L'EXPANSION FRANÇAISE

DEUXIÈME SÉRIE. — L'EXPANSION EN EUROPE

 

II. — LA FRANCE ET LA RENAISSANCE.

 

 

La décadence de la France au quatorzième siècle. — La guerre de Cent ans. — La France se ressaisit, chasse l'Anglais et reprend aussitôt la marche vers l'Est. — Charles VII, de Nancy, domine l'Europe. — Le nouveau danger : le duc de Bourgogne veut se faire roi de Lotharingie. — Les Lorrains et Louis XI. — La succession de Bourgogne. — La déviation de la politique française sous Charles VIII et Louis XII. — Le mirage d'Italie. — L'Italie de la Renaissance. — L'antiquité ressuscite. — L'invasion italienne en France. — Recul du génie français. — Avions-nous besoin de l'Italie ? — L'Italie avait beaucoup reçu de la France. Pétrarque et Boccace en France. — La Renaissance française du quinzième siècle. Les arts et les lettres renaissaient spontanément. L'Italie les opprime. — La France absorbe l'Italie et reprend ses avantages. — François Ier mécène international. — Au moment où le génie français se ressaisit, la politique française revient à son objet.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

L'histoire des peuples — surtout s'il s'agit spécialement de l'expansion qu'ils ont pu prendre et de l'influence qu'ils ont pu exercer — présente forcément le spectacle d'un flux et d'un reflux. Un peuple a ses heures de grandeur et ses heures de disgrâce : où il affirme sa vitalité, c'est quand après chacune de ses disgrâces — j'entends dire les plus cruelles — il se relève et reprend sa marche. C'est le cas de la France.

Chacune de nos crises nationales se traduit forcément par un arrêt dans notre expansion, par une baisse dans notre influence. Il faut quelquefois un siècle pour que la France puisse, tout étant à l'intérieur réparé promptement, reprendre son prestige et faire connaître par tous son hégémonie politique, morale et intellectuelle.

Samedi dernier, je vous montrais la France s'élevant au commencement du quatorzième siècle très haut au-dessus des nations. Une dynastie fort remarquable a fait revivre tous les droits qu'envers et contre tous, elle entendait tirer de la succession de Charlemagne. Les Capétiens, après avoir refait la Francie entre la Manche, l'Océan, les Pyrénées, l'ont remise en marche vers ces provinces de l'Est indûment tombées sous l'influence allemande et, sous Philippe Auguste, sous Philippe le Bel, ont fait reculer celle-ci sur toute la ligne. Et, ce pendant, nous les avons vus pousser plus loin leurs avantages : liant partie avec des princes rhénans, avec des princes germains, ils ont à maintes reprises envisagé la perspective de se faire par eux acclamer empereurs et de reconstituer ainsi d'un seul coup l'empire de Charlemagne. C'est ce que j'ai appelé le rêve des Capétiens et ce rêve, nous le verrons, au cours de ces causeries, hanter les veilles d'un François Ier, d'un Henri IV, d'un Louis XIV. S'ils ne l'ont pas réalisé dans sa lettre, ils le réalisèrent dans son esprit au début du quatorzième siècle. Qu'était-ce que l'empereur, dans l'esprit de tous, sinon le chef nominal de la Chrétienté ? Or, nous l'avons vu samedi, le roi de France, bénéficiant de l'incomparable grandeur morale qu'avait, pendant cinquante ans, conquise un saint Louis, avait, à la fin du treizième siècle, commencé à prendre la tête effective du monde chrétien, à l'heure même où l'empire germanique semblait se dissoudre.

Philippe le Bel, dictant à un fantôme d'empereur les conditions les plus dures, tenant à Avignon le pape sous sa prise, dominant la Méditerranée par ses cousins d'Anjou installés à Naples, bientôt rois de Hongrie, bientôt rois de Pologne, faisant jouir de son alliance très recherchée princes espagnols, princes anglais, princes norvégiens et danois, princes slaves, princes mongols, Philippe le Bel est dix fois plus chef de la Chrétienté que ne l'avait été le plus grand des empereurs allemands, un Othon le Grand ou un Frédéric Barberousse. Et la France — en ces premières années du quatorzième siècle — atteint avec lui un haut degré de gloire, de prestige et d'influence. Cette France, elle a, au moins autant que-ses rois, travaillé à cette magnifique entreprise et j'ai fini samedi, en vous montrant la nation elle-même exerçant dans le monde chrétien un magistère imposant. Nous avons vu les écoles de Paris proclamées de par l'Europe maîtresses des sentences, distribuer de Constantinople à Londres la science française. Nous avons vu la langue proclamée délittable par les ennemis mêmes du pays, pénétrant tous les jours de nouveaux domaines. Nous avons vu enfin l'art ogival, issu de l'Ile-de-France, faire la loi dans tous les chantiers de la chrétienté, d'Upsal à Burgos et de Mayence à Naples.

Vers 133o, à l'avènement de Philippe de Valois, la. France, dans une Chrétienté d'ailleurs chaotique, fut si haut que, prospère à l'intérieur, riche, ordonnée, puissante, respectée, aimée ou crainte à l'extérieur, elle ne connaîtra peut-être jamais plus, dans les siècles qui suivront, sauf sous Napoléon le Grand, une pareille fortune..

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Usons maintenant du privilège du conférencier pour franchir un siècle.

Que voyons-nous ?

La France ne semble plus compter en Europe et la situation, qui est déplorable, date déjà d'un demi-siècle. Au début du quatorzième siècle, elle semblait en marche-vers le Rhin — délibérément — et nul ne pouvait douter qu'ayant marché à pas de géants avec Philippe le Bel et ses fils, ayant franchi la Meuse et franchi le Rhône, elle n'arrivât, avant cinquante ans, à réaliser le grand projet : la conquête des frontières naturelles. Or, cent cinquante ans après, elle n'a pas gagné une ville dans les Marches de l'Est. Il y a pire : la Lotharingie d'autrefois, des Pays-Bas à la Provence, est en train de se reconstituer tout entière contre elle au profit d'une maison princière, sortie de son sein, mais devenue sapins dangereuse ennemie, la maison de Bourgogne, mille fois plus fatale à la grandeur de la France que les empereurs allemands d'antan. Les rois de France, menacés sur leur flanc, sont chez eux rabaissés par d'autres grands vassaux, alliés de l'étranger, anglais ou allemands.

Et partout la France a, en dehors de ses frontières, perdu en apparence tout le terrain gagné. L'Université de Paris, tout entière prise et compromise par la politique et d'ailleurs desséchée par ses querelles d'école, n'exerce plus le magistère d'antan. La langue française est maintenant en recul : on l'a proscrite en Angleterre en 1362 ; elle semble être en voie de disparaître dans les Flandres et sur les bords du Rhin : elle n'est plus parlée dans les cénacles d'Italie où l'extraordinaire fortune posthume de Dante Alighieri a imposé la langue toscane, et au fond de la Méditerranée, l'italien de Gênes et de Venise est parlé là où l'était la langue d'oïl, de Chypre à Malte.

Les vieilles œuvres de France, j'y reviendrai tout à l'heure, circulent encore, chansons et fabliaux, mais elles paraissent justement vieillies. Et il ne sort plus de chefs-d'œuvre de France, depuis cent ans. On dirait qu'une source s'est à peu près tarie, dans le courant du quatorzième siècle, qui, cinquante ans avant, était encore si abondante. La France a perdu le magistère des intelligences parce que son intelligence, à elle, semble paralysée. En un siècle, de 1330 à 1430, sauf un Froissard, un Alain Chartier, pas un grand poète, pas un grand historien, pas un grand romancier.

Et, pendant ces cent années fatales, enfin, l'art s'est répété sans se renouveler. Les élèves de la France continuent à bâtir, à l'étranger. Mais où sont les maîtres ? Les seuls, nous le verrons, qui pourraient faire loi, se sont groupés loin de Paris, autour de la nouvelle puissance, à Gand et à Dijon, les deux capitales de la maison de Bourgogne. Et les formules de France passent de mode, parce qu'elles ne se renouvellent pas en France.

Sur tous les terrains — vers 1430 — la France a reculé jusqu'à paraître s'effacer.

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Que s'est-il donc passé, mesdames. Eh ! mon Dieu, il s'est passé une chose affreuse : pendant cent ans nous avons été si malades que, sauf un court laps de temps sous Charles V, nous avons été sans cesse exposés à la mort. Les Anglais nous ont investis, par le nord et par le sud, puis nous ont envahis. Leur roi a prétendu coiffer la couronne des lis. Guerre inexpiable puisqu'on ne se disputait point quelques provinces, mais le trône même. Guerre interminable parce que tantôt battus et tantôt vainqueurs, les deux adversaires ne l'étaient jamais assez pour qu'on pût désarmer. Guerre atroce quand elle se compliqua d'épouvantables luttes civiles, de hideuses émeutes populaires. Imaginons la situation de mars 1871 se prolongeant et se recommençant vingt fois en un siècle ; l'ennemi campant devant Paris et la Commune ensanglantant la capitale. Voilà ce que fut presque normalement la France près de cent ans. L'ennemi avait Rouen, avait Bordeaux, avait Calais, mais à Paris les Armagnacs et les Bourguignons se déchaînaient les uns contre les autres atrocement, s'appuyant sur des partis populaires qui, encouragés, faisaient régner la terreur de la rue. Puis les Bourguignons, se tenant pour décidément lésés, livraient à l'Anglais le roi et Paris. Un roi de France, devenu fou et tombé entre les mains d'une femme abominable, désavoua son fils et trahit sa couronne. Charles VI, sous l'inspiration d'Isabeau de Bavière, reconnut comme héritier le jeune roi d'Angleterre. L'Univer3ité et le Parlement adhérèrent à cet infâme traité.

Le 23 octobre 1422, aux obsèques du roi Charles VI, devant les corps de l'État consentant à la déchéance des Valois, un héraut avait crié : Dieu donne bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et d'Angleterre. Et les grands vassaux de la couronne qui tenaient l'Anjou, la Bretagne, la Bourgogne, la Provence, avaient reconnu l'Anglais. Le malheureux Charles VII, prétendant à la couronne, réfugié derrière la ligne de la Loire avec une petite armée, n'était plus que le roi de Bourges : dans sa petite cour on se disputait encore le jeune roi, renié par son père, désavoué par sa mère, abandonné par sa capitale, trahi par ses serviteurs, semblait, chose plus grave, s'abandonner lui-même. Orléans, dernier boulevard qui le protégeât, tenait, mais n'était pas secouru. Vous savez par quel miracle Orléans fut délivré le 8 mai 1429, le roi de Bourges sacré à Reims roi de France le 17 juillet de la même année, l'Anglais balayé de la vallée de la Loire, puis bientôt de la vallée de la Seine, la capitale rendue au roi légitime, les grands vassaux ralliés, la France délivrée.

Jeanne d'Arc, sortie de ces Marches de l'Est que, par un pressentiment curieux, les Capétiens avaient obstinément voulu, par lambeaux, arracher à l'Allemagne, Jeanne d'Arc avait, en réalité, jailli des flancs de la nation. Oui, cette petite paysanne de la Meuse, elle fut l'incarnation d'un peuple qui ne voulait pas mourir et qui, abandonné, livré, trahi, écrasé, vécut grâce à elle, parce qu'elle, c'était lui. La rapidité avec laquelle, même après la mort de Jeanne, le roi franchit les étapes de la reconquête, prouve que la mission de Jeanne n'était nullement un accident fortuit. Devant la défaillance des chefs, notre pays, frémissant, s'était, lui, ressaisi. Cette petite pastourelle des Marches de Lorraine, Dieu voulut que l'âme de la vieille France tout entière vécût dans sa poitrine, criât à ses oreilles, la portât contre les ennemis et l'amenât à les bouter hors de France. Et le mouvement commencé ne s'arrêta pas.

Mais comment voulez-vous qu'on répare en un jour des ruines de cent ans ? Il est plus facile de relever un trône que de restaurer un pays. Pendant cent ans, la France avait été paralysée — c'est le cas de le dire corps et âme. Elle n'avait pu faire œuvre utile, défendant sa vie même à tout instant menacée. Des ateliers aux écoles, des églises aux boutiques, des chantiers aux universités, tout était ruiné. Et quelle influence voulez-vous que prenne, que garde même un pays qui, sans cesse menacé dans son existence même, ne fabrique plus, n'exporte plus, ne bâtit plus, ne pense plus ?

La guerre ne durait que depuis trente ans — et elle allait en durer cent — que déjà les étrangers qui nous venaient visiter ne le reconnaissaient plus.

Pétrarque traverse la France à la fin du règne de Jean II. Je pouvais à peine, écrit-il, reconnaître quelque chose de ce que je voyais. Le royaume le plus opulent n'était qu'un monceau de cendres : il n'y avait plus une seule maison debout, excepté celles qui étaient protégées par les remparts des villes et des citadelles. Où donc est maintenant ce Paris qui était une si grande cité ?

Qu'était-ce le jour où Charles VII fit sa rentrée à Paris ? A Provins — pour ne citer qu'un trait — les métiers étaient tombés de trois mille deux cents à trente.

Où donc est maintenant ce Paris, disait Pétrarque en 1361. Qu'eût-il dit en 1430 ? Il eût dit : Où donc est cette France ?

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Eh bien, on eût pu lui répondre. La France était là. Une nation n'est pas tout entière dans ses monuments, ses boutiques, ses écoles même. Une nation qui a su rester elle-même au point qu'elle a pu, se substituant aux chefs qui défaillaient, revendiquer et reconquérir seule son indépendance, est une nation à l'épreuve des pires aventures. Nos rois le comprirent. La chaumière de Domremy révéla aux Capétiens un instant ébranlés quelle nation ils avaient derrière eux. Et à peine rétablis, l'Anglais étant encore à Calais, à Rouen et à Bordeaux, ils s'élancèrent résolument dans la grande voie où les aïeux s'étaient engagés avant eux.

Quelle voie, vous le savez. D'abord la conquête des frontières naturelles de la Gaule : je veux dire la marche vers le Rhin et les Alpes. Ensuite la reconquête de la Chrétienté par la France : je veux dire l'extension de l'influence française au delà des frontières de la Gaule, influence politique qui est l'œuvre des rois et des ministres, influence intellectuelle et artistique qui est l'œuvre de la nation même.

Le malheur est que le dessein ne fut pas entièrement servi par les circonstances et ne fut pas entièrement suivi par les rois eux-mêmes. Un Charles VII, un Louis XI, pendant soixante ans, vont voir très clair dans l'avenir : ils vont marcher droit au Rhin et, en même temps, ne négliger aucune occasion de s'imposer à la Chrétienté. Mais, après eux, un Charles VIII, un Louis XII, un François Ier (jusqu'au milieu de son règne), vont — mus par un dessein de magnificence aussi, mais mal entendu — se dévoyer et dévoyer en partie la France par les guerres d'Italie qui dureront de 1493 à 1547. Ce n'est qu'à la fin de son règne que François Ier s'arrachera au mirage d'Italie pour fixer de nouveau son attention sur la frontière de l'Est que, très glorieusement, son fils Henri II va considérablement arrondir avec l'acquisition de Toul, Metz et Verdun.

Mais les guerres d'Italie ne vont pas seulement nous absorber et détourner des voies utiles notre politique, nos armées, nos rois. Par une conséquence que je vous ferai saisir tout à l'heure, elles contribueront un instant à adultérer notre esprit. L'Italie conquise — plus ou moins conquise — nous conquerra. L'esprit français qui, on peut le croire à certains indices, renaît au quinzième siècle et va derechef rayonner dans son originalité, au contraire, se grisera de la Renaissance italienne et se laissera opprimer par le plantureux festin qu'elle lui offre. Pendant vingt ou trente ans, ce ne sera plus la France qui, ainsi qu'on avait pu le penser, rayonnera sur l'étranger, mais l'étranger qui rayonnera sur nous. Puis, l'esprit français reprenant le dessus s'assimilera la Renaissance peu à peu, et, par un miracle presque aussi extraordinaire que celui qui, politiquement, nous avait délivrés des Anglais, se débarrassera des Italiens, en les absorbant. A l'heure même où précisément les rois, arrachés à l'Italie et revenus à l'Allemagne, reprendront la politique française, la nation se dégagera des bras de l'Italie et se refera française. Mais alors un terrible cadeau nous sera encore fait par l'étranger : Luther et ses Allemands nous enverront la Réforme — je reviendrai sur tout cela et m'expliquerai — qui, engendrant les guerres de religion, fera tout remettre en question et nous empêchera de rayonner de nouveau sur le monde. Pendant cinquante ans nous devrons à peu près rester chez nous où l'étranger viendra même nous chercher. Seuls, de grands écrivains maintiendront à la France une sorte de principat intellectuel. Puis, Henri IV viendra qui mettra les étrangers à la porte, restaurera toutes choses et reprendra le grand dessein. Il va le réaliser quand il mourra prématurément. Mais il laissera le terrain préparé d'où, tout étant restauré, la France s'élancera de nouveau avec Richelieu et Louis XIV — s'il s'agit de la politique — avec nos grands penseurs — s'il s'agit de l'intelligence — vers ses grandes destinées. C'est ce drame plein de péripéties qui tient un siècle et demi, de 1434 à 1589, que je voudrais faire tenir dans cette conférence d'abord, puis dans la suivante.

***

En 1434, Guillebert de Metz écrit : Il faut que le roi fasse conquête de Liège, Flandres, Haynau, Brabant, Guerles, Juliers, la haulte et basse Bourgogne, Prouvence, Savoie, Lorraine, Luchembourc, de Mès, de Thoul, de Verdun, de Trèves, de Coulogne, de Maïence, de Strasbourc.

1434 ! La date était singulière pour former de pareils projets. Les Anglais tiennent encore la moitié du royaume. Paris ne se rendra au roi que le 13 avril 1436 par un mouvement spontané qui racheta une partie de ses fautes. Le duc de Bourgogne ne fera sa paix que le 21 septembre 1435 avec le roi. Et jusqu'en 1444 — époque où une trève est signée — Anglais et Français s'affrontent partout.

1444 ! Enfin Charles peut respirer I Quelle est sa première pensée ? Voici le texte qui nous la révèle.

Le 11 septembre 1444, le roi mande :

Sçavoir faisons à tous présens et à venir que comme puis naguières, nous nous soions transportés vers les marches du Barrois et de Lorraine et vers les Alemaignes pour aucun grants affaires touchans nous et notre seigneurie, et meismement pour donner provision et remède a plusieurs usurpations et entreprises faites sur les droitz de nos royaume, couronne de France, en plusieurs pais, seigneuries, citez et villes estans deça la rivière du Rein qui d'ancienneté vouloient entre et appartenir à nos prédécesseurs roys de France.

Vous le voyez, mesdames, voici qu'on revient à la grande politique d'expansion. Et ce n'est pas là projet en l'air. Dès 1444, le roi envoie en Alsace son fils, le futur Louis XI, qui, après avoir battu près de Bâle, à Saint-Jacques, les gens des cantons suisses, conclut fort politiquement avec eux le traité d'Ensisheim ; puis le roi se montre en Lorraine, met garnison à Verdun et à Toul, reçoit l'hommage de la ville d'Épinal, vient à Nancy dont le duc, hier encore, mouvait du Saint-Empire, y tient une cour somptueuse, y reçoit des ambassadeurs venus de l'Europe entière, fait apposer le panonceau aux fleurs de lis sur les portes de Luxembourg, et, poursuivant l'éternel dessein, s'allie avec les princes rhénans, avec Trèves, Cologne, avec l'électeur de Saxe dont les envoyés s'écrient : Vive notre roi et seigneur de France ! et, pour tourner l'Empire, essaie d'installer son second fils sur le trône de Bohême, conclut alliance avec la Hongrie au sud et le Danemark au nord.

Ces gestes suffisent : vraiment la grandeur de la France dans la Chrétienté semble bien liée à ses conquêtes de l'Est, car voici que cet ancien roi de Bourges semble avoir, en s'avançant vers l'Est, reconquis déjà le prestige hier évanoui. Fribourg et le duc de Savoie, l'archiduc d'Autriche Sigismond et les Suisses lui demandent de les départager. Ladislas, roi de Hongrie, lui fait dire par les envoyés : Tu es la colonne de la Chrétienté, et notre seigneur en est l'écu ; tu es la très chrétienne maison, et notre seigneur en est la muraille. Son ministre des finances, Jacques Cœur, propageant, avec ses comptoirs, l'influence française dans la Méditerranée — Chastellain dit de Jacques que la gloire de son maistre, il fist esbruire et les fleurons de sa couronne resplendir par les loingtaines mers —, le roi de France voit à sa cour le patriarche d'Antioche, les ambassadeurs de l'empereur grec de Trébizonde, des rois de Perse et d'Arménie et ne demandaient rien fuis l'aide du roy qu'ils nommaient roy des roys, écrit le chroniqueur. On vit venir aussi les ambassadeurs des princes de Géorgie, du négus d'Abyssinie. L'auteur du Débat des hérauts d'armes écrit : Toute la crestienté fait honneur à la France et mectent France la première nation.

Ce souverain adulé, c'est le pauvre prince que Jeanne est allé quérir à Chinon. La petite fille du peuple lui a remis le pied à l'étrier et tout de suite galopant vers cette. Lorraine dont elle était venue, il y a reconquis un prestige singulier devant la Chrétienté entière.

Louis XI parfît l'œuvre en abattant la puissance bourguignonne : les ducs de Bourgogne étaient arrivés à joindre à leur beau duché tous les Pays-Bas actuels, — Belgique et Hollande, — une partie de l'Alsace, la Franche-Comté. Philippe le Bon avait sollicité de l'empereur le titre de roi de Lotharingie. En attendant qu'il pût réaliser ce rêve, son fils, Charles le Téméraire, avait réduit Liège et, voulant établir entre ses deux groupes d'État un lien solide, acquis le landgraviat d'Alsace, conquis la Lorraine et forcé le jeune duc René à se réfugier en Suisse.

Louis XI était mortellement inquiet. Le péril était immense. Le grand-duc d'Occident allait, des Flandres à la Provence dont il négociait l'achat, élever une formidable barrière à la politique traditionnelle d'expansion. Le rusé roi tourna la barrière, prit de dos le grand-duc d'Occident, le futur roi de Lotharingie. Contre lui, il conclut alliance avec les magnifiques seigneurs des huit ligues de la haute Allemagne, avec les cantons suisses alarmés, avec le duc de Lorraine dépossédé. Deux fois battu par les Suisses, le duc de Bourgogne eût pu faire front encore, mais la Lorraine se soulevait.

Permettez, mesdames, à un Lorrain de souligner ce trait ; dans l'extrême péril où l'ambition des ducs de. Bourgogne mettait la France, celle-ci fut sauvée par nos pères de la vallée de la Moselle et de la Meurthe. Le jeune duc René, ce chevalier bleu de Walter Scott, sans États, sans année, était comme David devant le Goliath bourguignon. Mais il était un Vaudémont, de cette famille fière, noble, belle et forte qui depuis trois siècles régnait à Nancy, et les Lorrains étaient déjà cette race qui, froide en apparence, bouillonne en dedans. Tout à l'heure ils adopteront pour arme le chardon, avec la devise : Non inultus primor, que le peuple a traduit : Qui s'y frotte se pique. Le cri de délivrance partit de cette colline de Sion-Vaudémont que M. Maurice Barrès appelle aujourd'hui la Colline inspirée. Dans la nuit du 13 au 14 avril 1476, une poignée de Lorrains se réemparèrent du château, berceau de la dynastie, et appelèrent le peuple des Marches à la révolte. Nancy se souleva Charles l'assiégea ; le jeune duc René accourut avec les Suisses, et le 6 janvier 1477 la bataille de Nancy, où Charles trouvait une mort misérable, brisait la puissance bourguignonne.

C'était au profit de la France que la Lorraine avait travaillé. Charles n'avait qu'une fille. Louis l'eût bien voulu marier au dauphin Charles. Si ma cousine était bien conseillée, disait-il aux bourgeois belges, elle épouserait le dauphin. Vous autres, Wallons, vous parlez le français ; il vous faut un prince de France, non pas un Allemand. La cousine fut mal conseillée, elle porta dans la maison d'Autriche Pays-Bas et Franche-Comté. Mais Louis XI avait sans difficulté revendiqué et repris la Bourgogne ; l'Alsace et la Lorraine redevenaient, par surcroît, clientes de France. La barrière était brisée. Et ce pendant Louis XI, acquérant la Provence, établissant un protectorat français en Savoie, portait décidément aux Alpes le domaine français.

Sans doute le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximilien d'Autriche créait à la France une situation assez périlleuse : la maison de Habsbourg qui, en Allemagne, devenait puissante et qui allait, par surcroît, monter avec Charles-Quint sur le trône d'Espagne, possédait maintenant Besançon et Bruxelles — deux échardes clans la chair française. Il faudra reprendre la Franche-Comté, reprendre la Flandre, constant souci de nos rois du dix-septième et du dix-huitième siècle. Louis XV, visitant à Bruges les tombeaux de Charles le Téméraire et de sa fille Marie, aura le droit de dire : Voilà l'origine de toutes nos guerres. Mais peut-être eût-on pu prévenir telle situation. Louis XI eût vécu vingt ans de plus ou eût eu un successeur de sa taille et de ses idées, que nous eussions repris tous nos avantages dans les bassins de la Meuse, du Rhin et de la Saône.

Mais le successeur fut Charles VIII qui, nourri de romans de chevalerie, ne rêva plus qu'expéditions lointaines, brillantes chevauchées, grands coups d'épée entre deux cours d'amour et qui naturellement pensa à l'Italie.

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Gloires et fumées d'Italie, a dit un contemporain. Ce mirage nous obsède. Fils de Latins, nous avons tous au fond du cœur la nostalgie secrète et parfois inconsciente du ciel d'azur, de la mer indigo, des villes de marbre, du pays où fleurit l'oranger. Si, comme Mignon, un coup de baguette nous transportait soudain aux rives italiennes, nous nous sentirions, comme elle, baignés par une atmosphère amie, bercés par une vieille chanson jadis, très jadis entendue au berceau. Nous tendons tous les bras vers l'Italie : nous l'avons dans le sang ; elle nous attire, elle nous retient ; elle a toujours été pour nous la grande séductrice. Il faut savoir lui résister.

Entre 1495 et 1525 — trente ans — cette Italie nous a arrachés à notre mission traditionnelle et détournés de nos voies.

Les princes d'Anjou nous avaient légué des droits sur les Deux-Siciles : Charles VII avait eu Gênes ; la maison d'Orléans prétendait sur Milan. Ce furent les prétextes. Enfantinement Charles VIII rêvait, après la conquête de Naples, celle de Constantinople. Il entra à Naples dans le costume des empereurs, mais déjà à Rome, où il était entré bardé de fer par la Porte du Peuple, il avait tranché de l'empereur romain.

Quel besoin avions-nous de Naples, de Milan ou de Gênes ? Nous avions besoin de Nancy, de Strasbourg, de Besançon, de Gand, de Liège, de Bruxelles, besoin encore de Mayence, de Trèves et d'Aix-la-Chapelle. Pendant qu'on dépensait follement soldats et millions en Italie, que, pour s'y établir, s'y maintenir et, étant sans cesse chassés, y revenir et s'y rétablir, on sollicitait des alliances néfastes ou qu'on en brisait d'utiles, la maison d'Autriche pouvait s'élever, grandir, s'arrondir, nous investir de toutes parts et finalement, après avoir joint l'Espagne à l'Autriche et les Pays-Bas à l'Allemagne, venir, à Naples et à Milan, prendre la place qu'aux dépens des petits princes, nous avions un instant occupée. Après trente ans de vicissitudes, la terrible défaite de Pavie, où tout fut perdu fors l'honneur, consomma la mésaventure et d'ailleurs y mit fin. Mais en 1525, Charles Quint, empereur, roi d'Espagne, maître des Pays-Bas, duc de Milan, roi des Deux-Siciles, seigneur de vingt États allemands, souverain, par surcroît, des trois quarts de l'Amérique découverte par ses hommes, était à la tête de la Chrétienté. On me disait dans mon enfance : Qui va à la chasse, perd sa place. Nos rois étaient allés en Italie à la chasse des belles chimères et ils avaient perdu leur place en Europe.

Nous avions perdu notre place. L'esprit français, par surcroît, loin de s'étendre, s'était laissé quelque peu conquérir. L'Italie, envahie par nos armes, nous envahit par son esprit. Pendant trente ans, la France se mit à penser, sentir, bâtir, parler à la mode de l'Italie et si l'aventure, nous allons le voir, ne tourna pas mal, c'est que nous sommes des gens étonnants qui nous tirons à merveille — et parfois même pour notre bénéfice — des situations les plus scabreuses.

L'Italie nous éblouit. Il y avait de quoi. Si elle a été et reste toujours séduisante, elle l'était au suprême degré à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième. La Renaissance lui donnait une nouvelle jeunesse et réveillant les vieux instincts païens, la faisait à l'excès voluptueuse et enveloppante.

Figurons-nous, mesdames, nos Français partant tout bardés de fer derrière le roi Valois. Ce ne sont pas des gens gais, allez, que ces Français qui, nés presque tous entre 145o et 1470, accompagnent Charles VIII. Ce qui caractérise le quinzième siècle en France, c'est que ce ne fut pas seulement un triste siècle, mais un siècle triste. Ces hommes ont été élevés dans les ruines. Les châteaux, quand ils ne sont pas ruinés, sont mornes et noirs. Toute leur jeunesse, par surcroît, nos gens ont assisté au sombre drame que fut, pour l'apparence, le règne de Louis XI : la guerre civile, les fourches, les cages, l'échafaud.

Imaginons un prisonnier qui a vécu vingt ans dans un étroit donjon ; les murs tombent soudain : il aperçoit un ciel lumineux, une campagne fleurie, des villes de marbre, des palais couverts de peintures exquises, de jolies filles bien parées, des hommes galants et rieurs, des tables finement servies et partout la joie de vivre.

Ce fut la vision que l'Italie offrit à nos hommes. Comment n'eussent-ils pas perdu la tête ?

Depuis deux siècles, l'Italie réalisait la beauté parfaite. La langue s'était créée : cette belle langue que Dante avait rendue populaire, que Pétrarque et Boccace avaient cultivée, que parlaient Machiavel et Guichardin, l'Arioste et l'Arétin. Tandis que la nôtre, — aux quatorzième et quinzième siècles, — s'était desséchée, celle-là, au contraire, s'était enrichie, assouplie, fortifiée, embellie. Mais l'art surtout, l'art, sous toutes ses formes, s'était merveilleusement essoré. Voici que s'élèvent les dômes et les campaniles, les palais et les églises ouvragés : au commencement du quinzième siècle, l'admirable dôme de Pise étincelle, tout neuf sous le soleil d'Italie, et la terre va produire une moisson de marbre. Les peintres, ce pendant, élèves de Giotto, sont déjà exquis. Ils présentent, avec une certaine naïveté tendre d'inspiration, une rare perfection de facture. Voici que s'ouvre le Quattro Cento, ce quinzième siècle, dont l'Italien d'aujourd'hui vous parle avec une sorte d'expression à la fois extatique et sensuelle. Mazaccio, Filippo Lippi, le beato Angelico, puis Botticelli, Signorelli, Ghirlandajo, Filippino Lippi, les Bellini, Gentile da Fabriano, le Pinturicchio et Pietro Vanucci dit le Pérugin — pour ne pas en citer cinquante autres — vont prendre le pinceau, et le ciel descendra sur la terre. Tandis que de grands architectes vont, de Brunelleschi à Bramante, couvrir pendant cent cinquante ans l'Italie de centaines de chefs-d'œuvre, des sculpteurs, pétrissant le marbre comme la cire — come si fosse della cera rnolla — ou fouillant le bronze comme on cisèle un bijou, vont peupler de leurs statues palais, églises, places publiques, loggias et parcs, de ce Lorenzo Ghiberti qui fit les portes du Baptistère de Florence jusqu'à ce Donatello qui est le maître de son art. Et je ne parle pas des artistes qui se mirent à modeler la terre, à la cuire et à la colorer comme la famille Della Robbia, de ces joailliers de Florence qui ciselaient l'or et l'argent et apprirent l'art au Ghirlandajo, de ces enlumineurs qui couvrirent d'or, d'azur et de pourpre les parchemins où se transcrivaient les manuscrits sacrés et profanes.

Ces manuscrits, on venait de les retrouver. Longtemps les vieux écrits de l'antiquité étaient restés enfouis, en partie, dans les monastères d'Orient. Chassés de Constantinople par les Turcs, en 1453, les savants byzantins avaient rapporté en Italie, avec ce dépôt des manuscrits grecs et latins, toute une partie de la société antique. Et l'Italie, tout à coup, s'était trouve en présence de l'antiquité renaissante.

Ç'avait été une folie. L'antiquité fit loi, des ateliers aux bibliothèques, des chantiers aux salons. Et avec les lettres et les arts, renaissait une sorte de paganisme sensuel qui devait avoir, dans toutes les premières années du seizième siècle, son complet épanouissement. Tout prit un aspect de fête perpétuelle, de suprême élégance, de courtisanerie voluptueuse. Des Mécènes magnifiques — de Milan à Naples — tinrent table ouverte à tout ce qui avait le goût du beau, à tout ce qui, poètes ou peintres, musiciens ou sculpteurs, orateurs ou architectes, flattait les sens affinés. Les Médicis de Florence furent les plus célèbres. Mais à Rome même les papes, qu'ils fussent des Della Rovere, des Borgia, des Médicis encore, allaient faire de la Ville Éternelle le foyer d'une incomparable vie artistique et la capitale de la beauté. Lorsqu'en 1493, Charles VIII franchit les Alpes, l'Italie, dans la parure neuve que lui faisaient depuis soixante ans ses grands artistes, attendait ses conquérants avec des sourires et ne les craignait point.

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Les Français, en effet, furent plus conquis que conquérants. Charles VIII écrivait en France : Vous ne pourriez croire les beaux jardins que j'ay en ceste ville (à Naples)... et avecque ce, j'ai trouvé en ce pays les meilleurs paintres pour faire aussi beau planchiers qu'il est possible et ne sont les planchiers... de France en rien approchant de beaulté et richesse ceux d'icy ; pourquoi je m'en fourniray et les meneray avec moi pour en faire à Amboise. De fait il rapporta de Naples tout ce qu'il put de belles choses : meubles, tapisseries, statues, tableaux, livres, faisant mettre en une seule fois sur des voitures pour 78 000 livres d'objets d'art que son tapissier, Nicolas Fagot, transporta à Amboise. Et ce qui est peut-être plus intéressant pour nous, ledit Fagot ramenait avec lui vingt-deux artistes ou artisans, orfèvres, tailleurs, brodeurs, menuisiers, peintres, architectes destinés à orner les palais royaux et à donner à la France le goût d'Italie.

Ce fut l'avant-garde d'une formidable armée d'Italiens qui, durant trente ans, ne cesseront de déferler en France : artistes, écrivains, professeurs, prélats, soldats, diplomates, savants, artisans. C'est que de chacune de cinq ou six expéditions les soldats avaient rapporté leur butin. Et chacun en France s'était entiché de ces choses d'Italie, tendres, sensuelles, belles, éblouissantes. Et parmi les ministres et les évêques, les professeurs et les princes, c'était une émulation d'italianisme. Par surcroît, l'Italie semblait ramener chez nous l'antiquité : on lui en était reconnaissant. La même folie qui avait saisi les Latins des bords du Tibre, de l'Arno et du Pô, en face des vieux dieux ramenés de Byzance, saisissait maintenant les Latins des bords de la Seine et de la Loire. Jamais peuple ne parut si brusquement changer de goût et d'âme. Rabelais, ce Rabelais qui, pour beaucoup de gens, incarne l'esprit gaulois, va lui-même et tout le premier parler avec rancune de cette épaisse nuit gothique où il enveloppait injustement tout le moyen âge français et hors de cette nuit gothique, écrit-il, nos yeux se sont ouverts à l'insigne flambeau du soleil. La France, quand elle ne parla pas italien, parla grec et latin. Il vaut toujours mieux que la France parle français.

Les Italiens ne cessaient de venir, encouragés par la faveur ou expressément appelés pour ouvrer de leur mestier à l'usaige et mode d'Ytalie, écrivait Charles VIII dès 1497. Dans l'hôtel du Petit-Nesle à Paris, près du Palais de justice, toute une colonie d'artistes italiens étaient installés : Guido Paganino, Montrosoli, les Della Robbia, fils des grands artistes. Louis XII avait déjà montré quelque faveur à Léonard de Vinci. C'est un bon maître, avait-il écrit, je veux avoir quelque chose de sa main. François Ier voulut avoir plus : le maître lui-même. Il l'arracha à l'Italie en 1515, lui donna l'hôtel du Cloux dans le voisinage d'Amboise avec une pension de 700 livres et le grand maître acheva ainsi sa vie en France le 2 mai 15 19. Un autre grand peintre apparut en France, plus tard, Andrea del Sarto. Puis ce fut le sculpteur Benvenuto Cellini qui remplit de sa bruyante personnalité la ville et la cour entre 154o et 1545, personnage tout italien, d'un goût parfois exquis, mais d'une vanité poussée jusqu'à l'outrecuidance, qui, dans ses Mémoires, gonfle démesurément son rôle et qui, blessé de n'are pas encore assez goûté, retourna à Florence en faisant claquer les portes. C'était d'ailleurs de la faveur d'un compatriote qu'il se plaignait avant toutes choses : ce Primatice dont la faveur exaspérait sa jalousie et humiliait son orgueil. Et de fait le Primatice, peintre bolonais, fort inférieur, par son goût, à nombre de ses compatriotes, allait, pendant quarante ans, exercer en France une sorte de dictature de l'art, partageant avec un autre Italien, le Rosso, le privilège d'orner Fontainebleau. Ce pendant, Serlio et Boccador, architectes de grand talent, travaillaient dans les châteaux et bâtiments du roi. Et dans un tout autre ordre de sciences, le grand humaniste Gerolimo Aleandro prenait à Paris une telle place que cet Italien devenait recteur de l'Université de Paris — cette Université qui jadis rendait des sentences à l'étranger, mais n'en recevait point.

Je n'ai cité que les grands noms : en fait, des joailliers aux ouvriers de la soie, comme des architectes aux peintres, une nuée d'Italiens étaient venus en France et y avaient fait école.

Cependant tout ce qu'il y avait d'artistes et de lettrés en France était tourné vers l'Italie pendant les quarante premières années du seizième siècle. Tandis que nos peintres français prenaient le chemin de la Ville Éternelle pour s'y initier à l'art de l'antiquité — on trouve en 1536 huit Français faisant partie de la communauté des peintres romains —, un Philibert de l'Orme, grand architecte, fait le voyage, et un Jean Bullant, son collègue, va, suivant ses expressions, mesurer à l'antiquité dedans Rome cinq manières de colonnes, ce qui l'amène à copier pour le portique du château d'Écouen les colonnes du temple de Jupiter Stator. Les savants vont à Rome : Lefebvre d'Étaples, l'humaniste que nous verrons samedi prochain soulever le premier en France le problème de la Réforme, a été deux fois en Italie ; Rabelais y va, Marot y va, Ronsard ira, Montaigne ira, et si je cite les quatre noms les plus illustres de l'histoire intellectuelle du siècle, c'est que je suis obligé d'effleurer ici certaines questions et ne les point creuser. Car je pourrais citer bien d'autres lettrés qui ne se crurent en quelque sorte autorisés à fréquenter les Muses sévères ou badines qu'après le voyage de Rome et de Florence.

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C'est une très grosse question, — qui rentre par un côté dans le cadre de ces conférences, — que de savoir si cette influence de la Renaissance italienne fut heureuse. Il y a trente ans la question ne se posait pas, ou plutôt, elle se posait très mal. L'Italie seule avait fait pénétrer en France la lumière de la Renaissance : elle avait été la grande initiatrice : les mots de Rabelais l'épaisse nuit gothique se retrouvaient partout. La France sans littérature, sans art, sans beauté, devait à l'Italie d'avoir connu, outre les nouvelles formules d'art, outre les idées fécondes et neuves, outre les méthodes et manière ; d'Italie, la connaissance des antiques d'où avait surgi toute une façon de littérature classique. Beaucoup de gens sensés admettaient que sans les guerres d'Italie, nous n'eussions eu seulement ni Ronsard, ni Montaigne, mais encore ni Corneille, ni Racine, ni Bossuet, ni Molière, ni leurs émules. Et pas plus sans l'Italie, n'aurions-nous vu, disait-on, s'élever des châteaux somptueux entre la Loire et la Seine ; et pas plus nous n'aurions vu, au seizième siècle, cette illustre pléiade de sculpteurs et de peintres qui, à leur tour, feront école.

Sans doute, l'école romantique affecta de nier les bienfaits d'un classicisme outrancier ; mais tout ce qui tenait pour la renaissance classique française en faisait gloire à l'Italie.

Il y a vingt-cinq ans, on a remis la question à l'étude. Et il a bien paru que si l'Italie avait singulièrement contribué évidemment à hâter, à grossir, à enfler le mouvement de la Renaissance, peut-être n'avait-on pas besoin de cette invasion de l'Italie, pour qu'en France une renaissance se produisît, — soit dans les lettres, soit dans les arts, — pour une bonne raison, c'est qu'on pouvait saisir dans la seconde moitié du quinzième siècle un mouvement évident de renaissance française.

Le savant et vaillant Courajod qui fut mon maître à l'École du Louvre, à une époque où ces questions d'art passionnaient ma jeunesse, s'était mis à la tête d'une école qui, sans songer un instant à nier certains apports heureux de l'Italie, restituait, restitue tous les jours à la France ce qui lui doit être restitué.

Si l'Italie devait réagir sur nous si puissamment dans les premières années du seizième siècle, nous avons commencé à former ses maîtres. Nous avons dit que Brunetto Latini, le maître de Dante, s'était formé à Paris et Dante Alighieri lui-même, le fondateur de la langue italienne et l'ennemi de la France, avait reçu, soit directement, s'il avait été vraiment étudiant de l'Université de Paris, soit indirectement, la formation française. Quand l'illustre proscrit florentin mourait à Ravenne, la langue allait trouver deux admirables servants : Pétrarque et Boccace. Mais Pétrarque, couronné prince des poètes au Capitole romain le 8 avril 1341, avait cueilli en France nombre de ces lauriers dont on couronnait sa tête : c'était dans la vallée du Rhône, à la fontaine de Vaucluse, qu'il était venu boire comme à la source des Muses et il avait emprunté plus qu'on ne le croyait à notre lyrisme moyenâgeux. Quant à Boccace, né à Paris, d'une mère parisienne, élevé sur les genoux de la France, ayant polissonné dans nos rues et reçu nos enseignements, il était tout entier inspiré par nos vieux fabliaux auxquels il ne donna, à Florence, qu'une forme italienne charmante en écrivant son Décaméron. Si bien que, lorsque, triomphalement, les écrivains français du seizième siècle produiront en France Pétrarque et Boccace, ils ne les y amèneront pas, mais les y ramèneront.

Les premiers artistes de l'Italie s'étaient de leur côté grandement inspirés, au début, des leçons du Nord. Pour n'en citer que deux cas, Ghiberti s'était à coup sûr servi des procédés alors en honneur à l'École de Dijon dont je vais parler et c'était de Flandre qu'Antonello de Messine avait rapporté en Italie le procédé de la peinture à l'huile.

C'est que, de Gand à Dijon, toute une école de peintres, de sculpteurs et d'architectes, avait, au quinzième siècle, paru préparer une renaissance de l'art. Les Van der Weyden, au nord, étaient admirés des Italiens eux-mêmes et, à Dijon surtout, tout un groupe d'artistes annonçait un renouveau d'art où l'Italie n'avait rien à voir. Le grand sculpteur Nicolas Sluter avait, en Bourgogne, laissé d'excellents élèves ; les merveilleux tombeaux des ducs et bien d'autres œuvres montrent que cette école bourguignonne se dégageait des formes gothiques très lentement, mais très sûrement : de bons tailleurs de pierre, Jacques Morel, le Moiturier, Michel Colombe, tous Français, savaient draper un vêtement et dégager de la pierre une physionomie vivante. Et en France, la guerre de Cent ans terminée à peine, on avait vu s'instaurer une nouvelle forme d'architecture qui, avec l'Hôtel de Jacques Cœur, à Bourges, bâti entre 1443 et 1451, plus tard avec l'Hôtel de Cluny commencé en 1485, avec le Palais de Justice de Rouen commencé en 1493, faisait ses preuves.

Dans les lettres mêmes, il y avait eu, autour de Charles V, dans l'hôtel de Saint-Pol, un mouvement singulier de renaissance que seul le malheur des temps avait fait avorter. Mais, à peine finie la fatale crise qui nous avait mis si bas, on voyait une nouvelle littérature se créer, très française d'esprit et de cœur, mais où étaient visibles les influences qui filtraient à travers les Alpes ce qui suffisait. Christine de Pisan, Alain Chartier, Charles d'Orléans, François Villon, si supérieurs à leurs devanciers du siècle précédent qu'ils ne peuvent être mis en parallèle avec eux, allaient peut-être faire école, faisaient école : car il est facile de trouver dans Marot et les poètes ses contemporains la trace d'une lutte très vive, chez le même écrivain, entre le poète qu'il eût été, formé par des maîtres français, et le poète qu'il fut, enveloppé dans le grand mouvement venu d'Italie.

Peut-être eût-il été très heureux pour le génie français qu'au lieu de se laisser bouleverser, il se fût simplement laissé pénétrer, et qu'au lieu de se convertir, il évoluât suivant la loi de nature. Ce que la Renaissance apportée d'Italie a supprimé de notre originalité est évident : il n'y a pas besoin d'être romantique pour signaler, à côté des évidents services rendus par la Renaissance du seizième siècle, les méfaits évidents : nous devînmes Grecs et Romains, cela ne nous fit pas de mal, au contraire, car nous retrouvions là nos maîtres d'autrefois, tout simplement ; mais était-il nécessaire qu'ils devinssent de ces tyrans à la férule desquels chacun se dut soumettre du jour au lendemain, cela est moins sûr.

Notre renaissance nationale à nous s'était faite trop tard : au moment où elle était en train d'éclore à Dijon et même à Paris, la vue de l'Italie nous fit perdre toute admiration pour notre génie propre.

Quand Charles VIII et Louis XII tenant la promesse de leur ancêtre, écrit Courajod, firent honneur à la parole de Charles V, quand ils installèrent définitivement chez nous la Renaissance, celle-ci était devenue presque complètement italienne.

La Renaissance était déjà conçue, ajoute-t-il : elle était née viable ; elle vagissait déjà quand d'adroits opérateurs, Grecs de Byzance, érudits des Apennins et savants des Abruzzes, se sont emparés de son berceau. C'est ainsi qu'après avoir été en quelque sorte enlevée à sa famille naturelle et légitime, la fille du moyen âge et du nord de l'Europe a été baptisée Italienne et vouée, sans avoir été consultée, au culte de plus en plus exclusif de l'antiquité.

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L'existence d'un génie renaissant français propre, un instant opprimé par les apports italiens, fait mieux comprendre, mesdames, et c'est par là que je finirai, comment, après les premières années d'ivresse, ce génie national prit soudain sa revanche et, après avoir paru tout accepter de l'étranger, se mit derechef, évidemment très modifié, très renouvelé, à rayonner sur le monde.

En somme, à côté des artistes italiens, toujours des artistes français avaient continué à travailler ; même à Amboise où Charles VIII avait amené tant d'artisans d'outre les monts, les architectes étaient restés Français et même sous François Ier, Chambige bâtissait Saint-Germain, fort avancé quand Serlio vint prendre en main la construction. Toute une pléiade d'artistes français de toutes les catégories, les peintres Clouet, Cousin, Goujon, Sarrasin, Pilon, les architectes Nepveu, Lescot, Philibert de l'Orme, Bullant, après s'être initiés à la façon italienne, trouvèrent un compromis où le genre français et la mode d'outre-monts trouvèrent leur compte. Chambord était une œuvre toute française.

C'est qu'au milieu du siècle, on commençait à voir plus clair dans la mêlée confuse qui avait confondu les premières années du siècle. Je vous dirai samedi comment un du Bellay, un Ronsard, un Montaigne dégagent de l'imitation antique une littérature française, si personnelle, en dépit de ses origines, qu'elle peut, tout aussitôt, s'imposer à l'admiration de l'Europe. Il en fut de même de l'art.

Au fond de tous les apports italiens, que restera-t-il ? Le goût de l'antiquité. Mais notre génie s'en peut accommoder puisque, je le répète, il est, en grande partie, issu de l'antiquité même. Après s'être grisée et gavée de l'antiquité, la France commençait à se la réassimiler et, entre 1530 et 1550, le pays qui avait semblé se faire tributaire des étrangers prenait soudain à son tour la direction de la Renaissance européenne. François Ier, entouré d'artistes et de savants, tant étrangers que nationaux, parut bientôt le Mécène de son temps. En Italie le mécénat, après la mort du pape Léon X, s'usait. François Ier avait en quelque sorte reçu des mains mêmes du grand pape de la Renaissance cette nouvelle primatie qu'il allait passer à ses fils et petits-fils, les Valois du Louvre, tous grands protecteurs des Lettres et des Arts. A Bologne déjà, où, en 1515, le jeune roi François Ier avait rencontré le pape Léon X, on n'avait pas seulement tranché par le Concordat la question religieuse et, dans une sorte de Congrès européen, nombre de questions internationales, François Ier avait, à son tour, ébloui l'Italie et tenu cour d'amour. L'Arioste était venu à Bologne et le grand historien italien Paul Jove et Léonard et Raphaël, et nombre d'artistes et d'humanistes qui tous étaient repartis séduits et conquis, à ce point que Raphaël n'avait pas hésité à peindre sur les murs des chambres du Vatican, sous couleur du couronnement de Charlemagne par saint Léon, le gentil roi François — ainsi que l'on disait — recevant du pape Léon X la couronne impériale. Hommage du plus grand artiste à la suprématie française. Et François Ier était revenu, entraînant avec lui Léonard de Vinci à Fontainebleau, où il avait, nous le savons, groupé autour de lui les représentants de l'art international.

Par un de ces mouvements singuliers de reviviscence propres à notre pays, celui-ci reprenait conscience de sa personnalité et immédiatement l'imposait. Et, chose curieuse, à peu près à la même heure, la politique française, dégagée difficilement de la décevante politique italienne, redevenait nationale, en reprenant le chemin du Rhin.

François Ier, candidat, en 1519, à la couronne impériale, avait échoué contre son rival Charles d'Autriche, devenu Charles-Quint. Mais la lutte avait recommencé, de ce fait même, entre Français et Allemands. Henri II, complètement sorti de l'imbroglio italien, entend, lui aussi, que les jeunes seigneurs français aillent faire boire leurs chevaux dans la rivière de Rhin et eux aspirent tous à faire, suivant la formule qui a cours, le voyage d'Austrasie. En 1552, le roi a vu venir à lui, par un mouvement spontané, Metz, Toul et Verdun. Les Trois Evêchés nous mettent à quelques heures de Bar, de Nancy, de Strasbourg. Nous enlaçons le duché de Lorraine : nous nous portons vers les Vosges et si nous acquérons les Vosges, nous les aurons, semble-t-il, bientôt franchies, et l'Alsace sera notre conquête. D'autre part, on revendique de plus belle la Franche-Comté au sud, la Flandre au nord. Toutes ces revendications peuvent avoir prompte satisfaction. L'alliance de la France avec le Sultan, avec la Pologne, avec les princes scandinaves, avec quelques princes allemands même, préparent, paraît-il bien, l'encerclement de la maison d'Autriche, et de cette politique le fruit sera la reprise des limites orientales de la Gaule. La marche traditionnelle est reprise. Avant vingt ans, nous serons sur le Rhin, peut-on croire.

Or, cinquante ans après, nous n'avons pas fait un pas. C'est qu'une nouvelle crise a de nouveau paralysé la France et arrêté son expansion. La Réforme, en grande partie apportée d'Allemagne en France, va engendrer les guerres de religion et faire subir un nouvel arrêt à cette expansion. Ce qui nous amènera à constater que toutes les fois que la France méconnaît ses idées propres et accepte aveuglément ses inspirations des génies étrangers, — que ce soit séduction de la beauté ou séduction de la justice, — elle en pâtit de longues années. Et c'est cette nouvelle crise de l'influence française que nous étudierons lundi. Elle nous mènera au seuil de ce dix-septième siècle où nous allons prendre décidément pour un siècle et demi la tête des nations.