1756 à 1774, s'apercevant peut-être que cette lutte a favorisé les progrès effrayants de la Prusse et de l'Angleterre, mais aussi pour d'autres mobiles, Louis XV et ses ministres se rapprocheront de l'Autriche et se lieront à elle par une étroite alliance. Mais l'expansion française à ses frontières et hors de ses frontières ne gagnera grand'chose à l'une ni à l'autre des deux politiques et le règne aboutira finalement à un lamentable fiasco qui laissera la France abaissée, humiliée, diminuée de tout son empire colonial, atteinte en Europe dans ses œuvres essentielles.

Dans les trente premières années cependant, la France, je le répète, bénéficie de la grandeur acquise et l'astre ne paraît pas tout de suite décliner.

Après une période de brouille avec la dynastie française si laborieusement instaurée à Madrid, la France a relié partie avec les Bourbons d'Espagne, et aux dépens de l'Autriche, elle leur a fait donner le royaume de Naples et les duchés de Panne et de Plaisance, ce qui en somme installe sinon la France, du moins des dynasties françaises dans la moitié de l'Italie, ne laissant à l'Autriche que le nord de la Péninsule.

D'autre part, une heureuse combinaison nous a valu la Lorraine. Le 15 février 1737, le dernier duc de la dynastie de Gérard d'Alsace, François de Lorraine, a abandonné son duché au beau-père du roi, Stanislas Leckzynski, après la mort duquel, clause acceptée par l'Europe, le duché reviendra sans conteste et comme automatiquement à la France.

Cette réunion de la Lorraine au domaine français entraînait d'autres conséquences. Elle ajoutait au prestige français qui, de 1737 à 1740, parut un instant avoir atteint derechef un admirable éclat.

En Orient, la France avait promptement repris toute son influence, battue en brèche pendant la minorité de Louis XV. Une puissance nouvelle, la Russie, s'avançait de ce côté-là. En Pologne, elle était arrivée à nous supplanter en éliminant notre protégé, ce même roi Stanislas. Et maintenant, se glissant le long des rives de la mer Noire, elle ébauchait très largement cette politique orientale qui devait prendre sous les successeurs de Pierre Ier une si grande extension. Elle avait conclu, contre les Turcs, amitié avec l'Autriche et les deux puissances paraissaient disposées ou à s'inféoder la Turquie ou à se partager ses dépouilles.

De tels projets aucun État, sauf la Turquie elle-même, ne devait plus s'alarmer que la France. Par nos précédentes conférences, nous savons que le respect de notre protectorat d'Orient était un des articles essentiels du programme d'expansion. Et si tout était bouleversé en Orient, nous étions, après le Turc, la première victime de ces bouleversements.

On envoya là-bas un diplomate de tout premier ordre, M. de Villeneuve. Celui-ci, ainsi qu'il était de tradition parmi nos ambassadeurs à Constantinople, entendit jouer non pas simplement le rôle d'un ambassadeur, mais celui d'un conseiller du sultan et, disons le mot, d'un agent de protectorat. L'Autriche, ayant envahi la Valachie et la Turquie, occupe Azow ; c'est Villeneuve qui excite le sultan à prendre l'offensive et à se jeter sur la Hongrie. Et lorsque des succès auront couronné l'offensive turque, c'est Villeneuve qui s'offre comme médiateur, mais de telle façon qu'il vaut au sultan de considérables avantages. Du coup, Villeneuve acquérait en Turquie une situation telle que rarement la France parut plus haut en Orient.

C'eût déjà été un avantage par lui-même considérable, mais les succès de la Turquie contre ses ennemis, grâce à la diplomatie française, relevait celle-ci à ce point que tout ce qui craignait l'ambition russe grandissante parut disposé à réclamer notre protection. La Suède, le Danemark, la Pologne rentraient dans notre étroite clientèle. Et en cette année 1740, le roi de France parut vraiment aussi haut et plus haut même que ne l'avait été son grand-père, le roi Louis XIV. Frédéric II jugeait que le cardinal Fleury avait relevé et guéri la France. Certains Français estimaient, avec l'avocat Barbier, que Louis XV pouvait agir en maître et arbitre de l'Europe. Déjà, ceux que préoccupaient l'ambition de l'Angleterre, affirmaient qu'on lui allait enlever la balance des affaires de l'Europe. Saluons ces dernières paroles de l'orgueil français. Nous ne les entendrons plus avant la Révolution.

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C'est là-dessus qu'une grosse question se posa qui eût pu tourner à notre avantage et dont une vue certainement fausse de la situation fit au contraire une épouvantable pierre d'achoppement à notre grandeur, la question de la succession d'Autriche.

L'empereur Charles VI, dernier représentant mâle de la célèbre maison, allait mourir. Il ne laissait qu'une fille, l'archiduchesse Marie-Thérèse, à qui il entendait assurer, à l'exclusion de ses nièces, mariées à des princes de Bavière et de Saxe, l'héritage autrichien tout entier. Les dernières années de l'empereur s'étaient passées à faire reconnaître par l'Europe un acte, une pragmatique par laquelle était réglée, dans ce sens, cette énorme succession. Nous avions, en 1731, reconnu la pragmatique ainsi que toute l'Europe, — ce qui n'empêcha pas, l'Empereur étant mort en 1740, Bavière, Saxe, Sardaigne, Espagne et Prusse de réclamer les unes le tout, les autres des morceaux de la succession, si bien qu'on vit le moment où l'infortunée Marie-Thérèse resterait sans un toit.

Peut-être eût-il été possible à la France, soit lorsqu'en 1731 Charles VI entendait faire agréer par la France sa pragmatique, soit lorsqu'en 1740 s'ouvrit la succession, de se faire payer sa neutralité, ou au besoin, son appui, des Pays-Bas autrichiens. Mais la France allait, sous ce règne fâcheux, prendre l'habitude de tirer pour les autres les marrons du feu. Louis XV devait un jour fièrement répondre, après un traité désastreux, qu'il faisait la paix en roi et non en marchand. Dès les premières années du règne, cette étrange politique prévalait.

Au vrai, les hommes d'État qui croyaient être ainsi fidèles à la politique traditionnelle, ne virent dans la succession d'Autriche qu'une magnifique occasion de ruiner une fois pour toutes l'ennemie héréditaire. Quelle aubaine que de rayer de la carte de l'Europe la maison détestée ! Le parti antiautrichien, conduit par le maréchal de Belle-Isle, prévalut contre les hésitations du cardinal Fleury, premier ministre, et engagea la France à se prononcer contre Marie-Thérèse pour tous ceux qui entendaient lui enlever tout ou partie de son héritage : l'électeur de Bavière et le roi de Prusse notamment. On ne voit même pas que, s'alliant à ces deux Allemands, on ait stipulé que, dans le partage, les Pays-Bas reviendraient à la France. Peut-être, après tout, nous seraient-ils néanmoins échus si nous étions restés en face de la seule Marie-Thérèse. Mais l'Angleterre veillait jalousement. Elle s'allia donc à Marie-Thérèse et la guerre de Succession d'Autriche s'engagea dans de très mauvaises conditions pour se terminer dans les pires.

Après des alternatives de succès et de revers et encore que nous eussions paru un instant, après Fontenoy, les maîtres des Pays-Bas, cette terrible lutte devait en effet se clore pour nous par le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748, où nous étions obligés non seulement de reconnaître à Marie-Thérèse l'héritage entier de son père, mais à son époux François de Lorraine le titre d'empereur que les électeurs lui avaient décerné en 1745. Ainsi une deuxième maison d'Autriche, celle de Lorraine-Habsbourg, se refondait, avec un sang si renouvelé, que ce couple impérial n'allait pas donner moins de dix archiducs et archiduchesses à l'Autriche — ce qui prouvait que les petits voyages qu'avait faits François de Lorraine de Nancy à Florence, de Florence à Vienne et de Vienne à Francfort n'avaient pas affaibli le beau tempérament des princes de Vaudémont.

Qu'on n'eût rien retiré de cette longue et ruineuse guerre, cela était grave. Mais, par ailleurs, l'Angleterre avait horriblement démantelé notre empire colonial. Et enfin, il se trouvait que nos alliés s'enrichissant tous, l'Espagne, de Parme et Plaisance, la Sardaigne, d'une partie du Milanais, la Prusse, de la Silésie, nous apparaissions dans le rôle fâcheux de dupes. La conduite du roi Frédéric II notamment nous avait littéralement couverts de ridicule, même à nos propres yeux : nous abandonnant en pleine lutte quand Marie-Thérèse lui avait laissé la Silésie, ayant recours à nous de nouveau quand sa conquête avait été menacée, nous abandonnant pour la deuxième fois sur de nouvelles concessions de l'Autriche, il nous avait ouvertement bafoués, exposant le gouvernement de Louis XV aux quolibets de l'Europe et de ses propres sujets. N'était-ce pas, à nos dépens, que les mauvais plaisants avaient inventé le dicton : Se battre pour le roi de Prusse ?

Tout cela n'était pas très reluisant — il s'en faut. Sans doute, Louis XV couvrait la déconfiture par son fameux : La paix en souverain et non en marchand. Mais avec ces mots-là, on peut aller loin, ou plutôt on ne va pas loin du tout. Que serait la France si les ancêtres de Louis XV avaient eu ces beaux principes ? Si de Philippe Auguste à Louis XIV, les Capétiens n'avaient jamais voulu faire la paix en marchands, je crois bien que l'histoire de l'expansion française ne m'eût pas demandé six conférences et pas même une.

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Au fond, Louis XV n'en pensait peut-être rien. C'était un mot destiné sans doute à faire contre mauvaise fortune bon visage. Et le gouvernement français gardait une profonde rancune au roi de Prusse, ce qui le disposait à envisager de loin, puis, d'année en année, avec plus de précision, l'idée d'une alliance contre la Prusse grandissante avec l'Autriche abaissée. C'est ce fameux renversement des alliances qui d'ailleurs n'allait pas avoir pour nous de plus heureuses conséquences que les événements précédents.

On a beaucoup dit que Marie-Thérèse — qui n'était ni une sotte, ni une bégueule — avait, avec des flatteries, gagné Mme de Pompadour et que celle-ci avait entraîné Louis XV dans l'alliance autrichienne. Il est possible que l'attitude flatteuse de l'impératrice, vis-à-vis de la marquise, ait précipité les événements. En fait, la sévérité dont on a le droit d'user vis-à-vis de Louis XV ne doit pas rendre aveugle ni surtout injuste vis-à-vis de ce roi.

Louis XV n'était point un sot, lui non plus, il s'en fallait. C'était un étrange personnage, si étrange qu'il échappe à la définition. Renfermé, concentré même, taciturne, sauvage, presque farouche — notamment avec les femmes — dans sa jeunesse, il s'était déniaisé, si j'ose dire, avec une fougue qui avait déconcerté. Marié à la princesse la moins faite pour le retenir dans les voies du devoir et dont, cependant, il avait eu dix enfants, il s'était jeté dans une vie de dissipation dont on connaît assez les heureuses bénéficiaires, tout au moins les principales, car, bientôt pris d'une sorte de frénésie, voisine de la manie, le roi jusqu'à ses dernières années devait singulièrement étendre et galvauder ses faveurs. Tout tendron lui tournait la tête et je suppose que jamais l'histoire n'établira au complet cette dynastie de cotillons dont plaisantait si agréablement Frédéric de Prusse. Il est certain que le plaisir occupa beaucoup le roi, gâta son cœur et parfois paralysa son esprit : il y eut chez Louis XV une sorte de disposition à une aliénation d'un ordre très particulier sur laquelle il m'est difficile d'insister ici.

Mais quant à dire que son intelligence en fut complètement aliénée, je ne saurais pas y consentir. A maintes reprises, ce roi, qui, par ailleurs, était très brave et parfois très spirituel, sembla fort averti des choses de l'État. Très pénétré de sa puissance, à l'heure même où il la laissait cependant décliner, il ne le desservit point aussi constamment qu'on l'a dit. Il avait parfois des vues exactes, des idées originales et justes, des conceptions larges et des desseins heureux. Il voyait parfaitement bien parfois les faiblesses de ses ministres : il ne les leur signalait point, mais, sans eux, par-dessus eux, à côté d'eux, il desservait leur politique, faisant la sienne qui était parfois meilleure : le fameux secret du roi, que le duc Albert de Broglie a découvert dans les papiers d'un de ses grands-oncles, est maintenant admis par les historiens et confirmé par d'autres documents ; et il apparaît que les idées que le roi entendait faire prévaloir par une diplomatie secrète étaient souvent supérieures à celles des ministres qu'ainsi il jouait. Mais rien n'est plus dangereux qu'une pareille politique : l'Évangile dit que tout royaume divisé contre lui-même périra et une médiocre politique vaut parfois mieux que deux politiques concurrentes pratiquées par le même gouvernement. Si encore Louis XV eût été tenace ou simplement courageux, il fût sans doute arrivé à quelque chose. Mais toujours prêt, si les ministres le saisissaient en flagrant délit de négociations à côté, à renier et à sacrifier ses propre§ agents aux rancunes de ses conseillers officiels, il était ainsi amené à couper ses propres fils et, partant, tout allait à vau-l'eau. Par ailleurs, il paraît bien que ses maîtresses passaient trop facilement de son alcôve à son cabinet : quoiqu'on ait peut-être exagéré, il semble bien que Mme de Pompadour ait fait et défait un peu trop de ministres et de généraux, encore que, même vis-à-vis d'elle, ce singulier prince ait eu encore son secret.

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Louis XV, autant qu'il semble, fut le principal artisan du renversement des alliances. Soit qu'il eût été secrètement mortifié par l'attitude inconcevable du roi de Prusse pendant la guerre de Succession d'Autriche, soit que, par une de ces vues à demi justes qui chez lui, je l'ai dit, n'étaient pas rares, il entrevît le danger croissant qu'il y avait pour la France à travailler pour le roi de Prusse, il pensa travailler contre lui. C'est bien lui qui força ses ministres à se rapprocher de l'Autriche.

Était-ce une bonne idée ? J'ai dit, dans mes précédentes conférences, que l'expansion de la France avait été, à coup sûr, liée au plus ou moins de recul de la maison d'Autriche. Mais je disais tout à l'heure d'un mot que, dans les premières années du dix-huitième siècle, l'ennemi n'était peut-être plus là. En ruinant l'Autriche, on fortifiait la Prusse et la jeune Prusse était plus redoutable que la vieille Autriche. A ce point de vue, l'idée de Louis XV était juste. Mais il est, d'autre part, certain, je ne saurais trop le rappeler, que la France, la Lorraine une fois acquise, n'avait plus à peu près — pour se déclarer complète — qu'une terre à réunir : c'était la Belgique. La conquête des Pays-Bas avait, de Philippe le Bel à Louis XIV, hanté, pendant quatre siècles, les veilles des Capétiens et de leurs ministres. L'idée en avait peu à peu pénétré dans le peuple même. D'Argenson dit que le bas peuple, sous Louis XV, eût voulu cette conquête. Et effectivement, ce sera sur la Belgique, plus que sur les bords du Rhin allemand, que portera le premier effort de la République française en 1792. Or, si la France tendait vers Bruxelles, Nancy une fois assuré, l'alliance autrichienne, cela est certain, faisait crouler ces projets. Louis XV avait probablement renoncé à Bruxelles ; mais la France n'y renonçait pas. D'où le divorce très visible à cette époque entre le gouvernement et la nation. Pour la nation, dressée vingt fois depuis près de trois siècles contre la maison d'Autriche et les Impériaux, rien n'était changé tant que maison d'Autriche et Impériaux seraient à Bruxelles, à moins de quatre-vingts lieues de Paris. Le roi de Prusse, j'y reviendrai, était populaire à Paris, comme ennemi de l'Autriche et, de la plupart des hommes d'État aux artisans mêmes, nul ne partageait les idées de Louis. C'est pourquoi l'alliance autrichienne ne cessa d'être impopulaire, pourquoi le mariage du dauphin, le futur Louis XVI, avec Marie-Antoinette d'Autriche parut une détestable manœuvre, pourquoi la Révolution à ses débuts affirma tout à la fois de la sympathie pour la Prusse et une foncière antipathie pour l'Autriche, et pourquoi, dès 1748, époque où s'ébaucha, puis s'affermit l'alliance, roi et nation étaient en complet désaccord.

Dans ces conditions il n'est pas très étonnant que la guerre menée pendant sept ans contre le roi de Prusse par la France, alliée à l'Autriche, ait fort mal tourné. Elle était extrêmement impopulaire ; elle fut très malheureuse. Vous savez que, cette fois encore, les Anglais se jetèrent délibérément dans le camp de nos ennemis et que, pendant que nous faisions tuer des soldats en Allemagne pour permettre à l'impératrice allemande de reprendre la Silésie au roi de Prusse, les Anglais, ne se contentant plus de ruiner nos colonies, nous les prenaient, du Canada aux Indes[1].

Le traité de Paris, consacrant ces irréparables désastres, ne valait pas seulement à Louis XV une impopularité sans précédent en France : il portait vraiment au prestige français dans le monde un coup mortel, au moins pouvait-on le penser. Et ni la réunion définitive de la Lorraine en 1766, simple conséquence de l'acte diplomatique de 1737, ni en 1768 l'heureuse annexion de la Corse, alors. considérée comme une aventure, ne pouvaient relever ni Louis XV ni la France.

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A cette époque tout semble contribuer à arrêter la. France dans cette expansion dont, de règne en règne, nous avons suivi les progrès. L'Angleterre, maîtresse de la mer, se construit sur les ruines de nos colonies un empire mondial énorme ; l'Autriche, si on lit les lettres de Marie-Thérèse à son ambassadeur, Mercy-Argenteau, se gêne fort peu avec nous depuis que l'alliance lui a donné quelques déceptions ; la Prusse grandit, redoutable danger dans une Allemagne qui commence à se fermer complètement à notre action, et, en Orient, la Russie tend à tout absorber. Catherine II va faire en Crimée le fameux voyage sous des arcs de triomphe dressés et au fronton desquels on lira : Chemin de Constantinople. Et déjà en se faisant accorder le protectorat des chrétiens orthodoxes de Terre Sainte, elle dresse en face du nôtre, devant l'Orient ébranlé dans son vieux respect pour nous, une redoutable concurrence.

Le dernier coup porté à notre influence, ou plutôt l'évidente preuve de notre impuissance, est le partage de la Pologne du 15 janvier 1772. Cette Pologne, elle a été, depuis cieux siècles, notre cliente et je dirai presque une sœur lointaine et, sur les derrières de l'Allemagne, un des étais de notre action européenne. Moralement, elle nous est liée par une sympathie naturelle que fortifie la gratitude. Elle est, dans le monde slave, notre correspondante. Et quand trois puissances, en 1772, la dépècent, — dont une, l'Autriche, est notre alliée, — la France ne sait qu'esquisser un geste : le bras de Louis XV retombe découragé, avant même que tout soit consommé. Après, point de protestations. Le partage de la Pologne accuse donc l'abdication de la France en Europe, comme l'abandon du Canada et de l'Inde a marqué l'abdication de la France en Amérique et en Asie, comme la reconnaissance du protectorat russe dans les chrétientés d'Orient a marqué notre abdication dans le Levant. Une commission des affaires étrangères peut écrire que l'opinion s'établit chez toutes les nations, qu'il n'y avait plus en France ni force ni ressource. L'envie qui jusque-là avait été le mobile de la politique de toutes les cours vis-à-vis de la France, dégénéra en mépris, écrit-on encore. Le cabinet de Versailles n'avait ni crédit ni influence dans aucune cour. Au lieu d'être, comme autrefois, le centre de toutes les grandes affaires, il en devient le paisible spectateur ; on ne compte même plus pour rien son suffrage et son improbation.

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Ainsi sur le terrain politique, la France qui, depuis le treizième siècle, n'a presque point cessé de grandir, s'affaisse.

Or, à la même heure, un phénomène d'un tout autre ordre semble devoir amener contre son influence intellectuelle une réaction bien intéressante.

Je vous rappelais tout à l'heure d'un mot ce que j'avais dit à la fin de ma dernière conférence sur l'expansion intellectuelle et artistique de la France à la fin du dix-septième siècle.

Un pareil mouvement ne s'arrête pas en un jour et, à vrai dire, il ne semble pas s'arrêter avec l'expansion politique de la France.

Le dix-huitième siècle voit surgir une nouvelle équipe d'écrivains qui, avec un esprit fort différent de leurs aînés, manient notre langue de telle façon qu'elle ne déchoit certes pas entré leurs mains. Ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Rousseau ne sont hommes à faire baisser la langue française dans l'estime du monde. Tout au contraire, les trois grands écrivains viennent jeter sur cette langue un lustre qui, plus même que chez nous, brille à l'étranger. Nos écrivains du dix-huitième siècle ont littéralement été les idoles de l'Europe et l'histoire extérieure de notre littérature ferait facilement l'objet d'une conférence tout entière. Je me contenterai ici d'en dire juste ce qu'il faut pour faire comprendre comment, jusqu'aux dernières années du règne de Louis XV, les idées françaises non seulement continuent, mais accélèrent leur action.

Montesquieu est peut-être le plus accrédité. Un des grands ministres réformateurs de l'Italie, le Toscan Beccaria, avouait à Morellet que c'était en lisant Montesquieu qu'il s'était converti à l'idée du progrès. En vain, les gouvernements d'Europe qui, tout en admirant l'auteur des Lettres persanes et de l'Esprit des lois, le redoutaient, essayaient-ils de fermer à ses livres l'accès de leurs États. Ils étaient lus partout : Hume et Gibbon s'en inspiraient ; Catherine II citait, dans les préambules de son code, les pensées de Montesquieu ; l'Italie, avec Filangieri et Beccaria, l'Espagne, avec Cadalso, la Russie, avec Kantemir, clamaient leur admiration.

Est-il besoin de vous rappeler quelle fut la vogue de Voltaire ? Lui-même se chargeait de la nourrir, et nous dirions, en mauvais français, de la chauffer. Se faisant le propre agent de sa popularité hors des frontières, il promène d'Angleterre en Prusse et de Bayreuth à Genève, -avec sa personnalité parfois encombrante, souvent séduisante, sa renommée tapageuse et parfois scandaleuse. Le premier né des êtres, ainsi que l'appelait Frédéric II, avant la brouille, ne fut point seulement pour la France, le roi Voltaire : il le fut même plus que pour la France pour l'Europe. Car à l'heure où il était encore en France discuté, combattu, contesté de la moitié de la nation, il régnait en Europe. Potsdam et Berlin lui avaient fait fête : le pape Benoît XIV, amplement mystifié par ses chatteries, le mettait très haut ; à Pétersbourg comme à Stockholm, les souveraines faisaient de ses livres leurs livres de chevet. L'apparition de chacune de ses nouvelles œuvres, traité de philosophie, chronique historique, pièce de théâtre, épopée, etc., était un événement européen.

Mais Rousseau surtout souleva l'Europe. Il n'était point Français, mais rarement notre langue eut un meilleur agent de propagation. Le monde s'arracha la Nouvelle Héloïse, l'Émile et le Contrat social. L'Allemand Campe installera son buste dans sa maison avec l'inscription : A mon saint. Tout à l'heure Herder s'écriera : Viens, Rousseau, et sois mon guide. Mais l'Europe entière trente ans durant — pense ou, si vous le voulez, délire comme ces deux Allemands.

Si l'on passe aux écrivains de moindre envergure, on les voit tous lus, goûtés, répandus à ce point que princes, hommes d'État, professeurs de l'Europe vivent entourés de livres français. Tous nos dramaturges sont joués, après Racine et Molière, de Regnard à Crébillon, de Marivaux à Beaumarchais. Le médiocre Marmontel passionne le roi de Suède Gustave III ; l'Eugénie de Beaumarchais a en Russie un succès de larmes. Buffon est universellement estimé : Catherine II, après la lecture des Époques de la nature, lui envoie compliments et présents. Cette grande et tumultueuse tsarine Catherine appelle à sa cour Diderot, Grimm, Mercier de la Rivière, Seilhac de Meilhan, entend confier à d'Alembert l'éducation du tsarévitch, jalouse d'éclipser Frédéric II qui, vous le savez, a peuplé de Français l'Académie de Berlin. L'Encyclopédie se répand dans tous les pays voisins de la France. Beccaria va écrire : Je dois tout aux Français... D'Alembert, Diderot, Helvetius, Buffon, noms illustres et qu'on ne peut prononcer sans être ému, vos ouvrages immortels sont ma lecture continuelle, l'objet de mes occupations pendant mes jours et de mes méditations pendant les nuits. Les étrangers courent à Paris, devenu, suivant le mot de Galiani, le café de l'Europe ; quelques-uns, comme le prince de Ligne, Galiani, Walpole, n'écrivent plus qu'en français, à l'imitation de Catherine, de Frédéric, de Marie-Thérèse.

Il n'est pas étonnant qu'au contact des écrivains français, l'Europe se francise complètement. Par surcroît, certaines circonstances favorisent encore le mouvement : une dynastie française s'est installée à Madrid ; elle y a fondé un centre de culture française, fait du français la langue de la cour : deux des fils de ces Français d'Espagne se voient bientôt intronisés l'un à Naples, l'autre à Parme : nouveaux centres où le prince parle français et fait parler français. Ce pendant, un prince lorrain est transporté de Nancy à Florence, puis à Vienne ; il y emmène un certain nombre de serviteurs fidèles qui transportent avec eux la langue qui, toujours, s'est parlée de Bar à Nancy. Ainsi à Madrid, Naples, Parme, Florence, Vienne, les souverains, et beaucoup de leurs serviteurs, parlent, avec le français, une langue maternelle. Et comme Frédéric II à Berlin, Catherine à Pétersbourg, Gustave III à Stockholm, non seulement emploient, mais imposent le français, celui-ci tend à devenir langue internationale.

En Allemagne, la Saxe en particulier est devenue une petite France : on appelle Leipzig le petit Paris. En 1761, Mendelssohn écrit que le français est presque devenu la langue maternelle des Berlinois ; l'Académie de Berlin rédige en français ses mémoires.

Si l'Angleterre réagit depuis 1688 contre la francomanie qui, à la cour des Stuarts, faisait employer le français plus que l'anglais, l'Italie est entièrement francisée. Le président de Brosses entend les dames de Bologne ne deviser qu'en français et citer couramment Racine. A Rome, dit Voltaire, non seulement Benoit XIV, mais les cardinaux l'écrivent comme s'ils étaient nés à Versailles. Alfieri avouera qu'en 1776, voulant, par antipathie contre notre pays, se défaire de l'obsession du français, il dut s'interdire toute lecture française ; jusque-là, il se traduisait en italien, pensant en français. De Suède en Roumanie, où les hospodars parlent français, la langue est admise comme l'instrument de culture nécessaire. Et le fait est si reconnu que l'Académie de Berlin mettra en 1784 au concours les trois questions suivantes : Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle le conserve ? Et Rivarol gagne le prix avec son fameux discours sur l'universalité de la langue française.

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Ainsi la littérature et la langue françaises sont partout et, vers 1774, on peut dire que sur ce terrain jamais l'expansion française n'est allée aussi loin. Mais, par un phénomène d'ailleurs assez commun, le Français, qui a conquis l'Europe, se laisse pénétrer par elle. Voilà où le dix-huitième siècle diffère totalement du dix-septième. Sous Louis XIV la littérature est essentiellement française, dans son esprit comme dans sa forme : si elle s'impose à l'Europe, c'est par la force originale ou le charme particulier de la pensée, qu'il s'agisse de Racine ou de Boileau, de La Fontaine ou de Molière. Au dix-huitième siècle, un Montesquieu, un Voltaire, un Rousseau, un Diderot, un d'Alembert, un abbé Prévost, un Crébillon, vingt autres, sont populaires en Europe, mais c'est qu'ils apportent à l'Europe des idées européennes. Mme Roland, qui fut l'une des élèves les plus représentatives des penseurs du dix-huitième siècle, écrira qu'elle a l'âme cosmopolite. Tout le siècle se fit une âme cosmopolite. Lorsque Voltaire part pour l'Angleterre, il est encore Français dans les moelles ; quand il en revient, en 1729, c'est avec l'idée de jeter Shakespeare dans les bras de Racine et Locke dans les jambes de Descartes. Il ne jure plus que par l'Angleterre ; en 1750, il ne jurera plus que par la Prusse qui, cependant, ne ressemble guère à l'Angleterre. Celle-ci l'a séduit par sa tolérance : Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît. Berlin l'enchante par sa cour victorieuse et civilisée. Montesquieu, qui a voyagé, rapporte en France des admirations cosmopolites, mais surtout pour l'Angleterre une sorte de religion qui se condense en quelques phrases exaltées. Rousseau le dépasse cependant sur ce point : La seule nation d'hommes, dit-il d'elle, qui reste parmi les troupeaux divers dont la terre est couverte. Et les trois grands hommes ayant donné le la, tous suivent, à ce point que les Anglais s'en amusent. Walpole va écrire : Nous pouvons être dupes de la politique française, mais les Français sont dix fois plus sots que nous d'être, dupes de nos vertus.

Mais l'Angleterre n'excite pas seule l'enthousiasme : si le pèlerinage de Westminster s'impose, celui de la Haye et celui de Genève deviennent aussi fort habituels. Chez des hommes à qui le catholicisme est odieux, ces pèlerinages paraissent excellents, mais on ne s'y décatholicise pas seulement, on s'y défrancise, suivant la formule que Chamfort proposera : déchristianisation, défrancisation.

La mode, écrira un contemporain, était d'être Anglais à la ville, Prussien à l'armée. Frédéric II était en France populaire le lendemain de notre défaite de Rosbach comme la veille. Voltaire osait le complimenter sur ses succès contre nous : on opposait ce héros au lâche roi de France en plein Paris. Des chansons le célébraient. Sous l'action d'un cosmopolitisme intellectuel, dont à peu près tous nos écrivains étaient pénétrés, la France s'aliénait et presque se dissolvait. Il pas jusqu'à la mode — à ce trait, mesdames, vous admettrez que nous avions perdu la tête — que nous ne recevions alors de l'étranger. En somme, la décadence avait commencé quand, en 1714, deux dames anglaises avaient, en pleine cour française, paru en coiffure basse et, ayant plu au roi, imposé à toutes les Françaises le sacrifice de trois étages de cheveux. Le panier nous était venu de Londres, et comment, devant cette capitulation de la France, ne pas apercevoir quelle prépondérance prenait en Europe l'Angleterre, cette Angleterre où je vous ai montré tant de pasteurs anglicans se répandant, le siècle précédent, contre l'invasion des mots, des vêtements et des coiffures de France.

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Sur un dernier terrain, la France, qui a si singulièrement débordé sur l'Europe, se laisse de nouveau pénétrer par l'étranger, c'est le terrain artistique.

Au moment où finit le dix-septième siècle, un charmant peintre a surgi, l'un des plus français qu'ait produits notre France. Antoine Watteau a échappé à l'emprise de l'Italie : un bienheureux échec au concours de Rome l'a maintenu dans son milieu français et quelques années après, paraît l'Embarquement pour Cythère. Quel tort on a d'appeler Watteau un petit-fils de Rubens ! Watteau est le fils de la France ; si, soudain, son pinceau vient révéler au siècle une formule nouvelle, cette formule est née de la société même qui la reçoit. S'il embarque ce monde pour Cythère, c'est que déjà ce monde se pressait sur le quai d'embarquement. En fait, Watteau, qui rompt avec l'école française, restée empreinte, en dépit de tant d'efforts admirables pour se libérer, de la vieille doctrine bolonaise, cherche toute son inspiration en France. Et voici qu'autour de Watteau, tout un art nouveau est né, de l'atelier des peintres à celui des ébénistes où tout est d'inspiration française : c'est le style français par excellence que le style Louis XV, fait de grâce aisée, de clarté, de lumière. Et c'est ce style qui, de Potsdam à Naples, se répand à travers l'Europe pendant cinquante ans.

Et voici qu'à l'heure même où cet art essentiellement français pénétrait les palais des rois et le foyer des modestes bourgeois, ornant les murs de fraîches apparitions et les salons de ces meubles comme capiteux, la France tendait à lui être infidèle.

Un beau jour de 1719, des ouvriers, creusant un puits près de Portici, à la porte de Naples, ont heurté de leur pioche une tête de bronze. Une statue a été dégagée, puis une deuxième, une troisième, une quatrième : on avait atteint le sol du théâtre antique d'Herculanum. En 1737, le roi de Naples Charles III fit faire des fouilles plus complètes et, en 1.755, une Académie se fondait, l'Academia Ercolanense, qui publia sur les antiquités d'Herculanum neuf volumes appelés à faire sensation.

En fait, tout un monde sortait du tombeau, qu'augmentaient les fouilles voisines de Pompéi, commencées en 1748. Statues et statuettes, fresques et tableaux, ustensiles et meubles, vases et trépieds commencèrent à venir peupler le Musée royal de Naples. Comme au quinzième siècle, le monde s'émut devant toute une civilisation ainsi exhumée et de ce petit coin tapi entre le Vésuve et le golfe bleu se mit à souffler une brise qui bientôt, changée en un vent impétueux, envahit l'Europe.

En 1749, le plus jeune frère de Mme de Pompadour, M. de Vandières, le futur marquis de Marigny, destiné à devenir surintendant des bâtiments, c'est-à-dire des beaux-arts, partit par l'Italie avec toute une petite suite d'artistes et nous dirions une mission dont notamment faisaient partie Cochin et Souflot. La caravane séjourna à Bologne et à Rome surtout, mais elle découvrit aussi Florence et Venise. Partout elle s'impressionna, s'imprégna d'italianisme. Lorsque la mission rentra en France, elle en rapportait une seconde renaissance qui, à la vérité, fut moins heureuse que l'autre ; en fait, Cochin en revenait animé des plus belliqueuses intentions contre l'école finissante de Watteau, et Souflot rapportait dans ses malles la future coupole du Panthéon, mère et grand'mère de tant de coupoles parisiennes, mais fille elle-même des coupoles de Rome, Florence et Venise.

Cependant, un savant distingué, le comte de Caylus, faisait connaître à la France les trouvailles des environs de Naples et dès lors tout tourna à l'antique. Déjà Bouchardon mêlait les deux styles dans la fontaine de Grenelle et, au moment où le jeune Louis David partait pour Rome en 1775, Rome d'où il allait rapporter l'ultra-classique sous la forme du Serment des Horaces et autres œuvres, le style des Watteau et des Boucher était déjà dans le plus grand discrédit et l'Italie nous envahissait de nouveau. L'acajou fut l'instrument de la conquête : mais la conquête n'en fut que plus complète.

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En résumé, si nous nous arrêtons à la date de 1774, qui est celle de la mort de Louis XV, l'expansion française, complètement arrêtée sur le terrain politique, bénéficie encore sur le terrain littéraire, philosophique et artistique de l'énorme crédit dont a joui notre littérature. Cependant on voit se produire dans les pays voisins, l'Allemagne et l'Italie notamment, des mouvements de réaction : Lessing, avec sa Dramaturgie de Hambourg, inaugure la campagne nationaliste qui, en Allemagne, va s'instituer et finira par émanciper complètement de notre tutelle littéraire le monde germanique, et l'Italie, après avoir un instant semblé accepter nos formules, esquisse un retour offensif.

Le pis est que la France elle-même s'abandonne. Le nationalisme y semble en baisse et le patriotisme même y subit une éclipse. On est arrivé à une de ces époques néfastes où notre pays remplace l'esprit par la blague et se blague lui-même. Il était grave qu'on eût été battu par Frédéric II à Rosbach : il était cent fois plus grave qu'on eût, à Paris, chansonné les Français vaincus et acclamé le roi de Prusse, notre vainqueur. Il était grave qu'on laissât les Anglais nous prendre le Canada : il était cent fois plus grave que Voltaire ricanât sur cette pauvre humanité se déchirant pour quelques arpents de neige. Il était grave qu'on eût abandonné Dupleix et l'Inde : il était cent fois plus grave qu'on se fût égayé de ses victoires parce qu'elles étaient remportées à Tritchinapaly et à Chillambaram. Il était grave qu'on laissât l'Europe dépecer la Pologne : il était cent fois plus grave qu'on en haussât les épaules.

En fait, le cosmopolitisme avait introduit à Paris l'humanitarisme et l'internationalisme. L'étranger était devenu le dieu : la France se dénationalisait en s'internationalisant. Comment dès lors s'étonner que, de 1775 à 1789, un mouvement s'esquissât en Europe qui évidemment annonçait le recul sur toute la ligue de l'influence française ?

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Mais sous ce monde qui sera celui des Constituants de 1789, bourgeois philosophes à l'âme cosmopolite, tout un autre monde gronde et s'agite. En haut, la Révolution va se faire au nom de l'Humanité, en bas elle se fera au nom de la Patrie. Plus qu'on ne l'admet, elle est une réaction aveugle et parfois inconsciente de la nation humiliée. On aspire à reprendre la marche en avant ; la France est la grande nation : elle n'a plus en Europe le rang qu'elle y a tenu et qui est le premier ; elle n'a pas acquis ses limites naturelles puisque l'étranger règne à Bruxelles, Cologne, Chambéry, et le gouvernement, entêté dans l'alliance autrichienne, semble résigné à ne les plus revendiquer. L'esprit français bouillonne et tout d'un coup va faire explosion.

Que l'étranger, là-dessus, se présente à notre frontière et soudain tout éclate. On va d'un seul coup atteindre, dans le même mois, le Rhin tout à la fois dans les Pays-Bas, à Mayence et à Bâle, les Alpes à Genève, à Chambéry et à Nice. Et remise en marche la nouvelle France, dépassant toutes les prévisions et d'ailleurs toutes les bornes légitimes de son activité, se jettera sur l'Europe avec la prétention de la franciser en la révolutionnant. Ce sera un accès d'expansion démesurée qui n'aura pas de lendemain, mais qui montre à quel point derrière les rois que, depuis trois ans, nous avons vu porter la France en avant, toute une nation marchait, guidée par eux, mais les soutenant de toute la foi qu'elle garde et gardera toujours dans sa mission de grande nation.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Cf. les conférences III, IV et V de la première série.