L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

 

V. — UN EMPIRE FRANÇAIS DANS L'INDE.

 

 

Les dynasties locales. — Les compagnies de colonisation. — La Compagnie des Indes ; Martin et Dumas. — Dupleix. — La Bourdonnais à l'Île de France et à Madras. — La défense de Pondichéry. — Dupleix et Mouzafer. — L'apogée de la puissance française. — L'Inde perdue.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Ceux qui visitent nos cinq colonies hindoues, Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal et Yanaon, Français ou amis de la France, sont, par ailleurs, un peu humiliés. Dans cette énorme et mirifique péninsule qui, immédiatement ou médiatement, est toute aux Anglais, ces cinq malheureux établissements français semblent être, me dit-on, un repoussoir. En face d'une ville comme Calcutta ou Dehli, ces petites villes où nous envoyons des fonctionnaires en exil apparaissent assez attristantes ; et on hésite à penser si on est heureux ou malheureux d'y voir flotter le drapeau tricolore. C'est à se demander si, en nous rendant assez dédaigneusement ces cinq villes en 1815, l'Angleterre n'a pas été mue par une pensée machiavélique. Il est clair que nous ne pouvons, aux yeux de la population hindoue, que faire assez médiocre figure.

La tristesse s'augmente de ce que ce sont là cinq pauvres épaves, et si j'ose dire, cinq témoins d'un grand naufrage et qu'en nul lieu du monde, ce naufrage ne fut plus de notre fait et la punition d'un médiocre plan colonial. Car nous arrivâmes avant les maîtres d'aujourd'hui ; nous eûmes là-bas des hommes admirables, Martin, Dumas, La Bourdonnais, Dupleix surtout, et une insouciance inouïe des choses sérieuses, une ignorance incurable des nécessités de la politique mondiale rendirent vains et firent échouer des projets qui, poursuivis, peut-être nous eussent donné un monde. Nous avons, dans nos deux premières conférences, vu comment la France eut un instant, dans une certaine mesure, l'empire de la Méditerranée et le perdit ; nous avons vu dans deux autres comment nous avons tenu par les deux bouts le magnifique continent américain et comment nous avons perdu Canada et Louisiane. C'est encore à un naufrage que nous allons assister : celui de notre empire naissant des Indes.

C'est là que nous vînmes le plus tard, et l'histoire de notre grandeur et de notre chute tient en un siècle à peine.

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Au commencement du dix-huitième siècle, l'Inde était en déshérence. L'énorme presqu'île asiatique, qui mesure avec Ceylan 3.837.879 kilomètres, — c'est-à-dire sept à huit fois la superficie de la France, — était, à cette époque, en principe, sous la souveraineté d'un empereur qui siégeait à Dehli et qui, descendant plus ou moins authentique du terrible Timour le Boiteux, celui que nous appelons Tamerlan, s'intitulait le Grand Mogol. Cette dynastie, installée à Dehli depuis le commencement du seizième siècle, venait de jeter un dernier éclat avec l'empereur Aureng-Zeyb, qui avait régné de 1658 à 1707.

Dès l'époque où s'était fondée la dynastie, l'Inde, trop énorme pour être administrée par un gouvernement centralisé, avait tendu à se diviser en principautés féodales. Les gouverneurs nommés par les souverains mongols, et qu'on appelait nababs, soubabs et rajahs, se constituèrent assez vite en vice-rois viagers, puis héréditaires, et des dynasties s'installèrent, de la vallée du Gange à l'île de Ceylan, surtout dans la partie méridionale et péninsulaire du pays qui forme ce qu'on appelle le Dekkan. A la vérité, le Grand Mongol gardait au dix-septième siècle la suzeraineté de ce monde de quinze ou vingt nababs ayant à leur tour la suzeraineté de trente, quarante ou cinquante rajahs et mahradjas. Mais avant même que l'empereur Aureng-Zeyb fût mort, tous ces princes se considéraient comme souverains.

Se disputant des États, ces princes cherchaient des alliés ; et les Portugais ayant fondé aux Indes au seizième siècle des comptoirs et bientôt des colonies, les soubabs et nababs s'étaient habitués à chercher ces alliés parfois parmi les colons européens. Les Portugais ayant, à la fin du seizième siècle, perdu leurs colonies, l'Angleterre et la France les allaient remplacer et pouvaient jouer un rôle important dans les querelles locales.

Dès 1599, les Anglais avaient pensé se substituer aux Portugais défaillants. Il s'était alors fondé une Compagnie anglaise des Indes orientales, qui, en 1610, avait établi un premier comptoir à Sumatra : en 1662, Charles II, qui par son mariage avec une princesse portugaise avait acquis Bombay, en fit cadeau à la Compagnie. Mais celle-ci se heurtait à l'hostilité des princes, que les Anglais froissaient par une morgue tenue pour insupportable.

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Presque à la même heure que la compagnie anglaise, s'était fondée en France, à Saint-Malo, une Compagnie des Indes à laquelle, en 1604, Henri IV avait accordé une charte. Mais elle n'avait pu agir : les Hollandais, qui eux aussi guettaient l'Inde et pensaient s'y établir, avaient entravé les envois des navires français.

En 1642, in extremis, Richelieu avait voulu redonner vie à cette Compagnie. Elle s'était alors reconstituée sous le nom de Société de l'Orient et de Madagascar et avait reçu pour vingt ans le monopole du commerce des Indes.

A dire vrai, on avait surtout en vue la colonisation des fies situées à l'est de l'Afrique dans l'océan Indien, la grande île de Madagascar, que jamais la France ne perdra de vue, et les îles avoisinantes. Dès 1642, la Compagnie occupa une terre qu'elle appela île Bourbon ; le commandeur de Pronis fit une descente à Madagascar et, en l'honneur du fils de Louis XIII, le futur Louis XIV, baptisa Port-Dauphin un petit établissement qu'il y fonda. Vous voyez que le général Gallieni et le colonel Lyautey, quand ils organisaient là-bas notre colonie enfin conquise, avaient des ancêtres. Nous plantions des jalons. Mais on en resta là pour vingt ans.

Richelieu était mort au lendemain même de la reconstitution de la Société : et il est touchant de penser que cette charte, qui poussait les Français vers Madagascar, l'Inde, l'Extrême-Orient, a été le dernier geste du grand ministre.

De la mort de Richelieu à l'avènement personnel de Louis XIV, la France, absorbée dans sa lutte avec l'Espagne, s'arrête. Soudain, comme à l'avènement de Henri IV, comme à l'avènement de Richelieu, elle reprend sa marche en avant avec le gouvernement personnel de Louis XIV et l'avènement de Colbert. Le 27 août 1664, la Compagnie, reconstituée une seconde fois et dotée du monopole du commerce en Extrême-Orient pour cinquante ans, se lance enfin. Elle a reçu le droit de nommer un lieutenant général dans l'Inde et des juges souverains, de faire avec les princes indigènes la paix et la guerre au nom du Roi, de mettre des garnisons dans les places, de fondre des canons, de lever des troupes et d'arborer le pavillon royal sur ses navires, ses comptoirs et ses forteresses. Et nous allons voir Dupleix l'élever bien haut ce pavillon fleurdelisé, au-dessus des durbars où les princes hindous viendront le saluer comme le représentant du plus grand des rois.

Enfin on fondait en Bretagne un port spécial qui, par destination, s'appela l'Orient, d'où partiraient les navires de la Compagnie.

Dès 1664, toute une expédition était dirigée vers la mer des Indes avec l'évidente intention de fonder sérieusement une ou des colonies, car les quatre navires armés de quatre-vingt-deux canons portaient, avec deux cent douze hommes d'équipage, deux cent soixante-dix-neuf passagers, médecins, apothicaires, maçons, laboureurs, vignerons, artisans et prêtres.

Quelques mois après, on occupait l'île Bourbon où on fondait trois forts, Saint-Denis, Saint-Pierre et Saint-Paul. Puis on bâtissait une factorerie à Madagascar, Saint-Louis.

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Sagement, la Compagnie tint à mettre en valeur ces premiers gîtes d'étapes avant d'aller plus avant. Mais en 1669, de Saint-Louis de Madagascar, Caron, un directeur de la Compagnie, partait pour l'Inde et y fondait un premier comptoir à Surate, qui, au nord de Bombay, était le principal marché de l'Inde avec l'Arabie, l'Égypte et la Méditerranée. Puis Caron appela à lui des colons et des marchands qui furent envoyés à Satapour, à Balepatam, en Bengale, à Mazulipatam où des comptoirs se fondaient, tandis que Roussel était envoyé à la cour de Golconde comme un représentant de la France.

Pour appuyer tant d'initiatives hardies, il fallait qu'une force française considérable parût dans les mers d'Extrême-Orient. En 167 I, on vit arriver dans les eaux de Surate une très belle escadre commandée par l'amiral de La Haye avec seize cents soldats et deux cent quatre-vingt-quatre canons, qui visita Goa et Bombay, conclut d'utiles alliances, s'empara de la ville de San-Thome sur le roi de Golconde tourné contre nous ; il fallut une armée hollandaise pour en déloger notre petite troupe.

Mais en Europe, la Hollande était envahie par Louis XIV. En Asie nous profitions de cette situation pour nous établir définitivement.

Un nouveau lieutenant gouverneur, François Martin, était arrivé, qui put à son aise négocier avec les princes Indiens. Du nabab de Gondelour, un des plus puissants du Carnatic — province située au sud-est du Dekkan — il obtenait le petit bourg de Poudou-Tchéri (nouveau village) avec le territoire des rivières Gingi, Dambear et Porrear, qui fut l'origine de Pondichéry. Et de toute part des Français coururent les cours des nababs, recherchant les alliances et nouant des liens. Un de ces agents, Bonneau-Deslandes, achetait pour quatre cents roupies le village de Tchanda-Nagara (village de la Lune), dont nous allons faire la florissante ville de Chandernagor. En l'an 1678, Aureng-Zeyb, Grand Mogol, travaillé par nos agents, envoyait un firman de confirmation des cessions faites.

C'était un beau début pour ce François Martin, depuis quatre ans à peine agent supérieur de la France dans l'Inde. Il est de cette pléiade de Français qui, du Saint-Laurent de Mississipi, des Antilles à Madagascar et aux Indes, peuvent être cités à ceux qui dénient aux Français le génie colonisateur et aux petits Français à qui il faudrait répéter, répéter toujours, les noms de Champlain, de Cavelier de La Salle, de François Martin, de Joseph Dupleix.

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François Martin partait de bas, ayant été jusqu'à vingt-huit ans garçon épicier à Paris, où il était né. Mesdames, jusqu'ici nous avons vu marcher à la conquête Bretons, Normands, Angoumois, Champenois, Bourguignons, Lorrains et Provençaux. Mais voici qu'avec Martin et Dumas, Paris entre en ligne. Et le vrai Paris, car Martin est né dans le quartier des Halles en 1634, et Dumas, son plus illustre successeur avec Dupleix, à la même époque sur la paroisse Saint-Roch.

Envoyé par la Compagnie au comptoir de Mazulipatam, Martin, de marchand, s'était fait soldat pour prendre part avec l'amiral de La Haye au siège de Saint-Thome. Puis il avait, je l'ai dit, acquis Pondichéry pour y mener les soldats de San-Thome après la capitulation. Du village informe qu'était Pondichéry, perdu dans les roseaux, il faisait en quelques années une ville, obtenait du nabab la permission de la fortifier et y appelait des colons de France et des marchands indigènes. Puis, inaugurant la politique qui devait être celle de Dupleix, il offrit son alliance au souverain voisin Chir Kan. Voyez ce Français qui, gravement, propose au riche nabab comme de précieux alliés quarante soldats en habit bleu : quarante ! mais c'étaient des soldats de France qui, encadrant les troupes du prince hindou, enlèvent le fort de Valdaour à ses ennemis et répandent sur toute la côte du Coromandel le renom de la France. Chir Kan émerveillé nous passe, à son tour, des soldats, trois cents, qui, instruits et équipés par nous, sont les premiers cipayes.

Martin s'appuyait sur les prêtres catholiques. Ils avaient favorisé notre établissement comme partout. Mais il avait soin — ce que n'avaient jamais fait les Portugais — de proclamer la liberté de conscience pour les religions bouddhiste et musulmane et, par là, prenait une position d'arbitre et non de persécuteur. Bientôt cet ancien garçon épicier parut une manière de souverain. Il traita presque d'égal à égal avec le Grand Mogol et, après avoir relevé le comptoir de Mazulipatam, il en fondait d'autres, avec la permission du haut souverain, à Béhar, Orissa et Balassore sur la côte orientale. On était lancé.

Le malheur fut toujours pour nos colonies, aux dix-septième et dix-huitième siècles, les guerres d'Europe qui sans cesse autorisaient nos ennemis à se venger, sur nos petits groupes coloniaux hasardés loin de la mère patrie, des défaites que les Condé, les Turenne, les Luxembourg leur faisaient essuyer sur nos Marches.

Un instant, les Hollandais parvinrent ainsi à nous enlever Pondichéry que nous rendit la paix de Ryswick.

Martin s'élance de nouveau. Il est allé en France chercher des soldats, des colons ; et il a reparu en 1698. Alors s'élève une vraie ville, tirée au cordeau : le gouverneur se bâtit un palais ; on élève des casernes, un hôpital, une citadelle avec cinq gros bastions qu'un jour nous verrons Dupleix défendre avec tant de vaillance. Nommé gouverneur général, Martin organise la colonie, établit un conseil souverain comme au Canada et fonde deux tribunaux, un pour les Européens où le juge est assisté d'un citoyen marchand — embryon de jury — et un pour les indigènes où le juge français est assisté d'un assesseur hindou. C'est la justice française qui, comme partout, s'organise avant l'administration même.

Lorsque Martin meurt après huit ans de gouvernement, le 31 décembre 1706, la ville de Pondichéry compte quarante mille habitants et le mouvement étant imprimé, elle va en compter sous peu soixante mille, puis quatre-vingt mille.

En somme, nous avons là en Orient un point d'appui et une sorte de témoignage vivant de notre capacité à gouverner, à nous maintenir, à rendre la justice.

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On ne peut se figurer quel fut, entre 1683 et 17 15, notre prestige des côtes orientales de l'Afrique où l'île Bourbon prospérait — à défaut de Madagascar abandonné — aux lointains rivages de Chine et du Japon. En Perse, Martin a envoyé son agent Duvilliers et l'évêque de Babylone qui ont obtenu pour la Compagnie un comptoir à Bender-Allah sur le golfe Persique. En Arabie, les Français ont fondé Moka. Au Siam, notre influence s'affermissait : en 1662, une ambassade française, composée de Pallu, évêque d'Héliopolis, et de La Motte-Lambert, évêque de Bérythe, avait été bien reçue : un ministre d'origine grecque, Phaulcon, avait poussé le roi de Siam à envoyer à son tour une ambassade à Versailles où l'on vit avec étonnement ces hommes jaunes se prosterner le menton jusqu'à terre, ce qui, dit-on, donna à Molière l'idée de sa cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme. Louis XIV envoya encore une mission en 1685 et les rapports parurent s'établir. En cette Indo-Chine, qui devait être en grande partie nôtre au dix-neuvième siècle, le Grand Roi prenait pied. J'ai lu quelque part que les premiers officiers qui, après la conquête de la Cochinchine en 1860, furent envoyés en mission en Siam, furent extrêmement étonnés d'être reçus, après ces cent soixante-dix années où aucune relation n'avait existé entre les deux nations, par des fonctionnaires siamois portant gravement d'énormes perruques Louis XIV qu'ils avaient héritées des lointains aïeux et qu'ils arboraient, persuadés que les Français, de leur côté, allaient apparaître sous ces mirifiques cascades de cheveux. Ils trouvèrent que l'amiral manquait de cheveux — ou de tenue.

Ce serait sortir de mon sujet d'aujourd'hui que de suivre non seulement de l'Inde en Indo-Chine, mais encore en Chine et au Japon cette influence française grandissante. Et je vous donnerais cependant de bien curieux détails sur la façon dont Colbert au Japon agit pour s'assurer la faveur des Nippons.

Mais il faut revenir à l'Inde. Elle va suffire à notre gloire.

Après deux gouverneurs médiocres, un troisième, Lenoir, donnait un nouvel essor à la colonie : il avait fondé Mahé, dont un ingénieur distingué, Didier, avait fait une place de guerre redoutée sur la côte du Malabar et qui nous permettait de tenir le Dekkan par les deux bouts. Les princes hindous commençaient à députer, eux aussi, à Louis XIV. La culture du coton prenait une grande extension autour de Pondichéry et de Chandernagor, qui faisaient tache d'huile et dont les territoires allaient se rejoindre. Le commerce s'étendait aussi et on voyait se multiplier sur les deux côtes les navires aux couleurs du Roi, lorsque le deuxième grand gouverneur, Pierre Dumas, parut en 1735 dans les Indes.

Gouverneur de Pondichéry, il était ensuite allé administrer l'ile de Bourbon, puis organiser l'ile Maurice occupée en 172 1 et rebaptisée Île de France. Il y avait fait ses preuves d'organisateur. Il allait, après 1735, donner sa mesure de diplomate.

Aureng-Zeyb mort, l'empire des Grands Mogols se dissolvait : chaque nabab se rendait à peu près indépendant et immédiatement les querelles éclataient entre les princes. Dumas vit là d'admirables circonstances pour gagner du terrain en s'immisçant dans ces querelles. Le nabab d'Arcote, Dost Mohammed, était devenu un des plus puissants souverains hindous ; le gouverneur français se lia d'amitié étroite avec le gendre du prince, Chanda-Sahib, qui va devenir pour nous, pendant vingt-cinq ans, un précieux allié. Ambitieux, il voulait avoir comme ses beaux-frères un royaume : notre appui lui permit de conquérir un petit État, Tritchi-Napaly, qui passa ainsi sous. notre protectorat. Puis c'est un prince mahratte, le souverain de Tandjaore, qui, chassé par un autre, fait appel à nous, que nous restaurons et qui nous cède Karikal avec dix villages.

A cette époque, un événement acheva de donner au prestige français un éclat singulier. Les princes hindous, alliés de la France, étant menacés par une armée ennemie, confièrent, avant de partir en guerre, leurs femmes et leurs enfants à Dumas dans Pondichéry. Nos alliés ayant été défaits, l'ennemi se jeta sur nous. Dumas a fortifié la ville : il a douze cents soldats et marins français : il tient tête à trente mille ennemis. Ceux-ci offrent de se retirer si Dumas consent à payer un tribut et à livrer les princesses, les begums, confiées à son honneur. Il refuse avec hauteur : Mon territoire, dit-il, ne produit ni or ni argent, mais du fer, et quant aux princesses, il mourra plutôt que de les livrer. Les ennemis intimidés se retirent.

Le fait eut un immense retentissement : les princes hindous, nos alliés, à qui la victoire est revenue, ont pleuré de gratitude en recevant des mains du loyal et vaillant Français les princesses sauvées. Vous voyez d'ici, mesdames, ce beau geste de vrai Français : ce Dumas qui a couvert du drapeau fleurdelisé ces belles princesses asiatiques et les rend à leurs époux. Un des princes, Safter Ali, fait don au Français de l'armure de son père enrichie de pierreries et l'empereur Mohammed Ali décerne, de Dehli, à Dumas la dignité de nabab.

La voie était ouverte à Dupleix et nous allons entrer, mesdames, en pleine épopée et, par certains côtés, en plein conte de fées.

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Figurez-vous ce petit Flamand, Joseph Dupleix, qui, en 1715, est parti à dix-huit ans pour les Indes, assez modeste agent, encore qu'appartenant à une très bonne famille, et qui va connaître, en trente ans, les sommets de la gloire et les précipices auxquels parfois elle expose.

En 1730, il est gouverneur de Chandernagor, qui, très petite ville alors, prend sous son gouvernement une extension énorme. A peu près indépendant de Dumas, qui, d'esprit très large, se plaît à lui laisser ses coudées franches, Dupleix a fait tout d'abord de Chandernagor une capitale où s'élèvent par miracle dix mille maisons en dix ans. De cette ville transformée, le jeune gouverneur envoie ses émissaires personnels en Arabie, en Perse, en Chine, au Japon.

En avril 1741 il épouse une femme qui, associée étroitement à sa fortune, doit y contribuer puissamment.

Cette Jeanne Albert de Castro, elle dessine dans toute cette histoire une figure singulière : fille d'un Français et d'une Portugaise, née aux Indes, créole au teint mat qu'illuminent des yeux superbes et qu'encadre une magnifique chevelure sombre, la taille souple et droite, vraie déesse par le port et le geste, la future begum Johanna paraît tour à tour dans ce drame dans les costumes les plus divers. Dans le palais du gouverneur, c'est une créole, en apparence abandonnée, qui berce sa langueur sur les divans de la résidence et dans les hamacs pendus sous les latanias monstres. Soudain, l'ennemi se montre-t-il, on la verra bondir : elle apparaîtra alors dans le costume des amazones de la Régence : le tricorne galonné gaillardement campé sur les boucles poudrées, la veste Louis XV soutachée ouverte sur le gilet bleu de roi, la jupe courte sur de petites bottes vernies, l'épée à la main, le regard étincelant, elle se jettera avec son mari en plein combat, bravant les balles, narguant la mitraille, enlevant la victoire. Et puis, dans les durbars, on la verra portée dans le palanquin réservé aux princesses descendant de Shiva et de Brahma, sa figure ivoirine drapée dans le turban de cachemire étincelant de pierreries, son corps de déesse disparaissant sous les châles de brocart, constellée de diamants et de rubis, ses petits pieds dans des babouches brodées de perles. Et elle a le droit au palanquin, car des rois lui auront décerné le titre de bégum, avec la possession d'une principauté. Connaissant tous les dialectes de l'Inde, fort capable de louer Bouddha en sortant d'un Te Deum, c'est une diplomate consommée qui, à toutes les habiletés, toutes les ruses de la créole, joint toutes les vaillances de la femme française, puis sait, aux jours solennels, afficher la gravité hiératique des begums de vieux sang brahmanique.

Ce mariage achève de porter Dupleix, qui, en 1741, succède à Dumas comme gouverneur général et se fait immédiatement accorder par le Grand Mogol ce titre de nabab qu'a porté son prédécesseur et qui va faire presque toute sa force.

Oui, presque toute sa force, car pendant quinze ans, ce vaillant homme sera réduit à son génie en face d'ennemis déchaînés.

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Ces ennemis sont les Anglais. Vous pensez que la jalousie — une légitime jalousie — leur poignait le cœur. Alors que la Compagnie anglaise des Indes, d'abord exaltée par la possession de Bombay, restait cependant stationnaire, nos comptoirs se multipliaient, nos villes s'accroissaient, nos alliances étendaient sur plusieurs provinces notre influence et déjà notre protectorat. Mais que faire, sinon travailler des princes, tourner des nations hindoues sourdement contre nous ?

Mais voici qu'au lendemain de la nomination Dupleix, la guerre éclate en Europe : l'Angleterre devient notre ennemie déclarée. Elle va essayer d'en profiter pour ruiner notre domination grandissante en Asie comme en Amérique. Et tout la favorise, surtout l'inertie du gouvernement de Versailles qui, pas plus qu'aux défenseurs du Canada dans la guerre suivante, ne pourra ou ne voudra envoyer aucun renfort.

Mais un homme est là, Dupleix. Et un Français de cette trempe, cela suffit.

Cette armée, que ne peut lui donner la métropole, il la cherchera ailleurs. Les quelques centaines de Français dont il dispose ne serviront que de noyau ou de cadre à une armée indigène que lui procureront les alliances qu'il rêve. Car avec Dupleix toute une politique triomphe, celle qu'a pratiquée Dumas, mais avec plus de timidité. Ni la Compagnie des Indes, ni le cabinet de Versailles ne l'y autorisent, mais qu'importe à Dupleix. Là est le salut, donc là est le devoir.

Dès l'abord, il se tourne vers le trône impérial de Dehli et obtient d'Anaverdi Khan quelques marques de bienveillance. Mais il voit vite que chacun clans l'Inde se réserve, attendant qu'un coup éclatant désigne à tous les veux celui des deux ennemis en qui réside la force.

Dupleix veut frapper ce coup et puisque la France est trop loin à la fois et trop indifférente, il adresse un pressant appel à l'île de France, où s'organisaient depuis dix ans une armée et une flotte.

Là aussi un Français admirable avait surgi ; c'était François Mahé de La Bourdonnais. Né à Saint-Malo en 1699, il était, à vingt ans, entré au service de la Compagnie, et à trente-six ans, après de nombreux voyages, était devenu gouverneur de cette île Maurice, alors nommée île de France, en 1721, et en quelques années il l'avait littéralement tirée du néant.

Hier annexe de l'île Bourbon, Pile de France, au contraire, est devenue en dix ans le centre de notre domination dans la mer des Indes. Saint-Louis est fondée sur une rade excellente ; des ateliers sont créés où, sous des contremaîtres français, des milliers de nègres travaillent ; dès 1739, La Bourdonnais a lancé un premier bateau ; en 1740, toute une flotte de commerce est par miracle créée par lui, doublée d'une flotte de guerre. Le ministre Machault, à court de bateaux, les lui prend-il : infatigablement, La Bourdonnais se remet à l'œuvre. L'île, arrivée à un degré énorme de prospérité, fournit à son gouverneur tout l'argent qu'il lui demande. Le plateau central, jugé inaccessible, a été percé de routes et s'est couvert de cultures, canne à sucre, café, indigo, blé, maïs, tapioca et manioc. Le gouverneur a fait venir de France des arbres forestiers et des vaches bretonnes, d'Arabie des chameaux et des chevaux, de Perse des plants de vignes, de la Chine des orangers. Et sous l'impulsion de ce Breton, cette petite île est bientôt la terre la plus riche de l'océan Indien. Il la peuple, appelant à lui les faux sauniers, réclamant qu'on lui envoyât de France les enfants trouvés, — ce qui après tout vaut mieux que les filles perdues, dont, nous l'avons vu, se peuple la Louisiane. Il appelle de la grande île voisine de vigoureux Malgaches, et, améliorant le sort des esclaves noirs, il peut, sans danger pour la colonie, en multiplier le nombre. Les hôpitaux, les églises s'élèvent sur toute Pile comme des casernes. Le quartier des Pamplemousses, qu'a immortalisé Bernardin de Saint-Pierre, voit ainsi, au milieu de sa végétation tropicale, pousser un joli clocher de France. A l'ombre du drapeau blanc et de la croix, le bonheur règne, et Paul, fils d'esclave, aime la chaste Virginie. Et le noir Domingue les protège et les charme.

Vraiment, l'activité de ce Malouin tient du miracle. Dans l'île Bourbon même, il a très opportunément transféré la capitale de Saint-Paul à Saint-Denis, bâti des villes, jeté sur les torrents des ponts audacieux : dans l'île de France, il achève de faire de Saint-Louis une capitale où un canal de 3.600 toises amène l'eau potable. Et, ce pendant, une nouvelle flotte s'est bâtie dans les ports et La Bourdonnais, qui a doté son gouvernement de tous les bienfaits de la civilisation, est prêt, d'autre part, à porter la guerre chez les ennemis de son pays.

Il fallait s'arrêter, mesdames, à ce Breton : plus peut-être qu'aucun de nos lointains représentants, il prouva que la France pouvait faire autre chose que conquérir : gouverner, administrer, cultiver et faire prospérer un domaine.

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Dupleix et La Bourdonnais avaient entretenu des relations de bon voisinage — si l'on peut dire. Le gouverneur de l'Inde, désireux de frapper un grand coup, fit appel à son voisin et à ses forces.

La Bourdonnais pouvait embarquer trois mille trois cent quarante-deux hommes sur ses navires. Il fut prêt en quelques semaines, mit à la voile, et, le 7 juillet, il était à Pondichéry. Après avoir battu les mers à la recherche de l'Anglais, brusquement il se jetait sur Madras et faisait capituler la grande ville le 21 septembre, après quelques heures seulement de combat.

Malheureusement, des divergences se produisirent entre Dupleix et La Bourdonnais. Les hommes restent les hommes, même les grands hommes. Dupleix avait sa politique ; La Bourdonnais se croyait le droit d'en avoir une autre. Et Français, ils restaient ainsi Français ; nous nous unissons d'admirable façon devant le péril : nous n'attendons pas toujours qu'il soit tout à fait conjuré pour nous diviser et nous battre âprement entre nous.

Dupleix ni La Bourdonnais ne se savaient de force à garder Madras. Mais La Bourdonnais se fût contenté de raser les murs et de restituer la ville ainsi rendue inoffensive aux Anglais moyennant une promesse de neutralité pendant la guerre. Dupleix, lui, avait promis à Ana-verdi Kan de lui faire don de la ville prise. Il envoya à Madras des délégués chargés de se faire remettre la ville par La Bourdonnais ; celui-ci les reçut fort mal, et comme ils le menaçaient de la colère de Dupleix : Dupleix ! s'écria-t-il. Ce marchand ! Je ferai plier son orgueil en venant tenir Pondichéry sous mes canons. Et il fit arrêter les délégués du gouverneur.

Celui-ci réclama à Versailles. Versailles s'émut. La Bourdonnais avait manifestement manqué à la discipline. Il fut désapprouvé, blâmé, et sous la menace d'une révocation, il repartit en hâte pour l'île de France. Sale affaire ! avouait-il. Il rentra dans son île, y trouva une lettre de rappel. Il fit voile pour la France, fut arrêté à son arrivée et jeté à la Bastille où il resta trois ans, ce dont il ne se releva pas, car il mourut le 9 septembre 1753.

Il avait commis une faute, soit. Mais il avait aussi rendu d'immenses services, de toute une colonie créée jusqu'à Madras prise. Il fallait le réinstaller à Saint-Louis et lui permettre de racheter sa faute en faisant de nouveaux miracles. Mais nous avons toujours passé notre temps à briser nous-mêmes nos plus précieux citoyens.

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Dupleix avait mis de l'âpreté à l'accuser. Mais lui-même se trouvait dans une situation difficile. Anaverdi Kan réclamait Madras. Dupleix ne la lui voulait livrer que démantelée, car il soupçonnait maintenant le prince de vouloir la rendre moyennant finances à l'Angleterre. De fait, Anaverdi se tournait vers l'alliance anglaise : il jeta son armée sur Madras, la voulant enlever de force. Cette armée était énorme : le lieutenant d'Éprémesnil, laissé dans Madras, n'avait que quatre cents hommes et deux canons. Il fonça droit sur les trente mille Hindous, y fit un trou avec une belle décharge de mousquets, mit cette cohue en déroute et rentra dans la ville sans un blessé.

Cependant l'ingénieur Paradis, sorti de Pondichéry avec deux cent trente Français et sept cents cipayes, se heurtait à dix mille Hindous à Mafiz, leur infligeait une seconde déroute le 4 novembre 1746, pénétrait dans Madras, s'y installait comme gouverneur et la proclamait ville française. Anaverdi Kan, stupéfait, terrifié, ébloui, revint à notre alliance et l'Inde retomba à nos pieds.

Les Anglais étaient exaspérés. Il fallait qu'ils entrassent vraiment dans la lice. Le 19 août 1748, l'amiral Boscaawen se jetait sur Pondichéry qui, en quelques jours, est investi : la ville semble perdue.

C'est alors que Dupleix, qui jusque-là n'avait pas tiré l'épée, s'improvisa général. Ce marchand, dont parlait dédaigneusement La Bourdonnais, paraît le sabre à la main sur les tranchées et dirige seul la défense.

Seul, non ! Car à côté de lui, les soldats charmés voient, dans le costume guerrier que j'ai dit, la belle Jeanne Dupleix qui, elle aussi, l'épée à la main, conduit nos hommes à la bataille. Vous savez, mesdames, ce que vous pouvez sur des Français. La vue de cette jolie femme fut vraiment une force. Une bombe éclate aux pieds des deux époux sans qu'aucun d'eux ne semble ému. Noir de poudre, Dupleix criait aux soldats : Vous voyez bien, mes enfants, cela ne fait pas de mal. Et Jeanne souriait.

Cinq semaines, cette poignée d'hommes lutta. Et lorsque, exténuée, diminuée, réduite à rien, elle ne pensait plus qu'à mourir après avoir fait sauter la ville, elle vit, un matin, le 14 octobre, s'éloigner lentement l'amiral anglais, sa flotte, son armée. L'ennemi, lassé par notre vaillance, levait le siège.

Vingt mille projectiles avaient été jetés sur Pondichéry. Ah ! mesdames, décidément nous avons bien fait de garder Pondichéry, même réduit au rang de gros bourg : trop de courage français s'y est dépensé pour qu'un autre drapeau que le nôtre puisse légitimement flotter sur cette terre arrosée de notre sang et rendue sacrée par la vaillance de ces héros.

Dupleix et sa femme furent portés en triomphe dans les rues de Pondichéry. La jeune femme était mise aux nues, et d'abord par son mari.

Dupleix exalté écrit le 23 octobre 1748 à son frère :

Je ne puis t'exprimer les obligations que la nation et moi en particulier avons à ma femme... C'est une héroïne.

On célébra la délivrance par une grande fête. C'est un indigène qui nous la raconte, Anan-Davari Gapoula, dont le journal, rédigé en hindou, est un précieux document pour toute cette histoire.

A la date du 17 octobre, on y lit :

Aujourd'hui à cinq heures de l'après-midi, on a fait ranger à l'est du fort tous les soldats. Tous les cipayes, tous les pions et toutes les autres personnes qui étaient sur le rempart, tirèrent une salve de coups de fusil : puis les soldats tirèrent une triple salve. Ensuite tous les canons des remparts firent feu. Pour remercier Dieu de nous avoir sauvés, d'avoir chassé les ennemis, on célébra à l'église un office où allèrent le très illustre Monsieur, Madame, ainsi que les autres blancs et leurs femmes. Ils avaient la figure joyeuse et avaient mis de beaux vêtements... Levant en l'air leurs chapeaux, tous les hommes ont crié trois fois : Vive le Roi !

Vous pensez, mesdames, dans quels sentiments l'Inde voyait, après la prise de Madras, la délivrance de Pondichéry. Les princes accablaient Dupleix de félicitations. Celui-ci, qui renforçait son armée, rêvait à de nouvelles conquêtes : Madras allait devenir capitale d'un vrai empire. Brusquement on apprit que Louis XV, avant conclu la paix à Aix-la-Chapelle, rendait à l'Angleterre la ville prise par La Bourdonnais. Je veux faire la paix en roi et non en marchand, avait déclaré le Roi. C'est avec ces beaux mots-là qu'on prépare la ruine d'un empire colonial et même de tout empire.

***

Dupleix cependant ne se découragea pas. Madras démantelée fut rendue ; mais le prestige dont étaient auréolés les Français persistait. Le duel entre les deux Compagnies, française et anglaise, allait continuer. Et les princes de l'Inde se divisaient, mais la majorité penchait vers nous.

De ces clients il fallait augmenter le nombre, tout simplement en intronisant de nos créatures. Dupleix en avait deux : Mouzafer qui guettait le royaume de Carnatic, Chanda-Sahib qui prétendait au royaume de Dekkan. L'un et l'autre, chassés par le Grand Mogol Anaverdi, rentraient en guerre. Ils promirent tout à Dupleix s'il les aidait. Celui-ci leur donna quelques soldats sous ses lieutenants d'Autheuil et Bussy. L'empereur Anaverdi lui-même marchait, sur son plus haut éléphant, au centre de son énorme armée. Les Français pénétrèrent comme un coin dans la masse : une heure après, la déroute d'Anaverdi était complète : le vieil empereur, atteint d'une balle française sur son éléphant, expirait : Mouzafer et Chanda étaient vainqueurs.

Ils restaient émerveillés des hauts faits des Français. Proclamés tous deux souverains, l'un du Dekkan, et l'autre du Carnatic, ils vinrent à Pondichéry dans l'équipage que vous pouvez penser.

Mais tout n'est pas dit : Mohammed Ali, à la tête des Mahrattes, entend s'opposer à ce que nos protégés prennent possession de leurs États.

Après une série de combats heureux, le lieutenant de La Touche et Bussy, avec cinq cent soixante-cinq Français et deux mille cipayes, se jettent sur Mohammed, qui est à la tête de trente mille hommes. Ceux-ci vacillent sous le choc : quelques-uns des capitaines hindous gagnés par la diplomatie de Dupleix lâchent pied ; les Français forcent le reste à la soumission.

Le soir de la victoire, l'armée de Mohammed se range sous Mouzafer, notre protégé. Celui-ci, monté sur l'éléphant royal, s'avança vers le petit camp français. Bussy vit avec surprise cette masse énorme marcher sur lui précédée du drapeau fleurdelisé. Le souverain de Carnatic, à la vue de Bussy, descendit de son éléphant et se prosterna trois fois devant ce petit officier de Louis XV. Le soir même, le prince ordonnait qu'un drapeau blanc que M. Dupleix avait joint à son présent fût toujours porté dans la suite au milieu de ses marques d'honneur, le regardant, disait-il, comme un témoignage assuré de la protection bienfaisante que le plus grand roi du monde voulait bien lui accorder.

Dupleix écrivait à Bussy : Quelle joie pour moi de vous voir tous couverts de lauriers ! A quel point le nom français n'est-il point porté dans l'Inde !

***

Mouzafer entendit se faire introniser à Pondichéry même, pour mieux marquer qu'il recevait du représentant de la France l'énorme royaume conquis.

Le journal de ce qui s'est passé depuis la mort de Najer Singh porte, à la date du 26 décembre 1750 :

Le nabab parut vers sept heures du soir, monté sur un éléphant, avec la plus grande partie des seigneurs de sa suite. A l'entrée de la porte Valdaour, où l'attendait M. Dupleix, il descendit de son éléphant, se jeta à son col, et, le tenant embrassé pendant un demi-quart d'heure, ne pouvait proférer une parole. Enfin il lui dit qu'il ne pouvait trouver des termes assez forts pour lui exprimer la grandeur du service rendu ; que la dignité de soubahdar de Dekkan qu'il lui avait donnée lui appartenait à juste titre ; que, tenant de lui la place qu'il occupait, il le priait autrement de vouloir encore la régir et la gouverner. Ce nabab et M. Dupleix montèrent alors dans le même palanquin, ainsi que le fils de Mouzafer Singh et au bruit de l'artillerie, ils entrèrent dans la ville et ensuite au gouvernement où, étant arrivés, les embrassades et les remerciements recommencèrent. Il lui répéta que, tenant de sa générosité, de son amitié et de son intrépidité la place qu'il occupait, il n'avait voulu prendre aucun arrangement pour le gouvernement de la province, qu'il le priait instamment de vouloir se donner la peine d'accommoder tout ainsi qu'il le jugerait convenable, de disposer des charges, des gouvernements et des honneurs.

Le 30 décembre 1750, eut lieu l'intronisation de Mouzafer. L'heure de l'installation de Mouzafer approchant, celui-ci fit prier M. le gouverneur de venir lui-même en personne faire cette cérémonie, disant qu'il ne se croirait maître de Dekkan que lorsqu'il lui aurait donné ce poste en présence de tous ses seigneurs et qu'il l'aurait lui-même reconnu.

M. Dupleix acquiesça à sa demande, fit dresser un dais ou trône superbe sous une grande tente qui était sur la place vis-à-vis de la maison où logeait le nabab et, étant monté tout seul dans son appartement, ce seigneur le revêtit d'une robe à la maure et le coiffa de même. Ensuite, étant descendus tous deux ensemble, M. le gouverneur le conduisit sous ladite tente, et, l'ayant fait asseoir sous le dais, lui présenta le salamy de vingt et une roupies d'or, le reconnut comme soubadhar de Dekkan, et l'ayant embrassé, il s'assit à côté de lui sous le même dais...

Cette cérémonie finie, le nabab se tourna du côté de M. Dupleix et le pria de vouloir bien accepter la charge de commandeur général de toutes les terres comprises depuis la rivière de Kislma jusqu'au bord de la mer qu'il remettait en son pouvoir, se contentant de gouverner celles de l'autre côté de la rivière. Ensuite, il le pria de vouloir bien accepter la dignité de masebdar de sept mille cavaliers, lui donna le mahy marratte ou poisson, honneur que l'on accorde aux seigneurs de la première distinction.

Dupleix pria simplement le nabab de lui conserver son amitié pour la nation française.

Le nabab répondit que tant qu'il lui resterait une goutte de sang dans les veines, elle serait répandue pour le soutien de cette nation, qu'il mettait ses États et sa famille sous la protection du roi de France qu'il regardait comme le plus grand monarque du monde, et que, dès le moment il se considérait comme son vassal et était très heureux qu'il voulût bien l'honorer du titre du plus fidèle de ses sujets. Alors se tint le plus beau durbar qu'on eût vu. Tous les soubahdars, chefs tant mongols que patanes, mahrattes ou autres, s'y trouvaient en même temps : cela n'était point encore arrivé, car la jalousie qui règne ordinairement parmi ces seigneurs les empêche de se rencontrer dans ces durbars. Le nabab étant venu dîner chez le gouverneur dit à M. Dupleix qu'il avait trouvé moyen de rassembler dans un même endroit les lions, les tigres et les moutons, ce qui ne s'était point encore vu.

Le 1er janvier 1751, apprenant l'usage des chrétiens, Mouzafer envoya à Dupleix en guise d'étrennes un présent composé d'une robe à la maure, d'une toque et d'une ceinture, avec le sabre, la rondache et le poignard qui avaient été donnés par Aureng-Zeyb à son grand-père Nizam el Molouk.

Dupleix et sa femme sortaient personnellement princes de ces mémorables journées : proclamés radjah et begum ils recevaient des domaines énormes. La begum Joanna recevait la nababie de Kadapa. Très naturellement ils n'oublient pas la Compagnie, faisant céder à la France Mazulipatam et Yanaon, un agrandissement considérable au territoire de Karikal. Le Dekkan tout entier était sous le protectorat de la France. Au centre du Carnatic, Chanda, notre autre protégé, fondait la ville de Dupleix-Faty-Ahad, la cité de la victoire de Dupleix. Bussy, qui, parcourant l'Inde, achevait la conquête du Dekkan, écrivait dans l'ivresse du triomphe : Si vous m'envoyez des renforts, l'Empereur lui-même tremblera — dans Dehli — au seul nom de Dupleix. Le 9 décembre, ce vaillant Bussy battait les Mahrattes et faisait passer un nouveau royaume sous le sceptre de la France. Vraiment, la France atteignit dans l'Inde en cet hiver de 1751-1752 le point culminant de sa puissance. Et on put croire qu'un empire asiatique énorme se fondait au profit des Bourbons.

***

L'histoire de notre empire colonial, mesdames, est, je l'ai dit, une manière de martyrologe. Presque tous ceux qui se dévouèrent à notre œuvre coloniale ont connu toutes les traverses, ont essuyé tous les affronts, ont payé de leur fortune, de leur liberté et de leur vie leur généreux dévouement à la cause française. Leur œuvre a succombé parfois avec eux. Et c'est là un double motif de tristesse pour l'historien qui étudie cette œuvre.

Que la France, absorbée en Europe à défendre ses frontières ou à se battre pour sa grandeur continentale, ait abandonné ses colonies, laissé ses défenseurs sans soldats ni argent, fermé l'oreille à leurs appels et par là causé à la fois la perte de ces vaillants et de nos colonies, c'est chose déplorable. Nous avons vu pareils événements nous faire perdre notre empire d'Amérique.

Mais que, sans aucune nécessité pressante, pendant la paix, à la veille d'un triomphe définitif et, en tout cas, au lendemain d'une victoire insigne, une nation ait, en frappant l'homme qui tenait tout dans sa main, assuré la ruine de sa politique et la domination de ses ennemis, cela est si inconcevable qu'aucune des explications qu'on a tenté de donner ne vaut.

Dupleix déplaisait à Versailles. Il était trop grand. Il offusquait toute cette misérable société dont l'aveulissement allait, trente-neuf ans après, rendre si facile la révolution faite contre elle. Les ministres, entre deux guerres avec l'Angleterre, poursuivaient le rêve d'une entente cordiale. Un Dupleix, qui portait ombrage à l'Angleterre dans l'Inde, paraissait plus compromettant encore qu'un Bienville menaçant en Amérique les colonies anglo-saxonnes. Les ministres ne voulaient pas d'affaires. Pas d'affaires ! Le mot est sans cesse parti de nos ministères à l'adresse des pionniers, des marins, des soldats, des missionnaires, des colons de France.

Enfin si le ministère craignait que Dupleix lui fît des affaires, la Compagnie, elle, en donnant au mot une tout autre acception, estimait qu'il n'en faisait pas assez. Ces marchands, ces financiers, au fond, ne désiraient pas qu'on fit des conquêtes ; des comptoirs prospères, des marchés ouverts à ses agents, et, comme résultat, de l'or envoyé aux actionnaires tout de suite, c'était le rêve. Ces gens ne voyaient point venir les temps nouveaux. Si on a pu dire que l'or appelait le fer, il est tout aussi juste de dire que c'est aujourd'hui le fer qui appelle l'or ; et les marchands de la cité de Londres l'ont compris qui ont, devant le Stock Exchange, élevé une statue au plus grand soldat de leur pays, Wellington. Avant dix ans, Dupleix, maître de l'Inde, eût gavé d'or les actionnaires. Mais tout l'or, à la vérité, passait pour l'heure à payer des soldats et à acheter des alliances.

Les amis de La Bourdonnais enfin n'avaient pas pardonné à Dupleix la disgrâce de son rival. On intriguait ferme de Lorient, où la Compagnie avait son siège, à Versailles où Machault était principal ministre, contre le gouverneur qui, disait-on, ne gagnait argent et honneur que pour lui et la begum. Celle-ci envoyait d'opulents cadeaux à la marquise de Pompadour. Mais ces cadeaux mêmes semblaient confirmer les accusations. La marquise d'ailleurs était en général hostile aux coloniaux. Elle était alors toute aux philosophes, et Voltaire, qui allait prendre en pitié des hommes s'entr'égorgeant pour quelques arpents de neige au Canada, ricanait dès 1752 aux dépens de ces Français qui, coiffés du turban hindou, gagnaient des batailles qui s'appelaient Tritchinapaly, Chillambaram, Volkonsdapouram. Ces noms ridicules égayaient l'opinion. Le vainqueur de Tritchinapaly était grotesque. Ah ! ce rire de Voltaire, ce qu'il résonne sinistrement dans toute notre histoire ! Lorsque, tout k l'heure, la France aura perdu l'Amérique et l'Inde, les ombres de Dupleix, de Montcalm et de Bienville pourront se dresser pour crier :

Es-tu content, Voltaire ?

et pour maudire le hideux sourire que devait flétrir le poète.

Dupleix fut la victime de bien des gens ; il fut le vaincu de Voltaire.

***

On ne lui pardonnait pas ses victoires. Quand, en 1752, après un échec, il réclama des troupes pour enlever aux Anglais Trivadi et Tritchinapaly, les derniers bourgs que l'Angleterre gardât, ce fut un tolle.

Les ministres de Versailles espéraient détacher l'Angleterre de la Prusse.

Comment lui plaire ?

En sacrifiant Dupleix.

Chose incroyable, la proposition partit de Versailles. C'est à n'y pas croire.

Nous connaissons cependant tous les détails de cette abominable négociation.

On envoya à Londres un directeur de la Compagnie, Duvelaer, qui se mit d'accord avec notre ambassadeur, le comte de Mirepoix, pour offrir de rappeler Dupleix. Le ministre Machault écrivait à Mirepoix : Vous pouvez assurer, monsieur, que l'on ne projette ici ni d'avoir dans l'Inde des possessions plus vastes que l'Angleterre, ni de s'y faire neuf millions de rentes, ni de se conserver le commerce exclusif de Golconde, encore moins celui de toute la côte de Coromandel. Nous envisageons nous aussi ces projets comme des chimères et des visions. Il fut convenu avec les Anglais qu'on enverrait dans l'Inde deux commissaires pour chaque nation chargés d'établir les affaires sur un pied qui rendît la guerre impossible entre les deux Compagnies tant que les gouvernements des deux pays seraient en paix.

Le gouvernement anglais sauta sur l'ouverture. Les historiens anglais devaient un jour écrire que la France s'était suicidée dans l'Inde. Dès que les premiers mots furent prononcés, les ministres anglais durent porter le même jugement : la France allait se suicider.

Cela ne traîna pas : tout le monde était d'accord. Seulement l'Angleterre objecta qu'un aventurier si redoutable, devenu prince ainsi que sa femme, ne céderait peut-être pas à un ordre de son Roi. On décida donc qu'un commissaire extraordinaire serait envoyé dans l'Inde avec une vraie petite armée. Godeheu, nommé gouverneur, s'embarqua pour Pondichéry avec deux mille soldats. Dupleix, depuis deux ans, demandait en vain cinq cents soldats. On en donnait deux mille à Godeheu, mais pour quel but ? Pour réduire à l'impuissance, s'il en était besoin, le vaillant Français, ses admirables lieutenants Bussy et La Touche, s'ils embrassaient sa querelle, et peut-être les princes hindous, ses alliés. Je le répète : c'est à n'y pas croire ! Et ce rêve prodigieux, féerique, l'histoire du ménage Dupleix allait se terminer en incompréhensible cauchemar.

Godeheu reçoit, le 22 octobre 1753, ordre de faire arrêter le sieur Dupleix... et de le faire embarquer sur le premier vaisseau qui partira pour la France. Les instructions de Machault portent qu'on s'assurera en même temps de la dame et de la demoiselle Dupleix par le danger qu'il y aurait à laisser en liberté deux personnes aussi immensément riches.

Godeheu, de l'île de France où il relâcha, fit savoir à Dupleix sa visite : oui, visite, car de peur que le vainqueur de l'Inde organisât une résistance, Godeheu, hier son ami, lui écrivait sur le style le plus cordial et sans lui laisser rien soupçonner.

Il débarqua le 2 août à Pondichéry. A la descente, il trouva Dupleix qui lui tendait les bras et que la vue des soldats de renfort, en une minute, exalta de joie. On allait donc enfin avec ces beaux renforts doter le Roi Très Chrétien de la possession définitive d'un pays grand comme sept fois la France.

Godeheu, froidement, sortit l'ordre de rappel et de révocation.

Dupleix pâlit horriblement.

On vit alors ce qu'était cette âme incomparable.

Il ne parut ni effondré ni révolté. Il répondit qu'il ne saurait qu'obéir au Roi et se soumettre à tout.

Lorsque, quelques heures après, devant le conseil souverain de la colonie réuni, Godeheu lut les ordres du Roi, la lecture fut accueillie par un silence de mort. Silence de mort, oui, le mot est de circonstance : officiers, administrateurs, hauts colons, hauts marchands, tous les collaborateurs de Dupleix sentirent que c'était la mort de l'empire français des Indes. Pas un cri ne s'éleva. Alors Dupleix, lui, se leva et cria : Vive le Roi !

Ah ! mesdames, ce cri de Vive le Roi !, Montcalm allait le pousser, trois ans après, frappé à mort sous les murs de Québec. Mais il mourait en soldat, abandonné par son roi, mais tué par l'ennemi. Et légitimement nous l'admirons.

Mais Dupleix ! de quelle admiration nous devons l'entourer ! A cette minute, ce héros remportait une victoire cent fois plus glorieuse que toutes celles qui l'illustraient depuis quinze ans : la victoire qu'on remporte sur soi-même, tandis que le cœur déchiré perd tout son sang par une horrible blessure.

Rien ne lui devait être épargné. Godeheu, reconnu gouverneur, fit mettre le séquestre sur les biens du ménage. Et cependant c'était la Compagnie qui devait aux Dupleix d'énormes avances de fonds.

Dupleix ne dit pas un mot. Mais ce qui le révolta, c'est quand il sut quelles instructions avait reçues Godeheu : la restitution de toutes les conquêtes, le renoncement à toutes les alliances.

Le 4 août 1734, Dupleix, éclairé, écrivait à Bussy : Il paraît que l'édifice que nous avons eu tant de peine à établir sera bientôt culbuté.

Plus loin, sur le projet du traité : C'est le commencement de la folie.

Il gémissait, mais il gémissait discrètement. On sut, ou on devina, qu'il gémissait. Godeheu y trouva le prétexte cherché et le força à s'embarquer avec sa famille et sans argent.

On lit dans un document : Tous, malgré tout ce qu'on a pu faire, l'ont suivi jusqu'à la mer avec des démonstrations de douleur qui lui arrachèrent des larmes.

Lorsqu'il arriva en France, l'opinion avait tourné. Cette guerre avec l'Angleterre qu'on avait cru éviter en sacrifiant nos grands agents d'Amérique et de l'Inde, elle allait quand même éclater. Le ministre Machault reçut avec une condescendance à peu près cordiale sa victime. Il paraît qu'on commençait à lui pardonner d'avoir voulu faire de Louis XV ce qu'est aujourd'hui George V, empereur des Indes.

Mais on ne lui restitua rien de sa fortune. La Compagnie s'en était emparée. On ne l'embastilla pas comme La Bourdonnais, on ne le mena pas à l'échafaud, comme plus tard Lally-Tollendal, le dernier soldat français des Indes, mais on le laissa croupir dans la pauvreté, s'enliser dans les dettes et mourir dans l'oubli le 11 novembre 1763.

De tels événements font penser que ce gouvernement et cette société de Versailles, que ce régime tout entier méritait de sombrer.

Les Anglais devaient un jour à Calcutta élever un buste à Dupleix comme les Américains viennent d'élever un monument à Champlain. Il faut bien que les étrangers érigent des statues à nos héros, puisque nous n'en élevons qu'à des politiciens heureux. Ne suffit-il pas d'ailleurs que Voltaire représente le dix-huitième siècle sur vingt de nos places publiques de France ?

***

L'œuvre de Dupleix fut détruite en quelques jours. Godeheu, par le traité du 26 décembre 1754, avait tout restitué, rayant d'un trait de plume vingt années d'efforts et de victoire. Nous gardions nos cinq villes, dispersées, isolées.

Les alliés hindous nous lâchaient tous : ils se tournèrent vers l'Angleterre. C'était fatal, Quant aux Anglais, ils n'en croyaient pas leurs yeux. L'un d'eux devait écrire avec une ironie qui fait mal : On conviendra que peu de nations ont jamais fait à l'amour de la paix des sacrifices d'une importance aussi considérable.

Et la guerre éclatant presque immédiatement avec l'Angleterre, celle-ci jetait une armée dans l'Inde pour enlever les dernières places françaises. Le 14 mars 1755, Chandernagor, après une héroïque défense, était occupée, tandis que notre dernier allié, le soubab de Bengale, était écrasé par Clive à Plassey, victoire qui est, avec raison, célébrée outre.-Manche comme ayant fondé l'empire anglais des Indes. Tandis que Dupleix se débattait dans la misère, Clive recevait la pairie avec le titre de lord Plassey.

Bussy cependant occupait encore le Dekkan. Peut-être pouvait-on partir de là pour reconquérir l'Inde. Nos soldats isolés eurent l'audace de reprendre seuls la conquête. On leur envoya comme chef, avec le titre de gouverneur général, l'Irlandais Lally-Tollendal. Il avait horreur des Anglais : à peine débarqué avec une petite armée, il se rua sur eux, leur prit Gondelour et Saint-David, et, par ces succès, — il suffisait de quelques succès, — sembla un instant retrouver nos alliés. Mais Lally, cassant et imprudent, commit maladresses sur maladresses, et, bientôt battu, fut rejeté par l'armée anglaise sur Pondichéry.

On vit alors les derniers efforts d'un homme aux abois. On vit aussi les magnifiques sursauts d'une colonie sur laquelle se ruait une armée vingt fois plus forte que ses défenseurs. Deux mille trois cents Français se défendirent avec l'énergie du désespoir ; tout le monde s'y mit : l'évêque in partibus d'Halicarnasse, Mgr Noronha, qui administrait le diocèse de Pondichéry, se jeta dans la mêlée, la croix sur la poitrine, chargea les Anglais à la tête dès soldats. Ce fut magnifique et inutile. Lally était si détesté que sa seule présence dissolvait les troupes françaises. Le i8 janvier 1761, il capitulait, se constituant prisonnier avec ses soldats.

Attaqué à Paris, il voulut s'aller défendre. Il avait été imprudent, maladroit, absurde, mais c'était un brave et on l'accusait de vol et d'assassinat. De Londres, où il donna sa parole de revenir, il vint à Paris, fut arrêté, embastillé, condamné à mort et traîné à l'échafaud sur un tombereau avec des raffinements inouïs de barbarie. C'était une abominable injustice : le procès avait été mené par ses ennemis et aveuglément tranché. Des juges avouèrent depuis que Lally ayant dit qu'il avait levé dix mille cipayes, ils avaient cru qu'il s'agissait là de pièces d'or.

***

Nos villes étaient toutes tombées ; Mahé succomba la dernière, le 13 février 1761. Quand le traité de Paris les restitua, elles étaient dévastées, démantelées, et on les rendit avec des territoires ridicules ouverts de toute part, à la merci d'un coup de main.

C'était fini. Mais depuis le départ de Dupleix, tout était dit. On ne passe pas deux fois à côté d'une fortune telle que celle que Dupleix nous avait un jour value. Et d'une telle grandeur on ne peut tomber que dans des précipices d'où on ne se relève pas.