L'EXPANSION FRANÇAISE

DEUXIÈME SÉRIE. — L'EXPANSION EN EUROPE

 

III. — L'EXPANSION AU SEIZIÈME SIÈCLE.

 

 

François Ier et l'Empire. — Henri II et le voyage d'Austrasie. — La réunion des Trois Evêchés. — La réforme nous est apportée d'Allemagne. — Elle dissout la nation et arrête son expansion. — Les écrivains français se substituent aux hommes d'État français. — Le premier rayonnement des idées françaises à travers le monde. — Calvin à Genève. — Nos écrivains et l'Italie. — Ronsard n'est pas seulement en France, mais en Europe, prince des poètes. — Comment les écrivains de la seconde moitié du seizième siècle ont empêché pour la France la prescription de la gloire. — Henri IV remet la France en marche.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Ceux d'entre vous qui m'ont fait l'honneur de suivre mes deux dernières conférences savent comment, pendant les cinq siècles et demi qui séparent l'avènement des Capétiens de celui de Henri II en 1547, la nation française étendit hors de ses frontières primitives son pouvoir, son hégémonie ou tout au moins son influence. Nous savons aussi que, dans presque tous les temps, la nation entière a collaboré avec ses princes : que, des grands commerçants comme Jacques Cœur aux maîtres de l'Université de Paris, des académies littéraires aux modestes ateliers, chacun, aux grandes époques, a travaillé, non seulement à enrichir le pays, mais à le faire avancer au dehors. Nous savons enfin qu'à des époques de progrès rapide et magnifique ont succédé parfois des époques de stagnation et même de régression, après lesquelles un roi politique a toujours remis la France en marche à travers le monde.

Dans notre conférence de samedi dernier, nous avons vu qu'après l'effroyable crise de la guerre de Cent ans, Charles VII avait été un de ces rois ; que, l'Anglais à peine chassé de Paris, ce Valois avait repris les grands projets de la monarchie sur les Marches de l'Est ; qu'il en avait réalisé une partie, en installant en pleine Lorraine l'influence et presque la suzeraineté française ; qu'incontinent ces avantages pris sur le Saint-Empire avaient rendu à la couronne de France un prestige mondial, et que, par cette espèce de loi historique que nous avons déjà constatée, cette nation, hier ravagée et ruinée, avait essayé, sous ce règne restaurateur et le suivant, de reprendre la tête des lettres et des arts.

Nous avons vu aussi que, loin d'y avoir réussi, elle s'était laissé, au contraire, envahir et un instant opprimer dans les toutes dernières années du quinzième siècle et les premières du seizième, par la civilisation italienne, que rendait particulièrement prestigieuse la renaissance de l'antiquité classique. Et nous avons vu ce reflux d'influence venir noyer un instant les éléments français. Par ailleurs, les guerres d'Italie avaient détourné de sa voie normale la politique française, et notre influence s'en était trouvée diminuée sous les règnes, somme toute fâcheux. de Charles VIII et de Louis XII.

François Ier, dont j'ai jadis dit trop de bien pour pouvoir aujourd'hui en dire du mal, François Ier eut certainement, au début de son règne, une politique assez peu précise. C'était un prince d'une merveilleuse intelligence, quand l'imagination et les sens ne venaient pas troubler ses idées. Je l'ai autrefois suivi jour par jour, pendant trois mois, au début de son règne, de la bataille de Marignan à l'entrevue de Bologne. C'est beaucoup d'avoir, si j'ose dire, cohabité ainsi trois mois de sa vie avec un homme et je lui ai, dès cette époque, découvert en germe ou même en fleurs les qualités et les défauts qui, plus tard, se muèrent en fruits si divers. Sans entrer dans l'analyse de ce caractère, je dirai que sa vive imagination, son amour de l'esprit, du luxe et du plaisir, sa beauté et sa grâce que nul n'appréciait plus que les Italiens, les premiers succès remportés en Italie, succès militaire à Marignan, succès diplomatique à Bologne, le devaient fatalement réengager dans la voie fatale où Charles VIII et Louis XII s'étaient si aveuglément portés, et qui allait mener l'entreprenant souverain des plaines de Marignan à celles de Pavie où sembla sombrer sa fortune.

Mais dès Bologne même, où, je vous le disais samedi, il parut un instant l'arbitre de l'Italie, son esprit, subissant la loi héréditaire, s'était reporté vers le fatidique tombeau d'Aix-la-Chapelle, que je vous ai à dessein dépeint dans sa solennelle splendeur lors de ma première conférence. En face du pape Léon X, empressé alors à lui plaire, François ter avait songé à cet autre pape Léon qui, à Rome, le jour de Noël de l'an 800, avait posé sur la tête de Charles, roi des Francs, la couronne impériale. J'ai tout lieu de croire que le roi de France avait, à Bologne, gagné à son illustre dessein le pape Léon, puisque — je crois déjà l'avoir rappelé — celui-ci, de retour à Rome, faisait ou laissait peindre à son artiste favori Raphaël, sur les murs des chambres où nous le pouvons admirer, le couronnement de Charlemagne par le pape Léon, en donnant au roi des Francs les traits, l'allure et le costume de François et au pape la physionomie de Léon X. N'y avait-il pas là l'indication nette d'une idée et presque d'une promesse et comme l'illustration d'un geste prévu ?

En fait, François était revenu en France, certes, grisé d'Italie, mais partagé entre ses tendances et les nécessités de la vraie politique française. La voluptueuse Lombardie le sollicitait, niais il pensait récupérer Aix-la-Chapelle. Les rois de France que hante le désir de faire boire leur cheval dans le Rhin ont toujours, nous le savons, envisagé deux hypothèses : ou la politique royale, gagnant de proche en proche vers l'Est, s'annexera ou s'inféodera jusqu'au Rhin principautés, villes, États ; ou bien, arrivant personnellement à la couronne impériale, le roi de France reconstituera de l'Elbe aux Pyrénées l'empire de Charles et, par une grandiose péripétie, s'assurera d'un coup le gain de la grande partie engagée depuis des siècles.

Plusieurs rois ont mené de front les deux desseins, ce qui est le plus sûr : d'autres ont paru se contenter d'un tiens au lieu de deux tu l'auras ; François Ier s'est laissé beaucoup trop séduire par l'idée qu'avec l'appui du pape promis à Bologne et grâce aux grosses sommes données aux électeurs allemands, il enlèverait à coup sûr au jeune Charles d'Autriche, roi d'Espagne, la couronne impériale que la mort, évidemment prochaine, du vieil empereur Maximilien allait laisser vacante.

Nous avons une preuve de ces espérances dans les instructions curieuses confiées aux plénipotentiaires envoyés en mars 1517 à Cambrai, où François et Maximilien entendent conclure la paix. A Maximilien qui est un des vaincus de la dernière campagne, le roi de France ne compte pas imposer l'abandon de la suzeraineté impériale sur telles villes mosellanes ou rhénanes. Ce qu'il propose, c'est le partage de l'hégémonie de la chrétienté entre le roi de France et l'empereur, à coup sûr dans l'idée que, prochainement, il réunira sur sa tête la couronne de Maximilien à celle de saint Louis.

Le grand maître Boisy part pour Cambrai avec une mission qui mérite d'arrêter, parce qu'elle nous fait saisir un moment curieux de cette histoire de l'expansion française que nous étudions ici.

La première ouverture sera sur le fait de Grèce, de la conquester à communs dépens et partir pour égalles portions.

Si ceste ouverture n'est agrable... offrir alliance sur autres bases : guerre à l'Angleterre.

On pourra facilement conquester le royaume d'Angleterre et se enrichir des biens qui y sont.

On partagera l'Italie : la Lombardie à François Ier, l'Italie péninsulaire à Maximilien. Enfin la dernière ouverture vise au partage de la Suisse.

Les envoyés de Maximilien furent stupéfaits d'aussi grands desseins et fort alarmés. Ils se refusèrent à suivre les plénipotentiaires de François sur ce terrain et se contentèrent de signer purement et simplement la paix.

François, tout à fait aveuglé, parut s'en consoler. Ses affaires marchaient, disait-on, en Allemagne. A quoi bon acquérir deux, trois ou même dix villes entre Meuse et Rhin, puisque les électeurs allemands allaient faire du roi de France le suzerain de cent villes du Saint-Empire ?

Vous savez comment le rêve prit fin : un instant, les électeurs — grassement payés ou gagnés par mille promesses — parurent disposés à donner leurs voix à François fer lorsque le vieil empereur fut mort le 12 janvier 1519. Mais le roi de France n'avait pas assez compté avec l'esprit national allemand. En ce début du seizième siècle, il y avait partout, des sierras de Castille aux rives de la Vistule, un réveil ou, pour être plus exact, une première explosion des nationalités : la question des nationalités, tout à fait nouvelle, va être jusqu'à nos jours un gros facteur du problème international ; à cette heure même de 1519, la Castille va s'insurger contre Charles-Quint, qu'elle tient pour un Flamand ; l'Allemagne, au contraire, se jette dans les bras de ce même Charles-Quint, héritier des princes autrichiens, par horreur d'un prince français. Les petits princes de la rive droite du Rhin menacèrent les électeurs de la rive gauche de tout mettre en œuvre contre l'élection de François Ier, avec l'ardeur de tous ceux qui, en Allemagne, n'entendaient pas être Français. Et, après cinq mois d'une campagne très vive des deux partis, Charles d'Autriche, roi d'Espagne, était élu empereur le 28 juin 1519.

L'échec du grand dessein impérial paraît avoir désorienté de nouveau François Ier. Certes, au fond de la longue querelle qui, vingt-huit ans, dressera l'un contre l'autre les deux concurrents de 1519, il y a bien autre chose qu'une rivalité de personnes. Inconsciemment peut-être, parce que les morts parlent en nous, le petit-fils des Capétiens entend briser dans Charles-Quint l'Allemand qui, aspirant à la monarchie universelle, entend non seulement coiffer la couronne impériale mais y ajouter tant de fleurons — des Pays-Bas aux royaumes d'Espagne, des Deux-Siciles et de Milan aux pays slaves et magyars. Mais il semble, chose assez curieuse, que François ait voulu atteindre son rival partout excepté sur les bords du Rhin. Il conclut contre lui des alliances étranges, allant jusqu'à s'unir, lui, le Roi Très Chrétien, au sultan Soliman ; il le cherche en Italie, il le cherche dans les Pays-Bas, il le cherche jusque dans le fond de la Hongrie ou de l'Espagne. Mais il ne semble rien faire pour lui enlever, de Metz à Besançon, aucune de ces terres lotharingiennes, que vingt rois français ont tenté d'arracher aux aïeux de Charles-Quint. A cette lutte contre l'empereur, François Ier gagne quelque prestige : la Méditerranée, instinctivement hostile à l'empereur allemand, va au roi de France et tandis que Soliman accorde à celui-ci ces capitulations dont j'ai l'année dernière parlé assez longuement, un des ennemis acharnés de Soliman, Villiers de l'Isle-Adam, grand maître de Rhodes, appelle cependant François mon souverain seigneur, autorisant le roi à dire ma bonne ville de Rhodes. Mais François Ier ne sembla s'acharner en rien à pouvoir dire un jour : Ma bonne ville de Metz ou ma bonne ville de Toul. Lorsqu'il mourut, la France ne s'était pas étendue d'un pouce sur sa frontière de la Meuse.

***

Il fallut qu'un roi lui succédât pour lequel la France n'a peut-être pas assez de gratitude : après ce brillant François Ier, Henri II paraît un peu gris ; c'est lui qui cependant nous valut la moitié de la Lorraine.

Les aventures d'Italie étaient closes : Henri revenait d'instinct, aussitôt ce guêpier fermé, à la vraie politique. En avril 1552, il franchissait la Meuse : la maison ducale de Lorraine lui était favorable. Pourvu que le roi n'entreprît rien contre ce qu'on appelait à Nancy la Duché, le duc de Lorraine laissa ses trois voisins, les évêques de Metz, Toul et Verdun, favoriser le mouvement qui portait les bourgeois des trois cités, hier impériales, à se donner au roi de France. Et avant quelques mois, ces Trois-Evêchés, comme on disait, passaient sous la loi de Henri II ; sept ans après, l'empereur Ferdinand, successeur de Charles-Quint en Allemagne, nous les abandonnait au traité de Cateau-Cambrésis.

Ce voyage d'Austrasie, — comme l'écrivait le roi, — était considéré simplement comme un premier pas vers le Rhin, où les jeunes seigneurs de la cour de Saint-Germain avaient juré de faire boire leurs chevaux : la Lorraine, pénétrée de toutes parts, se mettait tout entière avec son duc dans la clientèle du roi et, maître des Trois-Évêchés, suzerain moral de Nancy et de Bar, Henri II avait déjà tâté Strasbourg, tandis qu'il ne perdait de vue ni les villes flamandes ni les cantons comtois. Il avait un grand général à son service, François de Guise. Celui-ci, né à Bar-le-Duc, était de cette race lorraine qui, avant même que toute la Lorraine fût française, apportait à la France son courage réfléchi et qui, de Jeanne d'Arc aux Guises, de Fabert à Choiseul, des cinq maréchaux lorrains sortis de la Grande Armée aux hommes d'État lorrains de la troisième République, allait fournir à notre pays tant de serviteurs solides et vaillants.

François de Guise avait, avec dix mille hommes, résisté dans Metz, d'octobre 1552 à janvier 1553, aux soixante mille impériaux que Charles-Quint avait jetés sur la ville nouvellement française, et il avait forcé l'empereur à la retraite. Et cet exploit avait couvert de prestige le roi de France dans les pays mosellans. Les canons de Metz, saluant la piteuse déconfiture des Allemands, avaient eu leurs échos non seulement à Nancy, mais à Strasbourg, à Mayence, à Bruxelles. Ah ! j'eusse aimé que les Prussiens, lorsqu'ils nous arrachèrent la ville par la faute d'un soldat dévoyé, eussent au moins trouvé, dans la cité française violée, à côté des statues du maréchal Faber, soldat messin de Richelieu, et du maréchal Ney, soldat messin de Napoléon, celle du duc de Guise défenseur heureux de Metz. On me racontait, il y a quelques années, à Metz, qu'en 1875, un incendie ayant éclaté à la cathédrale un soir où le vieil empereur Guillaume s'y trouvait, celui-ci descendit sur la place surveiller le sauvetage. Un brave pompier messin, que surexcitait sans doute la circonstance, passa devant le souverain allemand, presque adossé à la statue du maréchal Fabert. Avec cette familiarité assez commune aux Lorrains — que les grandeurs intimident rarement —, le pompier dit, d'un air d'ailleurs assez bonhomme, à l'empereur, en montrant la statue : Ah ! mon empereur, si nous avions eu cet homme-là en 1870 au lieu du Bazaine, vous ne nous auriez jamais eus, allez ! Il faut mettre à ce propos l'accent de Lorraine. Le propos eût eu tout son sel, s'il s'était agi de la statue de Guise, défenseur heureux de la Cité et l'un des plus illustres soldats de France.

Guise, par la suite, avait repris aux Anglais Calais, dernière ville que les insulaires eussent gardée, et ainsi complété, lui Lorrain, l'œuvre de la bonne Lorraine. Avec une épée pareille, la France, sous des rois résolus, pouvait penser reprendre tout le domaine lotharingien, aller à Strasbourg, aller à Besançon, à Bruxelles, à Aix-la-Chapelle. On avait de l'argent, on avait des soldats : les Valois avaient achevé de concentrer entre les mains du roi de France toutes les forces du pays entre Pyrénées et Moselle. Tout était prêt pour la grande entreprise qui, méthodiquement menée, nous eût, de l'aveu de tous, conquis probablement en un demi-siècle toute la rive gauche du Rhin et, nous l'assurant probablement pour jamais, eût valu à notre pays une incomparable grandeur.

Tout fut brisé par les guerres de religion. La France, coupée en deux, allait perdre quarante ans dans la guerre civile, sortie de la Réforme luthérienne. Au moment où nous débordions l'Allemagne de toute part, l'Allemagne, sans du reste qu'elle en eût conscience, jeta en France les germes de la plus effroyable discorde que notre pays dût connaître.

***

Mesdames, je me suis déjà expliqué ici très franchement, l'année dernière, sur ce mouvement de la Réforme.

J'ai dit et je répète que je m'explique très bien — en historien — la révolte de Martin Luther. Sans entrer dans la psychologie de l'homme qu'a si impartialement analysée mon éminent ami Imbart de la Tour, je n'ai eu qu'à étudier, à Rome, ce qu'était devenu, à la cour des papes Borgia et Médicis, le catholicisme pour que s'éclairât pour moi — et presque se justifiât — l'accueil fait par beaucoup de chrétiens sincères aux doctrines de la Réforme, si bruyamment formulées par le moine de Wittemberg. Une réforme s'imposait : et telle chose éclate à tous les yeux puisque, quelques années après la révolte de Luther, l'Église catholique elle-même, réunie à Trente dans un concile célèbre, se réformait d'admirable façon et reprenait, grâce à cette réforme catholique, une partie des avantages perdus.

J'ai dit et je répète que la Réforme protestante, œuvre de Luther, eut en France nombre d'adeptes très sincères, et auxquels, moi catholique, je ne peux refuser mon estime et j'irai jusqu'à dire mon admiration, puisque certains d'entre eux moururent courageusement dans les supplices pour avoir prêché suivant leur conscience et refusé de renoncer à leur foi.

J'ai dit enfin, et je le répète, que je ne peux approuver ces supplices et que je les déteste parce que je suis personnellement, en libéral du vingtième siècle, absolument hostile à toute persécution contre une foi quelconque, qu'elle soit celle de Rome ou celle de Genève.

Mais, cela dit, je suis, je pense, autorisé à déclarer, comme historien de mon pays, que la Réforme fut l'un des plus grands malheurs que la France ait connus, puisse connaître. Si elle n'a pas été l'unique cause de nos divisions, elle a été le prétexte que cherchaient les factions pour relever chez nous la tête, ébranler, avec l'autel et le trône, toute autorité, diviser les citoyens et, à l'heure même où elle s'allait agrandir, fortifier et exalter, lézarder la patrie. Des querelles de deux familles, de deux coteries rivales, celle des Guises qui y ont perdu une partie de leur gloire et celle des Châtillon dont l'amiral de Coligny fut le plus illustre membre, de ces querelles elle fit une inexpiable guerre civile, qu'elle envenima de cet affreux poison que recèle toute guerre religieuse. Des politiciens, sans sincérité dans leur foi, sans loyauté dans leur attitude, se couvrirent du masque religieux pour trouver parmi les Français des soldats qui, furieusement, se déchirèrent, tandis que l'étranger seul profitait de ces luttes fratricides. Ces malheureux égarés, aveuglés, surexcités jusqu'au paroxysme, n'allaient pas tarder — comble d'infamie — à appeler en France cet étranger même. Des huguenots livreront le Havre à l'Anglais que Guise venait de chasser de Calais, et les ligueurs, quelques années après, feront appel à la catholique Espagne, à la maison d'Autriche. Les guerres de religion ont paralysé la France quarante ans et, après avoir compromis pour près d'un siècle sa grandeur au dehors, faillirent la livrer à nos ennemis héréditaires, Anglais et Allemands.

Et je sais des protestants sincères, mais éclairés, qui reconnaissent avec moi que tout cela eût été évité si le moine allemand Martin Luther n'eût pas fait le geste de Wittemberg et trouvé par la suite en France des adeptes et des continuateurs.

Sans doute, M. Ferdinand Buisson entend me démontrer que la Réforme fut d'origine française. Le fût-elle que telle circonstance ne ferait que déplacer les responsabilités. Mais, après avoir consciencieusement examiné les arguments donnés par M. Buisson et les faits cités à l'appui, je persiste à croire que la Réforme fut, chez nous, un article d'importation.

Sans doute, l'état fâcheux où les premières années du seizième siècle trouvaient l'Église romaine, le relâchement indiscutable des mœurs causé par la Renaissance italienne jusque dans les rangs du clergé catholique en Italie, puis dans les autres parties de la chrétienté, devait provoquer partout, spontanément, des protestations. Le savant humaniste Lefèvre d'Étaples, qui fut le premier précurseur du protestantisme, parlait, dès 1508, dans la préface de son Quintuplex psallerium, de la nécessité d'un retour à la lecture des Écritures saintes, dont l'abandon, disait-il, a causé le dépérissement des monastères et la mort de la piété, et émettait un certain nombre d'idées où Luther allait se rencontrer avec lui. Ce qui a permis à Michelet, toujours exagéré dans ses formules, écrit M. Buisson lui-même, de soutenir que, six ans avant Luther, le vénérable Lefèvre enseignait à Paris le luthérianisme.

Sans doute aussi, le savant humaniste avait trouvé des échos dans certains cénacles d'hommes de lettres et dans certains groupes ecclésiastiques. Lui et quelques docteurs avaient gagné à leurs protestations des princesses comme Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, des prélats comme Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux, bientôt des écrivains comme Clément Marot et peut-être François Rabelais. Quelques esprits, que grisait le vin capiteux de la Renaissance, étaient portés alors à accueillir toute idée nouvelle parce qu'il leur paraissait que tout devait logiquement renaître ou tout au moins se reformer.

Mais ce tout petit groupe n'était même pas tout à fait constitué, lorsqu'en 1517 Luther appelait la Chrétienté à secouer le joug de Rome — bête de l'Apocalypse — et, chose remarquable en ce pays du gallicanisme où, dans tous les temps, Rome avait été fort peu populaire, les protestations d'un Lefèvre d'Étaples n'avaient jamais encore conclu à une révolte contre le siège romain. J'ajouterai qu'il est évident que François Ier ni son Parlement, ni même la Sorbonne n'eussent probablement sévi contre des savants français qui, dans quelques écrits, réclamaient une réforme des mœurs ecclésiastiques.

Lorsqu'en 1525, Sorbonne et Parlement de Paris commencèrent à condamner les doctrines, ce furent les doctrines de Luther ; et Berquin, une des premières victimes de la persécution, fut, quoique ami du roi François, livré au bourreau pour avoir introduit et traduit les écrits de Luther.

Un an après la révolte de Wittemberg, ces écrits pénétraient en France. Ce protestantisme radical produisit, sur les rares partisans français d'une réforme, un double effet tout à fait opposé.

Les uns — entre autres Lefèvre d'Étaples — s'estimant justifiés par de tels écrits, se confirmèrent dans leur nouvelle doctrine, mais l'exagérèrent conformément à la formule venue d'outre-Rhin et, passant d'une simple théorie réformatrice à la révolte, se déclarèrent seulement alors contre Rome. Lefèvre se proclame disciple de Luther qu'il chérissait dans Christ.

Les autres, au contraire, s'effrayant et s'alarmant devant cet essai de révolution, eurent un recul brusque. Je ne parle pas de l'évêque de Meaux, qui, abandonnant le petit groupe de réformateurs, lança un mandement contre Luther : on peut admettre que ce Briçonnet le fit par peur de la Sorbonne et du Parlement, sans que cela soit absolument sûr. Mais, avant que l'évêque de Meaux n'eût désavoué ses amis, beaucoup d'entre eux se séparèrent de Lefèvre d'Étaples. Un de ses plus chauds lieutenants, Clichtove, apercevant dans les doctrines de Luther le germe de toutes les révoltes, était revenu, par une sorte d'instinct français, à l'Église nationale, et cela dès 152o, c'est-à-dire au lendemain même de l'introduction des doctrines allemandes.

Il se produisit alors dans la nation un mouvement analogue. On avait laissé tranquilles des savants français se condoloir — non sans raisons, je l'ai dit — de la décadence des mœurs dans certains monastères. Après tout, il y avait des siècles que le petit peuple de France, servi par ses écrivains favoris, auteurs de chansons et de fabliaux, persiflait, sans âcreté d'ailleurs, prêtres et moines ; il y avait des siècles que la bourgeoisie française montrait peu de goût pour les gens de Rome ; il y avait longtemps que les princes eux-mêmes étalaient un certain goût d'indépendance vis-à-vis du siège apostolique, et que des évêques français les soutenaient dans une politique anti-romaine. Mais la nation française restait foncièrement catholique et n'avait — même aux pires heures de lutte avec Rome — jamais entendu rompre avec la chaire de Pierre.

Et puis, — et c'est à quoi je devais arriver, — ce qu'ils n'avaient point aimé dans le magistère de Rome, c'était, mon Dieu, tout simplement, que Rome ne fût pas en France. Mais Wittemberg non plus n'était pas en France, ni Augsbourg où Mélanchton allait, le 25 juin 1530, formuler la célèbre Confession, Credo du protestantisme. Lorsque, dans sa préface de l'Institution chrétienne, terminée le 23 août 1535, un jeune homme de Noyon, Jean Calvin, donna une doctrine à la Réforme française, il n'apparut aux yeux de beaucoup de gens que comme un élève du moine de Wittemberg ; et déjà la nation était, en immense majorité, par instinct national autant que par un vieux sentiment catholique, hostile à tout ce qui, de près ou de loin, paraîtrait un succédané de la confession d'Augsbourg.

Mais il n'en est pas moins vrai que la Réforme, jusque-là si incertaine en France, trouva dans Calvin un merveilleux propagandiste. Je relisais dernièrement encore l'Institution chrétienne et les lettres de Jean Calvin. Peu de Français ont écrit dans une si belle langue : dans ce seizième siècle où tout était encore chaotique, en cette année 1535, où les écrivains les meilleurs usaient encore d'une langue embarrassée, toute chargée d'incidentes alourdissantes, de termes vieillis ou, au contraire, de néologismes hasardeux, Calvin s'exprimait dans une langue claire, forte, et qui, dans sa gravité, trouvait cependant le mot qui mord et frappe.

Les catholiques — Monluc le reconnaît — manquaient de docteurs : les prêtres, habitués à prêcher des ouailles sans avoir à défendre la doctrine, n'étaient nullement en mesure de lutter. Calvin trouva des disciples, des adeptes. Rejeté par la France, il alla, avec l'auréole du martyre, s'installer à Genève et de cette ville étrangère, devenue la Rome du protestantisme, dirigea les petites communautés réformées.

***

Cependant, je reste persuadé que tout ce mouvement fût, en France, resté très restreint, si la politique ne s'était emparée de la doctrine. Un célèbre agitateur du siècle dernier, Blanqui, disait : On ne crée pas les mouvements ; on les exploite. Nous avons vu, il n'y a pas quinze ans, un de ces mouvements qui, partis des cénacles restreints, ne prennent soudain une immense importance que du jour où les politiciens, la plupart fort indifférents aux idées pures, s'en emparent pour servir leurs passions, leurs intérêts ou leurs haines.

Il en fut de même lorsqu'un Coligny et un Condé s'emparèrent du protestantisme pour en faire l'instrument de leurs passions. Ce Coligny, que sa mort nous rend pitoyable, il faut cependant bien dire que, sans s'en rendre compte toujours, il fut un des éléments dissolvants de la nation française.

Sous Henri II, plus encore sous François II, les Guise s'étaient ancrés au pouvoir : j'ai dit tout à l'heure quels éminents services — Metz, Calais — avaient popularisé leur aîné, le duc François ; à côté de lui, son frère, le cardinal de Lorraine, déployait de grandes qualités d'homme d'État. Mais ils étaient des hommes et non des saints, de grands politiques et non des serviteurs désintéressés d'une idée. Leurs gens remplissaient les places : les Lorrains, comme on disait alors, accaparaient ; la reine Marie Stuart, femme de François II, était, par sa mère — une Guise —, leur nièce ; et par elle François II était entre leurs mains. Les autres familles, impatientes de cette faveur, s'exaspéraient. Ce qu'on pardonne le moins à des ministres, vous le savez, mesdames, c'est de durer. Il faut que chacun ait son tour. Mais il semblait que les Lorrains ne voulussent point du tout passer la main.

Ils étaient très catholiques, cadets de cette maison de Lorraine qui avait absolument repoussé la Réforme comme venant d'outre-Rhin, ils se faisaient gloire de ce catholicisme et, disons-le, y trouvaient une force. Ils poussaient à la répression.

Tout naturellement, leurs adversaires politiques, qui voyaient Calvin faire des adeptes, pensèrent utiliser cette autre force morale et la faire servir à leur dessein. Beaucoup de princes, en Allemagne, dans les États scandinaves, en Angleterre, beaucoup de grands seigneurs étrangers aussi avaient adopté les idées de Luther : les Bourbons, que leur alliance avec Jeanne d'Albret, reine protestante de Navarre, entraînait vers le protestantisme, les Bourbons, princes du sang, héritiers du trône si les Valois manquaient, s'alarmaient de l'immense popularité des Guises en France. Certains déjà pensaient que ces Lorrains, que de complaisants généalogistes faisaient descendre de Charlemagne, pousseraient jusqu'au trône habilement capté leurs espérances. Coligny vint offrir aux Bourbons son épée ; l'amiral se fit protestant piétiste, jeta ses gens, toute une belle clientèle dans le huguenotisme, y entraîna les gens des Bourbons et apporta aussi à la nouvelle foi tout un monde de soldats.

Vous savez comment s'affrontèrent les deux partis, comment ils s'empoignèrent et comment, grâce à eux, la guerre civile déchira bientôt la France, guerre, je le répète, politique, guerre de partisans, mais à laquelle la religion, bientôt de part et d'autre, prêta tout à la fois sa gravité et sa virulence. J'ai, l'année dernière, en vous parlant de Michel de l'Hôpital, puis de l'entourage de Henri IV, résumé ces affreux événements : les meurtres réciproques, les massacres subséquents, les trahisons de tous, les batailles où des milliers de Français s'exterminaient, les intrigues où ils se déshonoraient ; j'ai montré comment les rois de France, après avoir essayé de réprimer les factieux, puis de les départager, se trouvèrent au contraire pris eux-mêmes dans cet énorme remous et y perdirent pied. Le trône fut ébranlé, la dynastie menacée, toute l'action gouvernementale absorbée par la tâche ingrate de l'arbitrage sans puissance, puis paralysée par les intrigues de deux partis qu'appuyait l'étranger. Et puis ce fut la grande mêlée de 1589 à 1593, le roi de France expulsé de Paris par la Ligue catholique devenue à son tour révolutionnaire et rejeté dans les bras du parti protestant, le meurtre de ce roi Henri III par un moine fanatique, l'avènement incertain de Henri de Navarre, prince dont le caractère séduisait, mais dont la religion huguenote éloignait une foule de Français, l'effroyable anarchie de la capitale, livrée à la Terreur liguarde, et de tout le royaume divisé dans toutes ses provinces, dans toutes ses cités, les Espagnols s'installant à Paris et entendant imposer un prince de leur sang et enfin le brusque coup de théâtre de la conversion permettant à Henri IV, grâce à l'union de quelques bons Français des deux camps, de recouvrer sa capitale et de coiffer la couronne, terminant cette crise où la France avait failli sombrer. Mesdames, il faut ne jamais hésiter à rappeler de pareilles années. Si sombres soient-elles, elles nous montrent que la France peut revenir de loin, et qu'elle en revient toujours.

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Si elle en revient toujours, mesdames, elle en revient toujours diminuée. Vous pensez bien que, de la mort (en 1559) de Henri II, le conquérant de Metz, Toul et Verdun, à l'avènement définitif de Henri IV en 1593, pendant trente-quatre années de guerre civile, le malheureux pays n'avait pu faire aucun progrès en Europe et que, pour bien des années encore, l'œuvre d'expansion devait rester stationnaire. Car lorsque mourra Henri IV, en 1610, elle était loin d'être reprise avec l'activité qu'elle avait eue, cinquante ans avant, sous Henri II.

On est encore étonné que, sous le ministère du cardinal de Richelieu, la France ait pu si vite reprendre sa marche en avant et surtout ce prestige étonnant qui, sous le règne de Louis XIV, devait atteindre le degré que vous savez. Sous Richelieu, comme sous Louis XIV, ce prestige aura un caractère tout à fait spécial : la France sera moins le siège de la puissance politique — qui cependant sera grande — que le foyer des lumières civilisatrices. On verra notre langue répandue, notre art adopté, nos écrivains partout populaires, l'Europe à notre école. Comment une nation, qui — pendant cinquante ans au moins — a été arrêtée dans son développement politique, a-t-elle pu si vite s'imposer ?

C'est que, nos hommes d'État et nos soldats étant absorbés par leurs querelles intérieures, nos écrivains, chose très remarquable, avaient empêché en quelque sorte la prescription de notre gloire.

Vous savez par les deux conférences précédentes que, dans cette étude sur l'expansion française, je ne sépare point, je ne saurais d'ailleurs séparer, sans commettre une grave erreur historique, la nation elle-même de ses dirigeants. Grâce à Dieu, la France n'est pas tout entière dans les cabinets de ses ministres et dans les officines de ses parlements. Elle est aussi dans ses écoles, dans ses académies, dans ses ateliers d'art, dans ses fabriques, dans ses boutiques et dans ses champs. Champs, boutiques, fabriques et, dans une certaine mesure, ateliers d'art avaient, dans cette seconde moitié sinistre du seizième siècle, pâti de la crise politique. De même que, pendant la guerre de Cent ans — je vous l'ai déjà montré samedi — l'industrie française n'avait pu rayonner, puisqu'elle était ruinée, de même sous les derniers Valois, n'avait-elle pu, pour la même raison, continuer à répandre le renom de la France.

Mais, alors que la guerre de Cent ans avait fermé à l'étranger nos grandes écoles, desséché notre littérature et notre art, et, en dépit de la renaissance trop tardive de la fin du quinzième siècle, livré, nous l'avons vu, la France elle-même aux influences étrangères, à l'Italie surtout, pareille disgrâce ne s'était pas vue pendant les guerres de religion.

Vous en savez déjà la cause. Pendant les dernières années du règne de François Ier, je vous ai montré samedi les Français, tout d'abord conquis et comme absorbés à la fois par la mode d'Italie et par l'afflux prodigieux des littératures antiques, puis se mettant à digérer enfin ce repas de Gargantua, s'assimilant ces prodigieux apports et dégageant des influences oppressives un génie français un peu trop brusquement transformé, mais plus personnel qu'on n'eût pu l'espérer.

Les influences étrangères, certes, avaient continué à s'exercer, l'italienne, puis l'espagnole. Le Primatice avait continué, sous Henri II, à exercer cette dictature de l'art dont l'avait investi, nous l'avons vu, le roi François Ier. Et les architectes italiens achevant Saint-Germain et l'Hôtel de Ville de Paris, — pour ne pas citer vingt monuments illustres, — les lettres italiennes continuaient à jouer un rôle important en France. Les écrivains de la Pléiade, groupés autour de Du Bellay et de Ronsard, ces écrivains que je vais vous montrer à l'instant prenant l'initiative d'une réaction nationale et presque nationaliste — permettez-moi ce néologisme —, continuaient à aimer l'Italie : comme Rabelais et Marot, à l'autre génération, un Du Bellay est allé à Rome et en a rapporté un regain de pétrarquisme. Pétrarque est très bien vu des amis de Ronsard. Et, d'autre part, l'Arioste est vraiment le Virgile et l'Homère des courtisans des derniers Valois. Boccace, enfin, fait encore les délices de la France. Et comment en serait-il autrement quand l'actrice principale peut-être du grand drame qui se joue en France est Catherine de Médicis, cette fille de Florence qui a amené et appelé en France tant de compatriotes cultivés.

J'ajouterai qu'a l'influence italienne est venue s'en ajouter une autre : l'espagnole, qui se prolongera bien après la fin de notre crise, mais qui, dès le règne de François fer, s'était imposée grâce au goût du roi et de sa cour pour le romancero d'outre-Pyrénées. Chose curieuse, de même que, sous les espèces de Boccace, Pétrarque, l'Arioste, on avait ramené en France bien des œuvres d'origine française italianisées, de même c'étaient nos vieux romans qui, traduits en espagnol, revenaient parmi nous. François Ier savait par cœur l'Amadis de Gaule, mais il le savait en espagnol. M. Morel Fatio, professeur au Collège de France, a écrit sur toute cette influence espagnole des pages bien curieuses. Brantôme a très manifestement subi l'influence espagnole.

Enfin, les écrivains grecs et latins continuaient plus que jamais à être goûtés, lus, appris, traduits, de préférence à nos vieux auteurs du moyen âge, définitivement condamnés. Il n'est point dans mon dessein de vous montrer ici quelle influence ont sur tous nos hommes de lettres, même les plus personnels, les grands écrivains de Rome et d'Athènes. Elle fut considérable.

Eh bien, ce sont cependant ces écrivains français, nés au moment où la lueur de la Renaissance embrasait notre ciel, entre 1515 et 1530, c'est cette génération de littérateurs élevés dans le goût de l'Italie et le culte enthousiaste des lettres antiques qui va chercher à réveiller chez nous — avec un génie national — la religion de la patrie et parviendra derechef à répandre en Europe le goût français. Les trois entreprises furent connexes, et je finirai cette conférence sur l'expansion française au seizième siècle, en en disant un mot, car, je le répète, je ne peux ici qu'effleurer certaines questions.

***

J'ouvre mon Du Bellay à un de ses plus célèbres sonnets ; je l'aime infiniment. Il l'a écrit à Rome, loin de la terre natale. Comme beaucoup d'entre les Français, ce jeune homme ne s'est découvert qu'au contact de la terre étrangère un amour passionné de son pays. C'est le fameux sonnet qui commence par ce vers :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

et que j'aimerais vous lire tout entier. Je n'en veux retenir que les six derniers vers, parce qu'ils nous livrent un état d'âme nouveau dans la France du seizième siècle :

Plus me plaist le séjour qu'ont basty mes aïeulx.

Que des palais romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaist l'ardoise fine ;

Plus mon Loyre gaulois que le Tybre latin,

Plus mon petit Lyré que le mont Palatin

Et plus que l'air romain la doulceur angevine.

Plus mon Loyre gaulois que le Tybre latin, savez-vous bien, mesdames, qu'il y a dans ce joli vers toute une révolution. Depuis trente ans, la mode était de préférer, les yeux fermés, le Tybre latin au Loyre gaulois. Et le propos de Du Bellay eût, vingt ans auparavant, paru ridicule et presque blasphématoire.

Aucun mouvement littéraire n'est plus intéressant que celui que j'aperçois se dessiller, s'accentuer et tout emporter entre 1549, date d'apparition de la Défense et illustration de la langue française, et 1593, date où se publie la Satire Ménippée.

Cette période répond précisément à l'effroyable crise politique où paraît sombrer la France, et c'est celle où les intellectuels — comme nous dirions aujourd'hui retrouvent, restaurent, remettent en vogue et en honneur l'idée de patrie.

Les intellectuels de la période précédente avaient plutôt contribué au mouvement général que la Réforme déclenchait contre l'autorité. Ceux de la deuxième génération du seizième siècle, de Ronsard à Montaigne, de Du Bellay aux auteurs de la Satire Ménippée, après une jeunesse hésitante, revenaient en grande majorité à des idées d'ordre et de mesure. Ah ! mesdames ! comme j'ai souvent rêvé d'un livre que j'appellerais les Générations, et où l'on verrait, pendant les quatre derniers siècles, se succéder ces quinze à vingt générations dont l'une réédifie ce que l'autre a détruit. A l'heure présente, j'ai tout lieu de croire que nous allons voir nos Ronsard et nos Du Bellay, nos Montaigne et, souhaitons-le pour finir, un Sully, et, plus tard, un Richelieu.

Ces jeunes gens furent amenés au patriotisme politique par une sorte de patriotisme linguistique. Leurs aînés leur léguaient une langue alourdie de matières étrangères, et encore plus empêtrée qu'enrichie par l'antiquité. Les poètes de la Pléiade entendirent, vous le savez, faire une langue personnelle à la France. Ils jetèrent dans le creuset avec les matières françaises celles héritées de Rome et d'Athènes, de l'Italie et de l'Espagne ; ce ne serait plus une mosaïque, mais une fusion d'éléments en une vraie langue. Ils y mirent surtout de la matière de France et, cette langue faite, ils trouvèrent criminel d'employer dorénavant les langues antiques sans raison.

Dans sa célèbre Défense et illustration de la langue française, qui est le manifeste de cette école et bientôt de toute cette génération, Du Bellay affirma qu'il fallait que notre langage haussât la teste et d'un brave sourcil s'égalât aux superbes langues grecque et latine et se félicita d'avoir pénétré jusques au sein de la tant désirée France. De son côté, Ronsard écrivait : C'est un crime de lèze majesté d'abandonner le langage de son pays vivant et florissant. Et les six autres écrivains de la Pléiade pensaient comme leurs deux chefs. Autour d'eux, ces jeunes gens provoquèrent un retour à la langue française même parmi leurs aînés. Le vieux Ramus se félicite d'écrire en français pour la France. Dans le Collège de France, fondé par François Ier et où jusque-là les langues antiques primaient la française, un professeur, Le Roy, plaide en faveur de l'enseignement français. Bodin écrit qu'il préfère écrire en langue vulgaire pour estre mieux compris de tous les Français naturels. On en arrive à reprendre dans les bibliothèques les vieux livres français naguère relégués. Henri Estienne, grand érudit et qui venait d'écrire le Thesaurus linguæ latinæ, avoue que sa table est maintenant chargée de vieux livres français. Étienne Pasquier, qui, dans ses Recherches de la France, remet en honneur la littérature d'antan, rondeaux et farces, affirme qu'il faut chercher le français par toute la France : il entend dans les provinces. Et vous savez que Michel de Montaigne était dans ce sentiment, admirable et délectable Français qui, plus encore que la Pléiade, travailla à nous faire une langue savoureuse, riche, souple et propre à séduire l'univers. Ce n'était pas seulement les langues antiques qu'on désirait, tout en les honorant fort, remettre à leur place ; c'était, à plus forte raison, l'italien et l'espagnol qu'on éliminait. Henri Estienne protestait contre l'italianisme, au nom, disait-il, du pur et simple français. Cependant le même mouvement se produisait en art, et Philibert de l'Orme, par exemple, avait la prétention justifiée d'avoir dégagé des styles antiques et de la façon italienne un nouveau style français et trouvé — comme il le disait — la colonne française.

De cette réaction d'abord purement linguistique, chose très curieuse, sortit une réaction patriotique. La Pléiade, sous l'inspiration de Ronsard, fit bloc pour la patrie. Dès 1560, d'effrayants indices faisaient voir que, sans qu'on y eût pris garde, depuis quelques années l'idée de patrie s'affaiblissait. Ronsard, très patriote, en rendait responsable la Réforme. Là aussi on surprend combien une génération littéraire ressemble peu à l'autre. Celle de Rabelais et de Marot avait accueilli avec faveur les idées de réforme, séduisantes par leur nouveauté même, mais ni Rabelais ni Marot n'étaient morts que déjà il y avait divorce patent entre la Renaissance et la Réforme. La jeune école intellectuelle n'était pas composée de catholiques fanatiques ; on ne voit pas du tout que Ronsard ni Du Bellay aient approuvé la Saint-Barthélemy ; ils étaient modérés et, comme Montaigne, déploraient les excès. Mais, comme Montaigne encore, placés en face d'une nation horriblement bouleversée, ils cherchèrent, avec un mélange de cordialité patriotique et de bon sens, où était le fondement du royaume ; ils virent que c'était la Tradition, représentée par l'autel catholique et le trône des lis, et ils s'y rallièrent. Car, écrira Du Bellay, n'est après Dieu si grand qu'un roi de France. Ronsard entendit — assez naïvement — exalter le patriotisme en dotant la France d'une épopée nationale, la Franciade. En fait, ses deux Discours sur les misères du temps firent beaucoup plus pour affirmer la volonté des écrivains français alors âgés de trente-cinq à quarante ans — qui était de confondre les fauteurs d'anarchie et de division. Un patriotisme fait, je le répète, autant de bon sens que de sentiment — tel fut celui qu'entendirent restaurer des gens cependant bien différents, comme Ronsard et Montaigne.

Ce n'est jamais faire œuvre vaine que de fortifier ou de restaurer — quand hélas ! il le faut — le patriotisme : la France avait beau se déchirer si des penseurs, des poètes, des historiens, loin de céder à la folie anarchiste, réagissaient contre, rien n'était perdu.

Par surcroît, ces hommes rendaient, en fixant la langue et en la faisant française, un service énorme à notre influence. A l'heure où, politiquement, la France recule en Europe, ces écrivains empêchent pour elle, je le répète, la prescription de l'influence.

***

A dire vrai, dès la fin du règne de François Ier, la Renaissance francisée rayonnait, cette fois de Fontainebleau, et non plus de Florence et de Rome, sur l'Europe. Il y eut un nouveau mouvement de mode française. — et entendez tous les genres de modes. Car nous savons très bien qu'aujourd'hui la rue de la Paix contribue — et, ma foi, d'une façon que l'historien de l'expansion française ne négligera pas plus tard — à étendre notre influence. Nos modes envahissaient maintenant l'Italie, l'Allemagne et surtout l'Angleterre.

Sous Édouard VI, l'arrivée à Londres d'une troupe de dames revenant de France fit événement. Ce brillant essaim, paré de son plumage exotique, écrit un auteur anglais, tourna la tête à toutes les dames de la cour : on ne voyait que cheveux crêpés, roulés en doubles rouleaux : seule, lady Élisabeth (la future reine), fidèle à la vieille coiffure anglaise, protestait contre l'importation des modes étrangères.

Il eût été fâcheux que, seuls, les cheveux crêpés, roulés en doubles rouleaux, assurassent quelque prestige à la France au dehors. En fait, notre langue, de nouveau, se répandait, nos livres se lisaient et — ce qui vaut mieux pour les idées françaises — se traduisaient. En Angleterre surtout, il y avait un vrai retour offensif de la littérature française : Spencer traduisait Du Bellay, Sylvestre Du Bartas, Florio Montaigne, et on allait commenter Ronsard dans les chaires des universités anglaises. Shakespeare va nous lire : il n'a pas été difficile à ses commentateurs de trouver dans plusieurs de ses œuvres l'influence de Montaigne : on a d'ailleurs retrouvé, on conserve au British l'exemplaire des Essais dont se servait le grand homme ; dans le drame la Tempête, il a traduit toute une page de Montaigne. Il a également lu et utilisé Rabelais. Toute l'aristocratie se remit à parler français. La reine Élisabeth, malgré son horreur de la France, traduisait en anglais le Miroir de l'âme chrétienne de la reine Marguerite de Navarre.

Marie Stuart, par ailleurs, transformait l'Écosse en un véritable foyer de civilisation française : elle avait jadis amené des Écossais à Paris ; elle ramena en Écosse, avec ces Écossais francisés, nombre de Français. Vous savez de quelle délicieuse façon la malheureuse reine écrivait notre langue. Son Adieu, plaisant pays de France, lui fait une place dans nos anthologies. Durant les années de son règne à Édimbourg, elle voulait que tout lui rappelât le plaisant pays. Ronsard y régna avec elle. Ce sont encore les vers du grand poète français qui la devaient consoler dans sa prison anglaise.

A la vérité, en Angleterre même, il y eut sous le règne d'Élisabeth une violente réaction contre la littérature française. Cette réaction est marquée de ce caractère de puritanisme qu'affecte encore, parfois très hypocritement, dans certains pays, la croisade contre l'esprit français. Il est intéressant de constater que, dès cette époque, on se servait contre nous des mêmes arguments :

Je vous le dis, écrit Roger Ascham, précepteur d'Élisabeth, ces traductions de livres étrangers qui s'étalent dans les boutiques de Londres, avec des titres perfides, ne sont bonnes qu'à pervertir les mœurs anglaises, en corrompant les sources de la morale privée, à saper les bases de la vraie religion. Oui, je le répète, ces compositions badines de la France et de l'Italie font plus de papistes que les traités sérieux de Louvain.

Il est vrai aussi que, si les protestants d'Angleterre essayaient de barrer la route à la littérature de Babylone et de Sodome, le mouvement protestant nous servait d'autre part au dehors. De Londres, où des huguenots français réfugiés rédigeaient des traités que le terrible Roger Ascham n'eût pu certes taxer de frivolité, comme Duplessis Mornay — qui écrivit en Angleterre son Traité de l'Eglise —, à Genève où, avec Farel, Calvin et Théodore de Bèze, les chaires françaises devenaient de vrais trônes, le français, — et c'était, je l'ai dit, avec Calvin, un très beau français, — devenait une langue internationale de la Cosmopolis protestante.

Comme, par ailleurs, saint François de Sales allait, avec tout un groupe de lettrés ses compatriotes, faire de la Savoie un foyer de culture française, qu'en Allemagne et en Hollande les écrivains nous copiaient, que l'Italie elle-même acclamait Ronsard, et que Cervantès s'inspirait de Rabelais et goûtait Montaigne, il faut bien reconnaître qu'à la fin du seizième siècle nos écrivains avaient, dans toutes les directions, collaboré à l'expansion française, à l'heure où, politiquement, elle était arrêtée. C'est Ronsard surtout qui, proclamé en France prince des poètes, vit l'Europe sanctionner ce jugement. Ce fut une belle revanche de cet assujettissement à l'Italie que j'ai décrit samedi, ce pèlerinage du Tasse à Paris où il vient solliciter du prince des poètes une approbation pour les premiers chants de la Jérusalem délivrée. A la fin du seizième siècle, écrit Nicolas Pasquier dans une de ses lettres, la langue court toute l'Europe.

La voie était ainsi frayée à nos hommes d'État. Si l'expansion politique avait été arrêtée, le prestige intellectuel restait sauf. N'est-il pas charmant de constater que, se substituant aux gouvernants défaillants, aux hommes politiques et aux soldats, les poètes français ont sauvé notre mise.

Henri IV a rétabli l'ordre avec le bon sens. Sully aussitôt médite de grands projets. il ne se fie pas entièrement à Ronsard pour nous assurer à tout jamais le respect des nations, et, fort sagement, il fait fondre de gros canons et, dans l'Arsenal où il habite, il amasse des millions. Il ne peut faire plus. Il faut que la France se restaure. Restaurée, elle reprendra sa marche. Au dix-septième siècle, Richelieu va la couvrir d'un prestige nouveau, et nous verrons par la suite les grandes armées de France lui conquérir des provinces, les grands diplomates lui assurer un rang prédominant, et, concurremment, l'Académie française étendre sa loi de Londres à Berlin, de Madrid à Pétersbourg. La France ne serait plus la France le jour où son influence ne s'appuierait plus sur l'esprit et où ses armes ne serviraient plus sa pensée.