L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

 

IV. — UN EMPIRE FRANÇAIS EN AMÉRIQUE.

 

 

Le rêve de Colbert. — La Louisiane. — Les restes de la domination française. — Les premières explorations sur le Mississipi : Joliet, Marquette, Cavelier de La Salle. — La prise de possession. — D'Iberville. — L'entreprise de Law pour l'exploitation de la Louisiane. — Bienville fonde la Nouvelle-Orléans. — Les Antilles. — L'opposition anglaise. — La cession à l'Espagne sous Louis XV, et la restitution sous le Consulat. — La cession définitive aux États-Unis.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Lorsqu'un Européen, en partance pour l'Amérique, prend congé de ses amis, ceux-ci usent volontiers d'une facile plaisanterie : A votre tour, vous allez découvrir l'Amérique.

Ce que j'ai découvert, — je l'avoue avec la rougeur au front, car je me flatte parfois de connaître notre histoire, — ce que j'ai réellement découvert en Amérique, c'est la France. Je m'explique.

Les Américains, gens neufs, se veulent un passé. Ces gens affairés, qui sont des ancêtres, — de grands ancêtres, — entendent parfois vous démontrer qu'ils sont des descendants. Dans l'Est, dans la Nouvelle-Angleterre, à Boston, à New-York, à Philadelphie, on ne bâtit pas seulement des maisons à seize étages : on y bâtit aussi des généalogies. A Boston, tout le monde descend plus ou moins des passagers du May-Flower. Ce bateau au joli vocable débarqua, on le sait, le 20 décembre 1620, sur la côte américaine, les Puritains, les célèbres Pilgrim Fathers, expulsés du Yorkshire.

Mes parents étaient sur le May-Flower, vous dit-on sans cesse dans les salons de la Nouvelle-Angleterre. Que de passagers contenait ce bateau ! Un noble anglais, à qui un Américain demandait s'il était vrai qu'il possédât d'immenses domaines en Grande-Bretagne, répondait malicieusement : Immenses : la forêt où fut abattu le bois avec lequel on bâtit le May-Flower ! A New-York, on dit : Nous descendons des Hollandais ; ma famille est hollandaise. C'est une marque d'aristocratie et la preuve qu'on remonte au delà de 1664. Et à Philadelphie, les familles quakers conçoivent quelque orgueil à tirer leur origine des compagnons de William Penn.

Plus à l'ouest, si l'on gratte, on trouve non plus l'Anglais du May-Flower ou le Hollandais de la Nouvelle-Amsterdam — devenue New-York —, mais tout uniment et exclusivement le Français.

Tous ceux qui ont lu le beau volume que M. Ernest Lavisse a récemment consacré à Colbert connaissent le grand projet qu'il avait hérité, d'ailleurs, de certains hommes d'État, ses prédécesseurs, et qui parut recevoir dans la première moitié du dix-huitième siècle un commencement d'exécution sérieuse. On avait le Canada, la magnifique vallée du Saint-Laurent : de hardis pionniers avaient franchi le Niagara et les lacs, exploré les vallées de l'Ohio et du Mississipi ; ils vantèrent la Louisiane et y fondèrent quelques établissements. Bientôt, la France tint le continent par les deux bouts, le Canada et la Louisiane. Les colonies anglaises — sept ou huit provinces — resserrées (relativement) entre la mer et les monts Alleghany et coupées de l'ouest, n'avaient point, dès lors, de grand avenir à ambitionner. Par un instinct que leur expérience éclairait, nos explorateurs dénoncèrent l'Ouest américain, le bassin du Mississipi surtout, comme le futur réservoir de toute richesse. Le Français Joliet est vénéré en la ville de Chicago, comme une manière de prophète. Dans un rapport, il désigna exactement l'emplacement actuel de Chicago, au bord du lac Michigan, comme propre à favoriser le développement d'une des plus grandes villes du monde : c'était au dix-septième siècle.

Unir le Canada à la Louisiane par une suite de comptoirs et forts français, former peu à peu, dans les vallées de l'Ohio et du Mississipi, que ce fleuve rejoint, un grand domaine français, enfermer les colonies anglaises dans cet immense arc de cercle, les envelopper, les étouffer, peut-être les jeter à la mer, en tout cas leur enlever à temps la magnifique vallée où coulait, à travers les terres vierges, le majestueux Meschacébé, tel est le plan qui s'ébaucha, se précisa, devint peut-être la grande pensée de certains de nos hommes d'État. Il est merveilleux de penser que, si loin de cette région alors inconnue, on ait pu admettre à Versailles — fût-ce quelques années — ce magnifique projet de politique mondiale. Ce n'est qu'en parcourant dans tous les sens la vallée du Mississipi et ses deux vallées confluentes, Missouri et Ohio, que j'ai compris ce qu'avait de miraculeusement génial la pensée qui guida nos explorateurs, nos intendants de là-bas, et quelques ministres. L'Angleterre prévit le coup, qui était terrible. On peut dire que le dix-huitième siècle n'est rempli que par un drame : la lutte pour l'Amérique. L'Angleterre fut l'âme des coalitions contre nous ; les batailles d'Allemagne, où Français, Autrichiens, Prussiens, Russes s'affrontaient, étaient le résultat de la politique anglaise et l'Amérique en était l'enjeu. Le cabinet de Saint-James avait les yeux fixés sur les monts Alleghany ; il voyait le cercle français se former, se fortifier, enserrer les terres anglaises ; comme à Fachoda, deux siècles après, l'Angleterre brisa le cercle. On ne peut facilement entretenir des armées à la fois sur le Rhin et le Mississipi, le Danube et l'Ohio — pas plus que sur la Moselle et le Nil —. La France courut à la maison qui brûlait et laissa flamber les écuries, suivant le mot célèbre que je vous citais lundi dernier. Les écuries ! Terres fécondes, mines d'or, fleuves aux rives propices, positions stratégiques, comptoirs prospères, tout fut perdu. La France fut expulsée. Elle prit sa revanche en aidant les colonies anglo-américaines à secouer le joug britannique. Mais la France n'en avait pas moins perdu la terre américaine.

Tel est le drame que je veux conter succinctement aujourd'hui.

***

Je savais, comme nous tous, les grands projets ; j'ignorais jusqu'à quel point ils avaient reçu une exécution active et méritoire. On ne parcourt pas dix lieues sans rencontrer dans le bassin du Mississipi un lac, une rivière, une forêt, une ville que les Français aient baptisé. Infatigables, les Joliet, les Marquette, les La Salle, les Hennepin, vingt, trente autres coururent du Saint-Laurent à l'embouchure du Mississipi, et partout ils laissèrent leurs traces. Je les ai relevées partout, jusqu'à l'extrême ouest ; je croyais leurs explorations bornées au fleuve ; j'ai vu qu'ils allèrent bien plus loin. Les premières pentes des montagnes Rocheuses reçurent leur visite. En plein Colorado, dans cette terre où l'or affleure, on m'a signalé le petit bourg qui s'appelle encore Cache-la-Poudre. Dans le Wisconsin, — qui est loin de Paris, — voici Eau-Claire, Fond-du-Lac, Des Moines et, dans le Dakota, Belle-Fourche. Je pourrais citer cinquante noms ; lorsqu'on court dans les cars de l'Union Pacific, du lac Salé à Chicago, sans cesse on relève avec surprise, sur une des baraques qui servent de gares, des noms de villages qui vous transportent en Normandie ou en Touraine. On comprend mal en France l'émotion que peut causer cette rapide vision.

Le Père Marquette découvrit le Mississipi. Ce jésuite a, pour cette raison, sa statue au Capitole de Washington. Le prêtre tient dans sa main un plan sur lequel sont inscrits ces mots en français : Prairie du Chien. C'est là qu'il entra en contact avec les Indiens. Il s'en fit adorer. Ces sauvages aimaient la France. Ils nous soutinrent toujours. Je m'avancerais en disant qu'ils nous regrettent... ils ne sont plus là. On aperçoit bien parfois dans les rues de quelques villes de l'Ouest ces misérables Peaux-Rouges dans leurs guenilles éclatantes et sordides, mais ce sont les derniers représentants d'une race décimée.

A Chicago, des gens, que le passé intéresse pieusement, m'ont mené à une petite maison de bois : elle est maintenant dans une île que ceignait alors la glace, au centre d'un des beaux parcs de Chicago. Cette maison date de 1699. Elle a été élevée à Cahokia sur le Mississipi par des Français : cette masure fut le siège de l'administration et de la justice ; ce fut le premier édifice élevé en Illinois : la Cour de justice de Cahokia. Cahokia vécut sous la loi de Louis XIV jusqu'à la semaine qui avait précédé ma visite : oui, on lui avait laissé la vieille coutume de France. Mais la communauté venait de disparaître, faute d'habitants. La maison de bois avait été transportée à Chicago. J'ai vénéré avec respect ces murs où la justice fut rendue au nom de Louis le Grand.

A Pittsburg, on me fit faire un autre pèlerinage. Là, deux fleuves magnifiques se réunissent : Pittsburg est ainsi un peu dans la position de Lyon ; réunis, le Monongaella et l'Alleghany forment le splendide Ohio. La pointe de la presqu'île commande ainsi trois des plus grandes rivières de l'Ouest américain. Là s'éleva le fort Duquesne. Partout, on reste frappé de l'heureux choix des emplacements. Ici on ne rendait point la justice ; mais des soldats français vécurent là, armés de mousquets et avec quelques canons fleurdelisés. Une petite garnison française a tenu ce passage : une poignée de braves gens, nés sur les rives de la Seine, de la Loire ou de la Garonne, résista là jusqu'au bout ; ils servaient le Grand Roi et la douce France. Les Anglais s'emparèrent du fort aux trois quarts détruit, le rebâtirent et l'appelèrent Fort Pitt, d'où Pittsburg. J'ai vénéré néanmoins le seuil de ce blockhaus qui me racontait une fois de plus des ambitions grandioses et d'héroïques efforts.

Saint-Louis m'a fait une forte impression. La brasserie Annheuser Busch, où se fabriquent annuellement deux millions d'hectolitres de bière, est une cité où l'on entend résonner tous les accents d'entre Rhin et Vistule. Mais au-dessus de la ville, sur une colline au flanc de laquelle s'étageait l'Exposition, la statue équestre de Louis IX, roi de France, s'érige. J'avoue — au risque d'avoir l'air sentimental à l'excès — que, quoique la statue n'ait esthétiquement parlant aucun mérite éclatant, j'y suis revenu. C'est une marque de sympathie donnée à la vieille mère française, suivant l'expression d'un habitant qui en causait avec moi, que cette statue élevée récemment. Nous avons perdu Saint-Louis en 1770. Les États-Unis l'eurent en 1804. J'étais, à travers la cité affairée, guidé par un aimable cicérone qui tenait la France pour une aïeule vénérée : son grand-père, âgé de cent deux ans, vivait encore ; il était né avant que Saint-Louis fût yankee et, se faisant lui-même l'écho des récits paternels, il parlait souvent du temps où les soldats du Roy Très Chrétien parcouraient les rues de la petite ville. J'ai déjeuné avec les représentants de vieilles familles : Chouteau, Benoît, Martin, elles portent fièrement leurs noms de consonance française et leurs enfants n'apprennent pas le français : on ne parle que notre langue à certains foyers — par coutume héréditaire.

La Nouvelle-Orléans est un dessert délicieux pour qui n'a pas encore connu la Californie, paradis terrestre. Lorsqu'on descend de Saint-Louis, on sent comme un allégement se produire ; le ciel devient bleu après douze ou seize heures de chemin de fer, et vingt-deux heures après avoir quitté Saint-Louis, on traverse avec moins de curiosité encore que d'allégresse les forêts encore vierges de la Louisiane ; les arbres en feuilles, chênes verts, eucalyptus, cyprès s'encombrent de vénérables varechs, mousses d'un vert clair qu'on appelle là-bas la barbe espagnole. Le sol marécageux, où de dangereux serpents grouilleront encore longtemps, est couvert de palmiers nains par millions, de cactus et d'aloès. On franchit le lac Pontchartrain — ce nom déjà nous met en France — et on débarque devant un massif de hauts palmiers, à la gare de la Nouvelle-Orléans.

La Maison d'Orléans a baptisé cette cité tropicale. C'est le Régent qui accepta ce parrainage. Et voici que la ville française est devenue une capitale. Nous la perdîmes, nous la vendîmes. Elle refusa de se laisser vendre, se constitua presque, nous l'allons voir, en gouvernement autonome, se garda ainsi pour la France qui la réoccupa sous le Consulat. Cette ville américaine a été sous la loi de Louis XV et sous celle de Bonaparte. Elle a gardé le Code Napoléon et il y a vingt ans on plaidait encore en français devant les tribunaux.

Je savais que la Nouvelle-Orléans parlait français, mais je croyais la langue française exclusivement en usage dans la haute société. J'ai eu là une joyeuse surprise. Certes j'ai écouté avec délices notre langue gentiment parlée par d'aimables créoles, fils ou filles des lointains Français ; mais j'ai eu peut-être une sensation plus forte dans le marché français qui dresse ses étaux au bord de l'énorme Mississipi : j'y ai entendu un boucher interpeller une marchande de légumes dans la langue des Halles parisiennes au temps de Louis XIV : Ma fille, baille-moi ton arrosoir. Certes le style est vieillot et l'accent n'est point des Halles. On se va promener, comme ça, en char, dit-on. Mais c'est un charme de plus. En fermant les yeux, je ressuscitais facilement la ville française. Dans ces rues garnies de jolis hôtels qui ne sont que des cases élégantes, colonnades de bois supportant un, deux étages au plus, entre les palmiers, lataniers et bananiers, le sol reste très primitif ; la boue y est terrible. Les nègres sont légion ; là seulement ils ont quelque pittoresque, effets éclatants, mouchoir rouge ou orange autour de la tête ; sur le pas de leurs cases, ils ne sont pas très différents de ce qu'on nous les représente il y a un siècle : la chemise blanche ouverte sur leur poitrine de bronze, et les négresses la tète enveloppée de madras voyants. Il manque les Indiens : pas toujours, car un soir, me promenant dans un quartier en fête, j'ai rencontré des Apaches emplumés promenant de tirs en tirs un talent qui faisait l'admiration des populations. Je vois sur ce sol jaune, au milieu des noirs et des rouges, se promener les soldats du Roi dans leur habit bleu. Le drapeau fleurdelisé flotte au-dessus du petit palais de l'intendant et sur les bateaux qui voguent sur le large fleuve. Et, en 1803, je vois un autre drapeau claquer gaiement au vent du large arrivant de la mer des Antilles. Ce drapeau tricolore, seule en Amérique la Nouvelle-Orléans a pu l'arborer. Et toujours, parce qu'il fallait se battre sur le Danube pour garder le Rhin, on le ramena.

Abandonnés par nous, ils sont restés Français par la langue et le cœur, ces Louisianais. Nulle part, — sauf au Canada — je ne rencontrai de si nombreux et si chauds auditoires. Un soir, près de mille personnes vinrent écouter ma conférence. Et c'était une singulière impression : plus de ces visages étrangers tendus par l'attention, le désir d'apprendre, la nécessité de ne point perdre un mot, des auditeurs aux yeux fixes et aux lèvres serrées. L'auditoire ici était français de langue et s'abandonnait sans effort à la joie d'entendre un parler familier.

De Chicago à la Nouvelle-Orléans, de Pittsburg à Saint-Louis, des chutes du Niagara que visita pour la première fois Joliet à Cache-la-Poudre en Colorado, j'ai, avec orgueil et joie, découvert la France en Amérique. Avec tristesse aussi, la tristesse qu'éprouvait le vieux Buchon quand, voyant en Grèce les débris des châteaux français, les traces des ducs français d'Athènes et d'Achaïe, il s'écriait — je crois vous avoir déjà cité le propos — : Quelles terres n'avons-nous pas possédées et perdues !

***

Dans ma conférence de lundi je vous ai dit que la Louisiane est fille du Canada. C'est à l'heure en effet où le Canada, découvert et colonisé dans les circonstances que je vous ai dites, devenait, sous l'impulsion de Colbert, une colonie sérieuse, que, de ce Canada, allaient partir les équipes qui exploreraient les mystérieuses régions du Mississipi.

Dans les relations des jésuites qui, conservées à Québec, constituent les documents les plus précieux pour l'historien de la Nouvelle-France, rapports annuels adressés par les missionnaires et leurs compagnons à leurs supérieurs de Québec, on relève, de 1640 à 166 i, de fréquentes allusions à un grand fleuve qu'on appelait le Messipi. Ce fleuve, pensaient les missionnaires, devait descendre vers la mer du Mexique et mener par cette mer à l'empire de Chine et au Japon. On voit que, dans leur imagination, les révérends Pères supprimaient l'isthme de Panama.

L'intendant Talon, qui, au Canada, je vous l'ai dit, fut à l'origine de presque toutes les grandes œuvres, d'accord avec l'actif gouverneur Frontenac, chargea un traitant nommé Louis Joliet d'aller à la découverte. Peut-être agrandirait-il ainsi la Nouvelle-France. En 1667 Joliet engagea simplement cinq compagnons auxquels se joignit le Père Marquette, de la Compagnie de Jésus ; ils gagnèrent les lacs ; ce sont eux qui, les premiers, à travers les forêts profondes entendirent gronder sourdement d'abord, puis tonner à grand fracas une rivière dont ils s'informèrent. Les Indiens leur dirent qu'elle s'appelait Niagara, c'est-à-dire tonnerre des eaux, et, quelques heures après, ils débouchaient devant les prodigieuses cascades.

Ils s'engagèrent alors dans d'immenses prairies, allèrent jusqu'à la rivière des Arkansas et, trouvant les Indiens hostiles, les apaisèrent. Ils virent encore la rivière des Illinois, la remontèrent et par là gagnèrent le lac Michigan au sud duquel une anse leur fut hospitalière. C'est là que, dans son rapport à Frontenac, Joliet plaçait en imagination une ville magnifique qu'il conseillait au Grand Roi d'élever et qui, effectivement, un jour s'éleva, prouvant que nos pionniers avaient du flair, puisque Chicago a aujourd'hui plus de trois millions d'habitants.

Marquette regagna sa mission du Sault de Sainte-Marie. Joliet redescendit le Saint-Laurent par des rapides où il pensa vingt fois perdre son bateau et la vie. Il alla rendre ses comptes à Frontenac qui, quelques mois après, transmettait à Louis XIV la carte de la région explorée.

Ce n'était qu'une exploration de début. Mais elle permettait de préparer une expédition qui fut confiée à un gentilhomme normand, Cavelier de La Salle, en 1669. Ce Cavelier de La Salle, qui est vraiment le plus célèbre de nos pionniers, était de Rouen : il appartenait à cette race que depuis trois semaines nous trouvons, vous le savez, toujours à l'avant-garde de nos navigateurs et explorateurs, conquérants et colons. Son frère aîné, un jésuite, était missionnaire au Canada ; en 1666, le Normand le rejoignit et, étant d'humeur aventureuse, il demanda et obtint de Frontenac l'autorisation d'explorer le Mississipi.

Après de vains efforts de 1669 à 1681 — il faut admirer sa persévérance —, Cavelier se décida à tenter la grande expédition En 1681, en février, il réunit au sud du lac Michigan une troupe de vingt-trois Français, gentilshommes, bourgeois et moines récollets, et il s'élança. Il avait pris soin d'emmener un notaire, Me Jacques de la Métairie, qui, tout à l'heure, dans l'acte de prise de possession de la Louisiane au nom du Roi, prendra le titre de notaire de la seigneurie du Fort Frontenac, commis pour exercer ladite fonction pendant ce voyage de découverte. Le monde était encore assez grand pour que, pour prendre possession d'un empire, il parût suffisant d'emmener un notaire, capable de dresser en bonne et due forme un acte de propriété. Ce notaire, en fait, allait sous peu rédiger l'acte le plus extraordinaire d'entrée en jouissance qu'aucun de ses confrères dût jamais dresser. Avec le notaire, on emmenait dix-huit guerriers Abenakis qui serviraient d'interprètes.

***

Le Mississipi occupe le fond d'une vaste cuvette de 275.000 kilomètres carrés que drainent ses affluents. Le fleuve lui-même a 4.209 kilomètres de long. C'est ce territoire de près de 70.000 lieues carrées entre les monts Alleghany à l'est et les montagnes Rocheuses à l'ouest qu'un instant, sous le nom de Louisiane — treize des États-Unis actuels —, la France eut positivement la prétention de s'annexer. En tout cas, les Français allaient descendre pour la première fois le fleuve de plus de 1.000 lieues en attendant qu'ils explorassent ses deux principaux affluents, le Missouri long de 750 et l'Ohio de 500 lieues.

Ils reprirent le Mississipi là où Joliet et Marquette l'avaient à peine aperçu. Ils l'atteignirent le 6 février et, ce jour-là, ils baptisèrent solennellement l'énorme rivière, fleuve Colbert. Il s'en est fort probablement tenu à peu de chose que l'un des plus grands fleuves de la terre portât ainsi à la postérité la plus reculée le nom du petit-fils des drapiers de Reims. Et avouez, mesdames, que t'eût été justice.

Bientôt les pirogues légères descendaient le fleuve qui, de jour en jour, s'élargissait entre ses majestueuses forêts. Le 24, ils arrivèrent au confluent de l'Ohio qu'ils baptisèrent Belle-Rivière ou fleuve Saint-Louis. Ils élevèrent un fort en pieux, là où s'élève actuellement la ville de Cairo.

Sans cesse, d'ailleurs, ils touchaient terre : si les Indiens étaient hostiles, ils se rembarquaient ; s'ils étaient accueillants, ils leur faisaient consentir un traité d'alliance avec le grand roi de France. C'est ainsi qu'ils reconnurent et se concilièrent les Illinois, les Arkansas, les Chactas, les Natchez et les Tunicas.

Après deux mois de cette navigation fantastique, ils virent le fleuve, devenu énorme et large de près de 1.200 pieds, se diviser en bras. Le 7 avril, ils reconnurent trois chenaux menant à la mer. Le 9, ils débouchaient par l'un d'eux devant la mer des Antilles qui s'étendait à perte de vue, d'un azur violent sous le soleil ardent du printemps tropical.

Alors ils mirent pied à terre tous. Entourés de Peaux-Rouges accourus, Cavelier de La Salle et ses compagnons érigèrent une colonne sur laquelle ils plantèrent une croix et apposèrent un blason aux armes du Roi — les trois fleurs de lis de la maison de France — et le chef, à haute voix, proclama qu'il prenait possession, au nom du Roi Très Chrétien, de toutes les terres arrosées par le fleuve et ses affluents. Alors, gravement, Me de la Métairie, notaire, tira sa plume et son écritoire et rédigea le curieux procès-verbal du voyage et de la prise de possession. Il vaut qu'on en lise un fragment — le texte est considérable — :

Tout le monde était sous les armes, on chanta le Te Deum, l'Exaudiat, le Domine salvum fac regem, puis, après les salves de mousqueterie et les cris de : Vive le Roy ! M. de La Salle érigea la colonne et debout, près d'icelle, dit à haute voix en français :

— De par le très haut, très puissant, très invincible et victorieux prince Louis le Grand, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, quatorzième de ce nom, aujourd'hui 9e avril 1682, je, en vertu de la commission de Sa Majesté que je tiens en main, prêt à faire voir à qui il pourrait appartenir, ai pris et prends possession au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa couronne, de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits adjacents, et toutes les nations, peuples, provinces, villes, bourgs, villages, mines, minières, pêches, fleuves, marais compris dans l'étendue de ladite Louisiane, depuis l'embouchure du grand fleuve Saint-Louis du côté de l'est appelé autrement Ohio..., et ce, du consentement des Chaouesnons, Chicassas et autres peuples y demeurant avec qui nous avons fait alliance, comme aussi le long du fleuve Colbert ou Mississipi, et rivières qui s'y déchargent depuis sa naissance au delà des pays des Sioux ou des Nadouesioux et ce de leur consentement, et des Otalantas, Illinois, Marsigameas, Arkansas, Natchez, Kovoas qui sont les plus considérables nations qui y demeurent, avec qui nous avons fait alliance pour nous ou gens de notre part, jusqu'à son embouchure dans la mer au golfe du Mexique... Dans l'échange que nous avons eu de toutes ces nations, nous sommes les premiers Européens qui aient descendu ou remonté ledit fleuve Colbert...

— Proteste contre tous ceux qui voudraient à l'avenir entreprendre ou s'emparer de tous ou chacun desdits pays, peuples, terres ci-devant spécifiés, au préjudice du droit que Sa Majesté y acquiert, du consentement des susdites nations, de quoi et de tout ce que besoin pourra être, prends à témoin ceux qui m'écoutent et en demande acte au notaire présent pour servir ce que de raison.

A quoi tout le monde a répondu par des cris de : Vive le Roy ! et des salves de mousqueterie.

... Après quoi mon dit sieur de La Salle ayant dit que Sa Majesté, comme fils aîné de l'Église, n'acquérant point de pays à sa couronne, où son principal soin ne tendît à y établir la religion chrétienne, il fallait en planter la marque en celui-ci, ce qui fut fait aussitôt, en y érigeant une croix devant laquelle on chanta la Vexilla et le Domine salvum fac regem, par où la cérémonie finit avec les cris de : Vive le Roy !

 

Cavelier rentra au Canada, puis en France, et, le 23 décembre 1683, il était, à Versailles, reçu en audience par Louis XIV qui le combla de félicitations et par le marquis de Seignelay, fils et successeur de Colbert : le ministre agréa d'abord que le fleuve portât son nom — tout le monde n'a pas ainsi dans sa famille un fleuve de 1.000 lieues — et — ce que demandait Cavelier — se mit à examiner comment on pourrait coloniser le pays baptisé Louisiane, entre les Lacs et la mer des Antilles.

Le 24 juillet 1684, Cavelier, chargé cette fois de fixer les lieux où se pouvaient établir des colons, repartit avec deux cent quatre-vingts soldats, ouvriers et colons. Mais il excitait la jalousie : ses lieutenants le trahirent ; ses soldats se mutinèrent et ce bon serviteur de la France fut odieusement assassiné au fond d'une des forêts obscures qu'il avait entendu défricher. L'histoire de nos conquêtes coloniales est, vous le savez, un vrai martyrologe. Chaque fois que l'occasion nous en est donnée, il faut saluer au passage les noms de ceux qui ont payé de leur sang le grand amour qu'ils avaient du pays de France et leur zèle à le faire plus grand.

***

Treize années alors s'écoulèrent avant que l'on se décidât à reprendre le grand dessein. Louis XIV, aux prises avec l'Europe, défendait son domaine européen et ne pouvait songer à son domaine américain. Mais après la paix de Ryswick en 1697, il pensa à cette Louisiane qui attendait des colons de Louis, son parrain.

Le Moyne d'Iberville, né au Canada et familier par conséquent avec l'Amérique, par ailleurs capitaine de frégate au service du Roi, vint offrir de reprendre l'œuvre de Cavelier de La Salle. Et en 1698, il se lançait derechef sur le vaste fleuve Colbert. Les sauvages qu'il vit se rappelaient la visite de l'autre Visage Pâle venu, disaient-ils, au nom du plus grand des rois d'Europe. Ils firent bon accueil à Iberville qui, arrivé aux environs du golfe du Mexique, fonda enfin un établissement : Biloxi, petite ville dont on salue avec émotion le nom sur une des dernières gares de la ligne de Washington à la Nouvelle-Orléans, près de la baie Saint-Louis. Au début, la ville ne reçut que soixante habitants, tous Canadiens.

Il se produisit en cette année un incident déplorable qu'il faut mentionner, car il montre que nos divisions métropolitaines ont toujours eu une néfaste influence sur notre colonisation. Alors que catholiques anglais qui avaient fondé le Maryland, presbytériens anglais qui avaient fondé la Pennsylvanie et puritains anglais qui avaient fondé Boston oubliaient au delà des mers leurs anciennes divisions et étaient, d'autre part, également bien vus à Londres, nous continuions — à la mode de la France — à nous quereller.

Les protestants, chassés de France par la révocation de l'édit de Nantes, comme les catholiques du Maryland l'avaient été d'Angleterre par la persécution anglicane, étaient allés partout. Il eût été bon qu'ils formassent des colonies françaises et quelques-uns — qui fort honorablement répugnaient au service étranger — espérèrent qu'on le leur permettrait. Nous éprouvions trop de peine à trouver des colons que nous n'eussions, semble-t-il, le droit de faire les difficiles. Louis XIV, malheureusement, était tout à sa politique d'ostracisme. On le vit bien en 1699.

Bienville, lieutenant et frère d'Iberville, rencontre en 1699 dans la vallée du Mississipi quatre cents familles protestantes chassées de France. Elles demandent à servir le Roi moyennant liberté de conscience et Pontchartrain, consulté, répond : Le Roi n'a pas expulsé les protestants du royaume pour en faire une république en Amérique.

Le sort de la Louisiane a peut-être tenu dans cette réponse.

Sans doute les Canadiens descendaient maintenant volontiers le fleuve et déjà Biloxi et quelques forts et comptoirs fondés du nord au sud attiraient quelques familles. Mais cela ne suffisait pas. D'ailleurs, Biloxi s'était trouvé malsain. Le 15 décembre 1701, Iberville éleva sur la baie de la Mobile la ville de ce nom qui fut proclamée capitale de la Louisiane. C'est là que Tonti, autre explorateur, amenait à Iberville les chefs des Chactas et des Chicassas qui, en querelle depuis deux siècles, venaient se soumettre à son arbitrage. Le vice-roi rétablit la paix. Voyez, mesdames : dès que les Français sont quelque part, ils apportent avec eux ce pouvoir de justice qui avait fait, nous l'avons vu jadis ici[1], en France la fortune de la Maison de Capet, et déjà, à la lisière des forêts vierges à peine défrichées, on voyait pousser des rejetons du chêne de Vincennes. Sur cet acte d'arbitrage, Iberville mourut de la fièvre jaune. Son frère, Le Moyne de Bienville, lui succéda. Mais il se heurta à mille hostilités. Le Français qui rétablit la paix chez les autres la fait difficilement régner parmi ses compatriotes. Officiers, colons, administrateurs et missionnaires étaient en querelle. Et naturellement la colonie végétait.

Ce fut à cette époque qu'arriva la surprenante aventure qui fit connaître la Louisiane aux trois quarts des Français.

***

Vous connaissez tous cette prodigieuse entreprise financière connue dans l'histoire de France sous le nom de système de Law. Je vous rappellerai simplement que l'Écossais Law étant venu offrir au Régent un moyen de relever le marché français stagnant et de conjurer la crise financière qui en allait sortir, obtint qu'on le laissât fonder une banque qui, bientôt, devint banque d'État, puis qu'on l'autorisât à joindre à cette entreprise toute financière une autre entreprise qui soutînt la première : ce fut le lançage des actions de Louisiane.

Law donc, pour soutenir le crédit de sa banque, fonda une compagnie au capital de ioo millions en actions de 500 livres payables en billets de banque ; cette Compagnie reçut le privilège exclusif de l'exploitation de la Louisiane. Elle s'engagea, vis-à-vis du gouvernement royal, à transporter là-bas six mille blancs et trois mille noirs. Un instant, et grâce à de merveilleux prospectus, la Louisiane apparut aux Français sous les couleurs les plus flatteuses ; on y trouvait tout, de l'or plein les ruisseaux, des diamants sous tous les rochers, de la soie et du coton, du tabac et du café, de l'indigo et du quinquina ; on y allait fonder des villes magnifiques et des routes superbes. Et avant dix ans, quiconque aurait pris une action de 500 livres serait largement millionnaire. Vous allez croire que j'écris de l'histoire tout à fait contemporaine.

En fait, les tableaux flatteurs de la Louisiane étaient lancés par la Compagnie : il y en avait de pittoresques, il y en avait de commerciaux, il y en avait de pieux. On lançait les plus folles inventions. Un jour on parla d'un immense atelier de douze mille femmes natchez occupées à filer la soie. Une roche d'émeraude existait dans le pays des Arkansas. Un officier était envoyé avec vingt-deux Français pour la débiter.

Law fit venir vingt indigènes et les exhiba. Ils chassèrent et prirent un cerf du bois de Boulogne — et exécutèrent des danses au Théâtre-Italien.

Tout n'était pas bluff en cette affaire. A bien examiner les choses, il en fut de Law comme de tant d'autres à qui on permit trop au début et à qui soudain on coupa trop brusquement les moyens de réaliser au moins en partie des promesses trop osées. Si on eût continué, qui sait si ce financier audacieux ne nous eût pas finalement dotés de cette terre, qui, après tout, a aujourd'hui tant donné à qui en a hérité : cet or, ce fer, ce coton, cette soie, qui font actuellement la richesse de treize États de l'Amérique taillés dans la Louisiane française. Que fallait-il pour les tirer de là ? Des bras. Law en trouvait.

Il est vrai qu'il les prenait un peu partout. Sans doute on recruta quelques colons supérieurs dans les classes élevées. Le Régent avait pris la carte de la Louisiane et, la carte du Canada déjà organisée sous les yeux, créait dans la seconde Nouvelle-France cette division du terrain que nous avons vue lundi établie au Canada. Le régime féodal allait être transporté, non plus seulement sur les rives du Saint-Laurent où il fonctionnait assez bien depuis quarante ans, mais sur les rives en partie vierges encore du Mississipi, du Missouri et de l'Ohio. Oui, chose curieuse, sur cette terre à peine explorée, on découpa des domaines de trois ou quatre lieues carrées qui furent des duchés, des marquisats et des comtés dont furent investis nombre de gentilshommes français. Nous avons souri en voyant, il y a quinze jours, il y a trois semaines, de petits gentilshommes français devenir princes de Galilée et seigneurs de Jaffa, comtes de Sparte et de l'Archipel : en voici qui maintenant deviennent marquis et ducs en Amérique. Law fut ainsi duc de la rivière des Arkansas où il expédia quinze cents mercenaires allemands. De fait, à la veille de l'effroyable déconfiture, le financier était arrivé à acheminer vers la Louisiane quatre mille Suisses, Allemands et Italiens. On renforçait cette population militaire d'une autre, à la vérité moins recommandable. Les édits du 8 janvier et du 12 mars 1719 prescrivaient d'embarquer pour la Louisiane les vagabonds et mendiants ; on en envoya cinq mille. Puis ce furent des prisonniers, à qui on donna le choix des galères ou de l'Amérique, ce qui était peu flatteur. Mais après tout, Rome n'a-t-elle pas été fondée, dit-on, par des brigands ? Enfin, comme il fallait des femmes à ces hommes pour créer une population durable, on décida d'y envoyer les filles galantes raflées dans les rues de Paris.

Mesdames, vous connaissez, ne fût-ce que par l'intermédiaire délicieux de M. Massenet, le roman de Manon Lescaut. L'abbé Prévost en conçut l'idée un jour qu'ayant vu toute une bande de jeunes filles acheminées vers une porte de Paris, il avait interrogé et obtenu la réponse suivante d'un archer : Ce n'est rien, monsieur, c'est une douzaine de filles de joie que je conduis avec mes compagnons jusqu'au Havre de Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Dans un volume curieux, M. Heinrich a étudié cette singulière émigration forcée.

Nous savons que Colbert avait déjà dirigé sur le Canada quelques filles pêle-mêle avec des juments. Dès 1704, Pontchartrain en expédia en Louisiane aux colons qui se voulaient marier : du reste, elles avaient été choisies en France par l'évêque de Québec, qui les prit dans les milieux galants, mais fort repenties et soumises. Ensuite le besoin de peupler à tout prix la Louisiane entraîna l'abus.

L'abbé Prévost n'a pas exagéré les transports de joie dont les colons saluèrent cette précieuse cargaison.

Elles furent mariées si promptement, que deux soupirants faillirent se battre pour la dernière, qui avait l'air d'un soldat, et qu'ils tirèrent au sort.

D'autres envois suivirent. En juin 171q, le lieutenant de police dressait, pour la Compagnie des Indes, un état de deux cent dix-neuf .filles détenues dans les maisons de force et propres à être envoyées à la Louisiane. On voit des parents solliciter l'envoi à Micicipy d'enfants qui les déshonorent : ici une noble dame dont la fille, enfuie, avec le premier venu, a été chassée de trois couvents pour inconduite ; là un pauvre gagne-denier du port Saint-Paul, dont la fille s'est faite voleuse et coureuse.

En août 1719, il était parti cent cinquante filles ; on en expédia de la Salpêtrière trois cents, sur trente charrettes, le 8 octobre ; le 10 novembre, cent cinquante. Des douze cent quinze femmes parties en trois ans, leur catégorie forme évidemment la grande majorité. Malheureusement, les colons, désabusés, ne se pressaient plus de les demander ; Bienville se plaignait qu'elles ne fussent pas de débit, et demeurassent à la charge de la colonie. Enfin, le 9 mai 1720, la déportation à la Louisiane, pour les femmes comme pour les hommes, fut supprimée par un arrêt du Conseil. Pauvre Manon, victime du système Law ! Quelques mois gagnés, elle restait en France, et pouvait encore tromper des Grieux.

 

J'avais lu le livre de M. Heinrich et lorsque je rencontrais à des tables amies de la Nouvelle-Orléans de charmantes créoles, je ne pouvais parfois m'empêcher de penser que peut-être j'étais en train de dîner avec des petites-filles de Manon Lescaut. Mais on me déclara là-bas — sans mauvaise humeur — que c'était errer : Manon et ses compagnes n'ont lien à voir dans la généalogie des Français de la Louisiane actuelle.

En somme tout cela n'était pas fameux comme fond de population. Beaucoup d'ailleurs moururent parmi les vagabonds et filles et, de tous les envois, un résidu de colons resta, fort seulement de cinq à six mille blancs près desquels on avait transporté six à sept mille noirs. Quant aux comtes, marquis et ducs louisianais, ceux qui, par aventure, s'étaient hasardés dans leurs domaines étaient assez promptement revenus à Versailles, préférant les ombrages créés par Le Nôtre à ceux des forêts vierges.

***

Il restait néanmoins quelque chose de l'entreprise de Law. En 1718, Bienville, qui gouvernait toujours le pays, décida qu'il lui fallait un chef-lieu définitif. C'est alors qu'il fonda cette ville, maintenant une des plus peuplées (quatre cent mille habitants) et peut-être la plus belle de l'Amérique du Nord, la Nouvelle-Orléans, ainsi baptisée en l'honneur du Régent. Sur les plans de l'ingénieur Pauger, les rues de la cité naissante furent tirées au cordeau en long et en large, formant soixante-cinq ilets — le terme, je l'ai constaté, est demeuré en honneur à la Nouvelle-Orléans. Au centre fut établie une place d'armes entourée de l'église sur l'emplacement de laquelle s'élève actuellement la cathédrale Saint-Louis, des casernes, un hôpital, un couvent d'Ursulines et une prison, — ce qui nous fait apercevoir que la civilisation y fut ainsi complète et l'humanité proportionnellement représentée. Et tout de suite, pour préserver la ville des inondations du fleuve, on bâtit ces jetées qui forment aujourd'hui une jolie promenade d'où l'on domine les grandes plantations et les forêts voisines. Deux ans après, en 1722, il y avait déjà cinq mille habitants à la Nouvelle-Orléans.

Cependant, de toutes parts, des explorateurs pénétraient les vallées confluentes, conquéraient à notre alliance des tribus sauvages, fondaient des comptoirs où s'établissaient des marchands, et des forts où s'établissaient des soldats. On en imposait facilement aux Peaux-Rouges. Un voyageur, du Tisné, que les Arkansas avaient voulu scalper, les entendant délibérer à ce sujet, saisit sa magnifique perruque à la Louis XIV entre le pouce et l'index et la jeta devant eux — ce qui était faire la part du feu. Ce miracle le fit passer pour un dieu et nous valut, dit-on, un grand prestige. Nos premiers alliés, les Natchez, nous combattaient, il est vrai. Mais dans des guerres qui durèrent vingt ans et qu'a immortalisées Chateaubriand, on les réduisit à la soumission. En fait, Louis XIV exerçait de Versailles, sur la vallée du Mississipi, plutôt une sorte de haut protectorat qu'un pouvoir réel.

Et, ce pendant, les villages proprement français se multipliaient autour des comptoirs et des forts : c'étaient du nord au sud, sur cet espace de mille lieues, des Vincennes, des Saint-Cloud, des Paris, des Saint-Paul, et puis Frontenac, Lacrosse, Prairie-du-Chien, Natchez, Bonnet-Carré, Bâton-Rouge ; c'étaient, vers le Far-West, Cache-la-Poudre, Pot-à-Fleurs, les forts Chartres, Crèvecœur, Saint-Louis, Luillier, et, du fort Niagara au fort Natchez, les forts Duquesne, Machault, Lebœuf. A La place de la factorerie de Pain-Court allait se bâtir, à la fin du siècle, Saint-Louis, fondé au centre même de l'énorme bassin, par les frères Laclède et Chouteau. Et à l'heure présente on retrouve, entre Chicago et la Nouvelle-Orléans, ces familles Allenez, Aubry, Barbeau, Beausoleil, Laforest, Lagrange, Le Cointe, Moreau, Pachot et Saussier qui forment là-bas une sorte d'aristocratie d'origine lointainement française.

On commençait réellement autour de la Nouvelle-Orléans à cultiver avec succès et profit : dès 1735, Bienville signalait une belle récolte de tabac, et des femmes élevaient des vers à soie, autrement que sur les prospectus de la Compagnie Law.

Le gouvernement de Bienville avait porté quelques fruits et quand, après quarante-quatre ans de gouvernement, ce bon Français, rappelé à Paris, s'éloigna, il espérait avoir définitivement créé un empire à la France.

***

Hélas, le pauvre Bienville ne devait pas mourir sans avoir vu son œuvre vendue à l'étranger.

Notre empire américain devenait trop considérable aux yeux de l'Angleterre. Celle-ci éprouvait une sorte de scandale devant des progrès qui ne tendaient à rien moins qu'à créer à la France un empire colonial immense.

De fait, nos progrès dans le nouveau continent devenaient alarmants pour nos adversaires. Arrêtons-nous un instant, mesdames, en cette année 1750, à la veille même de nos désastres, devant la carte de l'Amérique du Nord.

La France y a au Nord une colonie prospère, le Canada, dont, nous l'avons vu l'autre jour, d'année en année la population augmente en nombre et en qualité. La vallée du Saint-Laurent est à nous, mais déjà le vaillant La Verendrye a franchi les montagnes Rocheuses canadiennes et on peut prévoir qu'avant peu le Pays du Haut — le Far-West canadien actuel — va être jusqu'au Pacifique gagné à notre action. Il nous est ouvert.

Les Grands Lacs sont entièrement à nous : des forts français en occupent les rives ; des bateaux français commencent à en sillonner les flots. Si le commerce grandit, on verra s'élever au sud du lac Michigan la grande ville demandée par Joliet, un Chicago français.

Par le Haut-Mississipi, par le Missouri et l'Ohio, dont les rives sont semées de factoreries et de forts, notre Canada est relié à la Louisiane proprement dite. L'Illinois — actuellement État de l'Union — contient encore aujourd'hui quatre cents familles d'origine française. Et voici l'énorme Louisiane, les États actuels de Missouri, Arkansas, Kentucky, Tennessee, Alabama, Mississipi et Louisiane. Et à l'extrémité méridionale une ville qui, fondée depuis cinquante ans à peine, prospère au centre de plantations florissantes.

Ce n'est pas tout : par cette Louisiane les Français se sont, de Québec et de Montréal, ouvert une voie sur la mer des Antilles. Mais là déjà ils y possèdent sept îles : Saint-Christophe, la Martinique, la Guadeloupe, la Dominique, Sainte-Lucie, Saint-Barthélemy et enfin le magnifique établissement de Saint-Domingue. Dès la fin du seizième siècle, des demi-pirates, les boucaniers et flibustiers français, se sont établis à l'île de la Tortue, au nord de Saint-Domingue. Bretons et Normands réunis là ont fini par envahir la grande île, alors espagnole, et y fonder un établissement durable. Et ce serait encore toute une histoire curieuse à vous raconter, que, d'ailleurs, mon ami Funck-Brentano a pittoresquement résumée dans un chapitre de son beau livre des Brigands. Vous y verrez Brise-Galet, Tourne-au-Vent, Vent-en-Panne, Chasse-Marée, Passepartout et Bras-de-fer, terribles brigands de mer, — fonder en Haïti une aristocratie française. Car ce sont, comme beaucoup de bandits, de grands ancêtres. Vous y verrez le brave gentilhomme périgourdin Jérémie du Rausset venant demander à Richelieu la permission de conquérir Saint-Domingue. Tout seul ? lui répond le ministre, qui ne peut lui donner un soldat. — Tout seul, répondit-il. Et c'est ce qu'il fit. Du Rausset, à jamais célèbre, écrit l'historien de Saint-Domingue, Pers, au dix-huitième siècle, pour avoir été le fondateur de notre colonie de Saint-Domingue, la plus puissante, sans contredit, qu'ait aujourd'hui la France en nulle partie du monde.

Et de fait, à l'époque où nous sommes arrivés, l'île remarquablement administrée après 1691, par le commandeur Ducasse, atteignait un degré de prospérité inouïe : quarante-huit mille habitants libres la peuplaient au-dessus de quatre cent mille esclaves noirs au milieu de onze mille cinq cents plantations ; elle entretenait avec la métropole un commerce qu'on pourrait estimer de notre temps à près de deux milliards. Elle enrichissait à elle seule Bordeaux, Nantes, le Havre, la Rochelle et Bayonne.

Enfin et surtout cette île de Saint-Domingue — aujourd'hui Haïti — était, en face de la Louisiane, avec les cinq autres Antilles françaises, un réservoir dont, avant peu, le trop-plein se déverserait sur l'immense colonie continentale. Le Canada avait fourni les premiers colons : Saint-Domingue allait à son tour peupler les bords du Mississipi.

Que survînt au pouvoir en France un nouveau Colbert, il pouvait, en coordonnant les efforts, en combinant les bonnes volontés, en pratiquant une politique coloniale d'ensemble, faire de ces trois tronçons : Canada, Louisiane et Antilles, un vrai empire grand comme six fois la France, auprès duquel l'empire colonial anglais eût paru vraiment misérable.

Comme à la même époque, nous le verrons lundi, la France, grâce à Dupleix, était en train d'acquérir un empire dans les Indes, les Anglais s'exaspéraient.

Ils voulurent ruiner l'empire français au delà des mers. Et ils y arrivèrent.

***

La guerre de Sept Ans (1756-1763) n'eut pas d'autres raisons. La querelle de la France, alliée de l'Autriche, avec Frédéric de Prusse, était favorable. L'Angleterre, voyant la France occupée et bientôt fort empêchée sur le continent pour de longues années, se jeta du côté de la Prusse. Mais les premiers coups de fusil étaient partis d'eux-mêmes dans la vallée de l'Ohio, où, le 18 mai 1754, avant toute déclaration de guerre, le colonel anglo-américain George Washington, — qui, plus tard..., mais il était alors officier au service du roi George — fit abattre l'officier français Jumonville, sorti du fort Duquesne. C'est sur cette terre américaine que s'alluma la guerre qui allait désoler sept ans l'Europe et, à bien pénétrer la pensée du cabinet de Saint-James, ce n'est pas un fait fortuit. C'est pour l'empire d'Amérique qu'on se battit en Europe.

J'ai dit lundi dernier comment Montcalm, entre le Saint-Laurent et les Lacs, put, avec une toute petite armée, tenir tête trois ans à d'énormes forces anglaises. Il ne put être secouru, fit front jusqu'au bout, tomba, et, avec lui, notre colonie d'Amérique.

Si l'on ne secourait pas le Canada, vieille colonie organisée et relativement ramassée, que pouvait-on faire pour la Louisiane, encore en pleine période de croissance et d'organisation, où villes et forts étaient parfois isolés à cinquante et soixante lieues les uns des autres.

Dès 1753, le gouverneur, M. de Kerlerec, avait deviné qu'il se préparait quelque chose à l'insolence des Peaux-Rouges, qui, travaillés par les émissaires anglais, commençaient à s'agiter. Il avait prévu, prédit la déconfiture.

La guerre déclarée, Kerlerec tint quelque temps tête : il envoya ce qu'il avait de troupe au fort Duquesne qui, situé comme je vous l'ai dit, au début de cette causerie, assurait les communications entre le Canada et la Louisiane méridionale. Le commandant du fort, M. de Lignères, résista désespérément à une armée d'assiégeants, dans ce fortin perdu dont je suis allé vénérer les restes. Réduit à deux cents hommes et prévenu qu'il allait être attaqué par toute une armée anglaise sous le général Forbes, il fit placer sur des bateaux les malades, qu'il envoyait à la Nouvelle-Orléans, brûla le fort et se retira à Fort-Machault dans l'espoir d'y tenir plus facilement.

Choiseul désespérait de défendre et par conséquent de garder la colonie. Il fit appel aux Espagnols, nos alliés, qui l'occupèrent et à qui, d'un trait de plume, il la céda.

Le gouverneur Kerlerec protesta au nom des colons et aussi au nom des sauvages. Ceux-ci maintenant refusaient de laisser substituer n'importe quel drapeau à ce drapeau blanc sous lequel ils avaient, somme toute, été traités en amis et en frères. Ils disent hautement qu'ils ne sont pas morts, que les Français n'ont pas le droit de les donner. Les colons, eux aussi, refusèrent de se soumettre. Chaque paroisse de l'immense domaine français députa à la Nouvelle-Orléans : l'assemblée, au milieu des larmes de colère et de douleur, adopta une adresse au roi Louis XV qui, rédigée par le sieur de La Fresnière, procureur général, fut portée par le sieur jean Millet à Versailles : on y suppliait le Roi de ne pas consentir à la cession ; Louis XV, insensible ou impuissant, déclara la cession irrévocable.

Le 5 mars 1766, don Antonio Ulloa, chargé de prendre possession, arriva à la Nouvelle-Orléans. Il se heurta à une sorte de commune insurgée et ne put entrer dans la ville, contre laquelle il fallut envoyer une armée espagnole. Son commandant, O'Reilly, dut s'emparer par trahison de La Fresnière et autres Louisianais protestataires qui furent fusillés, martyrs qui là-bas tombèrent obscurément pour s'être cramponnés un an au drapeau fleurdelisé défaillant.

En fait, jamais l'Espagne n'arriva à se faire accepter. Les Peaux-Rouges l'avaient en horreur : ils s'étaient retirés dans leurs bois, emportant les médailles du roi de France. Les colons s'étaient, à peu près dans chaque ville et bourg, érigés en petites républiques françaises. Et cela dura trente ans, de 1770 à 1800.

***

Soudain, en 1800, un bruit extraordinaire courut à travers le bassin du Mississipi : la France, qu'un grand homme relevait de ses ruines, venait de se faire rendre par l'Espagne le domaine que la faiblesse de Louis XV lui avait abandonné.

Ce ne fut qu'un cri de la Nouvelle-Orléans à Saint-Louis : on allait revoir les soldats de France ! Et quels soldats ! Ceux qui venaient d'étonner l'Europe et le Monde, les vainqueurs de Jemmapes, de Fleurus, de Rivoli, des Pyramides, de Marengo. Et l'on allait redevenir Français de droit, comme on l'était resté de fait et -de cœur !

En fait, le premier Consul, par le traité de Saint-Ildefonse, s'était fait restituer par l'Espagne la Louisiane entière et par surcroît abandonner la partie espagnole de l'île de Saint-Domingue qu'il entendait récupérer.

Le grand homme, qui espérait conclure avant peu la paix avec l'Europe, formait à son ordinaire de magnifiques projets.

En ce qui concerne l'Amérique, il comptait refaire avec les Antilles et la Louisiane un empire français et, tel que nous le connaissons, nous savons que si la possibilité lui en avait été laissée, l'organisation, la colonisation et la mise en valeur eussent pris un caractère intense.

Mais jusqu'à 1802, il ne pouvait même envoyer un homme en Amérique : les Anglais, toujours en guerre avec nous, tenaient la mer et bloquaient le monde.

La paix d'Amiens signée, Bonaparte, un instant réconcilié avec l'Angleterre, reprit ses projets de restauration coloniale. Il envoya une armée à Saint-Domingue, Cet esprit, en qui s'unissaient, comme chez presque tous les grands hommes, un rare sens pratique et une imagination grandiose, entendait marcher par échelons. C'est de Saint-Domingue reconquis, M. Frédéric Masson l'a démontré en une importante étude, que le premier Consul comptait faire partir — logiquement — la colonisation de la Louisiane.

A y bien regarder, il est probable que ces projets connus de l'Angleterre ne firent pas peu pour inciter celle-ci à rompre la paix d'Amiens. Elle la rompit.

Cependant, dès 1802, le premier Consul avait nommé un préfet à la Louisiane. Oui, ce domaine grand comme la France eut, mesdames, un préfet, tout comme les Basses-Alpes ou les Landes, un préfet avec conseil de préfecture, un préfet avec un uniforme brodé. Il s'appelait M. Laussat. Il ne put s'embarquer pendant longtemps. Cependant, en novembre 1803, on le vit débarquer à la Nouvelle-Orléans. Depuis trois ans, la ville, sans autre gouvernement que ses magistrats municipaux, avait érigé sur son hôtel de ville, ses églises, ses casernes vides, son séminaire catholique, son hôpital, ses couvents, le drapeau tricolore ; elle avait adopté les premiers articles votés du Code qui allait être le Code Napoléon : et les citoyens se réjouissaient et s'enorgueillissaient d'être les membres de la grande République française.

Lorsque Laussat débarqua, il trouva une ville dix fois plus française que celle qu'en 1765 avait abandonnée Kerlerec. On l'acclama, et on le harangua :

Citoyen Préfet, la France a rendu justice à nos sentiments, en croyant à l'attachement inaltérable que nous avons conservé pour elle. Trente-quatre ans d'une domination étrangère n'ont point affaibli dans nos cœurs l'amour sacré de la patrie et nous rentrons aujourd'hui sous nos drapeaux avec autant de joie que nous eûmes de douleur quand il fallut nous en séparer.

 

Hélas ! déjà la Louisiane un instant récupérée allait être de nouveau séparée de nous.

La guerre éclatait avec l'Angleterre et, avant peu, l'Angleterre allait coaliser le continent contre nous. On ne pouvait pas plus garder la Louisiane qu'en 1758.

Bonaparte était, je n'ai pas besoin de vous le dire, un homme de décision. Il prévit le désastre : la Louisiane allait tomber entre les mains des Anglais, immanquablement. Et, le Canada en était une preuve, ce qui tombe entre les mains des Anglais en sort rarement, ce en quoi les Anglais sont fort différents de nous.

Le premier Consul fit la part du feu. Avant que les Anglais n'eussent eu le temps de diriger une flotte et de jeter un corps de débarquement sur la Nouvelle-Orléans, il céda pour soixante millions la Louisiane aux États-Unis.

Il le fit savoir aux administrés de Laussat par un message qui est l'adieu définitif de la France à l'Amérique française :

Que les Louisianais sachent que nous nous séparons d'eux à regret, que nous stipulons en leur faveur tout ce qu'ils peuvent désirer et qu'à l'avenir, heureux de leur indépendance, ils se souviennent qu'ils ont été Français et que la France, en les cédant, leur a assuré des avantages qu'ils n'auraient pu obtenir sous le gouvernement d'une métropole d'Europe, quelque paternel qu'il pût être. Qu'ils conservent donc pour nous des sentiments d'affection et que l'origine commune, la parenté, le langage et les mœurs perpétuent l'amitié.

 

Le 20 décembre, le préfet Laussat se rendit à l'hôtel de ville. Les troupes américaines, le général Wilkinson en tête, furent introduites dans la ville. Elles amenaient avec elles Clayborn, gouverneur du Mississipi. Il s'engagea à respecter la liberté, la loi, la langue.

Alors, des bâtiments, s'abaissa le pavillon tricolore. Les miliciens s'emparèrent du drapeau qui flottait sur l'hôtel de ville. Ils l'apportèrent à Laussat en pleurant. Nous avons voulu rendre à la France un dernier témoignage de l'affection que nous lui conserverons toujours. C'est dans vos mains que nous déposons ce symbole du lien qui nous avait rattachés à elle.

Tristement, Laussat dit : Que la prospérité de la Louisiane soit éternelle !

***

Je me rappelle avoir visité la Nouvelle-Orléans avec M. le professeur Fortier : il me rappelait qu'il était le descendant lointain d'un Français de Saint-Malo. Il me parla avec affection de la mère patrie. Ce vieillard eût pu me dire ce qu'un vieux Canadien disait à un jeune conférencier français, il y a six ans : Monsieur, vous êtes mon grand-père.

La nuit tombée, il me laissa seul. J'allai m'asseoir sur la jetée : le Mississipi, large comme un bras de mer, enveloppait la grande ville : je me plaisais à en remonter le cours en imagination. Les pays qu'il traverse ainsi que ses affluents sont parmi les plus riches du monde. Et c'est nous qui là comme partout avons semé pour que d'autres récoltent. J'en restais triste.

Cependant je me rappelais l'accueil affectueux reçu dans la journée, ces regards amicaux et quasi fraternels, et ces discours où sans cesse étaient fièrement rappelées les origines françaises ; on était heureux d'être des citoyens libres de la libre Amérique, mais on était orgueilleux d'être de sang français. Et je savais que je trouverais le même sentiment au Canada.

Pourquoi est-on fier d'être de sang français ? Bien des pays, hélas ! nous ont aujourd'hui dépassés en puissance et en richesse depuis un siècle : l'Angleterre et l'Allemagne, notamment ; et cependant, après une génération écoulée, l'Anglais et l'Allemand, fils d'émigrés, sont devenus, m'a-t-on assuré, Américains dans les moelles et ne parlent plus de Wellington ni de Bismarck. Canadien ou Louisianais, l'Américain de sang français se pare du nom de Français que, cent, deux cent ans auparavant, ses aïeux ont porté.

C'est qu'il y a quelque chose de plus prestigieux que le nombre des cuirassés, le chiffre des soldats, les tonnes de marchandises vendues ou achetées. Oui, il y a quelque chose de plus grand qu'une puissance passagère ou qu'une richesse récente. Il y a l'amour de la justice.

A la fin du dix-huitième siècle, les colonies anglaises de l'Est américain se soulevèrent contre le gouvernement de la métropole et s'en séparèrent. Les Louisianais, les Canadiens, arrachés violemment de nos bras, pleurèrent au contraire, protestèrent et, s'ils nous maudirent parfois, ne nous maudirent que de les avoir abandonnés. Et depuis un siècle et demi, ils nous restent fidèles par le cœur, l'esprit et la langue. Et le même drame recommence — pour combien d'années, pour combien de siècles ! — dans l'Alsace et la Lorraine momentanément perdues[2] ?

Quel lien étroit attache à la France les Français qu'on lui arrache ? C'est, de Metz et Strasbourg à Québec et la Nouvelle-Orléans, l'idée que la France assure la justice.

Lorsque les Indiens du Canada se faisaient tuer, — nous l'avons vu lundi — à la bataille de Québec, — lorsque ceux des bords du Mississipi protestaient violemment contre le départ des Français, ils se rappelaient que, très différents des Espagnols qui avaient massacré leurs frères du Mexique et des Anglais qui les réduisaient à un dur esclavage, les Français, un Frontenac ou un Mont-cairn au nord, un d'Iberville ou un Bienville au sud, arbitraient leurs querelles, rétablissaient la paix, respectaient la liberté, leur rendaient justice.

Alors, à travers l'ombre qui envahissait le Mississipi et sa vallée, loin, très loin, vers le Nord, mon souvenir me reportait à cette colline de Saint-Louis où, dominant le grand fleuve, au centre même de l'Amérique, à égale distance de Québec au nord et de la Nouvelle-Orléans au sud, planait la statue équestre de Louis IX, roi de France.

Ce saint roi, je vous l'ai montré dans nos deux premières conférences, promenant en Orient la majesté du sang de Capet avec le respect de la France et faisant se baisser les couronnes chrétiennes et les turbans turcs devant la justice française qui, de l'arbre de Vincennes, venait rayonner sur l'Orient.

Et voici que la statue de saint Louis domine la vallée du Mississipi. Alors dans la nuit tiède j'eus un sentiment d'allégement. Cette statue est un symbole. On nous garde un amour fidèle parce qu'à l'exemple de saint Louis la France continue à semer la justice.

Car, semant la justice, elle récolte l'amour. Et c'est une moisson que d'autres ne font pas.

 

 

 



[1] Dans les conférences du Foyer. Série des Grands Ministres français.

[2] Rappelons que cette conférence a été faite en mai 1912.