L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

 

III. — LA FRANCE AU CANADA.

 

 

Les visions de Québec. — L'Espagne et le Portugal s'établissent en Amérique. — La découverte du Canada : Cartier. — La colonisation : Champlain ; les missionnaires. — L'extension : Colbert. La vie canadienne au début du dix huitième siècle. — L'invasion et la défense : Montcalm. — La perte. — La survivance de la race et de l'amour.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Je vous promenais lundi dernier sous le soleil ardent et à travers les flots indigo de la Méditerranée sur les traces des Français qui, en Sicile, dans l'Italie méridionale, à Constantinople, dans l'antique Hellade, en Palestine, en Arménie, à Chypre, à Rhodes, à Malte, fondèrent des dynasties, des États, des colonies féodales et militaires. Nous les avons vus, de tous ces points de la Méditerranée, menacer sans cesse le rivage africain de Damiette à Alger. Et la conférence s'est terminée par la vision des galères royales de France promenant à travers la grande mer ensoleillée les Mâts du Roy portant haut les fleurs de lis de la Maison de Capet.

C'est aujourd'hui dans un bien autre décor que nous verrons flotter le drapeau fleurdelisé. Une Nouvelle-France va s'évoquer où, sous un ciel pâle, les soldats du Roi, les colons français et les prêtres du Christ vont porter le respect de notre nom : c'est dans ce pays de Canada dont les frontières méridionales avoisinent les Grands Lacs, mais dont les terres septentrionales se perdent dans les glaces de l'océan Arctique.

Combien ce décor me reste présent après quatre ans : ces Lacs grands comme des mers où se hasardèrent nos hardis navigateurs, ce Haut Mississipi d'où ils se lancèrent vers la mer des Antilles, ce Niagara formidable au-dessus duquel s'éleva un fort français, cette splendide vallée du Saint-Laurent qui, de Montréal à Québec, m'est apparue toute blanche sous les neiges de février, mais qui, quelques mois après, m'eût donné le spectacle d'un merveilleux jardin fécondé par nos sueurs, l'estuaire large ouvert sous les murs de Québec où nos premiers colons du seizième siècle débarquèrent pleins d'une incroyable hardiesse, et où s'embarquèrent tristement, en septembre 1760, nos derniers soldats vaincus.

Plus qu'aucune autre vision, une me reste extrêmement frappante. J'arrivai à Québec par une matinée d'hiver admirable : la ville s'étage sur une falaise qu'enveloppe sur deux de ses faces la rivière de Saint-Laurent, comme s'expriment les vieilles cartes. De la gare, mon traîneau grimpait sur un pavé ouaté d'une neige épaisse à travers les ruelles d'une vieille ville française.

Je venais de passer quatre mois dans l'Amérique du Nord, courant de New-York à San-Francisco et de la Nouvelle-Orléans à Chicago. Et durant ces longs mois, dans ce pays où presque rien ne parle du passé, une double nostalgie me poignait le cœur : la nostalgie de la France et la nostalgie des vieilles choses.

Et voici que, le long des rues étroites, je passais devant de vieux logis français, hôtels blasonnés aux portails noircis, boutiques obscures où Lafleur et Durand et Larivière vendaient chandelles et épices, vieilles églises toutes pareilles à nos sanctuaires français, et des auberges où, au-dessus de l'enseigne : A l'ange gardien ou Au rendez-vous des mariniers, pendait le traditionnel bouchon des vieilles ostelleries de France. Et la mention également traditionnelle : Rousseau ou Martin loge à pied et à cheval. Ah ! si vous saviez ce que cela peut dilater l'âme et faire bondir le cœur de voir qu'à mille lieues de la France Martin loge à pied et à cheval.

Mon cheval, à moi, me mena à une auberge qui, elle, — je dois l'avouer — n'avait rien de français, sinon le nom dont elle se pare et les souvenirs qu'évoque son emplacement. Le château Frontenac — ainsi nommé en souvenir d'un des plus célèbres gouverneurs français de la colonie — est un moderne palace anglo-saxon, mais l'hôtel gigantesque s'élève là où se dressait ce château Saint-Louis qui fut la résidence des vice-rois de France. C'est d'une des fenêtres de cc moderne caravansérail que j'eus un de ces spectacles dont on garde un ineffaçable souvenir, parce qu'ils ne s'inscrivent pas seulement dans la mémoire, mais dans le cœur.

L'hôtel se dresse tout au sommet de l'acropole de. Québec ; du côté du fleuve, le bâtiment est à pic, au sommet de la falaise rocheuse. Le regard embrasse ainsi un immense horizon. Le Saint-Laurent, large comme un bras de mer, enveloppe cette falaise : l'énorme fleuve, à travers ce pays où s'est dépensée tant de valeur, semble une écharpe d'azur pâle jetée sur l'armure sombre d'un guerrier ; car la vieille ville paraît plus noire dans le cadre d'argent que lui faisait l'hiver canadien. A droite, à gauche, j'apercevais les champs, alors couverts de neige, qui constituent le thalweg de la vallée. Mais ces champs. tout endiamantés se remplissaient pour moi de couleurs éclatantes et de souvenirs glorieux.

Je voyais Cartier, prenant possession au nom du Roi Très Chrétien, ce fastueux François Ier, et Champlain, jetant l'ancre avec sa caravelle le Don-de-Dieu, Champlain, représentant du grand roi Henri. Je voyais les colons se disperser à travers les champs ; je voyais s'élever les églises des missions qui attiraient les Peaux-Rouges autour de leur clocher ; je voyais se bâtir les fermes où Normands, Bretons, Angevins, Charentais allaient fécondant le sol. Et je suivais aussi bien loin vers le sud ou le nord ces hardis pionniers qui, avant même qu'on fût maître de toute cette vallée, s'en allaient à la découverte, les uns vers le golfe du Mexique, à travers le pays baptisé par eux Louisiane, les autres vers les glaces de la future baie de Hudson, d'autres encore vers les montagnes Rocheuses où seulement s'arrêta leur effort. Mais, avant tout, le plateau qui s'étend à l'ouest de la ville retenait mon attention : c'est le célèbre plateau d'Abraham où, le 12 septembre 1759, se livra la bataille qui nous coûta définitivement notre empire américain et où périt Montcalm. Je vous le disais dans une des conférences de mars, l'historien a des excuses d'être un peu visionnaire. Le 20 février 1908, j'ai vu dans les plaines d'Abraham, s'aligner Anglais et Français, les lignes rouges de l'infanterie de Wolfe, les habits bleus de Montcalm, les milices canadiennes dans leur rude équipement de trappeurs, les alliés Abenakis sous leurs plumes éclatantes ; j'ai vu, claquant au vent du fleuve, les drapeaux blancs fleurdelisés de France.

C'est cette série de visions qu'il s'agit de vérifier aujourd'hui ou, dans la mesure du possible, de faire renaitre, en disant en une heure ce que fut cette magnifique aventure qui porta, il y a quatre siècles, les Français en Amérique et les y maintint trois siècles ou presque, de telle façon qu'à certains égards ils y règnent encore par la langue, le sang et l'esprit.

***

Le 12 octobre 1492 est une des grandes dates de l'histoire du monde. Ce jour-là, trois caravelles parties de Palos, en Espagne, le 3 août précédent sous le commandement de l'amiral Christophe Colomb, étaient venues atterrir à l'ile de Guayani, une des îles Lucayes, avant-postes du continent qu'Amerigo Vespucci allait baptiser.

Colomb, en trois voyages successifs, avait, de 1492 à 1498, reconnu d'autres Antilles, puis mis le pied sur le continent découvert. En 1499, Amerigo Vespucci avait, de son côté, exploré toute une côte de la nouvelle terre : ayant, à son retour, publié le récit de son voyage et ainsi révélé au monde la découverte d'un nouveau monde, il obtenait l'honneur inouï et assez peu justifié de le baptiser. De récentes fêtes célébrées à Saint-Dié des Vosges et auxquelles s'associa l'Amérique, ont même fait connaître que c'est d'un groupe de savants lorrains que partit la proposition et qu'un livre imprimé par eux, la Cosmographia Mundi, lança le nom d'America.

Colomb et Vespucci étaient au service de l'Espagne ; celle-ci, derrière les découvreurs, lança les conquérants, les conquistadors, Cortez en Mexique, Pizarre en Pérou, sans parler de dix autres, si bien que, quinze ans après le premier voyage de Colomb, l'Espagne s'emparait d'un monde. Seul, le Portugal, grâce au hasard qui jeta Cabral sur le Brésil, se faisait sa part dans l'Amérique du Sud. Mais déjà le roi d'Angleterre avait envoyé les Cabot explorer les terres du Nord. En 1497, ces négociants de Bristol avaient atteint le cap Breton sur la côte du Labrador, se croyant d'ailleurs à une extrémité orientale de l'empire de Mongolie, en Asie. En 1498, ils avaient pénétré dans la baie de Hudson et couru les côtes des États-Unis actuels. Puis ils avaient passé au service de l'Espagne et le roi d'Angleterre avait semblé abandonner l'entreprise coloniale.

Au commencement du seizième siècle, il semblait donc que l'Espagne seule avec le Portugal dût occuper le nouveau continent. Elle en tirait de merveilleux profits. L'Europe apprenait que des rivières roulaient là-bas de l'or et des diamants et qu'on voyait revenir riches à millions des gens partis gueux de leur Espagne. Politiquement, l'Espagne acquérait, du fait de cette prise de possession, un surcroît de puissance. On allait dire que le soleil ne se couchait pas sur les États du souverain de Madrid, Charles-Quint, empereur et roi.

Il y avait alors en France un Roi tout frémissant de glorieuse ambition : lui aussi désirait pour lui et son pays l'empire du monde : c'était le jeune roi François Ier, de la Maison de Valois. Il fixait avec un singulier dépit la carte de l'Univers élargi.

Depuis un siècle tous le conquéraient, cet Univers, tous excepté la France. Hélas ! nous subissions les conséquences de l'effroyable lutte centenaire qui nous avait forcés à nous replier sur nous-mêmes. Cette France que nous avons vue régner, matériellement et surtout moralement parlant, sur tout le bassin méditerranéen, avait dû peu à peu se désintéresser de ses entreprises asiatiques et africaines. Le souci légitime de compléter ses frontières de l'Est aux dépens du Saint-Empire usurpateur au commencement du quatorzième siècle[1], puis la nécessité de défendre, au quinzième, son intégrité et son existence même contre les Anglais, maîtres un instant des quatre cinquièmes du territoire, une guerre de cent ans compliquée d'atroces discordes civiles avaient annihilé ou presque l'action de la France dans le monde et entravé son activité. Louis XI était venu, roi restaurateur, qui s'était appliqué à unifier la France, à l'agrandir de toute part et, en fortifiant le pouvoir royal, à rendre au pays une tête et un cœur. Mais il s'était absorbé dans cette grande tâche. Elle était consommée, nous l'avons vu en mars dernier, lorsque François Ier, en 1515, montait sur le trône. Et le jeune et brillant Roi s'apprêtait à reprendre tous les grands projets d'agrandissement et d'expansion.

Une terrible jalousie le tenaillait : car pendant que la France usait ses forces, cent cinquante ans durant, à sa propre défense, ses rivaux s'emparaient du monde : les Vénitiens nous avaient enlevé les terres méditerranéennes, l'influence en Orient, le commerce avec le Soudan d'Égypte ; les Portugais, après avoir, avec Vasco de Gama, doublé le cap de Bonne-Espérance, s'étaient établis sur les côtes de l'Afrique australe, puis sur celles de l'Inde qui peut-être allait devenir un empire magnifique pour la Maison d'Aviz alors régnant à Lisbonne. J'y reviendrai dans ma dernière leçon consacrée aux entreprises de l'Inde. Enfin, et surtout, l'Espagne portait partout ses soldats, du Maroc où elle allait se substituer aux Portugais — qui déjà étaient à Fez —, à cet immense domaine américain d'où elle tirait de l'or et de la gloire. Sans parler de ce Fernando Magellan qui, déjà, tournant l'Amérique, courait aux premières terres de la future Océanie et allait donner au Roi Catholique un nouveau domaine.

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François Ier se rongeait donc d'envie. Il disait qu'il voulait, lui aussi, sa part dans l'héritage d'Adam. Lorsqu'il apprit que le roi d'Angleterre entrait dans la partie et allait peut-être rafler le seul domaine qui restât à prendre, l'Amérique septentrionale, il n'y tint plus. Il luttait alors contre la Maison de Habsbourg pour la conquête lente de nos frontières de l'Est et pour le maintien de notre influence en Italie : il rétablissait dans la Méditerranée nos droits et notre influence par ces capitulations dont je vous ai parlé lundi. Sa politique continentale et méditerranéenne ne le détournèrent pas de plus vastes projets. En janvier 1524, il lançait vers l'ouest un navigateur florentin, Giovanni Verazzano qui partait de Dieppe avec sa caravelle le Dauphin, touchait quelques semaines après à la côte de la Caroline actuelle, naviguait vers le nord, explorait la Nouvelle-Écosse actuelle et rentrait à Dieppe en juillet.

Ce n'était qu'un voyage de découverte. Soit que les résultats eussent paru maigres, soit que le roi fût, de 1524 à 1534, de nouveau absorbé par sa constante lutte avec Charles-Quint pour l'Empire et pour le Rhin, François Ier sembla abandonner ses projets. Mais, en 1531, sur son ordre, l'amiral de France Chabot donna mission à un marin de Saint-Malo, Jacques Cartier, d'aller à son tour explorer les terres qu'on supposait exister à l'ouest de Terre-Neuve récemment découverte par les Anglais.

Le navigateur breton nous a laissé le récit de son voyage que je viens de relire avec un intérêt passionné. C'est le Brief récit et succincte narration de la navigation faite en 1535 et 1536 aux îles de Canada. Et c'est la première fois que le nom indien de Canada apparaît imprimé.

Cartier partit de Saint-Malo avec un équipage presque entièrement breton. Car voici que les Bretons apparaissent dans nos fastes coloniaux. Jusque-là tout le monde avait marché excepté eux. Français depuis peu, ils allaient précéder les Normands eux-mêmes au Canada.

Cartier atteignit Terre-Neuve : on croyait cette terre continentale : cri en faisant le tour, Cartier prouva que c'était une île ; alors il s'avança vers l'Orient et rencontra un énorme estuaire déversant une masse d'eau dans l'Atlantique. C'était le fleuve que les Indiens appelaient Hochelaga, le futur Saint-Laurent. Mais le marin breton n'osa s'aventurer sur les rives qu'il apercevait couvertes d'épaisses forêts. Le poète Fréchette — qui a été le chantre d'une manière de Légende des siècles canadienne — a décrit l'arrivée de Cartier :

C'était le Canada mystérieux et sombre,

Sol plein d'horreur tragique et de secrets sans nombre.

Cartier n'osa pénétrer ces secrets sans nombre et rentra à Saint-Malo. Il n'avait mis que vingt jours pour aller, trente pour revenir, ce qui était pour cette époque un joli record. Il ferait assurément hausser les épaules aux armateurs du Whar Star Line : mais Cartier, avec sa petite caravelle, sut ruser avec les icebergs et rentrer. On sut que le voyage n'avait rien de très difficile et que le navigateur avait de son bateau baptisé Nouvelle-France la terre aperçue.

Il fallait en prendre possession. Cartier repartit en 1536 avec trois bâtiments qui cette fois embarquaient des colons parmi lesquels plusieurs gentilshommes avides d'aventure. On atteignit et remonta le fleuve Hochelaga qu'on baptisa Saint-Laurent. Et apercevant au bas d'une falaise abrupte une anse propice, Cartier y jeta l'ancre. C'était au pied du promontoire où devait s'élever Québec. Cartier y planta une croix et le drapeau du Roi et en prit possession au nom du Christ et de la France qu'alors on ne séparait jamais.

Les caravelles furent abandonnées pour des barques plus légères avec lesquelles on remonta encore le fleuve entre d'épaisses forêts jusqu'à l'île où devait s'élever un jour Montréal : on hiverna — en ce pays le mot prend toute sa valeur — dans Vile qu'on baptisa île d'Orléans ; et en 1537, Cartier rentra en France.

On était à la vérité déçu de n'avoir rencontré ni or, ni diamant.

Cette déception eut pour résultat qu'on ne tenta plus rien pendant quatre ans. Le Roi vieillissait : les grands projets semblaient abandonnés. Cependant un certain François de La Roque, sieur de Roberval, gentilhomme picard, obtint du Roi, avec le titre de vice-roi, le droit d'aller coloniser la Nouvelle-France. Il mit derechef en mouvement Cartier, mais les deux hommes se brouillèrent, firent chacun de leur côté un voyage assez infructueux. L'expérience parut décisive. Pendant cinquante ans, la Nouvelle-France tomba dans l'oubli.

D'ailleurs ces cinquante ans, ce furent ces effroyables années, dont j'ai parlé ici au cours d'autres conférences, pendant lesquelles la France s'abîma dans cette horrible guerre civile, les guerres de religion, qui arrêtèrent pendant tout un demi-siècle l'élan imprimé à notre pays par François Ier. Puis l'apaisement se fit avec le gouvernement de Henri IV, et tout de suite l'admirable souverain songea à reprendre l'œuvre nationale en toutes ses parties.

A dire vrai, dès 1588, Henri III avait accordé à trois neveux de Cartier le privilège du commerce des peaux et fourrures au Canada. La concession avait passé à un certain marquis de La Roche qui obtint d'Henri IV le droit de fonder des colonies avec le titre de lieutenant général des terres neuves. Mais il s'y ruina.

C'est alors que nos Normands rentrent en scène. Le gouverneur de Dieppe, de Chastes, forma une Compagnie de négociants rouennais et dieppois qui, dans le dessein de coloniser et d'exploiter la Nouvelle-France, cherchèrent un agent d'exécution. Un beau jour se présenta à eux un gentilhomme de Saintonge, Samuel Champlain, dont le nom, qui vient d'être solennellement commémoré la semaine dernière en Amérique, est associé à tout jamais à l'histoire du Canada et par conséquent de la plus grande France.

***

Ce Samuel Champlain était un type admirable de Français, et, entre parenthèses, mesdames, vous remarquerez que nous en rencontrons pas mal et je vous promets que nous en rencontrerons pas mal encore au cours de ces conférences.

Champlain avait ce mélange de vaillance, de bon sens et de belle humeur qui, dans tous les temps, font une figure à part aux héros de notre sang, des croisés du douzième siècle aux soldats de la Grande Armée du dix-neuvième. Et le moule, si je lis les dernières dépêches du Maroc, n'en paraît pas brisé.

Catholique très fervent, il avait été dégoûté de la Ligue par les excès commis et il avait, à vingt ans, rallié le panache blanc du Béarnais sous lequel il s'était vaillamment battu à Arques et à Ivry contre les Ligueurs, puis à Fontaine-Française contre les soldats d'Autriche, mais la paix de Vervins l'avait laissé oisif.

Au fait, ce Saintongeois, né en 1570, appartenait ainsi à une de ces générations heureuses et fécondes qui, arrivant en fin de révolution, sont appelées à rebâtir là ou leurs aînés ont détruit. Ce vrai fondateur de la Nouvelle-France travaillera dans sa partie, sous le grand Henri et le grand Cardinal, à la restauration de la France.

On vient de consacrer dans la Revue hebdomadaire une étude brève, mais bien documentée et bien sentie, à ce grand Français. J'ai eu la satisfaction de constater, hier, en la lisant, que je m'étais presque constamment rencontré avec Mme Van Vorst dans les faits comme dans les opinions. Et c'est tant mieux pour Champlain au sujet de qui, à vrai dire, les Français ne peuvent avoir qu'un sentiment : la plus reconnaissante admiration.

Samuel, soldat licencié à trente ans, voulut goûter de la mer, s'en alla visiter sur la flotte espagnole les côtes du Mexique ct les Antilles. Puis il revint en France pour se mettre à la disposition de la Compagnie normande et du sieur de Chastes.

Il s'embarqua le 15 mars 1603, date vraiment solennelle pour nous. Car il allait cueillir un nouveau et magnifique fleuron à la couronne de France restaurée. Albert Sorel, qui fut un si grand patriote, nous disait que de sa maison de Honfleur, il voyait toujours avec une cordiale pensée le quai où, avec une bande de Normands et son associé Pontgravé, le Charentais s'embarqua pour le Canada sur la Bonne-Renommée.

Trois mois, les navigateurs explorèrent les bords du grand fleuve, interrogeant les bois et les hommes, devinant que, derrière ces forêts, un monde attendait la France.

Il revint, publia le récit de son voyage et séduisit, avec tout le public français, un gentilhomme de l'entourage du roi, Du Guast, qui, ayant obtenu d'Henri IV la succession de de Chastes mort pendant le voyage, et le titre de lieutenant général dans la Nouvelle-France, fit armer trois navires cette fois, recruta quatre-vingts hommes, dont quelques artisans et laboureurs, et confia l'expédition à Champlain.

Champlain, cette fois, toucha à une région inexplorée, qu'on appelait l'Acadie, province qui, devenue française, devait, soixante ans avant le Canada, sortir de la communauté française en un jour de malheur, mais dont les habitants dispersés porteront, je vous le raconterai lundi prochain, la langue et le culte de la mère patrie jusqu'au golfe du Mexique. Le séjour en Acadie fut très éprouvant : l'hiver y fut atroce, et au printemps les colons français virent le spectacle formidable de la grande débâcle : Champlain s'y intéressa plus qu'il ne s'en effraya : En aucuns endroits apparaissaient de hauts et prodigieux glaçons nageants et flottants eslevés de trente et quarante brasses, gros et larges comme si vous joigniez plusieurs chasteaux ensemble et comme vous diriez si l'église Notre-Dame de Paris avec une partie de son isle, maisons et palais, allaient flottant sur l'eau. Cette description des icebergs emprunte à un drame récent une triste actualité.

A la fin du printemps, nos hommes quittèrent l'Acadie, visitèrent toute la partie du continent américain qui forme actuellement les États américains du Maine, du Connecticut et du Massachusetts. Champlain entama alors des relations, qui devaient être fort bonnes, avec les nations Peaux-Rouges.

Les principales peuplades étaient alors, au nord de Québec, les Montagnais ; plus au sud, tribus de la rivière Algonquine ou des Ontaouais — Ottawa — ; sur les rives des lacs, les Hurons ; entre le fleuve et la mer, du côté de l'Acadie, les Micmacs et Abenaquis ; au sud du Saint-Laurent et du lac Ontario, la confédération de cinq nations Iroquoises, très redoutées de toutes les tribus entre Mississipi, Potomac et Saint-Laurent.

Samuel entendait amener à la civilisation et au christianisme ces sauvages : mais dès lors il constatait à quel point leur âme était loin de la sienne qui, à la vérité, était belle : On a pris à la chasse et fait manger à un Montagnais quelques tourtes lesquelles il trouva bonnes : il demandait, lorsqu'on lui parlait du paradis, si l'on y mangeait. A quoy on lui répondit qu'il y avait chose meilleure et qu'il serait content.

En 1606, nos colons parurent se fixer : on avait fondé une petite communauté française au sud du Saint-Laurent, appelée Port-Royal. De nouveaux colons la rallièrent amenés par le sieur des Monts : Champlain fit jeter en terre quelques graines, dit-il, qui profilèrent bien. Quiconque sait ce que produit aujourd'hui la vallée du Saint-Laurent ne peut lire sans émotion cette simple ligne. Oh ! oui, les semences jetées par Champlain profitèrent bien.

Et ce ne furent pas seulement les semences de froment qui prospérèrent ; Champlain, fervent chrétien, semait aussi de la graine d'âmes. Lorsqu'en 1618, le vaillant homme, revenu en France, repartit pour la Nouvelle-France, il emmenait des Récollets, de la province de Paris, qui allaient être les premiers missionnaires du Christ en ce pays qui est aujourd'hui le plus catholique du monde.

En 1609, Samuel s'était décidé à fonder une habitation durable. La falaise déjà appelée Kébec par les Peaux-Rouges lui paraissait propre à la recevoir. La colline se pouvait défendre facilement une fois entourée de murailles et, en attendant, de palissades. Tout autour des terrains s'étendaient qu'on pourrait défricher, et le fleuve énorme servirait à l'établissement d'un port fluvial important. En 1609, la ville de Québec était fondée.

Entre temps, le colon se refaisait explorateur. Il noua alliances avec les Algonquins, les Montagnais et les Hurons qui lui permirent de vaincre les Iroquois et d'étendre le respect des Français jusqu'à ce lac qui a gardé le nom de Champlain et au bord duquel, il y a huit jours, M. Gabriel Hanotaux, au nom de la France, saluait, devant le monument élevé au grand Français, la mémoire de notre héros.

On comprend avec quelle joie Henri IV, tout à son œuvre de restauration française, accueillit Champlain lors de l'un de ses séjours en France. Entre ce Roi si haut et ce petit gentilhomme, un lien étroit existait. L'un relevait la France, l'autre la dotait d'un empire. C'est au retour de l'un de ces voyages qu'il faisait sans cesse en France, que Champlain ramena les prêtres. Date solennelle encore : le 13 juin 1615, ainsi que le rappelle Mme Van Vorst, fut célébrée à la rivière des Prairies, près de Québec, la première messe solennelle dite au Canada.

***

Henri IV mort, sa politique ne tardait pas à revivre. En 1620, Champlain, en récompense de ses services, était nommé gouverneur du Canada. Et quand Richelieu fut arrivé au pouvoir, une de ses premières mesures fut de confirmer cette nomination. Mais, pour donner à Champlain ce qui est le nerf de la colonisation autant que de la guerre, le cardinal, qui, je vous l'ai montré il y a six semaines, était homme à tout organiser, formait une Compagnie de colonisation dite des Cent Associés, qui, derrière Champlain, devait travailler à réunir les fonds nécessaires. Samuel pouvait ainsi recruter des colons, des laboureurs surtout. Il y tenait par-dessus tout. Si, d'après Sully, labourage et pâturage étaient les deux mamelles de la France, son contemporain Champlain pensait qu'elles devaient être aussi celles de la Nouvelle-France.

Soixante ans avant, Cartier était revenu déçu de n'avoir pas trouvé d'or : mais Champlain, lui, en trouvait. Semblable à ce laboureur que La Fontaine allait faire parler, il eût facilement excité ses enfants à chercher en retournant la terre le trésor qu'il y disait enfoui.

Le père mort, les fils nous retournent le champ,

De çà, de là, partout, si bien qu'au bout de l'an,

Il en rapporta davantage.

D'argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor.

Je n'ai jamais vu le Canada sans penser à cette fable ingénieuse et profonde. Les mines d'or de l'Amérique espagnole, après avoir habitué l'Espagne à l'oisiveté et l'avoir ainsi démoralisée, s'épuiseront ; la terre canadienne, bonne nourricière, prodiguera longtemps à ses enfants des trésors qu'ils payeront moins cher. Les colonies espagnoles se sont usées par la fièvre de l'or ; le Canadien est resté honnête homme, parce qu'il s'enrichissait au travail sain de la glèbe. Nous sommes comme ce géant Anthée, fils de la terre, qu'Hercule ne parvenait pas à vaincre, le contact de la Terre, sa mère, lui donnant une force invincible : ce n'est qu'en l'arrachant au sol que l'Alcide finit par l'étouffer. Un peuple attaché à la terre peut connaître des aventures, il n'en connaît pas de mortelles. Le Canada le prouve tous les jours. Et c'est le Français Champlain qui a crié à ses compagnons, les premiers cultivateurs du Saint-Laurent :

Travaillez, prenez de la peine,

C'est le fonds qui manque le moins.

On crut cependant un instant perdre la colonie naissante. Une guerre assez courte avec l'Angleterre faillit nous coûter le Canada au berceau. Albion, depuis un siècle, colonisait avec infiniment plus de suite, au sud du Canada : la Nouvelle-France était encore inconnue à quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent, que déjà la Virginie et les autres colonies de la Nouvelle-Angleterre étaient le but d'une constante émigration de l'autre côté du détroit. Les colons anglo-saxons, appuyés de soldats et alliés des Iroquois, se jetèrent sur Port-Royal en Acadie ; des huguenots français, passés au service de l'Angleterre, les frères Kertk, remontèrent le Saint-Laurent et firent capituler le 19 juillet 1620 Champlain dans Québec. Comment s'y fût-il défendu ? soixante Français à peine habitaient la bourgade.

Heureusement, la paix se concluait avec l'Angleterre ; le traité de Saint-Germain, en 1632, nous rendait Québec et l'Acadie. Autour de Richelieu, bien des gens avaient insinué et même soutenu qu'il était insensé de réclamer cette restitution. Champlain, rentré en France, batailla avec énergie pour sa chère colonie et le cardinal n'hésita pas longtemps : Champlain avait écrit, dans un des Mémoires justificatifs, qu'on abandonnait une entreprise nationale et chrétienne. C'était de ces mots qu'un Richelieu entendait. Le Canada nous revint. Le temps n'était pas venu où des ministres céderaient, sans coup férir, à l'ennemi un sol lointain arrosé de notre sang et de nos sueurs[2].

Il restait en 1632 à peine cinquante habitants à Québec ; Champlain, nommé de nouveau gouverneur, en ramena deux cents sur deux navires. Il avait décidé qu'on ferait un choix et que les immigrants seraient choisis parmi les familles de mœurs irréprochables et de religion fervente. Bref, on n'admit point au Canada les indésirables. Ils vinrent de toutes les provinces de l'Ouest, Normandie, Bretagne, Perche, Maine, Anjou, Saintonge, et c'est vraiment de ces deux cents colons de 1632 que descendent ces millions de Canadiens qui, tenus par une tradition trois fois séculaire, restent de mœurs irréprochables et de religion fervente. Des gentilshommes s'intéressèrent à cette nouvelle croisade. Le marquis de Gamache, dont le fils appartenait à la Compagnie de Jésus, donna six mille écus d'or pour que fût institué un collège de jésuites. C'est ainsi qu'en 1635 était fondée la première grande école ouverte sur le continent américain sous la croix et les lis. Comment ne pas s'émouvoir à cette constatation ?

Et bientôt ce fut un concours de zèle : la duchesse d'Aiguillon, nièce du cardinal, établit un hôpital et Mme de la Peltrie un couvent d'Ursulines. Le chevalier de Sillery fournit des fonds pour ouvrir un établissement destiné à hospitaliser les Indiens convertis. Et enfin l'illustre fondateur de Saint-Sulpice, l'abbé 011ier, décide Paul de Chorneday, chevalier de Maisonneuve, à se rendre au Canada pour établir çà et là des paroisses parmi les sauvages baptisés. Le 18 mai 1642, dans l'île de Hochelaga, les Sulpiciens fondaient la maison de Ville-Marie qui va devenir Montréal, ville aujourd'hui devenue l'une des plus grandes de l'Amérique. J'ai visité les Sulpiciens en leur séminaire de Montréal. On y voit une plaque qui porte encore ces mots : Ces messieurs de Saint-Sulpice, seigneurs de l'île de Montréal.

Champlain était mort à la fin de l'année 1635 : il avait employé ses derniers mois à répandre avant tout l'amour de la France. Débarquant en 1632, après le départ des Anglais, il avait été accueilli par les Peaux-Rouges avec des cris de joie. Le joug anglais, si peu de temps qu'il eût pesé, avait paru fort dur. Un chef Algonquin tint au gouverneur français ce petit discours : Tu es toujours le même. Tu as quelque chose d'aimable à dire à chacun qui tout de suite le met de bonne humeur. Et ce petit discours, je trouve qu'il en vaut bien de plus longs. Champlain avait jeté bien des semences, matérielles et morales.

Il avait répandu partout la foi chrétienne : c'était à cette heure le ciment le plus solide de tout édifice français. Les rois, disait-il, ne doivent songer à étendre la domination dans leurs pays infidèles que pour y faire régner Jésus-Christ. Mais il rendait aimable la foi comme le pays qu'il servait. Je ne sais pas si je ne lui suis pas avant tout reconnaissant d'avoir jeté ces semences bien françaises de justice et d'amour.

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Lui mort, la colonie parut menacée. Elle n'était puissante que moralement. A peine trois cents habitants français nouvellement arrivés habitaient Québec et quelques villages, quatre cents soldats gardaient seuls les postes de Toudoussac, Trois-Rivières, Québec. La Compagnie, qui voulait distribuer des dividendes, exigeait qu'on fît rendre vite à la colonie ce qu'elle pouvait rendre : il avait fallu que Champlain s'interposât pour qu'on n'exploitât pas l'indigène, et après sa mort on essaya d'une politique fâcheuse. Le cardinal de Richelieu mourut en 1642 : c'était un homme d'État colonial. Lui mort, on se soucia trop peu des lointaines possessions ; le nouveau gouverneur Montmagny, qui resta là-bas de 1639 à 1648, absorbé dans sa lutte incessante contre les Iroquois sournoisement poussés contre nous par les colons anglais, n'avait pas le temps d'administrer.

En cette occurrence, les missionnaires seuls travaillèrent utilement à répandre partout l'amour du nom français tout en propageant la foi. Des jésuites se montraient infatigables : les Pères Brébeuf et Daniel remontaient la rivière Ottawa et fondaient six missions parmi les Hurons ; les Pères Rambault et Jogues, montés sur des canots d'écorce, reconnaissaient le lac Huron, pénétraient chez les Chippawas et bâtissaient la paroisse du Sault de Sainte-Marie. Bientôt on vit des prêtres se jeter courageusement dans ce qu'on appelait le Pays d'en Haut, et que nous appelons le Far-West canadien. Ces prêtres certes prêchaient avant tout la foi dans le Christ : mais ils ne séparaient pas de la foi l'amour de la France et de la civilisation. L'un d'eux, qui s'acharnait à convertir les Iroquois, le Père Charlevoix, résumait le programme : N'eût-on réussi qu'à les apprivoiser, à les accoutumer à vivre avec les Français et à leur inspirer de l'estime pour la religion chrétienne, c'était beaucoup. Je ne connais rien de plus probant que le témoignage que rend à ces missionnaires un historien anglo-saxon et protestant, Bancroft : Toutes les traditions de cette époque, dit l'historien, portent témoignage en leur faveur... L'histoire de leurs travaux est liée à l'origine de toutes les villes célèbres de l'Amérique française et il est de fait qu'on ne pouvait doubler un seul cap ni découvrir une rivière, que l'expédition n'eût à sa tête un jésuite.

Ces prêtres, somme toute, furent les seuls à travailler utilement jusqu'en 1663. Jusqu'à cette date, la France semblait ignorer vraiment qu'il y eût un empire américain à garder, à étendre. Heureusement, cette année-là, la Compagnie des Cent Associés, qui végétait, fit faillite.

Cette faillite coïncidait à peu près avec l'arrivée au pouvoir de cet admirable serviteur de l'idée française et de la prospérité française, Nicolas Colbert. Il décida le roi Louis XIV à prendre le gouvernement direct de la colonie.

Il faudrait, pour comprendre ce que fut l'action de Colbert au Canada, faire ici le tableau de ce qu'était son grand dessein. Colbert n'était pas un idéaliste ou, pour être plus juste, n'était à aucun degré un idéologue, car quiconque conçoit un grand dessein est un idéaliste. C'était un idéaliste pratique. Il faut lire les chapitres substantiels et saisissants que M. Lavisse a consacrés à l'œuvre générale de Colbert, pour se rendre compte de ce qu'était ce cerveau admirable au service de la grandeur de la France. Mesdames, nous sommes souvent ingrats envers la Providence. Elle nous a plus qu'aucun peuple favorisés ; aucun peuple n'a trouvé de si grands serviteurs et de si précieux guides que nous.

Colbert était un homme d'affaires : ce petit-fils des drapiers de Reims voulait gérer l'empire français comme une magnifique maison de commerce. Or, tout comme Jacques Cœur au quinzième siècle, Colbert estimait que toute maison de commerce doit avoir ses comptoirs lointains. Et pour que ses comptoirs fussent partout prospères, il les fallait fortifier, car le fer appelle l'or. Ce bourgeois était ce qu'on appelle maintenant un impérialiste. Il rêvait d'une plus grande France en Asie, en Afrique, en Amérique, partout. Il croyait, écrit M. Lavisse, que Christophe Colomb, avant de s'adresser à la reine de Castille, s'était offert — ce sont ses termes — à notre roi Louis XII et qu'il avait été traité de fou par la cour de France. Cette légende lui était pénible.

Mais étant réaliste, il estimait qu'on peut toujours refaire une situation avec les morceaux d'une autre. Il rêva particulièrement d'un empire colonial américain considérable qui s'étendrait de la baie de Hudson, voisine du pôle, à la mer des Antilles, traversée par les tropiques. Lorsque, lundi prochain, j'étudierai l'entreprise coloniale française dans la vallée du Mississipi et dans le golfe du Mexique, j'exposerai plus en détails le grand dessein de Colbert et dirai comment il parut un instant se réaliser.

Mais le petit établissement du Canada devait rester la base solide sur laquelle s'échafauderait et se bâtirait ce prodigieux monument. Il fallait fortifier la base.

Elle était fragile. A peine deux mille cinq cents Français vivaient au Canada en 1662, dont huit cents à Québec et des centaines disséminés dans une cinquantaine de paroisses sur un espace immense. Colbert voulait à la fois augmenter, renforcer et grouper en masse plus compacte cette population.

Il confia le gouvernement à un intendant, agent actif et pratique d'administration, placé théoriquement sous le gouverneur général à qui serait réservé le rôle d'un général en chef. L'intendant fut Talon, remarquable administrateur qui resta seize ans au Canada et y fit merveille : car un bon ministre, tout à son affaire, trouve toujours les bons instruments qu'il lui faut.

Tout d'abord, Colbert entendit faire tomber les monopoles et donner la liberté au commerce, ce qui le rendrait plus prospère. Puis il engagea Talon à faire régner un régime français, mais à s'inspirer au besoin des nécessités locales et d'apporter de l'opportunisme, comme nous disons aujourd'hui, dans sa politique. C'est ainsi que la coutume de Paris devant servir de loi, il lui faudrait apporter quelque changement, eu égard aux mœurs, usages, habitations et bien des habitants. Il régla les relations des autorités entre elles, fonda le Conseil supérieur qui les assemblerait à Québec, mais distingua nettement entre le gouverneur qui guerroierait et l'intendant qui administrerait.

On donnait d'excellents conseils aux administrateurs. Le Roi considérait ses sujets du Canada comme s'ils étaient presque ses propres enfants et voulait leur faire ressentir la douceur et la facilité de son règne. Colbert priait les agents de faire leur devoir de père de famille, de visiter toutes les habitations les unes après les autres, de s'appliquer soigneusement à bien connaître les maladies, tant générales que particulières, d'examiner la nature et la qualité des plantations, de voir s'il ne serait pas utile de mettre d'autres semences. Ce détail paraîtra peut-être d'abord difficile et ennuyeux à M. le gouverneur, mais il y prendra plaisir quand il verra que les colons profitent de la peine qu'il s'est donnée.

Mais il fallait surtout que la population augmentât. Il ne faut pas qu'un intendant croie avoir jamais bien fait son devoir qu'il ne voie au moins deux cents familles d'augmentation tous les ans.

Les gouverneurs, bien entendu, devaient, par des avantages accordés aux colons et par une sorte de propagande faite en France, attirer ces familles. Colbert lui-même travaillait à ce qu'il appelait la peuplade, comme on travaille à l'élevage. Il envoyait chaque année des filles saines et fortes pêle-mêle avec des animaux reproducteurs : Nous préparons les cent cinquante filles, les cavales, chevaux entiers et brebis qu'il faut faire passer au Canada.

Ces cent cinquante filles expédiées devaient épouser des soldats. Les soldats célibataires qui ne se mariaient pas quinze jours après l'arrivée des vaisseaux apportant des filles étaient punis rigoureusement. Quand la guerre avec les Iroquois eut été terminée, au lieu de rappeler le régiment de Carignan qu'il avait envoyé là-bas, le ministre fit offre de terres aux officiers et aux soldats : trois cents restèrent qui, épousant les filles saines et fortes — expédiées avec les juments —, firent souche de familles canadiennes. On paya des primes aux gens qui se mariaient jeunes : des pensions étaient assurées aux parents qui avaient beaucoup d'enfants, à condition que ceux-ci ne se fissent prêtre ni nonne, ce qui fût allé contre le but qui était, disons-le brutalement, la reproduction de la race française. Et on admire vraiment comment le sens le plus pratique — pratique jusqu'à l'extrême réalisme — s'alliait chez le ministre avec les rêves les plus grandioses que je vous dirai lundi.

Ces colons qui, de 1662 à 1688, montèrent de deux mille cinq cents à douze mille, devaient constituer le noyau français. Mais le Roi entendait que les indigènes devinssent vraiment ses sujets et non plus seulement ses alliés. Il fallait appeler les habitants du pays en communauté de vie avec les Français, les instruire dans les maximes de notre religion et même dans nos mœurs, de façon à composer avec les habitants du Canada un même peuple et fortifier par ce moyen cette colonie. Les Ursulines, qui élevaient des petites sauvagesses, reçurent mille livres de la part du Roi ; et Colbert leur écrivit : Il n'y a point d'aumône ni de charité qui doive être plus recommandée à tous les habitants du pays.

A vrai dire, Colbert parfois, dans son désir de conquérir les sauvages, eût eu volontiers recours à d'autres séductions. Nos voisins les Anglais abrutissaient, en leur vendant de l'eau-de-vie, les Peaux-Rouges. Les Français, d'une âme plus noble, s'étaient interdit ce commerce funeste. Colbert eût voulu qu'on le disputât à nos voisins. Ici, Louis XIV, inspiré par son confesseur qu'il avait spécialement consulté à ce sujet, eut une pensée plus noble : non seulement il donna tort à son ministre, mais, en 1679, il fit défense officielle de vendre de l'alcool aux indigènes. Cette affaire des eaux-de-vie est vraiment caractéristique de la politique singulièrement humaine que pratiquaient les Français.

En somme, la colonie était en bonne voie quand Colbert quitta les affaires avec la vie.

***

Peut-être est-il temps de dire en quelques mots ce qu'était cette colonie à la fin du grand siècle.

Le Canada était soumis au régime féodal. Le Roi octroyait à des colons fortunés — nobles ou bourgeois des seigneuries de deux à dix lieues carrées. Le seigneur distribuait à de moindres colons des lots de quatre-vingt-dix arpents grevés d'un certain nombre de droits féodaux. De 1663 à 1703, deux cent dix seigneuries seront ainsi établies. J'avais sous les yeux, en préparant cette conférence, une carte où l'on voit le long des bords du Saint-Laurent, de Québec à Montréal, la suite des seigneuries au milieu desquelles s'élevait un logis pompeusement baptisé du nom de château. Ce n'étaient pas de ces forteresses féodales que je vous ai montrées poussant sur les pentes du Liban syrien ou du Pinde grec aux douzième et treizième siècles. C'étaient de vastes maisons d'habitation dans le style des manoirs des gentilshommes campagnards français du dix-septième siècle. J'en ai encore vu qui se dressent dans la vallée du Saint-Laurent : le type est le modeste manoir de Salaberry, à Beauport, près de Québec, qui servira de quartier général à Montcalm pendant le siège : un haut toit très en pente destiné à l'écoulement de la neige, percé de fortes cheminées, coiffe une maison basse d'un étage dont la porte principale est dominée par un petit pignon. Cela ressemble à une belle ferme. De fait, les seigneurs qui habitaient là endossaient plus souvent le sarrau que l'habit. Il fallait pénétrer à Québec pour trouver dans le commencement du dix-huitième siècle une société tout à fait élégante.

Là vraiment on trouvait la vie civilisée. Et j'aimerais à m'attarder dans mes promenades à travers cette ville de province française transportée en plein continent américain. La colline entourée d'une muraille s'était entièrement bâtie : épiceries, drogueries, merceries, s'étaient ouvertes avec des enseignes toutes pareilles à celles de Paris, Au Pilon doré, A la Renommée des épices des Isles. Des cabarets, des auberges débitaient le vin venu de France et logeaient le voyageur sous le bouchon que j'ai dit. Des hôtels s'étaient élevés, dont le type est l'hôtel des Indes qu'habitera Montcalm, avec portail, fenêtres grillagées au rez-de-chaussée, grand escalier de pierre, et au fronton les armoiries des seigneurs. Trois, puis cinq, puis dix églises avaient poussé comme Notre-Dame-des-Victoires, dans le style Louis XIV, le style jésuite. On y prêchait contre Jansénius, nous dira Bougainville, tout comme dans les églises de Paris. Au sommet, le palais de l'Intendance va ouvrir ses larges cours. Et surtout le château Saint-Louis va s'élever, où de Courcelles à Vaudreuil, les gouverneurs, les Frontenac, les Callières, les Beauharnais, administreront un domaine tous les jours agrandi, car l'abbé Casgrain, historien du Canada, le rappelle, c'est de ce château que partiront les Cavelier de la Salle, les Iberville, les La Verendrye, qui, du golfe du Mexique à la baie d'Hudson et aux montagnes Rocheuses, étendront à un monde l'influence et l'empire de la France.

Dans ces logis, boutiques, auberges, hôtels aristocratiques, palais gouvernementaux, s'agite un monde tout français. Car le Français ne dépouille pas facilement le vieil homme : à lire les lettres de Montcalm, de Levis, de Bougainville, écrites au milieu du dix-huitième siècle, on croit rêver. Ce sont des salons tout pareils à ceux du faubourg Saint-Germain ou d'une grande ville de province. Et de fait, Montcalm, au début un peu dédaigneux, écrira qu'il connaît peu de villes de province qui, pour l'agrément de la société et la culture, vaillent Québec. On y trouve d'agréables causeurs, de terribles joueurs, d'infatigables danseurs, des maîtresses de maison très grandes dames et même des précieuses. On y organise des bals charmants : on y dansera le menuet après la contredanse. On y joue la comédie, on y joue, hélas ! aussi le lansquenet à ce point que l'intendant Bigot perdra deux cent mille louis en une soirée. Et en pleine guerre, on y continuera jusqu'au bout à vivre et à jouer.

Cependant une population française, qui va s'élever d'année en année jusqu'à soixante mille habitants, vit au Canada : elle a à Québec dix mille représentants. Et c'est bien maintenant une population canadienne. On naît et on reste au Canada. A la fin de notre domination, le propre gouverneur du Canada, Vaudreuil, sera né cinquante ans auparavant au Canada ; le gouverneur des Trois-Rivières et de Montréal, le plus grand nombre des membres du Conseil supérieur, des officiers des vingt-huit compagnies qui constituèrent l'armée, la plupart des prêtres du diocèse de Québec sont également nés dans la colonie.

La race s'y fortifie. Nous n'avons pas dans le royaume, écrit Charlevoix en 1721, de province où le sang soit communément si beau, la taille si avantageuse, le corps mieux proportionné. Le Beau, en 1728, admire le grand nombre de bons vieillards, fort droits et point caducs.

Mais la Québécoise surtout fait l'admiration des étrangers, car la grâce française se mêle chez elle à l'énergie que développe communément dans les âmes le contact du sol américain. Kalm — un Anglais — écrit au dix-septième siècle des Canadiennes : Elles sont bien élevées et vertueuses et ont un laisser-aller qui charme par son innocence même et prévient en leur faveur. Elles s'habillent beaucoup le dimanche, mais les autres jours, elles s'occupent assez peu de leur toilette, sauf de leur coiffure.

L'air exquis du Canada, ce climat froid, mais sain, a agi sur la race, l'a rendue plus alerte, mieux et plus allante. Dès 1642, le Père Vimont l'a constaté : Des filles tendres et délicates qui craignent un brin de neige en France ne s'estonnent pas ici d'en voir des montagnes. Un frimas les enrhumoit en leurs maisons bien fermées, et un gros et grand et bien long hiver, armé de neiges et de glaces depuis les pieds jusqu'à la teste, ne leur fait quasi autre mal que de les tenir en bon appétit. Et le Père Boucher explique la chose : C'est le froid qui est gay et la plupart du temps ce sont de beaux jours sereins.

Au-dessus de cette société, le gouvernement, organisé par Colbert, garde, lui aussi, un caractère français, trop français peut-être.

Un Conseil supérieur siège à Québec, à qui ressortissent les affaires judiciaires et administratives et où siègent le gouverneur, l'évêque, l'intendant, des conseillers et le procureur du roi. Ce Conseil a les pouvoirs et droits de nos Parlements, même celui d'enregistrer les édits et ordres. Il juge d'après la coutume de Paris.

Le gouverneur a la haute main sur toute la colonie ; il dirige les opérations militaires, les négociations avec les tribus sauvages ; on le voit parfois se rendre ou se faire représenter dans les assemblées que tiennent les chefs de tribus. Presque toutes le reconnaissent comme un grand chef, le haut protecteur.

Mais l'intendant a réellement sous lui l'administration de la colonie, celle des finances, du commerce, de l'agriculture, de l'intérieur : pouvoir considérable —pour la fortune de la colonie, si l'intendant est un Jean Talon, le premier d'entre eux, pour sa ruine, si l'intendant est un Bigot, le dernier intendant de la colonie qui, plus que personne, contribuera à la perdre, s'il ne l'a pas délibérément livrée.

L'armée se compose de soldats venus de France ou nés dans la colonie, groupés en vingt-huit compagnies et en cinq régiments. Mais les habitants, agriculteurs et commerçants, sont tenus au service de la milice, sorte de garde nationale ou d'armée territoriale, appelée sous les drapeaux devant un danger pressant. J'ajouterai que quelques tribus, Abénakis, Montagnais ou Hurons sont d'utiles auxiliaires, éclaireurs, guides et conseillers, parfois des alliés terribles qui, lors des quatre guerres avec l'Angleterre, arriveront au château Saint-Louis, portant triomphalement pendues à leurs ceintures vingt ou trente chevelures anglaises ; Frontenac ou Vaudreuil seront obligés d'accueillir ces trophées avec un sourire qui, chez ces hommes sensibles du dix-huitième siècle, doit grimacer un peu.

C'est la note pittoresque de cette colonie : dans ces ruelles de ville française, à Québec, à Montréal, on voit alors circuler, à côté des rudes trappeurs de l'Ouest et du Nord qui arrivent couverts de fourrures, des Peaux-Rouges à moitié nus sous les plumes éclatantes. A l'Ange Gardien ou au Pot d'Etain, trappeurs et Peaux-Rouges, faute de l'eau-de-vie dont la vente est interdite, s'arrêtent boire peut-être les vins de Beaujolais ou de Suresnes.

Enfin, la colonie, pour terminer ce tableau, est bientôt remplie de prêtres. Le Canada, qui a, pendant un siècle, relevé de l'archevêque de Rouen, a reçu, en 1657, un vicaire apostolique, bientôt transformé en évêque. Et sous ce prélat venu de France, un clergé énorme et actif pullule, des nombreuses églises de Québec et de Montréal et des couvents des deux villes aux paroisses de la vallée et aux lointaines missions.

Ce doit être, n'est-ce pas, mesdames, un spectacle bien curieux que celui de ce Canada vers 1750, à la veille de la grande guerre qui va nous l'enlever : seigneurs français poudrés à frimas, vêtus de l'habit de velours et de la culotte de soie, dames à paniers et à mouches, gros financiers cousus d'or, mêlés aux trappeurs de la prairie vêtus de peaux de bêtes, aux jésuites à larges barrettes, aux sauvages à diadèmes de plumes, aux paysans métis et aux soldats de France à l'habit bleu de roi qui s'appellent La Sarre, Languedoc, Béarn, Guyenne et Royal Roussillon.

***

Ces soldats allaient passer au premier plan dans le cours du dix-huitième siècle.

Notre colonie prospérait ; mais plus elle prospérait, plus elle tentait ses voisins anglo-saxons.

De 1670 à 1750, elle n'avait, de fait, cessé de croître : l'agriculture y était admirable, les fermes magnifiques Prospérant, elle s'étendait. Obéissant au mot d'ordre parti de France, les gouverneurs lançaient de toutes parts des explorateurs que nous verrons lundi conquérir un monde à la France. Peu à peu, les colonies de la Nouvelle-Angleterre voyaient se forger un cercle qui, sous peu, je vous le montrerai, de la mer des Antilles à l'estuaire de Saint-Laurent, allait se refermer derrière elle. En outre, les nations Peaux-Rouges conquises s'unissaient très intimement à nous. Dans l'assemblée de Montréal, on devait voir, en 1700, le gouverneur, M. de Callières, acclamé par les délégués de toutes les tribus : le patriarche des Indiens, Kondiaronk, étant mort au cours de cette assemblée, on l'enterra vêtu de l'uniforme de capitaine français. Le calumet, allumé par le gouverneur, avait passé de lèvres en lèvres et on avait entonné le Te Deum pour célébrer l'alliance des Français et de toutes les nations Peaux-Rouges.

Tant d'heur et tant de gloire devaient susciter la jalousie furieuse de l'Angleterre. Les colons anglais, même quand, officiellement, la France était en paix avec Albion, essayaient de jeter sur le Canada tantôt des bandes d'aventuriers, bandits des bois et pirates des rivières, tantôt les Iroquois, seuls sauvages irréconciliables.

Mais dans les périodes de guerre entre la France et l'Angleterre surtout, la colonie était sans cesse menacée. De 1685 à 1696, Frontenac dut tenir tête à l'invasion, admirable Français qui, sommé de capituler de Québec, cria au parlementaire anglais qu'il ne savait répondre que par la bouche de ses canons, força l'amiral anglais Phibs à lever le siège, reprit l'offensive, fit enlever les postes anglais, fonda des avant-postes avancés et menaça à son tour les colonies anglo-saxonnes.

Pendant la guerre de succession d'Espagne, autres engagements. L'Acadie est envahie et nous est définitivement enlevée en 1710 — ce qui livre aux Anglais l'estuaire du Saint-Laurent.

Et après une période de paix au cours de laquelle, de nouveau, le Canada s'élance sous les gouvernements de Vaudreuil et de Beauharnais, c'est la terrible guerre de Sept ans qui va amener l'invasion et la perte de notre belle colonie.

Je m'arrêterai peu à ces événements, et cependant, j'en aurais grande envie. Vous savez, en effet, avec quel courage les soldats français et miliciens canadiens luttèrent six années, un contre six, attaqués par de formidables forces de terre et de mer.

Le héros de cette défense, vous connaissez et vénérez tous son nom : c'est Louis de Montcalm.

William Pitt avait juré que l'Angleterre aurait le Canada : il était temps de mettre fin à l'empire français d'Amérique, de briser le cercle dont on enserrait les colonies anglaises et d'arracher enfin à la couronne des Bourbons ce magnifique fleuron colonial. Quarante-cinq mille Anglais sont jetés sur le Canada ; Montcalm n'a pas huit mille hommes. Mais de quelle trempe ! Quatre armées anglaises sous Prideaux, Stamvô, Amherst et Wolfe convergent sur Montréal et Québec.

Mais sans cesse Montcalm rompt le cercle. Quoique assez mal soutenu par le gouverneur, Vaudreuil, trahi probablement par l'intendant Bigot et ses subdélégués dont il a dénoncé à Versailles les friponneries, abandonné par le cabinet de Versailles qui, à la vérité, doit soutenir -une terrible guerre en Europe, Montcalm peut, quatre ans, faire front.

Ce gentilhomme du Languedoc — petit et râblé — a toutes les vertus de France : il est brave, entreprenant, souple, spirituel et bon, galant homme, rude soldat, chef qui fanatise ses troupes, habile négociateur qui séduit tour à tour les paysans canadiens d'abord méfiants vis-à-vis de ce beau seigneur envoyé par Versailles, et les Peaux-Rouges qui bientôt l'adorent comme un dieu.

Il sait utiliser tous ses dons au service du pays, opposant à l'Anglais toutes les forces dont il peut disposer, soldats de France dont il surexcite le courage, miliciens chez lesquels il substitue le patriotisme vraiment français au patriotisme purement canadien, sauvages qui finissent par le croire invincible et infaillible.

Dès août 1756, Montcalm prend l'offensive, court vers la frontière sud, bat à Chaougen une armée anglaise forte de vingt-cinq mille hommes et, sur les bords du lac Ontario, peut faire élever une croix avec l'inscription : In hoc signo vincunt, et cette autre toute classique : Manibus data lilia plenis. Et l'effroi est tel chez les Anglais que l'un des lieutenants de Montcalm, Villiers, à la tête de cinquante-cinq hommes, se porte jusqu'à vingt lieues de Philadelphie et fait trembler les Anglais dans New-York. Les sauvages accourent en foule pour saluer le vainqueur de Chaougen.

Apercevant Montcalm, ils furent surpris : t Nous avons voulu voir ce fameux chef qui, en mettant pied à terre,

a foulé aux pieds l'Anglais. Nous pensions que sa tête se perdait dans les nues. Tu es petit, mon père, mais nous voyons dans tes yeux la grandeur des pins et le vol de l'aigle.

L'année suivante, les Anglais reviennent en force : Montcalm qui, rentré à Québec, a essayé de rétablir la paix entre le gouvernement et l'autorité militaire, entre l'intendant et l'autorité ecclésiastique, court former le camp de Carillon et, le 7 juillet 1758, enfonce à Carillon même l'armée ennemie.

Mais là où il n'était pas, on perdait du terrain : en septembre de la même année, les Anglais prennent Louisbourg et le fort Frontenac — et le Canada est débordé. Quelques semaines après, les Anglais envahissaient décidément la colonie. ... Les Anglais sont au moins six pour un, écrit Montcalm à sa femme.

Le 14 novembre, il écrit : Nous avons fait de notre mieux en 1756, 1757, 1758. Ainsi soit-il en 1759. Que pouvait-il faire, sinon se battre désespérément et mourir ?

On ne le secourait pas. Bougainville envoyé à Versailles se heurtait à des refus, car on était tout à la guerre continentale. Monsieur, lui dit le ministre de la marine, Berryer, quand le feu est à la maison, on ne s'occupe pas des écuries. On n'envoya pas un soldat à Montcalm et cinquante mille Anglais cernaient le Canada. Lorsque le fort Niagara, notre dernière défense au sud-ouest, eut succombé le 27 juillet 1759, Montcalm se jeta dans Québec et entreprit de le disputer à l'ennemi.

Il avait en face de lui Wolfe, vrai Anglais, froid, dur, mais ardent patriote et bon général qui avait juré d'attacher le fleuron canadien à la couronne du roi George.

Montcalm le tint cependant cinq mois en échec. A la bataille de Montmorency, quelques régiments français battirent encore toute une armée anglaise. Les Canadiens, qui avaient d'abord paru presque indifférents, se montrèrent, en cette magnifique journée du 29 juillet 1759, rejetant l'ennemi de l'autre côté de cette rivière Montmorency qui couvrait Québec. Wolfe rôda deux mois autour de la ville avec sa flotte ; le 12 septembre au matin, il surprit, par la faute d'un officier, le poste de l'anse de Foulon et put occuper le plateau d'Abraham qui domine Québec. Là se livra la bataille décisive : les Anglais étaient trois contre un.

Montcalm fut frappé presque au début de l'action ; Wolfe mourut presque à la même heure. Quelques heures après, soldats français et miliciens en déroute, après s'être admirablement battus, rentraient à Québec : les Peaux-Rouges se faisaient jusqu'au dernier massacrer pour la France et le grand chef blanc. Quel amour nous avions dû leur inspirer !

Montcalm, transporté dans l'église des Récollets, y mourut en héros chrétien. Il savait le Canada perdu : il écrivit à Wolfe dont il ignorait la mort : J'étais leur père : soyez leur protecteur. Et il faut reconnaître que l'Angleterre a entendu — à la vérité bien des années après — les dernières volontés du mourant.

Avec quelle émotion, mesdames, j'ai visité, dans l'église même où il a rendu le dernier soupir, la tombe de ce Français qui, vivant, combattant et mourant, sauva l'honneur. Que dis-je, sauva ! Qui porta si haut l'honneur français que le prestige en reste indestructible dans la vallée du Saint-Laurent.

Vaudreuil et Lévis essayèrent encore de disputer aux Anglais les débris de la Nouvelle-France. Mais Québec avait capitulé : on ne put, en dépit d'une tentative désespérée, reprendre la ville. Et le 8 septembre 1760, Vaudreuil signait de Montréal la définitive capitulation qui livrait le Canada à l'Anglais. Ce jour-là, le vaillant Lévis brisa son épée et fit brûler les derniers drapeaux français. Le 18 octobre, le navire l'Aventure mettait à la voile, emportant le marquis et la marquise de Vaudreuil et, sous Lévis, les officiers français.

L'excellent poète canadien, Chapman, a écrit sur ce départ un poème où l'on sent courir un sanglot :

Et le vieux drapeau blanc disparut de nos plages

Emportant dans ses plis les lambeaux de nos cœurs.

Nos drapeaux, grâce à Dieu, n'ont que métaphoriquement emporté les cœurs. Braves cœurs qui là-bas restaient — et restent fidèles au vieux pays.

En 1760, nous laissions derrière nous soixante mille paysans français : les chefs s'en étaient allés, officiers de l'armée de Montcalm, seigneurs de la vallée du Saint-Laurent, administrateurs et financiers. Au-dessus de ces soixante mille paysans toute une invasion anglaise déferlait. Nul ne doutait que, submergés, les soixante mille paysans français disparussent peu à peu avec le sang et le parler de France.

Or à l'heure qu'il est, trois millions de Canadiens, parlant la langue de France, cultivant l'esprit de France, se recommandant du sang de France, célébrant les gloires de France et se parant des traditions de France, peuplent le nord de l'Amérique. Deux millions ou à peu près occupent la vallée du Saint-Laurent : un million environ débordent sur les États-Unis où, seuls parmi les immigrants, ils gardent comme un dépôt précieux la langue des aïeux. Pullulant à l'heure où nous diminuons, nos frères de là-bas propagent notre sang et notre dialecte. Entre eux ils s'appellent des Français.

Ils se sont imposés au vainqueur : j'ai dîné chez l'honorable président du Sénat canadien à Ottawa, qui était un Français, avec trois ministres français. Sir Wilfrid Laurier, un descendant d'Angevins, semblait alors — sous la haute hégémonie de l'Empire britannique — le président d'une république à moitié française.

Quelques jours après, je parlais à Montréal dans une magnifique université française où, croyant retrouver des cousins éloignés, je retrouvais vraiment des frères. J'étais entouré d'un clergé français, d'une société française.

Et enfin, j'étais, peu de jours encore après, promené dans Québec, puis sur les champs de bataille de Montmorency et d'Abraham par le sheriff de Québec, M. Ch. Langelier, qui, me renseignant, s'attendrissait avec moi sur les souvenirs de gloire.

Mais rien ne m'a plus ému que ces trois cents ou quatre cents bambins des écoles primaires de Montréal qui, réunis à l'école du Plateau, m'entouraient de frimousses toutes pareilles à celles d'écoliers de Rouen, de Rennes, d'Angers ou de Paris et que j'aurais voulu embrasser tous.

Et puis un dimanche un char — respectons la langue canadienne — m'a amené à travers la plaine immense couverte de neige vers une paroisse rurale, le Sault de Récolet, où j'ai entendu le prône fait en français par un excellent curé français : de toutes les fermes arrivaient, dans leurs traîneaux, de rudes paysans au teint rose, sous leurs bonnets de castor, et dans lesquels il me plaisait de saluer les descendants des courageux compagnons de Champlain, des vaillants miliciens de Montcalm.

Honnêtes, droits, courageux, laborieux, heureux, ils représentent avec honneur notre race au delà des mers.

Pouvons-nous dire qu'ils ont travaillé en vain, ceux qui ont là-bas labouré et semé, du seizième au dix-huitième siècle ? Personne de vous ne le pense.

Nous avons perdu la terre ; mais la terre continue à produire pour nous, non plus, comme autrefois, les épis pleins et les fruits savoureux, mais une moisson de cœurs français.

Nous n'allons pas quitter l'Amérique, puisque lundi prochain, sortant de la vallée du Saint-Laurent, nous allons nous jeter dans la vaste vallée du Mississipi, à la suite de ceux qui, partis de Québec, ont fondé pour un siècle un autre empire français, cette Louisiane que j'ai trouvée, de Saint-Louis à la Nouvelle-Orléans, pleine de souvenirs français.

Mais la Louisiane est fille du Canada, et c'est sans cesse à l'admirable colonie perdue que nous ramèneront lundi les exploits de ceux qui n'entendirent que l'agrandir et la magnifier.

 

 

 



[1] Cf. les conférences de la deuxième série.

[2] Je rappelle que la conférence est faite en 1913.