L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

CONCLUSION DES CINQ CONFÉRENCES.

Mesdames, j'en ai fini avec les cinq conférences que j'avais accepté de vous faire sur l'expansion des Français hors d'Europe avant 1789.

Nous avons vu que cette expansion eut tour à tour ou simultanément pour théâtre la Méditerranée entière, le Canada, la Louisiane, les Antilles, les îles de l'océan Indien, Ile Bourbon, Ile de France, l'Inde sur ses deux côtes, sans parler du Sénégal qui, visité dès le quatorzième siècle par des navigateurs dieppois, colonisé par une compagnie spéciale sous Richelieu et Colbert, gouverné par le chevalier de Boufflers, qui, de grand seigneur lettré, se fit excellent gouverneur, fut perdu pour nous, pour ne nous être restitué qu'en 1815, — jalon longtemps isolé d'une grande œuvre, qui, en voie d'achèvement, va aboutir à nous donner le quart de l'énorme Afrique.

L'histoire que je vous ai contée ainsi en cinq conférences est la plus glorieuse et la plus douloureuse qui se puisse conter : la plus glorieuse par ses prémisses, la plus douloureuse par son épilogue.

Pendant près de trois cents ans, des dynasties de sang français se sont établies sur tous les points de la Méditerranée, de la Sicile conquise par les Normands à la Syrie, où des princes francs ont régné à Antioche, Édesse, Jérusalem ; de Constantinople, où une dynastie flamande a régné, jusqu'à Chypre, où se sont succédé quarante princes de la maison poitevine des Lusignan ; depuis Rhodes, où tous les grands maîtres de l'Ordre furent Français, jusqu'à l'Arménie même, où, un instant, une lignée française s'intronisa. Et saint Louis, roi de France, promenant de Damiette à Tunis le drapeau des rois capétiens, sembla, une heure, un haut suzerain, passant à travers la Méditerranée la revue des princes de son sang et de sa langue.

Puis les guerres par lesquelles la France dut conquérir ses frontières de l'Est et du Sud-Est, les guerres par lesquelles elle dut, contre les Anglais, pendant cent ans, défendre son intégrité et l'existence même de son État, arrachèrent, aux quatorzième et quinzième siècles, les princes de la maison de Capet au magnifique rêve d'un Empire franc de la Méditerranée que les légistes avaient fait pour eux et à la réalisation duquel eussent pu concourir tant d'éléments déjà assemblés[1].

La France est-elle décidément délivrée de l'Anglais, assurée d'acquérir avant peu ses frontières naturelles et forte de l'unité qu'ont consommée Louis XI et François Ier, elle semble devoir s'élancer de nouveau vers un plus vaste champ de conquête. François Ier jette Cartier vers le Nouveau Continent récemment découvert et, par son bras, plante sur le continent américain, aux rives du Saint-Laurent, le drapeau de France.

Mais alors surviennent de néfastes querelles religieuses et politiques, qui paralysent notre action sur tous les terrains : les guerres de religion nous enchainent chez nous. Et tout semble abandonné, tandis qu'Espagnols, Portugais, Hollandais, Anglais occupent territoires sur territoires, en Afrique, en Asie, en Amérique.

Henri IV a-t-il assuré la pacification à l'intérieur et la réconciliation nationale, que voici derechef un magnifique départ. Champlain, agent du Roi, fonde notre colonie du Canada sur les traces de Cartier et bâtit Québec.

Après quelques hésitations dans sa politique, la France semble résolue à coloniser, lorsque Richelieu est à la tête de ses affaires. C'est alors que Champlain, renvoyé là-bas, donne une singulière extension à notre colonie du Saint-Laurent ; c'est alors que des Compagnies se fondent, destinées à coloniser le Sénégal, à coloniser les Antilles, à coloniser Madagascar, les îles voisines et, par elles, à atteindre l'Inde.

Et voici qu'avec Colbert, un véritable système colonial s'institue. Je vous ai dit il y a huit jours quelles furent les vues de ce grand homme. Non content de rétablir partout dans la Méditerranée l'autorité que les capitulations avaient assurée à nos consuls et de souder l'Afrique du Nord de Tripoli à Tanger, le petit-fils des drapiers rémois rêve d'un magnifique empire en Amérique. Après avoir vraiment fait de notre colonie canadienne un État organisé, il a lancé à travers les forêts vierges de la vallée du Mississipi les explorateurs qui jettent les premiers jalons d'une nouvelle colonie baptisée Louisiane, vaste colonie grande comme la France même, qui s'étendra des grands lacs du Nord au golfe du Mexique, unira par un gigantesque trait d'union au Canada organisé nos îles Antilles dont Saint-Domingue est la perle, et fera de Louis XIV le maître de l'Amérique septentrionale, souverain de trois grandes colonies, suzerain reconnu de trente nations Peaux-Rouges, et vraiment empereur sur cette terre américaine.

Cependant, nos établissements dans la mer des Indes se fondent, s'enrichissent, s'étendent. Déjà nous nous sommes élancés de l'île Bourbon vers la mystérieuse et opulente péninsule de l'Inde ; déjà nos agents tâtent, abordent, se gagnent les souverains d'Asie, en Arabie, en Perse, dans l'Hindoustan, à Siam, en Chine et en Japon. Et Leibnitz, s'inclinant devant l'autorité du Roi Très Chrétien, lui propose un plan pour la conquête de l'Égypte, où seul le roi de France paraît à cet Allemand capable de faire triompher le christianisme avec la civilisation.

Le début du règne de Louis XV est vraiment le point culminant de notre domination et de notre expansion coloniale. Le Canada tend à s'étendre maintenant bien loin des rives du Saint-Laurent : les colons franchissent les montagnes Rocheuses ; les explorateurs sont dans la baie de Hudson. La Louisiane prend enfin corps : la Nouvelle-Orléans fondée s'entoure de cultures bientôt florissantes ; les comptoirs se multiplient de cette ville baptisée par le régent au sud à cette ville naissante qui sera Saint-Louis de Missouri, sur les bords de ce fleuve Mississipi, appelé maintenant fleuve Colbert, long de mille lieues. Saint-Domingue est devenue une magnifique colonie, qui fait l'envie de ses voisins. Le rêve de Colbert se réalise trente ans après sa mort.

Ce pendant, un grand gouverneur, Dumas, a fondé définitivement nos possessions de l'Inde, transformé en capitale le village de Pondichéry et par sa diplomatie inauguré avec les princes de l'Inde la féconde politique qui va, sous le gouvernement de Joseph Dupleix, faire du Roi Très Chrétien le protecteur des nababs et des soubabs, si bien que vers 1750 — à la veille des désastreuses guerres anglo-françaises — ce roi Louis XV, peu digne d'un pareil sort, est, du Mississipi au golfe de Bengale et des îles africaines à la vallée du Saint-Laurent, souverain de vingt colonies, suzerain de cinquante nations, noires, rouges ou jaunes. Le soleil de Louis XIV sembla auréoler son petit-fils : en fait, il éclairait la terre.

Et en quelques années, je vous ai dit comment nous perdîmes tout, Canada, Louisiane, Antilles, Sénégal, îles Bourbon et de France, Hindoustan, avec le protectorat, que ces possessions seules nous permettaient d'exercer, des nations Peaux-Rouges d'Amérique aux magnifiques cours princières de l'Asie.

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Nous avons tout perdu. Mais l'effort gigantesque qui, du douzième au dix-huitième siècle, nous avait à plusieurs reprises jetés loin de chez nous était-il perdu ?

J'ai été, au cours de ces conférences, sans cesse ramené par les faits à une idée que, de fait, ils imposent à l'observateur le plus impartial. La France était apparue partout avec un caractère spécial, que jamais n'eurent les autres nations aux yeux des indigènes : l'arbitre des querelles, la protectrice du droit, la propagandiste de l'Évangile, la libératrice des consciences, la nation qui faisait régner la justice et défendait les faibles, celle en la justice de laquelle on peut se fier, ainsi que, dès le douzième siècle, écrivait un Arabe, témoin de nos gestes de Palestine.

Les Portugais avaient dans les Indes opprimé les bouddhistes et les musulmans : la France les protégea. Les Espagnols avaient été souvent horriblement cruels du Mexique au Pérou, et les Peaux-Rouges, accueillants à Christophe Colomb, avaient, depuis les invasions de Cortez et de Pizarre, pris en haine les Visages Pâles : les agents français, envoyés à Québec, à Montréal, puis à la Nouvelle-Orléans, réconcilièrent les nations rouges avec la civilisation chrétienne.

Les Anglais, qui depuis ont fait leurs écoles et pratiquent partout aujourd'hui une habile humanité, avaient fait entrevoir, des rives de l'Amérique à celles de l'Inde, un joug très dur. Les Français virent se jeter dans leurs bras ceux à qui ce joug faisait horreur. Et, des assemblées des Hurons du Nord et des Natchez du Sud, où un Frontenac ou un Bienville représentent la France, aux durbars de l'Inde que préside un Dupleix, le Roi Très Chrétien est proclamé non pas seulement le plus grand des rois, mais le plus aimable.

Rien ne pouvait plus exciter nos Français à coloniser. Car ils aiment être aimés. Nous fûmes aimés. Nous récoltâmes l'amour, je l'ai dit, en semant la justice.

Certes, nous ne sûmes jamais poursuivre avec persévérance un plan colonial. Sauf sous Richelieu et Colbert, la France se vit doter presque malgré elle de colonies par l'initiative hardie de magnifiques Français, Champlain, Talon, Cavelier de La Salle, Frontenac, Bienville, Martin, Dumas, La Bourdonnais, Dupleix. Quelques-uns ne furent que de hardis pionniers ; quelques-uns, comme jadis les croisés du douzième et du treizième siècles, que d'incomparables soldats ; mais certains furent, comme Champlain à la fin du seizième siècle, Talon au Canada au dix-septième, La Bourdonnais dans les îles de l'Afrique australe, Martin, Dumas et Dupleix dans l'Inde, de très grands organisateurs. Conquérants, pionniers, diplomates colons, missionnaires d'une nation et d'un Roi, ils démentent l'absurde dicton que le Français ne sait sortir de chez lui, ni faire fructifier sa conquête. De même que les croisés avaient en somme su fonder tout un Orient féodal à l'image de la société chrétienne, les agents français surent organiser les colonies et les faire prospérer tant que la guerre leur en laissa le temps. Les colonies françaises ne moururent que de l'abandon où elles furent laissées en face d'un ennemi qui jeta sur elles ses principales forces. Et puis, il fallait conquérir nos limites naturelles el, sans cesse, contre l'ennemi, défendre ce que nous avions conquis[2]. Même laissés à eux-mêmes, un Champlain, un La Bourdonnais, un Dupleix étaient capables, s'ils ne se fussent heurtés qu'à des difficultés locales, de conquérir, sans l'aveu de nos rois, des empires à ces rois et de durables empires. Par là ils démontrent que le Français peut coloniser après avoir conquis. Car nous sommes les fils de ces grands lions-là.

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Le Foyer a, cette année, en soixante ou soixante-dix conférences, essayé d'exposer ce que fut l'âme française. L'expansion des Français du douzième au dix-huitième siècle fit beaucoup pour l'âme française. J'ai dit qu'elle était expansive. Elle aime conquérir, mais surtout elle aime séduire. Ce caractère grandit à s'exercer. Ces vastes horizons ouverts de tout côté à son activité l'éblouirent et la passionnèrent. Je n'en veux pour preuve que l'énorme littérature coloniale, qui, à y bien regarder, va des chansons de gestes de la croisade à Paul et Virginie et aux Natchez. A la fin du dix-huitième siècle, la France promenait une âme conquérante des forêts vierges du Mississipi où René s'égara, aux Pamplemousses de l'île de France où s'aimèrent Paul et Virginie, des glaces du Nord où Montcalm tomba aux resplendissants trésors de Golconde que Dupleix nous avait ouverts.

Soudain, nos adversaires nous rejetèrent de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, et semblèrent vouloir nous renfermer impitoyablement chez nous.

Repliée un instant sur elle-même, de 1763 à 1789, la France soudain se détendit. Ce peuple, dont l'âme est ardente, parut alors une chaudière en ébullition d'où la vapeur ne pouvait s'échapper par aucune de ces soupapes qu'avaient été les expéditions coloniales. La chaudière fit explosion. Les Français renfermés en France firent éclater leurs frontières. On les avait chassés de Québec, de la Nouvelle-Orléans, de Saint-Louis, de l'île de France, de Madras et de Pondichéry : ils allèrent à Bruxelles, à la Haye, à Mayence, à Berne, à Turin, à Milan, à Rome, à Naples, à Zara, à Laybach, à Madrid, à Cadix, à Vienne, à Berlin, à Varsovie et à Moscou. Et puisqu'on lui refusait le droit de s'établir en Amérique, en Asie et en Afrique, la France conquit l'Europe.

Et si d'aventure quelque nation hostile essayait de nous fermer les vastes horizons que le dix-neuvième siècle nous a partout rouverts, j'ai idée que, l'âme française restant la même, l'histoire, une fois de plus, pourrait bien se recommencer.