L'EXPANSION FRANÇAISE

DEUXIÈME SÉRIE. — L'EXPANSION EN EUROPE

 

V. — LE RÈGNE DE VERSAILLES.

 

 

Louis le Grand : le culte de la Gloire. — Poursuite de l'entreprise contre l'Empire. — La ligue du Rhin. — La politique de superbe. — La conquête des Flandres et de la Franche-Comté : l'Alsace complétée. — Les mâts du roy dans la Méditerranée. — L'Espagne passe sous notre hégémonie. — La suprématie de l'Art français. Versailles. — Mésaventure du Bernin. — Le règne de l'esprit français. — Racine et Molière européens. — La langue devient langue internationale. — La France au zénith.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Le 9 mars 1661, le cardinal Mazarin rendait l'âme : le jeune roi Louis, qui régnait nominalement depuis 1643, allait-il confier à un autre premier ministre la gestion des affaires ? On ne l'ignora pas longtemps. Au président de l'Assemblée du clergé qui lui demandait à qui dorénavant il devait s'adresser pour le règlement de ses affaires, il répondit : A moi, monsieur l'archevêque.

Il avait vingt-deux ans, mais il supportait malaisément, depuis quelques années, la domination de Mazarin. Si jeune qu'il fut, ses traits mêmes trahissaient le désir de commander.

En quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître.

Il a écrit : L'amour de la gloire va assurément devant tous les autres dans mon âme. Ce qui prouve qu'il se connaissait parfaitement bien. Louis XIV, de 1661 — et peut-être bien avant — à 1715, n'a songé qu'à assurer sa gloire. Mais sa gloire était celle de sa maison, de son trône, et de la France. On pouvait donc penser, dès 1661, que ce jeune roi, s'il n'était pas entravé dans ses desseins, allait porter plus haut qu'il n'avait jamais été porté, le prestige de son pays.

De fait, son long règne va constituer un des chapitres capitaux de cette histoire de l'expansion française à laquelle nous consacrons cette série de conférences.

Le terrain, nous l'avons vu samedi dernier, était remarquablement préparé.

Après une période heureusement courte de troubles intérieurs où la politique traditionnelle d'expansion avait semblé de nouveau entravée, Richelieu était venu qui, avec une admirable méthode, avait, sur les terrains, remis la France en marche. Mazarin avait continué le grand cardinal.

Le roi Louis, qui, depuis dix-sept ans, s'élevait dans une atmosphère de victoire et de gloire, s'en était à ce point pénétré que son caractère, naturellement superbe, s'en était littéralement nourri. Il était le souverain le moins disposé à laisser péricliter l'héritage que lui léguaient les deux cardinaux ministres.

Comme eux, il entend poursuivre le double dessein qui domine toute cette histoire : l'achèvement des frontières et l'exaltation du prestige et, comme à l'une et l'autre tâche, même après les traités glorieux, l'obstacle reste la maison d'Autriche, il n'entend nullement désarmer devant les vaincus de la Guerre de Trente ans, encore trop puissants.

Mettre la France en tous lieux où fut l'ancienne Gaule, avait écrit Richelieu. En effet, il manque encore à la France, pour se compléter, les Pays-Bas, une grande partie des bords du Rhin, la Franche-Comté, et la Savoie. Encouragé par les précédentes conquêtes, Louis poursuivra constamment la reconquête de ces terres. Je dis la reconquête... Ce n'est pas seulement César qui lui enseigne que la Gaule a des limites naturelles. Charlemagne les a atteintes et même dépassées. Louis XIV y songe. Il sait peu d'histoire, mais il sait à peu près celle-là. En ce temps-là, écrit-il à son fils, notre maison — car par une agréable fiction il entend confondre les deux dernières races de rois francs —, notre maison possédait à la fois la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Italie et la meilleure partie de l'Espagne. C'est par la faute de partages iniques qu'au neuvième siècle, on a perdu tout cela. Il faut du moins qu'on récupère les limites naturelles.

Qui médite devant la tombe de Charlemagne ne rêve point seulement de conquêtes territoriales, mais y rêve du prestige mondial dont a joui le grand empereur. Louis XIV y rêve. Sa couronne est, dit-il, sans conteste, la première de la Chrétienté ; il est le premier des rois qui peut bien donner l'exemple aux autres et n'est pas astreint à suivre le leur, s'il ne veut. La France est le premier mobile de tous les Etats chrétiens. N'est-il pas le roi Très Chrétien ? Et ce titre lui-même ne lui paraît pas vain : François Ier, certes, l'a fait valoir, mais il n'a pas paru désireux de l'appuyer sur une politique. Louis introduit un nouvel élément de suprématie en prétendant être en Europe le premier élu de Dieu.

Et pour le prouver, Louis, je le répète, affichera un catholicisme, si j'ose dire, international : un seul trait suffit pour vous faire saisir cette politique. Lors de l'invasion de la Hollande en 1672, le roi rétablira le culte catholique en grand tapage dans la principale église d'Utrecht, et on lira dans la Gazette de France à ce sujet cette note d'allure officielle : Partout où l'on plante les fleurs de lys, on replante en même temps l'étendard de la religion.

Vous comprenez combien est importante la connaissance d'une pareille disposition : c'est bien Charlemagne qui revit, le Charlemagne qui, défenseur et apôtre de la foi, traite par ailleurs volontiers en chapelain supérieur le pontife romain.

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Qui donc cependant occupe le trône de Charlemagne, détient le tombeau de Charlemagne ? Un Allemand, le chef de la maison d'Autriche. Louis s'explique sur ce point plus clairement qu'aucun de ses prédécesseurs. J'ai dit tout à l'heure qu'il contestait la validité du partage de l'empire carolingien. Les princes allemands ne sont pas seulement les usurpateurs des terres rhénanes qui jadis appartenaient à la Gaule, ils sont les usurpateurs du titre impérial.

Comme Philippe le Bel, comme Philippe de Valois, comme François Ier, comme Henri IV, Louis a pensé à l'empire. En 1667, paraîtra un libelle intitulé : Des justes prétentions du roi à l'empire. Cependant, comme ses illustres prédécesseurs, plus qu'eux-mêmes, Louis n'a à cet égard que des velléités. Il a tellement horreur du mode électif que l'idée de se soumettre à une élection l'écœure ; il s'en explique encore dans son testament. Comme à ses prédécesseurs, il lui apparaît qu'une revanche plus efficace se présente : subtiliser à l'Empereur l'Allemagne ce que celui-ci est censé gouverner, et en prenant, au delà du Rhin, une influence prépondérante, réduire l'Empereur à un rôle vain et ridicule. Mazarin, suivant la pensée de Richelieu, a installé le roi de France en Allemagne, comme protecteur de la Ligue du Rhin. Louis poursuivra, avec plus ou moins de bonheur, cette politique. On le verra agir en Allemagne en protecteur des libertés germaniques — bonne plaisanterie qui ne pourra très longtemps se prolonger, mais qui, pendant quinze ans au moins, permettra encore à Louis XIV de grouper contre l'Empereur les Allemands hostiles à l'Empereur. Un duc de Mecklembourg ne déclarera-t-il pas encore, en 1663, se mettre en la protection de Sa Majesté, la priant de l'y vouloir recevoir ? Un comte de Saarbrück n'est-il pas reçu par Louis en sa royale protection et sauvegarde et ne sera-t-il pas autorisé comme par une faveur insigne à faire arborer en toutes les avenues et terres de son pays l'étendard de France ? Louis sait d'ailleurs qu'en tout temps, l'argent bien employé a livré les électeurs à qui savait les payer. En 1672, on le verra répandre l'or utilement outre-Rhin. L'empereur Léopold sera forcé de le laisser faire : un des ministres de l'empereur ne dira-t-il point tristement que son maître ne peut faire concurrence au roi de France, n'étant pas en état de faire bouillir la marmite d'Allemagne ? Et Louis, par là, se tient pour le vrai maître : aussi ricane-t-il quand il apprend que l'Empereur s'est proclamé, dans un acte, tête du peuple chrétien. Louis écrit que ce titre fastueux n'est qu'un trait de ridicule vanité. Lui seul, au fond, entend être cette tête du peuple chrétien.

La double politique qui le pousse à compléter la France sur ses limites et à prendre la tête du peuple chrétien le fait détester la maison d'Autriche.

L'état des couronnes de France et d'Espagne est tel aujourd'hui, et depuis longtemps, écrit Louis XIV dans ses Mémoires, qu'on ne peut élever l'une sans abaisser l'autre.

En Allemagne, il mine l'Autriche et il ne désarmera guère devant l'Espagne, maîtresse des Pays-Bas et de la Franche-Comté convoités, jusqu'au moment où, par un coup que ni François Ier, ni Henri IV, ni Richelieu n'eussent osé concevoir, par un coup stupéfiant et inattendu, il substituera, sur le trône de Madrid, sa propre race, la maison de Bourbon, à la maison d'Autriche défaillante.

Il ne saurait cependant s'absorber dans cette partie de la tâche. Par les armes et la diplomatie, il fera progresser la France. Mais il entend faire s'épandre son influence sur le monde entier : la France doit devenir, dit-il, l'arbitre de commerce international : dans les instructions à un ambassadeur en 1665, on voit les ministres du roi déclarer que la France se doit rendre maîtresse de la navigation et de tout le commerce du monde. C'est ce dessein qui lui fera écouter longtemps les conseils de Colbert, homme d'État mondial et comme nous dirions impérialiste, qui rêve, nous le savons, de faire saluer bien bas les fleurs de lis de France, des rives du Mississipi aux montagnes de la Perse, des rivages de la Baltique aux côtes de l'Afrique et de l'Asie.

Que Louis XIV ait réalisé de si vastes projets, il s'en faut. Il n'en arrive pas moins à s'imposer comme le premier prince de la chrétienté. L'Allemand Leibniz, qui l'a admiré puis combattu, dira de lui : L'homme qui seul fit le destin de son siècle. Et ce témoignage d'un étranger dit jusqu'à quelle hauteur le roi de France s'était élevé.

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La politique de Louis XIV est une politique d'orgueil : l'orgueil ne l'a pas toujours bien inspiré, car l'orgueil est souvent mauvais conseiller. L'orgueil, fils du bonheur, fatal à son père, dit Eschyle, je crois. Mais ce n'en est pas moins un stimulant merveilleux : dans les premières années du règne, l'orgueil le fait s'imposer ; dans les dernières il lui permet de faire front à la fortune adverse et de la' forcer en quelque sorte à se retourner finalement en sa faveur.

Je n'ai pas, bien entendu, la prétention de vous raconter ici l'histoire des guerres et de la diplomatie du règne qui, de 1661 à 1715, remplit cinquante-quatre ans de notre histoire. Il y faudrait, non point une conférence, mais cinq. Je me contenterai de rappeler quelques épisodes qui permettront de vous faire saisir quel bénéfice la grandeur française tire de l'orgueil du roi. Car Louis XIV, s'il est orgueilleux, l'est pour la couronne, c'est-à-dire, en ce temps-là, pour le pays.

Ce sont, d'abord, de 1661 à 1667, les incidents où s'affirme la pensée du roi : le royaume de France, premier royaume de l'Europe.

En août 1661, c'est l'incident de Londres : le baron de \Vatteville, représentant du roi d'Espagne, à Londres, émet la prétention, lors de la réception d'un nouvel ambassadeur de Venise, de passer avant l'ambassadeur de France, le comte d'Estrades. Le roi d'Angleterre, pour éviter le conflit, renonce à la réception solennelle du Vénitien. Louis XIV n'accepte pas ce biais : ordre est envoyé à d'Estrades de chercher une occasion de faire valoir les droits de la France. Un ambassadeur de Suède arrive à Londres en octobre 1661 : d'Estrades veut prendre le pas sur \Vatteville ; celui-ci, le 10 octobre, parvient, par la force, à repousser son rival : les domestiques espagnols font reculer l'escorte de d'Estrades, lui tuent ses cochers et ses chevaux. Incontinent, Louis, alors à Fontainebleau, ordonne au comte de Fuensaldona, ambassadeur d'Espagne en France, de quitter la cour dans les vingt-quatre heures. Philippe IV, inquiet, offre de rappeler \Vatteville : cela ne saurait suffire. Il faut que, le 24 mars 1662, le roi de France reçoive, en audience solennelle, devant tous les représentants de l'Europe, les excuses de l'Espagne. Louis les reçoit, et se tournant vers les autres ambassadeurs : Vous avez ouï la déclaration que l'ambassadeur d'Espagne m'a faite, dit-il. Je vous prie de l'écrire à vos maîtres afin qu'ils sachent que le roi Catholique a donné ordre à tous ses ambassadeurs de céder le rang aux miens dans toutes les occasions. Et à son fils, il dira plus tard avec un peu d'exagération, mais non sans quelque raison : Je ne sais si, depuis le couronnement de la monarchie, il s'est jamais rien passé de plus glorieux pour elle, car les rois et les souverains que nos ancêtres ont vu quelquefois à leurs pieds, tous leur rendre hommage, n'y étaient pas comme souverains et rois, mais comme seigneurs de quelque principauté moindre à laquelle ils pouvaient renoncer. Ici c'est une espèce d'hommage véritablement d'une autre sorte, mais de roi à roi, de couronne à couronne, qui ne laisse plus douter à nos ennemis mêmes que la nôtre ne soit la première de toute la chrétienté.

Après l'Espagne, voici l'Angleterre remise à sa place. Celle-ci n'a-t-elle pas depuis quelques années la prétention que les vaisseaux de toutes les nations, lorsqu'ils rencontrent le pavillon anglais dans les mers d'Angleterre, le saluent les premiers ? Louis ne peut supporter cette prétention. Il écrit au roi d'Angleterre une lettre d'un ton magnifique où il affirme que, dans la défense de sa primauté, aucune puissance sous le ciel n'est capable de le faire reculer. Le roi d'Angleterre cède : ce sont ses vaisseaux qui salueront les premiers les lis de France. Après la morgue castillane, l'orgueil anglais a capitulé devant cet intransigeant jeune roi, parlant au nom de sa couronne.

Et voici une troisième puissance qui, elle aussi, n'est point habituée à s'humilier. Le3 serviteurs de M. de Créqui, ambassadeur à Rome, ont-ils été malmenés par des gardes du pape, le 20 août 1662, Louis rappelle l'ambassadeur, renvoie le nonce, ne se tient point pour satisfait par de simples excuses, saisit le comté d'Avignon, exige, obtient que, le cardinal Chigi étant venu à Paris lire une déclaration d'excuses, une pyramide sera érigée, au centre de Rome, où sera commémorée cette démarche, et il donne des instructions pour que la pyramide soit élevée et les caractères de l'inscription si gros et si bien gravés qu'ils soient facilement visibles pour toute personne.

Que tout cela soit tout à fait heureux, que de grosses rancunes se soient de ces faits accumulées contre nous, cela est peu douteux, mais j'ai à conter plus qu'à apprécier, et ce qui éclate par ces trois incidents, c'est le pouvoir en Europe de la France que Richelieu a léguée à Louis XIV, et l'intention du roi de le faire respecter. L'Europe, saisie, s'incline. L'Anglais William Temple signale, sans s'insurger, cette grande comète qui s'est levée si rapidement, le roi de France qui veut être non seulement contemplé, mais admiré du monde entier et devant les États de Hollande, le chef de la République, Jean de Witte, exposant le 6 mars 1664, l'état de l'Europe, déclare que, des deux grandes puissances de France et d'Espagne qui ont jusqu'ici balancé les intérêts de tous les princes de l'Europe, la France seule reste debout et qu'il faut donc rechercher son amitié. Cette amitié, Suède et Danemark au nord se la disputent jalousement ; le Portugal la courtise ; en Pologne, elle est l'article essentiel de la politique à ce point qu'une jeune Française, Marie de Nevers, songe à y préparer l'avènement d'un prince de Condé et paraît y réussir. Le Stuart d'Angleterre se fait le second du Bourbon de France. La France a rarement été plus haut.

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C'est alors que Louis songe à profiter de tant de grandeur pour arrondir l'héritage français. Il espère enlever les Pays-Bas à l'Espagne : c'est la guerre dite de Dévolution qui aboutirait à l'annexion d'Anvers, de Bruxelles, de Gand sans l'intervention des Hollandais alarmés, mais qui aboutit tout au moins à ce traité d'Aix-la-Chapelle du 29 mai 1668, qui nous donne Artois et Flandre française : Douai, Tournai, Cambrai, Lille rentrent dans nos mains.

La guerre de Hollande, qui sort de celle-là, après avoir été des plus heureuses, tourne mal, mais nous n'en retirons pas moins un bien autre avantage. L'Empire et l'Espagne se sont unis aux Hollandais. Contre l'Empire, les Hongrois se révoltent et font appel au roi de France. Le chef de l'insurrection antiautrichienne, Tekeli, frappe des monnaies où se lisent ces mots : Ludovicus, Galliæ rex, defensor Ungariæ. Contre l'Espagne, la Sicile se révolte et fait appel au roi de France qui, un instant, pense s'installer là au centre de la Méditerranée. Mais, résultat plus pratique, la Franche-Comté, occupée par nos armées, va nous rester. La paix de Nimègue réunit enfin cette province à notre pays le 17 septembre 1778. La France s'arrondit.

Et elle s'arrondit encore dans les années qui suivent : les fameuses Chambres de réunion, annexent au royaume, sans que l'Europe ose protester, des centaines de villes et de bourgs d'Alsace, de Lorraine et de Comté, et enfin Strasbourg, Strasbourg, la perle de l'Alsace, où, le 23 octobre 1668, Louis XIV fait une entrée solennelle, accordant des franchises, si intelligemment prodiguées, que désormais l'admirable ville va devenir une des cités les plus filialement attachées à la France.

Sans doute, ces annexions mécontentent l'Europe ; mais l'Europe est cependant si impressionnée par la grandeur française qu'aucune protestation ne s'élève. Cette grandeur, ce pendant, s'affirme à coups de canon dans la Méditerranée.

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Cette Méditerranée, c'est, je vous le disais samedi, la seconde partie du rêve français dont la conquête des Marches de l'Est est la première.

Mazarin, absorbé par les affaires du continent, avait accordé une moindre attention à l'empire méditerranéen. Le commerce de Marseille, relevé, était retombé : en réalité, nous n'avions pas de flottes suffisantes pour protéger contre les pirates barbaresques les bâtiments de commerce : on voyait ce double scandale que ce pavillon du roi, si respecté en Europe, était insulté par ces pirates jusqu'en vue de Marseille même et que les marchands provençaux en étaient réduits à faire appel à des bateaux de guerre anglais ou hollandais pour les protéger jusque dans les eaux de France. Mais qu'y faire ? Colbert estimait que, sur vingt mille bateaux lancés par l'Europe à travers le monde, la France n'en comptait pas six cents. Nos commerçants n'osaient donc s'aventurer. D'autre part, nos consuls, laissés à eux-mêmes, dans le Levant, agissaient peu ou mal.

Colbert, ce pendant, prend en main la marine avec les finances et tout va changer. On bâtit une flotte, on réforme, on remplace les consuls, on encourage les commerçants. Et bientôt, voici les mâts du roy — comme on disait alors — qui reparaissent en Méditerranée. La fondation, en 1670, d'une Compagnie du Levant donne les plus belles espérances, et tout reprend.

Le malheur est que le caractère spécial que Louis XIV donne à sa politique internationale a quelque peu compromis sur un point notre influence dans le Levant. Prétendant être le roi Très Chrétien au titre où l'avait été saint Louis, Louis XIV a alarmé et blessé le Sultan. En Europe, tout naturellement on eût aimé jeter Louis XIV dans cette voie. Le roi de France s'engageant dans une croisade, quel débarras pour la maison d'Autriche et autres ennemis ! C'est en partie à cette idée que se rattache le singulier épisode 'auquel est lié le nom de Leibniz. En 1665, le philosophe, à qui son long séjour à Paris avait permis de constater combien roi et France grandissaient, avait songé à aiguiller nation et souverain vers je rêve d'une croisade. Le factum de Leibniz est d'ailleurs un des documents les plus curieux, les plus caractéristiques du prestige qu'avait atteint la France en ces premières années du règne : conquérir avec l'Égypte l'empire ottoman, c'était, écrivait Leibniz, le moyen le plus glorieux et le plus utile de se précautionner contre l'Empereur et de mortifier les ennemis de la France. La conquête d'une belle et grande partie de la terre habitée valait mieux, au dire de l'Allemand, que les misérables chicanes du côté des Pays-Bas et du Rhin pour quelques villes et baillages. Ici peut-être passe le bout de l'oreille allemande.

Louis XIV n'avait pas écouté Leibniz et il avait conquis ces villes et baillages des Pays-Bas et du Rhin dont le philosophe germain faisait — pour nous — si bon marché. Mais cependant, son titre de roi Très Chrétien l'avait engagé, en 1664, à participer à l'expédition contre les Turcs envahisseurs, qui devait se dénouer dans la plaine du Saint-Gothard en Hongrie, et, encore qu'il ait tenu à n'être là que comme membre de la Ligue du Rhin, le Roi n'a pu alors épargner à la France la rancune du Grand Turc. Celui-ci s'est vengé en laissant tomber les Capitulations. Il faut neuf ans pour qu'on puisse traiter avec Constantinople. On y a envoyé en 1673 ce marquis de Nointel dont Albert Vandal a, dans son livre de début, raconté avec son charmant talent d'historien, l'importante ambassade. Nointel a enlevé le renouvellement des capitulations de François Ier et de Henri IV, avec quelques restrictions qu'on espère faire tomber. Et ç'a été considéré comme une grande victoire de la diplomatie. Le renouvellement des capitulations, écrit un contemporain, fait grand bruit à la cour et à la ville et beaucoup d'honneur à M. de Nointel. On en parle comme d'une merveille. On a mis ce grand événement dans la Gazette : on a fait crier par les colporteurs des relations imprimées qui avaient pour titre : Le renouvellement de la nouvelle alliance du Grand Seigneur avec le roi et le rétablissement de la foi catholique dans l'empire ottoman par M. de Nointel.

Bien avant qu'on eût ainsi à peu près reconquis le sultan de Constantinople, on avait, par des moyens plus violents, imposé le respect aux Barbaresques. Le 22 juillet 1664, Beaufort avait débarqué en Afrique, près Djedjelli. En 1665, on avait bombardé Alger et Cherchell. On répéta deux fois cette démonstration et en 1685, Tripoli ayant été bombardée encore, les puissances barbaresques s'étaient soumises : Tunisie, Algérie, Maroc allaient, pour quelques années, cessé d'interrompre le commerce et d'affaiblir ainsi le prestige français. Le commerce, immédiatement, se relevait, montant de trois, quatre, cinq millions en quelques années — ce, pendant que des missions envoyées en Abyssinie et en Perse avaient pour but d'ouvrir des voies plus profondes aux marchandises envoyées à Alexandrie, Damas et Smyrne. En 1688, la flotte atteignait enfin le chiffre qu'avait rêvé Colbert. On frappait cette année-là une médaille, peut-être un peu prétentieuse, qui portait en exergue : Assertum maris mediterranei imperim, quadraginta triremes. L'empire de la Méditerranée assuré, quarante galères.

Et pour que fût proclamée cette restauration de notre empire dans la Méditerranée, Gênes, qui avait usé de mauvais procédés, fut menacé d'être bombardé comme un simple Alger et d'apprendre combien sont épouvantables les effets de la colère d'un si grand roi. Vous savez que le doge, chef de la République, dut venir, contre tous les usages admis par la République, à Versailles, s'excuser. Interrogé par des courtisans sur ce qui l'étonnait le plus dans ce prestigieux Versailles, il répondit : C'est de m'y voir. Ce doge avait tort : à cette époque, Versailles recevait bien d'autres ambassades singulières. Car Versailles était entre 1685 et 1688 le vrai centre de l'Europe et presque le pôle magnétique du monde.

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Une telle grandeur devait finir par provoquer chez nos voisins une levée de boucliers. Tous se coalisèrent en 1689 : ce fut cette Ligue d'Augsbourg qui, déchaînant la guerre, n'aboutit cependant qu'à ces traités de Riswik, de septembre et octobre 1697, qui confirmaient à Louis XIV la possession des villes réunies de 1678 à 1688. Il est vrai qu'après une guerre ruineuse, la France ne s'agrandissait que de cette reconnaissance et que nos ennemis avaient repris, par contre, un réel prestige.

Mais quelle revanche pour celui de la France que cette stupéfiante affaire de la succession d'Espagne !

La branche de la maison d'Autriche qui vit à Madrid s'étiole et meurt. Le faible Charles II, triste rejeton de Charles-Quint, s'éteint lentement, sans laisser de progéniture.

A qui va échoir son énorme héritage : ce qu'on appelle non l'Espagne, mais les Espagnes ? C'est l'Espagne, le royaume des Deux-Siciles, les présides de Toscane, la Lombardie, les Pays-Bas espagnols ; ce sont les Indes occidentales, l'Amérique du Sud entière, le tiers de l'Amérique du Nord, les îles de l'Océanie et les milliards qu'on tire de ces terres lointaines. Or, par hasard, cet héritage échoit à l'autre branche de la maison d'Autriche, celle de Vienne : c'est la reconstitution de l'empire de Charles-Quint, et tout d'un coup la France effacée, cernée, menacée d'être écrasée. Louis XIV ne peut l'admettre. Par une suite fort longue de négociations avec l'Europe, il fait agréer tout d'abord l'idée d'un partage. Car fils et époux de deux princesses espagnoles, Anne d'Autriche et Marie-Thérèse, H peut prétendre pour lui, ou tout au moins son fils, à l'héritage entier. Mais s'il fait admettre par l'Europe le partage, il convoite tout l'héritage. Ce fut grande faute : c'était l'occasion, je crois, de récupérer la Belgique, et, par voie d'échanges, de s'assurer la Savoie et la Lorraine. Mais comment ne pas excuser le roi d'avoir cédé à cette tentation : établir la dynastie française sur le trône de Charles-Quint ? Il y céda : travaillé par notre ambassadeur et l'entourage gagné, le roi d'Espagne institua, par testament, le Dauphin, et, à son défaut, le fils du Dauphin, le duc Philippe d'Anjou, son unique héritier, et là-dessus, il mourut ainsi qu'il convenait — le 1er novembre 1700. Les envoyés de l'Espagne viennent à. Versailles demander au grand roi d'autoriser son petit-fils à venir régner à Madrid, et Louis XIV donne d'une main condescendante un roi à l'empire espagnol.

La lettre que, le 17 novembre, Louis adressait à notre ambassadeur à Madrid est une sorte de Te Deum où il semble que vingt rois chantent avec lui l'immense gloire de la maison de Capet.

L'Europe cependant hésita à protester : le droit de Philippe était formel, grâce au testament de Charles II. Louis XIV eût dû tout faire pour rassurer l'Europe. Il eût fallu nettement affirmer que jamais les deux couronnes ne seraient réunies. Mais c'était, aux yeux de Louis, frustrer son petit-fils et la France même. Et il ne le fit pas. Et puis certains gestes firent peur. A la vérité, on cherchait des prétextes : il en fournit. La guerre éclata. Ce fut cette longue et terrible guerre de Succession, successivement heureuse, malheureuse, puis heureuse encore, désastreuse, si désastreuse finalement que la France, menacée, faillit succomber. Vous savez comment, après des défaites douloureuses, le vieux roi, sommé de détrôner son petit-fils, trouva dans son orgueil le moyen de tenir bon et comment, après la victoire de Villars à Denain, le 24 juillet 1712, l'Europe dut se résigner à laisser le jeune prince français sur le trône d'Espagne. Il dut, à la vérité, abandonner Pays-Bas, royaume de Naples, Milanais à l'Autriche, mais il gardait le reste des biens d'Espagne. La suite devait montrer que l'avènement d'un Bourbon à Madrid ne fortifiait point la France autant qu'on l'eût pu croire. Mais, en attendant, les traités d'Utrecht et de Rastadt des 11 avril 1713 et 6 mars 1714 entouraient d'une gloire éblouissante le roi qui allait mourir. La race de saint Louis régnait à Paris, à Madrid, sur les Indes. Était-ce peu ?

Et comme, par ailleurs, — je l'ai montré il y a trois ans, dans des conférences sur l'expansion hors d'Europe, — les Français s'établissaient solidement dans l'Inde, au Canada, et tout le long du Mississipi, le fleuve Colbert, dans l'énorme Louisiane, on comprend que finalement la France, en dépit des défaites récentes, ait, à la mort de Louis XIV, paru tenir dans le monde une place que celui-ci, même dans ses rêves les plus ambitieux de 1665, n'avait osé entrevoir.

Louis, mourant le ter septembre 1715, restait aux yeux de tous le Grand Roi.

***

La France n'eût-elle joui sous ce règne que de cette expansion de territoires et de gloire, que telle chose eût suffi à la mettre au premier rang.

Mais, à la même heure, elle achevait, par surcroît, de le conquérir, grâce à cette collaboration des esprits qu'à toutes les époques, nous avons vu se produire.

Au moment où, avec celui que toute l'Europe appelle le Grand Roi, finit le Grand Siècle, Versailles règne sur l'Europe. Qu'est-ce à dire, Versailles ? Ce n'est pas seulement une cour, un gouvernement, ni même une société. C'est un goût — ce qu'on est convenu d'appeler le Grand Style.

La France s'est fait un style : en matière d'art, en matière de philosophie, en matière de littérature, la France est maintenant en possession d'elle-même. Et tout naturellement, après s'être fait un grand style, elle le va imposer à l'Europe.

Je vous ai dit, samedi, comment, sous Richelieu, s'était consommée la libération de la langue et de la littérature française et préparée celle des arts ; comment Malherbe avait épuré la langue de tout ce que le seizième siècle y avait encore laissé d'apports étrangers décidément inassimilables, comment Richelieu, en constituant l'Académie gardienne et, en quelque sorte, administratrice de cette langue, avait donné ainsi un solide étai au français prêt à s'élancer à la conquête de l'Europe, comment Descartes, Corneille, Pascal avaient à cette heure là même, illustré cette langue désormais fortifiée et personnalisée, comment enfin elle avait commencé à rayonner çà et là, en Angleterre et en Allemagne particulièrement.

Je vous ai dit aussi comment l'Italie, continuant à détenir aux yeux de tous le monopole de l'art, peu à peu, par la décadence de ses artistes, le laissait en réalité échapper, comment Lebrun, arraché par Mazarin à son Pincio, était revenu en France, maître désormais réputés chef de l'École française.

Ce n'est point aujourd'hui mon affaire que de vous faire le tableau des lettres et des arts pendant la deuxième moitié du Grand Siècle. Vous savez tous à quelle perfection les Racine, les Molière, les La Fontaine, les Bossuet, les Boileau, les La Bruyère, — pour n'en pas citer trente autres — ont porté la langue, à quelle hauteur les lettres françaises. Pas plus je n'ai à vous rappeler quelle pléiade d'artistes Versailles et Paris ont vu travailler : Lebrun, reconquis sur l'Italie, Puget, Mignard, Coysevox, Anguier, Nanteuil, Mansard, Perrault, architectes, peintres, sculpteurs, dont Louis XIV a, plus ou moins, été le Mécène.

Je n'admire pas également tous ces hommes ; mais tous ont contribué, à des degrés divers, à faire du siècle le Grand Siècle.

Colbert, — ce nationaliste résolu, — à tant de ministères avait joint la surintendance des bâtiments, en fait, le gouvernement des arts. Jaloux de l'Italie qui gardait, disait-il, le sceptre des arts, il avait entendu l'en dépouiller. Pour l'en dépouiller, il admettait qu'on lui prit ses modèles. Nous devons faire en sorte d'avoir en France tout ce qu'il y a de beau en Italie, écrivait-il. Et en fait, il faisait faire à travers Rome de telles rafles d'antiques, que le pape finissait par protester. Avec les modèles, il admettait qu'on allât demander des leçons à l'Italie. Pour ce, il a fondé l'Académie de France à Rome dont les statuts sont publiés le 11 février 1666. De jeunes artistes iront s'instruire à Rome et s'inspirer. Mais, pensionnaires du roi, ils reviendront, après trois ou cinq ans de séjour, se mettre à la disposition du roi. Sans doute, ils se seront formé le goût et la manière sur les originaux des plus grands maîtres de l'antiquité et des derniers siècles, mais, rentrés en France, ils mettront au service de l'École française les leçons que Rome leur aura prodiguées. Colbert, né administrateur, croit qu'on administre l'art comme les finances ou les travaux publics. C'est l'esprit de son temps et de son gouvernement. Le ministre met au concours — un peu naïvement — l'invention d'un ordre français d'architecture. Et en matière d'art, il espère qu'avec douze ou quinze ans de paix, l'on verra des choses aussi étonnantes que les merveilles de l'antiquité. La beauté lui paraît nécessaire à la grandeur : par là il est le digne ministre de Louis XIV. N'écrit-il point au directeur de la décoration des vaisseaux du port de Toulon : Je conviens que les ouvrages de sculpture des trois grands vaisseaux construits ces temps derniers à Toulon prennent beaucoup de temps, vous vous en advouerez vous même qu'il n'y a rien qui frappe tant les yeux ni qui marque la magnificence du roi que de les bien orner comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer et qu'il est de sa gloire de surpasser en ce point les autres nations.

Quel excellent trait que celui-là et qui montre combien dans l'esprit de ces gens tout concourt, doit concourir au prestige de la France au dehors !

Le chef-d'œuvre fut Versailles, le château, les salles, les peintures, les sculptures, le parc. L'art français y fut appliqué, tandis que, par ailleurs, on achevait le Louvre et dix églises illustres.

On peut ne pas goûter ce style ou tout au moins lui en préférer d'autres. Comment ne se pas s'incliner devant la grandeur de l'œuvre et la discipline de cet art ? Comment ne pas reconnaître, d'autre part, qu'à s'exercer, l'art français s'est émancipé en quarante ans ? Certes, la formule reste à l'italienne. On retrouve l'inspiration italienne primitive, de la Galerie des Glaces elle-même de Versailles à la colonnade du Louvre, des jardins de Versailles à Notre-Dame-des-Victoires. Mais l'esprit de Louis XIV, cependant, imprègne ces revenants d'Italie, tandis que le goût ancestral agit en eux de telle façon que, tout de même, nul ne croit entrer dans la Galerie Farnèse, en pénétrant dans la Galerie des Glaces et dans le Gesù de Rome, en passant le seuil de Notre-Dame-des-Victoires.

Courajod a écrit que voici que commence l'histoire de la période française de l'art international italien pratiqué par l'Europe entière depuis la Renaissance. M. Lemonnier modifie heureusement la formule : L'art international autrefois dirigé par l'Italie entre dans la période française.

Oui, l'art international, c'est maintenant la France qui en a la direction. On l'imite partout : nos artistes sont appelés en Allemagne, en Espagne, en Italie même et jusqu'en Suède et en Russie. Certes, cette prépondérance est en partie due à l'épuisement de l'Europe. En Italie, Bernin est le dernier dictateur de l'art en Italie ; il mourra en 1680. Ap :ès la mort de Jordaens en 1678, de Teniers le Jeune en 1690, la Flandre reste stérile. La Hollande n'a plus de représentants. L'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne ne comptent plus.

Notre suprématie, écrit encore M. Lemonnier, est due aussi à la profonde impression reçue de la grandeur de Louis XIV et à l'éclat incomparable qu'il a donné aux arts. Tout se résume pour les étrangers dans cette création de Versailles qui leur apparut comme une sorte de vision féerique. Il n'y avait pour eux qu'une architecture, qu'une peinture, qu'un art décoratif, celui de Versailles.

Lorsque Bernin vint en France, appelé par Louis XIV, il fut reçu avec de grands honneurs dont peut-être il se grisa trop. Habitué d'ailleurs à l'admiration sans réserve de Rome, il le prit d'assez haut. Sur l'invitation de Colbert et du roi, il soumit des plans de réfection totale du Louvre. Rien de plus édifiant que le récit extrêmement attachant fait, dans une curieuse brochure, par mon ami Léon Mirot, de ce séjour du Bernin, car rien ne prouve mieux combien la France s'était, sans s'en être rendu compte elle-même, émancipée de l'Italie. Bernin parut vite un fâcheux. Et celui qui se croyait le Michel-Ange de son âge dut bientôt s'en aller, déçu et irrité, devant la concurrence heureuse des architectes français.

En revanche, ceux-ci, répétons-le, envahissaient l'Europe. Pour avoir imité avec habileté et une sobriété relative le style et le goût français, écrit M. André Michel, Andréas Schluter, qui travailla comme sculpteur et architecte en Pologne, à Potsdam, à Charlottenbourg, à Berlin — où de 1699 à 1706, il dirige la construction du château royal —, fit parmi ses contemporains figure de grand artiste. Mais à l'âge suivant, ce sera un engouement. Pas de prince, grand ou petit, qui ne veuille avoir en Lorraine son Versailles, du Lunéville de Léopold au Schönbrunn de la maison d'Autriche. Et bientôt, la France va être — sur ce terrain — cette maîtresse des formules qu'elle avait été aux douzième et treizième siècles sur les chantiers où s'élevaient les monuments de l'art ogival.

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Si, sur le terrain scientifique, telle maîtrise ne lui appartient pas — car il y a peu de grands savants français dans la deuxième moitié du siècle —, il n'en va pas moins que c'est tout de même de France qu'est parti le mouvement scientifique. Descartes n'est pas mort, je l'ai dit samedi, que sa méthode a conquis l'Europe, mais qu'est-ce trente ans après ? L'Europe entière est cartésienne et il n'est pas un savant qui ne procède du grand savant que Christine de Suède nous avait disputé. Du Hollandais Huyghens à l'Allemand Leibniz, que de savants étrangers sont venus d'ailleurs se former en France à la recherche scientifique ! C'est Pascal qui, de l'aveu de Leibniz, lui a ouvert l'esprit à des vues qui l'étonnèrent lui-même.

Mais que dire de l'expansion que vaut à une langue la vision soudain apparue de la grande littérature classique devant l'Europe enthousiasmée ? Le dix-huitième siècle, je le dirai, verra une Europe francisée. Mais dès la fin du Grand Siècle, elle se francisait. Les Français, suivant l'expression de Voltaire, devenaient dans l'éloquence, la poésie, la littérature, les livres de morale et d'agrément, les législateurs de l'Europe. Pas un pays où on n'appelât les acteurs français à représenter Corneille, Racine, Molière. En 169g, Charles XII de Suède, qui cependant est un des souverains les plus nationalistes, appelle à Stockholm la troupe française de l'acteur Rosidor. Son rival, Pierre Ier, organisant le théâtre de Saint-Pétersbourg, charge le Hongrois Splavskv d'aller chercher en France les pièces du répertoire : on joue à Pétersbourg le Malade imaginaire, et George Dandin est la comédie préférée du grand tsar.

Notre grand comique est traduit en Allemagne rie son vivant. Il y est salué comme le fondateur de la grande comédie. Holberg l'imite en Danemark, Girolamo Gigli en Italie, plus tard Goldoni. En Angleterre, les auteurs le pillent outrageusement. Mais Racine surtout est adoré de toute l'Europe. Il inspire en Allemagne Gottsched et Dryden. On l'y joue lui-même dès la fin du dix-septième siècle. Gottsched traduit Alexandre le Grand voulant mettre le théâtre allemand sur le pied du théâtre français. Charles XII fait lire Racine dans les camps. Guillaume III, notre grand adversaire, lui sacrifiera Shakespeare. Les premiers tragiques russes, Lomanosaw et Soumavokow, s'inspirent de lui. Karamyne critique le théâtre français, mais en demandant pardon aux ombres sacrées de Corneille et de Racine.

La Fontaine est imité partout, en Allemagne par Hagedorn, en Russie par Kriloff, en Espagne par Yriarte. Ce Français par excellence, ce Champenois si délicieusement gaulois, aujourd'hui presque inintelligible aux étrangers, est compris et goûté de l'Europe dès la fin du dix-septième siècle. Mais Boileau surtout n'est pas en vain le législateur du Parnasse ; il ne dicte pas seulement des lois à la France, mais à l'Europe entière : Gottsched et Addison sont nourris de sa poétique, le marquis de Luzan le traduit en espagnol, Trediakowsky en russe. On traduit aussi Fénelon. Qui des écrivains de France ne traduit-on point ? Cette littérature, fondée sur la clarté, la beauté simple, l'ordre harmonieux, est accessible à tous ceux qui se sont initiés à ce que nos pères appelaient d'un si beau mot les Humanités. La France porte à la perfection l'ordre classique et partout recueille seule la succession de la Renaissance antique.

Aussi la langue est-elle partout parlée à la fin du dix-septième siècle. On en pourrait citer vingt preuves que M. Ferdinand Brunaud a données dans son Histoire de la langue.

A la Haye, en mai 1680, l'ambassadeur d'Espagne harangue les États en français et le sieur d'Odik, qui préside, répond dans notre langue.

En Pologne, après l'élection du roi, les ministres étrangers le haranguent en français.

Dans toutes les cours où j'ay esté, écrit l'évêque de Beauvais, la langue française est la langue ordinaire dont on se sert.

Au traité de Nimègue, on n'emploie que le français. Dans l'Histoire des négociations de Nimègue, on lit : L'on s'aperçut, à Nimègue, des progrès que la langue française avait faits dans les pais étrangers, car il n'y avoit point de maisons d'ambassadeurs où elle ne fust presque aussi commune que leur langue naturelle. Bien davantage, elle devint si nécessaire, que les ambassadeurs anglais, alternons, danois et ceux des autres nations tenoient toutes leurs conférences en français... Pendant tout le cours des négociations, il ne parut presque que des écritures françaises, les étrangers aimant mieux s'expliquer en français dans leurs mémoires publics, que d'écrire dans une langue moins usitée que la française.

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Ainsi le tableau est complet. Versailles règne en Europe. La politique de Louis XIV a, somme toute, obtenu ce suprême triomphe d'installer, à côté d'une France agrandie, un fils de France sur le trône de Charles-Quint, ce pendant que la Méditerranée est de nouveau sillonnée par nos vaisseaux, l'Orient pénétré par nos commerçants, l'Extrême-Orient atteint, qui envoie à Versailles, de Perse et de Siam, d'exotiques ambassades, l'Amérique colonisée des glaces de la baie d'Hudson au golfe de Mexique. Notre art fait la loi : Versailles sert de prototype aux architectes du monde, nos grands artistes accaparent les scènes, de Stockholm à Madrid, nos grands écrivains sont partout traduits, notre langue devient langue internationale.

Voici que s'ouvre alors le dix-huitième siècle, moins glorieux, car partout, sous un prestige en apparence grandissant, nous découvrirons bien des causes de décadence, le dix-huitième siècle où cependant l'éclatant prestige de l'esprit français survivra à celui de la politique française, mais grâce encore aux incomparables travaux des Français du Grand Siècle auxquels doivent aller vraiment l'admiration et la gratitude de tout ce qui garde la fierté de la France, l'orgueil de nos anciennes victoires et de nos grands triomphes.