L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

 

II. — LA FRANCE DANS LA MÉDITERRANÉE.

 

 

Les restes de la domination française dans la Méditerranée. — Le génie normand. — Robert Guiscard. — Les conquêtes normandes. — Une dynastie flamande à Constantinople. — Les principautés franques de Grèce. — Les Lusignan à Chypre. — Les Hospitaliers à Rhodes et à Malte. — Charles d'Anjou à Naples. — A la fin du treizième siècle, la Méditerranée tend à devenir une mer franque ; le prestige du roi Louis IX.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Dans le printemps de 1896 — j'étais alors à notre école de Rome — je partis, avec deux camarades particulièrement avertis, pour le royaume des Deux-Siciles. je dis particulièrement avertis, car l'un étudiait les reliques artistiques de la double domination française — normande et angevine — dans le royaume de Naples, l'autre se livrait à des travaux analogues à travers la Sicile. Ils m'initièrent alors sur place aux résultats de leurs explorations. Bien loin de France, je vis, pendant deux longs mois, d'admirables monuments élevés, de l'extrémité occidentale de la Sicile qui regarde l'Afrique aux plaines de Pouille et de Basilicate, par des princes dont les aïeux étaient venus de Caen, d'Angers et de Paris.

Ces princes avaient apporté avec eux la civilisation française. Elle se mariait d'une façon singulière et souvent heureuse aux civilisations byzantines on sarrasines qu'après la civilisation hellénique avait connues ce qu'on appelait jadis la Grande Grèce.

A Palerme, j'allai visiter la chapelle palatine et ces voûtes où la Normandie s'allie à l'Orient.

C'est en 1132 que le roi Roger II des Deux-Siciles, descendant, je vous le dirai tout à l'heure avec plus de détails, d'un petit seigneur du Cotentin, et, de son vivant, l'un des plus grands princes de la Méditerranée, bâtit cette chapelle : le style primitif était le gothique normand, mais les ogives ont parfois pris le caractère des architectures arabes et sont, par ailleurs, supportées par des colonnes antiques jadis arrachées aux temples grecs. La nef a un plafond dont le temps a admirablement patiné la croûte d'or : c'est un plafond sarrasin, orné d'inscriptions en arabe, et les mosaïques du pavé sont byzantines. Mais, je le répète, le vieux style normand prédomine.

Le prince qui, issu des rives de la Basse-Seine, a bâti cette chapelle, est enterré non loin de là dans la magnifique cathédrale, l'Assunta, commencée aussi par lui. Un sarcophage de porphyre sombre contient ses ossements. Et, à côté, se voit un autre sarcophage, celui-là antique, où repose la dernière princesse normande de Sicile, Constance de Hauteville : ayant ouvert ce sarcophage, on y trouva la petite-fille des chevaliers du Cotentin couronnée d'un diadème byzantin aux gemmes merveilleuses.

Si, de Palerme, je passe à Naples, négligeant mille reliques de la domination, des dominations françaises, je vous demande de me suivre à l'église Santa Chiara. Elle a été bâtie en 1310 — près de deux siècles après la chapelle palatine de Palerme — par un autre grand roi, Robert, qui, petit-neveu de saint Louis, appartenait, lui, à la maison d'Anjou. L'église est gothique, c'est-à-dire française ; mais l'Italie l'a envahie, car colonnes et voûtes se parent de mille couleurs. Cependant la France reste présente : en des tombeaux d'un gothique fleuri reposent dix princes, ayant tous appartenu à la maison capétienne. Derrière le maître-autel, le splendide tombeau de Robert le Sage porte, à la louange du roi angevin de Naples, une inscription due, me dit-on, à Pétrarque, son contemporain.

Comme j'exprimais l'émotion que me causait la vue de ces restes magnifiques de deux empires français en des terres qui aujourd'hui nous sont si étrangères, un ami, qui a beaucoup couru la Méditerranée, me dit : Votre émotion serait fréquente si vous me donniez six à sept mois de votre vie et si vous me permettiez de diriger votre croisière. De Beyrouth à Chypre, d'Athènes et de Thèbes à Jérusalem, de Rhodes à Malte, je vous ferais visiter églises, palais, châteaux forts qui furent élevés par des Français, maîtres de ces terres. De l'Acropole d'Athènes où un duc français a bâti le palais des Propylées, aux églises que notre savant ami Enlart a identifiées dans l'île de Chypre, vous suivriez à la trace les Français à travers toute la Méditerranée. Vers 1250 — à l'époque où Louis IX commençait de gouverner la France — des souverains d'origine française régnaient à Naples, Palerme, Constantinople, Athènes, Thèbes, Saint-Jean-d'Acre et Chypre. Au quatorzième siècle, des Lusignan se sont intronisés jusque dans l'Arménie, et des chevaliers, presque tous Français, sont pour deux siècles maîtres de l'île de Rhodes, qu'ils ne perdront que pour s'établir à Malte où la ville de La Valette rappelle le plus illustre d'entre eux. Ce serait un beau voyage à faire et à écrire, le voyage d'un Français à travers une France qui irait des déserts d'Arabie à la porte de Rome.

Ce voyage, je ne pus le faire et par conséquent ne vous le raconterai pas. Mais il parait nécessaire, après avoir, lundi, étudié la fondation, l'organisation et la perte des colonies de Terre Sainte aux douzième et treizième siècles, de sortir de Palestine pour dire sur quels points précis ces Latins qualifiés Francs — parce que neuf sur dix de leurs soldats et de leurs chefs étaient Français — établirent leur domination et comment elle disparut ou se transforma. C'est ce que nous allons faire aujourd'hui avant de quitter, pour l'Amérique et l'Inde plus lointaines, le bassin de la Méditerranée.

L'inconvénient du sujet à traiter est qu'il va falloir nous disperser un peu : lundi dernier nous restions dans les limites de la Syrie et nous avons pu nous arrêter longuement à Jérusalem, où nous avons vu s'organiser ce singulier État féodal de Palestine en pleine terre orientale. Aujourd'hui il va falloir — soyons modernes — monter en aéroplane et voir d'un peu haut et un peu vite. Songez qu'il s'agit du bassin méditerranéen tout entier. Si nous nous dispersons, prenons-nous-en à ces diables de Français dont, lundi, nous entendions un empereur allemand vanter la féconde activité et qui vraiment allèrent partout et partout laissèrent leurs traces.

***

Nous avons vu, lundi, s'ébranler la première croisade faisant le dénombrement des grands chefs, je vous en ai signalé deux et non des moindres, Bohémond et Tancrède, qui, ai-je dit, quoique princes siciliens, représentaient cependant, eux aussi, le sang français parmi tant d'autres seigneurs de notre pays. L'affirmation a pu surprendre. Comment ces Français partaient-ils de Sicile ? Depuis quand y étaient-ils ? Qu'y faisaient-ils ? Autant de questions auxquelles je voudrais répondre tout d'abord, car cette étonnante épopée normande en Méditerranée c'est une partie importante de notre causerie d'aujourd'hui.

Lorsque, dans ma dernière conférence, j'examinais les éléments dont se constituait l'esprit d'expansion français, j'en trouvais trois : le Gaulois qui aime s'aller promener, le Romain qui aime conquérir, le Franc qui aime porter au delà de ses frontières les idées qui lui sont chères. Je n'ai indiqué que tout à fait en passant un quatrième élément qui prend bientôt cependant une importance considérable : l'élément normand. C'est que je me réservais d'en parler en cette conférence où il va jouer un grand rôle, en attendant que je vous le montre très agissant en Canada et Louisiane.

Il n'y a pas de race plus aventureuse en même temps que plus pratique.

Mon maître, Albert Sorel, qui était Normand dans les moelles, avait, avec un constant intérêt, étudié sa province : dans la dernière entrevue que j'eus avec lui presque à la veille de sa mort, il m'entretint du dessein qu'il nourrissait de consacrer ses dernières années à l'étude de la Normandie. Mais déjà, dans des études détachées, articles, discours, conférences, il avait défini le génie normand : il l'avait étudié du Danemark d'où sont venus probablement les Vikings, au Canada qu'ils colonisèrent en grande partie : il l'apercevait identique à lui-même dans des personnages pourtant fort différents, comme Corneille, Flaubert et Maupassant.

Ce génie normand est double. Sorel, qui lui-même était un magnifique mélange d'imagination hardie et de bon sens solide, trouvait ce mélange chez tous ceux de sa race. La grande aventure séduit le Normand, mais il n'en a jamais entrepris une sans la soumettre à la raison avant ou sans en tirer, après, d'utiles profits. C'est un magnifique tempérament que celui du Normand ; il a rendu à notre pays d'incalculables services.

La grande aventure, c'est l'histoire des Normands. Les aïeux vinrent des brumeux fjords danois ou norvégiens, le fabuleux pays d'Odin où, dans le brouillard blanc, chevauchent les Valkyries. Dans leurs barques à têtes de monstres qui semblaient de chimériques baleines, ils avaient exploré les côtes de Sibérie, l'Islande, le Groenland et, quatre siècles au moins avant Christophe Colomb, jeté des guerriers dans la vallée du futur Saint-Laurent en plein continent américain où l'on commence à retrouver leurs traces. Car ce n'étaient pas des barbares tels que les Huns, les Vandales et les Goths. Ils étaient colonisateurs autant que conquérants. Lorsqu'ils tinrent, après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la bonne terre de Neustrie, cette belle vallée de la Basse-Seine, ils s'y établirent solidement et lui firent rendre tous ses fruits.

Il reste des très anciens conquérants normands, à leurs fils, un appétit singulier des grands gestes épiques. Cet appétit les portera des rives de la Normandie aux côtes d'Angleterre, à Hastings où Guillaume de Normandie conquerra un royaume britannique, aux bords azurés de Sicile, aux murailles roussies de Rome, aux rues de Byzance, au Saint-Sépulcre de Jérusalem et aux villes de Mésopotamie, aux îles Canaries, aux Antilles, aux terres vierges qu'arrose le Saint-Laurent.

Sorel faisait remarquer que lorsque le Normand écrit, le même souffle, qui souleva jadis les épées, dirige souvent les plumes. Corneille conquiert l'Espagne derrière le Cid, Flaubert se plaît aux épiques horreurs de Salammbô et Maupassant a dit les désirs fous de partir, de s'en aller avec les bateaux... vers le pays aux grands fleuves et aux belles filles pâles et cuivrées, aux lions libres et aux rois nègres.

Mais si le Normand est épique, il est calculateur. Corneille se jette dans les grandes passes d'armes, Romains et Albains, Maures et Castillans, mais soudain il se reprend :

..... Souffrez que je respire

Et que je considère en l'état où je suis

Et ce que je hasarde et ce que je poursuis.

Ce sont des héros madrés. Ils le furent toujours. Rolon fit un marché magnifique ; ce fut lui qui dut donner le surnom de Simple au roi Charles qui lui céda le plus beau morceau de son royaume.

Et ce que je hasarde et ce que je poursuis. Il ne devait pas penser autrement ce Robert le Normand que nous allons voir dominer l'Italie méridionale et qui était surnommé le Guiscard, c'est-à-dire l'Avisé. Tous les Normands sont des Guiscards. Et c'est tant mieux pour nous depuis qu'ils sont nôtres. Ils réunissent en effet, mieux que tout autre Français, les deux qualités nécessaires à qui veut coloniser : l'audace qui pousse au lointain voyage ou à l'aventureuse conquête et l'esprit pratique qui sait tirer profit du voyage et de la conquête.

***

Ce sont eux qui, les premiers, fondèrent loin de France un royaume français. En 1016, quarante pèlerins normands, revenant de Terre Sainte, passèrent par Salerne. Salerne est une délicieuse ville byzantine au sud de Naples. Un duc d'origine lombarde y régnait, mais s'y défendait mal contre les Byzantins auxquels ses pères avaient jadis pris la ville et les Sarrasins qui, maîtres d'une partie de l'Italie méridionale, la lui voulaient prendre. Car cette Grande-Grèce, Pouille, terre de Bari, terre d'Otrante, Campanie, Calabre, Sicile, était depuis un siècle disputée entre les Byzantins venus de l'est, les Lombards venus du nord et les Sarrasins venus du sud, de la Tripolitaine actuelle qu'ils possédaient.

Le duc de Salerne était donc, en 1016, assailli par ces derniers. Les quarante chevaliers normands mirent leur bonne épée au service du Lombard. C'est le Normand épique qui avait délivré le duc Guaimar ; mais le Normand pratique réfléchit, revenu à sa Normandie, qu'il y avait là belle terre à conquérir et que si les Sarrasins étaient si faciles à mettre en déroute, les Lombards, qui se défendaient si mal, seraient facilement évincés. Ils racontèrent qu'il y avait là un beau coup à faire. Ils revinrent en reconnaissance avec cent, puis deux cents, puis mille compagnons entre 1020 et 1040. Il leur manquait des chefs. Ils les trouvèrent enfin.

Dans un château de Cotentin, le château de Hauteville — le village s'appelle Hauteville-la-Guichard dans le département de la Manche —, vivait un seigneur, Tancrède, arrière-petit-fils sans doute d'un des Vikings venus des rives de la Baltique, mais qui — en l'an de grâce 1040 n'était qu'un bon seigneur français suivant le droit féodal.

Ce seigneur avait de nombreux fils : l'un d'eux s'appelait Robert et était, je vous l'ai dit, surnommé le Guiscard, l'Avisé, d'autres Guillaume, Drogo, Umphroy, Roger.

Robert trouvait le domaine de Hauteville fort étroit pour son esprit d'aventure, de conquête et de proie. Mais il était le Guiscard et pensait, en bon Normand, qu'il ne faut tout de même pas, sans réflexion, lâcher un tiens pour deux tu l'auras. Il poussa ses frères à aller voir de quoi il retournait dans ce fameux pays d'Italie. Guillaume, Umphroy et Drogo partirent à l'aventure, avec quelques hommes d'armes : une fois en Pouille, ils groupèrent les Normands débarqués depuis trente ans et s'en firent une armée. Un an après, ils avaient enlevé la Pouille aux principicules lombards et grecs, battu une petite armée byzantine venue à la rescousse, dispersé des Sarrasins et, en 1043, à Melfi, ils se partagèrent le pays. Guillaume, l'aîné des conquérants, prit le titre de duc des Normands de Pouille, ce qui montre bien la disposition de ces conquérants et celui du moyen âge de fonder dans le milieu conquis des colonies autonomes : de même Baudouin Ier s'appellera roi des Latins de Jérusalem.

Le Pape, effrayé de la présence de ces aventuriers, marcha contre eux. C'était un grand pape, Léon IX. Ils allèrent au-devant, le battirent, le firent prisonnier. Que croyez-vous qu'ils firent ? Pensez-vous qu'ils le traitèrent en vaincu, en captif à merci ? Inaugurant la politique concordataire, si j'ose dire, nos Normands se jetèrent aux pieds de leur captif surpris et lui demandèrent sa bénédiction. Moyennant une si belle attitude — c'est celle qu'adoptera François Ier après Marignan, et à peu près Bonaparte après Marengo —, ils purent lui demander autre chose qu'une bénédiction : ils lui demandèrent son alliance et tout d'abord qu'il leur reconnût, et par là, leur assurât la possession de leur conquête.

C'est alors que le Guiscard se décida à partir pour cette fameuse Italie. Il y parut et s'y fit acclamer chef. En 1057, il était le maître de la moitié de l'Italie méridionale. Son plus jeune frère, Roger, étant enfin arrivé, il l'envoya conquérir la Sicile sur les Sarrasins. En rosi, les Normands tenaient ainsi toute l'extrémité de 1-Italie et la grande île par-dessus le marché. Le marché avait été. bon. En cette année-là, l'envie leur prit d'aller à Rome. Grégoire VII y était menacé par les Allemands : Robert vit là une magnifique occasion. Il courut au secours du Pape au nom de la sainte foi catholique et délivra le pontife. Mais il le mit prestement dans sa poche, passez-moi le mot. Et mettre Grégoire VII dans sa poche Grégoire VII, le pape de Canossa ! — il fallait être un. Normand et demi pour cela. Il pensait se faire donner par cet illustre allié, ainsi inféodé, toutes les autorisations de régner à Rome et même à Constantinople. Car le fils du petit seigneur de Cotentin rêvait tout simplement de reconstituer l'Empire romain en Méditerranée. Grégoire mourut trop vite, quelques mois après que ses libérateurs l'eussent fait leur demi-prisonnier. Le Guiscard, cependant, ne renonça pas au voyage d'Orient, et il se préparait à aborder la Grèce, lorsqu'à Corfou, il mourut lui-même subitement, en juillet 1085, à la grande joie de l'empereur de Byzance, Alexis Comnène.

Il laissait deux fils : l'un d'eux, Roger, lui succéda dans le duché de l'ouille, et, après lui, un Guillaume, son petit-fils, tandis que l'autre fils, Bohémond, et son neveu Tancrède s'en allaient conquérir, nous l'avons vu lundi dernier, deux principautés d'Asie, Antioche et Édesse oit ils fondaient des dynasties normandes : je vous ai montré Tancrède, prenant le titre d'émir et portant le turban. Plus tard, Bohémond, dépossédé d'Antioche, entendra prendre une illustre revanche en reprenant les projets de son père sur l'Empire d'Orient et mourra au moment où il commençait l'attaque. Il s'en est fallu alors de rien que, dès le début du douzième siècle, il y eût un empereur français à Byzance — ce qui d'ailleurs n'allait pas tarder, nous le verrons, sauf que ce sera non un Normand, mais un Flamand.

Cependant, une autre dynastie normande s'installait en Sicile. Le cadet du Guiscard, Roger, avait conquis en partie l'île en 1070 et y avait eu comme successeur son fils Simon en r 'or, puis son petit-fils Roger II, en 1105. En 1127, celui-ci, personnage de grand esprit, réunit l'héritage continental de son grand-oncle resté en déshérence après la mort de Roger de Pouille, et posséda ainsi les deux rives du détroit de Messine. Il s'estima dès lors assez grand seigneur pour se proclamer souverain et baptiser son double domaine du nom un peu bizarre de royaume des Deux-Siciles.

Mais qui possède les Deux-Siciles tourne fatalement des regards ambitieux, tantôt vers la côte albanaise et tantôt vers la côte africaine. Le roi Victor-Emmanuel nous en est aujourd'hui un exemple vivant. Je n'ose dire qu'il regarde à la fois Tripoli et Zara — ce qui lui donnerait une étrange physionomie. Mais peu s'en faut[1].

Robert Guiscard et Bohémond avaient guigné la Grèce : Roger Ier, bon chrétien, partit en guerre contre l'Afrique. En 1135, il conquit l'île de Djerba dans le golfe de Gabès. Comme il était Normand, il laissa Tripoli lui arriver tout seul. Le prince arabe qui y régnait, un Hasan, de la dynastie Zirite, se reconnut son vassal. En 1146, l'amiral normand Georges d'Antioche se décida à transformer le protectorat en gouvernement, et prit Tripoli ; et ce précédent ferait plaisir aux maîtres actuels de l'Italie. Mais il ne s'arrêta pas là, prit Gabès, Sousse, Sfax et rendit tributaires Tunis et Bône. En 1048 donc, une dynastie française tenait les deux rives de la Méditerranée. Alors Roger songea à tenir aussi les deux rives de la mer Tyrrhénienne et il jeta son amiral sur la Morée, puis sur Thèbes. Il s'empara d'une partie de la Grèce.

Là, comme partout, nos Normands se montrèrent pratiques. Dans son royaume, Roger avait admirablement administré : il avait su avec une rare souplesse, celle que déployait son cousin Tancrède en Mésopotamie, s'accommoder aux mœurs des habitants, ne froisser ni les croyances, ni les traditions ; les musulmans n'avaient été ni expulsés, ni persécutés ; les Byzantins avaient été admis dans l'administration. Les monnaies portaient des devises arabes et grecques. La cour même avait une physionomie orientale. Les poètes arabes en célébraient la magnificence. Roger avait protégé les sciences, encouragé la médecine, porté le commerce à un rare degré de prospérité, élevé ces magnifiques monuments dont le souvenir m'est si présent, à Palerme, à Cefalu, et également enrichi les artistes et les artisans. Ce Normand, qui conquérait l'Afrique, avait une armée d'Arabes — comme nous avons nos turcos — et, par ailleurs, Palerme et Amalfi devenaient les rivales commerciales de Venise et de Pise. De Thèbes, Roger fit venir les ouvriers en soieries à Palerme et Salerne avec tous leurs métiers. C'est un beau trait de conquérant intelligent. Mais, d'autre part, il sembla prêt à organiser la Grèce à la normande — je veux dire fort habilement, comme la Sicile — en y ménageant la race et la religion. Mais il mourut en 1154, au moment où il allait se jeter sur Constantinople, et son fils, qui ne le valait pas, abandonna Grèce et Afrique. Déjà la dynastie s'amollissait au soleil du Midi.

J'ai vu la statue de Roger sur la façade du Palais-Royal de Naples. Ce palais semble nôtre : on y a placé huit statues représentatives des huit dynasties qui se succédèrent à Naples : sur ces huit statues, quatre sont françaises : Roger le Normand, Charles l'Angevin, frère de Louis IX, Charles de Bourbon, petit-fils de Louis XIV, et le cavalier de Quercy, Joachim-Napoléon Murat. Et allez donc nous raconter que les Français ont toujours aimé rester chez eux !

Sous la dalmatique byzantine, Roger garde la tête du Viking normand : il était grand, carré, roux avec les yeux bleus et le teint pâle. II était resté du Nord et il avait tenu trois côtes de la Méditerranée.

Vous savez que la dynastie fut absorbée par celle des Hohenstaufen lorsque Constance de Hauteville — arrière-petite-fille de Roger II — eut apporté en 1186 la couronne à son époux, Henri VI, empereur germain.

Après 1186, le royaume des Deux-Siciles échappe donc à la dynastie partie de Normandie. Mais, nous le verrons, cinquante ans plus tard, une autre dynastie française viendra régner sur ses bords, l'angevine, directement issue de nos rois ; et, pour des siècles, Naples restera domaine français.

***

Cependant, de l'autre côté de l'Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, cette Grèce, qu'avaient convoitée les Normands, devenait, presque tout entière, terre française par la plus singulière des aventures. De 1204 à 1261, Constantinople, pourvu d'une dynastie sortie de Flandre, va être le centre d'un Empire d'Orient franc. Et de cet Empire — même après la reprise de Constantinople en 1261 — de grands débris subsisteront jusqu'à la fin du quatorzième siècle, ce fantastique duché d'Athènes et de Thèbes, cette principauté d'Achaïe, cette principauté de Morée, ces baronnies installées, non plus, comme celles que nous étudiions naguères, dans des villes bibliques, Jéricho ou Bethléem, mais dans des villes de l'antiquité classique, Patras, Sparte, Corinthe, Chalcis, Thèbes, Athènes.

Je ne vous rappellerai que pour mémoire qu'en 1198, une croisade — que nos manuels appellent la quatrième croisade — fut décidée, dont la direction fut prise en 1199 par les comtes de Champagne et de Blois auxquels s'adjoignirent Baudouin de Flandre et Boniface de Montferrat ; que, n'ayant pas de vaisseaux et en ayant besoin, les chefs croisés négocièrent avec Venise le transport des troupes (environ 35.000 hommes), et obtinrent moyennant 85.000 marcks d'argent (4.200.000 francs) le concours de la République dont le chef, le doge Dandolo, s'engagea lui-même sous la croix ; que, ne pouvant payer les marcks promis, les chefs de la Croisade consentirent à satisfaire Venise en assiégeant Zara en Dalmatie qui gênait le commerce de Venise — Venise a été l'Angleterre du moyen âge —, et dont ils s'emparèrent en 1203 ; que, mis en appétit, ils s'acheminèrent, toujours poussés par Dandolo, vers Constantinople qu'ils trouvèrent en révolution ; qu'appelés par un parti, ils intervinrent dans l'événement ; qu'accueillis, puis chassés, ils assiégèrent, pour se venger, la capitale de l'Empire d'Orient et que finalement, le 5 novembre 1203, ils entrèrent dans Byzance prise d'assaut, événement qu'un tableau célèbre de Paul Delacroix immortalise.

Le même jour, ils mettaient fin à la dynastie des Comnène et installaient sur le trône la dynastie flamande avec Baudouin Ier proclamé empereur d'Orient.

On tenait la tête de l'Empire. On en dépeça le corps. Venise en obtint de magnifiques morceaux. Le baron piémontais Boniface de Montferrat reçut une manière de royaume dont la capitale fut Thessalonique — la Salonique actuelle. Le reste de l'Empire tomba presque exclusivement entre les mains des chefs francs. En Asie, un Étienne de Perche eut Philadelphie, un Macaire de Sainte-Menehould Nicomédie, un comte de Blois Nicée et toute la Bithynie. On partagea la Thrace entre un comte Hugues de Saint-Pol, un comte René de Trit. Les Français revendiquaient toute l'Asie Mineure, se servant d'un argument péremptoire : il était de notoriété, disaient-ils, que les rois francs de la première race descendaient de Francus, petit-fils de Priam, roi de Troie. Troie fut à nos ancêtres, criaient-ils lors de la séance du partage. Allez nier l'utilité de l'histoire — et même de la légende.

Mais ce qui fut plus intéressant, ce fut le partage et l'organisation de la Grèce proprement dite.

Ici il ne s'agit plus ni de Normands ni de Flamands, mais de Comtois et de Champenois : et vous voyez que toute la France bientôt y passera.

Voici que part de Constantinople, au lendemain de la curée, un petit seigneur de Franche-Comté, Otton de la Roche-sur-Ognon. Comme il s'est bien battu, on lui a donné une baronnie, comme six siècles après Napoléon distribuera les trônes aux bons soldats — 'et quelle baronnie ! Cela s'appelle la baronnie d'Athènes et de Thèbes ! Ombres de Miltiade, d'Alcibiade, de Thémistocle ! Ombres de Pélopidas et d'Épaminondas ! Voici qu'un guerrier parti des bords de l'Ognon vous vient réveiller.

Les croisés — s'ils méritaient encore ce nom — furent bien accueillis. On n'aimait pas beaucoup Byzance à Athènes. Mais il y avait un exarque grec, un Sgaros qui défendit les Thermopyles et — classiquement — s'y fit écraser. A Athènes même, l'archevêque grec, Michel Acominate, qui voyait dans le seigneur de la Roche le soldat du pape de Rome, poussa les descendants de Périclès à la résistance et il fallut prendre d'assaut l'Acropole. Tout cela semble un rêve, comme d'ailleurs le couronnement d'un guerrier franc dans l'église de Bethléem ou le temple de Salomon auquel nous assistions lundi. Bref, on prit Thèbes, Athènes, Chalcis d'Eubée. Comme les Normands en Sicile, il faut reconnaître que les Latins furent fort modérés, garantissant les propriétés privées, les libertés locales et l'exercice du culte grec. Ils ne confisquèrent à leur profit que le domaine impérial et les biens des monastères. Cependant, ils ne purent se décider à laisser aux schismatiques le Parthénon, devenu église de la Paneghia et dont ils firent l'Église de la mère de Dieu. Oui, le Parthénon, que les prêtres grecs avaient transformé en église byzantine, un Comtois y installa le culte romain. Et Pallas Athénée, qui siège sur l'Acropole, vit les prêtres latins célébrer Dieu en latin après avoir vu les prêtres de Byzance le louer en grec. Toute cette histoire est fantastique.

Otton de la Roche-sur-Ognon était un bon Français : je veux dire que s'il goûtait les climats lointains, il ne les goûtait pas longtemps. Celui-là fit comme beaucoup de nos colons contemporains : il fut pris de la nostalgie, abdiqua la couronne de Cadmus et s'en revint vivre dans sa tour de la Roche, en la Comté. Il laissa ses États grecs à son neveu Guy et c'est ainsi que se fondent les dynasties. Car à Guy succéda Jean, à Jean Guillaume, à Guillaume Guy II qui, d'Athènes et de Thèbes, pouvait mettre sur pied une armée de quarante mille hommes. En mourant, il laissa (en l'an 1300) sa singulière principauté à son neveu Gautier de Brienne, d'une famille champenoise qui, à cette époque, eut des représentants un peu sur tous ces trônes d'Orient, de Constantinople à Jérusalem. Mais Gautier de Brienne, désireux d'étendre sa puissance, eut la sottise d'appeler une armée de Catalans, aventuriers qui, une fois débarqués, confisquèrent le pays et en expulsèrent Gautier, merveilleux aventurier qui allait promener à travers l'Europe son titre de duc d'Athènes et sera dix ans souverain de Florence.

***

Il s'était cependant organisé à côté, et bientôt au-dessus de ce duché d'Athènes et de Thèbes, un État supérieur, la principauté d'Achaïe et de Morée dont l'histoire nous est d'autant mieux connue qu'elle tomba entre les mains d'un historien et de sa famille. Tous ces événements nous sont en effet racontés par le célèbre Villehardouin qui prit part à la croisade de Constantinople et finit prince grec, ce qui pour un Champenois est, avouez-le, une étrange fortune.

Geoffroy de Villehardouin était parti pour la Morée avec cent chevaliers champenois et bourguignons et un millier d'archers.

Parmi ces cent chevaliers, écrit Buchon, on comptait des bannerets, de simples chevaliers, des barons non encore chevaliers et à leur suite des écuyers, des bacheliers et des damoiseaux, tous issus de nobles familles du Nord et du Centre de la France, tous animés du plus pur esprit de la chevalerie, des Champigny, des Nesle, des la Trémoille, des Rosières, des Neuilly, des d'Aunoy, des Bruyères, des Nivelet, des Chappes, des Balaincourt, un bon nombre de bourgeois des classes riches dont l'excellence différait fort peu dans le Midi de la France de celle des classes nobles et qui prenaient souvent une place éminente dans les affaires militaires et civiles, et plusieurs chevaliers-moines de l'ordre Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de l'ordre du Temple et de l'ordre Teutonique. Quelques prélats et autres ecclésiastiques, bien armés et bien montés, faisaient partie de ce noble cortège. On y comptait aussi des troubadours et trouvères nobles, comme des classes bourgeoises et des classes populaires, accompagnés de leur jongleur et ménestrel, sachant chanter les vers, s'accompagner de la viole et conter des prologues et contes historiques.

L'armée de Geoffroy prit Patras, Katakolo, Andravida, Coron, Kalamata, et, à Lakos, sept cents Français dispersèrent quatre mille Péloponnésiens, peut-être descendants des soldats de Léonidas et d'Agésilas. Après Agésilas, hélas !

Un autre seigneur de Champagne, Guillaume de Champlitte, s'était fait donner le fief de Morée par l'empereur latin de Constantinople. Il s'arrangea avec Villehardouin dont la famille attendit, pour saisir la principauté d'Achaïe et Morée, que Guillaume eût disparu. Alors les Villehardouin s'installèrent à Andravida encore qu'ils aient eu la vanité de se faire proclamer princes à Sparte. Et deux Geoffroy, puis un Guillaume de Villehardouin se succédèrent de 1202 à 1277, époque of : une fille de Guillaume, arrière-petite-fille de l'historien, Isabelle de Valois, avant épousé trois maris successifs — je vous ai dit lundi que ces filles de croisés enterraient très gaillardement trois princes époux —, ayant, dis-je, épousé trois maris, Philippe d'Anjou, des Angevins de Naples, Florent de Hainaut et Philippe de Savoie, porta le titre d'Achaïe dans les trois familles ; elles se le disputèrent deux siècles et se le disputaient encore bien longtemps après que les Turcs eurent réduit Sparte, Thèbes et Athènes en esclavage.

Pendant un siècle — le treizième et les premières années du quatorzième — la Grèce avait, comme naguères la Palestine, connu une société féodale, image amusante de l'autre, transportée en Orient. Comme on était possédé de souvenirs carolingiens, on décida que le duc d'Achaïe devait être assisté dans son gouvernement de douze pairs ou barons principaux : mais ces douze barons féodaux, analogues aux ducs d'Antioche, d'Édesse et de Tripoli que nous avons vus lundi assister et parfois opprimer le roi de Jérusalem, portèrent les titres fantastiques de duc d'Athènes et de Thèbes, duc de l'Archipel, duc de Leucade, comte de Céphalonie, marquis de Boudonitza, comte de Salma, comte d'Eubée, seigneur d'Akona, de Patras et de Chalanditza, barons de Vostiza, Talavryta, etc. Mais le sire de Vostitza était un Charpigny, le baron de Patras un Guilhelm Alaman, venu de Paris, le sire de Talavryta un comte de Tournay, venu du Nord, et ainsi de tous.

Les Assises de Romanie qui réglèrent le gouvernement et la société rappellent beaucoup ces Assises de Jérusalem qui, nous l'avons vu lundi, avaient organisé en Palestine une sorte de république féodale. En principe, le duc d'Achaïe était élu par les pairs : ces pairs formaient sa cour de justice et sa Chambre législative ainsi que l'état-major de son armée. La capitale fut Andravida et c'est là que se réunissait la Haute Cour. Je n'insiste pas : il faudrait me livrer aux mêmes considérations que j'ai formulées au sujet de l'organisation de la Syrie en terre féodale avec ses vassaux, arrière-vassaux et arrière-arrière-vassaux, sauf que ce n'était pas sur les pentes du Liban et les bords du Jourdain, mais sur les pentes de l'Olympe et du Pinde et sur les bords de l'Eurotas que se bâtirent les forteresses gothiques et les églises romanes.

Nous avons vu les dynasties de Palestine s'orientaliser par le costume et pénétrer la population. Ici, encore, se crée une race métis par suite de croisements, ces gasmouli, issus de Francs et de Grecs dont on retrouverait des traces dans le sang, d'ailleurs si constamment mêlé, des habitants de l'antique Hellade. Par ailleurs, les dynasties latines se vêtirent à la grecque et prirent des titres byzantins. Ce qui est à remarquer, c'est que ces seigneurs féodaux donnèrent aux villes une organisation municipale : chose curieuse, ce sont ces guerriers de France qui ramenèrent dans les antiques cités de Grèce, réduites depuis huit siècles en colonies byzantines, la liberté communale.

Ils ont laissé d'autres traces. On voit encore les ruines de la cathédrale d'Andravida, du palais ducal de Thèbes, du palais ducal d'Athènes aux Propylées, et Buchon alla vénérer les débris des châteaux de Beaufort, Beauvoir, Belregard, Chastel-Neuf, Montesquiou, Crèvecœur dont certaines parties restent debout, sauf que Beauvoir s'appelle Calliscapi et Belregard Péricardi. Et cependant, chose plus singulière encore, les chansons de gestes, du cycle d'Arthur et de celui de Charlemagne pénétraient la littérature grecque et s'y installaient, comme à la même heure, par la Sicile et Naples, elles pénétraient la littérature italienne où elles ont presque régné.

Il y a peu d'années un illustre pèlerin s'achemina vers Sparte et Athènes. C'était Maurice Barrès. Et voici que ce nationaliste eut à Athènes sa plus forte crise peut-être de nationalisme, car, au Parthénon, il relégua de longues heures Minerve au second plan, se prenant à pleurer la disparition du palais des ducs d'Athènes et l'expulsion, hors du temple des Dieux, de l'Église de la Mère de Dieu. Ces survivances l'eussent enchanté et il adora le vieux Buchon qui lui racontait qu'en ces lieux illustres des Français s'étaient rendus illustres. Et constamment, au cours de son Voyage à Sparte, il s'arrêta complaisamment aux pierres restées debout de notre domination latine, car c'est le cœur ému qu'il pénétra dans la cathédrale de Palæo episcopi, seul reste de la ville de Nikli où Villehardouin fit une baronnie sur les ruines de Tégée. Étant allé à Mistra, patrie de la belle et fatale Hélène, il y vit avec amitié des tours féodales bâties par des mains françaises. Voici l'un des harems où nos chevaliers s'engourdirent. Enfin, c'est avec d'admirables fantômes à ses côtés qu'il visita ces burgs dorés qui font le sujet de l'un de ses chapitres, Caritena, Crèvecœur, Matagriffon, où il relut, outre Buchon, le livre de la fille du comte de Gobineau, Mme de Guldencrone, l'Achaïe féodale, qui a nourri cette conférence. Il vécut là dans de belles visions : il les a décrites, et les éperons d'or des chevaliers champenois, bourguignons et provençaux débarquant à Patras, ressuscitant Ajax et Achille au milieu d'une race abâtardie par Byzance.

De fait rien n'est plus singulier que cette aventure d'un siècle et demi. Elle est peu connue. Il fallait s'y arrêter. Elle constitue un des épisodes saisissants de l'expansion française hors et loin de France. Elle montre des Français toujours en tête de la Chrétienté dès qu'il s'agit d'affronter l'aventure, et qui, installés, essaient de s'organiser en colonies au-dessus d'un peuple ébloui et séduit qui, bien longtemps après, restera pénétré de nos gestes et de notre esprit chevaleresque.

***

A l'heure où des chevaliers français régnaient de Sparte à Constantinople, un royaume chrétien et franc important prospérait non loin de là, survivance de la croisade de Palestine.

En 1190, Richard Cœur de Lion avait, se rendant à Jérusalem, conquis l'île de Chypre. Ne la pouvant garder, il la vendit cent mille besants d'or aux chevaliers du Temple, dont je vous ai dit lundi l'origine et le caractère. Mais ne se pouvant acquitter, — ils n'avaient pas encore acquis les immenses richesses qui, un siècle après, devaient les perdre, — les Templiers revendirent l'île à Guy de Lusignan en mai 1192.

Ces Lusignan sont, eux, du Poitou. Car la branche d'Orient, qui devait régner à Jérusalem, en Arménie et à Chypre, se détache d'un tronc illustre en cette province. Fils cadet de Hugues VIII de Lusignan, comte de la Marche, Guy était venu chercher fortune en Syrie, et le beau chevalier avait épousé la reine Sybille de Jérusalem. — Toutes ces histoires ressemblent à des romans de chevalerie et parfois à des contes de fées. — Il est vrai que Guy avait été maladroit ou malheureux. Car vous savez qu'en 1187, il s'était laissé reprendre Jérusalem par le sultan Saladin. Ne gardant de l'ancien royaume de Palestine que quelques villes et la nouvelle capitale

Saint-Jean-d'Acre, il avait cru devoir s'assurer un autre domaine et avait acquis Chypre de la manière que je viens de vous dire. Son frère Amaury, comte de Jaffa, qui lui succéda dans le royaume de Jérusalem, se fit couronner roi de Chypre en 1197 et étant mort en 1205, légua la couronne de Chypre à son fils Hugues d'où sortit toute une dynastie poitevine qui, plus heureuse que la dynastie lorraine de Jérusalem, se put perpétuer de père en fils pendant trois cents ans, donnant à cette île asiatique dix-huit souverains de souche bien française.

L'histoire de ce royaume a été contée en trois gros volumes par M. de Mas-Latrie. Je ne vous referai pas cette histoire, car il nous faut planer.

Chypre, dernier débris de la grande conquête, joue un rôle extrêmement important en Orient. Elle devient le grand entrepôt de commerce entre l'Europe et l'Asie et, quoique sans cesse en butte aux attaques des Égyptiens, elle atteint, sous ces princes français, un degré inouï de prospérité. Le malheur est que les Génois s'emparèrent du commerce : les Français fort souvent sèment pour que les autres récoltent.

Ils ne fondèrent cependant pas seulement des fabriques et des comptoirs : de Famagouste à Nicosie, File est semée d'églises et de châteaux, Mon éminent ami, M. Enlart, conservateur du musée du Trocadéro, a consacré bien des années à étudier l'art français à Chypre. Dans chacune de ses explorations, il a identifié une, dix, vingt églises de la famille d'architecture qui nous a donné la Sainte-Chapelle et Notre-Dame. Et c'est bien toute une civilisation chrétienne et française qui s'est organisée là-bas et qui pourrait faire l'objet d'une seule et même de plusieurs conférences. Et comme je le disais tout à l'heure, il faut aujourd'hui effleurer plus que creuser.

L'île était en pleine prospérité — pour ne citer qu'un fait, les Templiers faisaient un vin qui a gardé toute sa réputation, le vin de Chypre —, quand les Génois commencèrent à s'en emparer. Puis les Vénitiens vinrent ; les Lusignan avaient besoin d'eux, car les Égyptiens les menaçaient, ayant déjà occupé Nicosie et un instant forcé Jean II au tribut. Le dernier de cette famille sortie du Poitou, Jacques II, pour se concilier la République, épousa Catherine Cornaro qui, restée reine et sans enfants, légua en 1489 à sa patrie l'île de Lusignan qui fut vénitienne jusqu'en 1571, époque où le sultan Soliman s'en empara, mettant fin au dernier État chrétien sorti des croisades. Mais déjà la civilisation italienne s'était à peu près substituée au régime français.

Ces Lusignan, il faut que la France se souvienne qu'ils ont pendant plus de deux siècles, presque trois, été es soldats d'avant-garde de la civilisation française en Orient. Leur action avait été telle que, débordant de leur He, ils avaient un instant occupé le trône d'Arménie où trois d'entre eux, entre 1342 et 1374, se succédèrent, dont le dernier, dépossédé de son royaume par les Turcs, viendra mourir à Paris près de Charles VI. Ainsi, après une série d'aventures, la famille partie du centre de la France revenait finir sur le sol dont elle avait porté bien loin le renom guerrier et la féconde culture.

***

Au moment où Chypre était en pleine prospérité, sur un autre point, à Rhodes, une domination franque était déjà installée. C'était celle de l'ordre Saint-Jean-de-Jérusalem. Je vous ai dit quelle avait été la genèse de cet ordre militaire et religieux des Hospitaliers. Après la chute de Jérusalem, puis de Saint-Jean-d'Acre, ils s'étaient réfugiés à Chypre sous la protection des Lusignan. Puis ils avaient, en 1310, occupé l'île de Rhodes et, deux cent onze ans, s'y défendirent contre les attaques des Sarrasins. Sous un grand maître français, Jean de Lastic, ils repoussèrent de même victorieusement, en 1456, les terribles Turcs-Ottomans qui allaient submerger l'Orient jusqu'à Alger en Afrique et Buda en Europe : et c'est encore un grand maître français, Pierre d'Aubusson, qui tint tête, en 1480, à Mahomet II. Il fallut que le redoutable Soliman parût pour que l'île fût enlevée aux chevaliers qui, en 1522, se virent obligés de céder au nombre. Mais, quittant l'île sous le commandement du grand maître Villiers de l'Isle-Adam, ces quatre mille chevaliers-moines transporteront à Malte le siège de la domination qui, dès 1530, y était solidement établie. Ils y devaient en effet résister à toutes les attaques jusqu'en 1798 et il fallut Bonaparte pour les faire céder. Et c'est encore une gloire, s'ils devaient tomber, que de n'être tombés que devant un tel adversaire.

Comment, dira-t-on, mettre au compte de la France la domination des Hospitaliers à Rhodes, puis à Malte ? L'Ordre, je le reconnais, se recrutait dans tous les pays de la Chrétienté et choisissait ses chefs parmi les quatre nations : Espagne, France, Italie et Allemagne. Mais telle était la personnalité de la France, du treizième au quinzième siècle, et bien après encore, que l'Ordre était, en son ensemble, sinon de nationalité exclusivement française, du moins de culture, de langue et d'esprit exclusivement français. Le chef en fut, à Rhodes, presque constamment un Français : quatorze grands maitres sur dix-neuf ; et à Malte même où l'Ordre s'internationalisa davantage, les Espagnols seuls disputèrent aux Français la grande maîtrise ; de 153o à 1797, elle sera confiée douze fois sur vingt-huit à des Français, et à des Français qui précisément marquèrent parmi les plus illustres, de ce Villiers de l'Isle-Adam à ce Jean de La Valette qui bâtit la capitale de l'île et lui donna son nom. De Rhodes à Malte, l'Ordre a bâti à la française, organisé à la française et pensé à la française. Un La Valette a sa part dans le respect dont la Méditerranée continue au seizième siècle encore à entourer le nom français. De quelle émotion n'est-on pas saisi quand on salue à Rhodes le fort Saint-Nicolas, le bastion d'Auvergne, les ruines de Saint-Jean et ces vieux hôtels au portail desquels restent gravés les lis de France.

***

Aussi bien est-il temps de faire ici mention d'un fait bien intéressant. Tous ces États fondés du douzième au seizième siècle par des Français ne furent pas à proprement parler des colonies de l'État français, cela est vrai. Aucun ne reçut des mains du roi de France ses chefs et son organisation. Mais ce qui importe, c'est que, trois ou quatre siècles durant, des Français de langue et de race ont conquis, colonisé, organisé, pénétré, dominé, défendu des terres méditerranéennes, Sicile, Grande-Grèce, Byzance, Asie Mineure, Syrie, Palestine, Arménie, Chypre, Rhodes, Malte, menacé l'Égypte, la Tripolitaine, la Tunisie et porté tout à la fois le respect des armées françaises, la connaissance du parler français, la culture et l'art français bien au delà des pays conquis. De toutes les langues qui se partageaient l'Europe, la langue romane était devenue la langue de la Méditerranée. C'était dans la langue de l'Ile-de-France — quand ce n'était pas en latin — que correspondaient des rois de Jérusalem, de Chypre, d'Arménie, des empereurs de Byzance, des princes d'Achaïe et de Morée, des grands maîtres de Rhodes, des rois des Deux-Siciles. Et cela était le fait remarquable que je voulais souligner. Mais, d'autre part, j'ajouterai que, très naturellement, ces vingt princes, ces cent barons lorrains, flamands, picards, normands, angevins, poitevins, bourguignons, comtois, auvergnats et languedociens, se tournaient aux heures critiques vers le Roi Très Chrétien.

Un roi de France est chef-né de la Croisade. Lorsque ce roi s'appela Louis IX, on peut dire que, moralement, le domaine méditerranéen fut sien. On ne dira jamais assez ce que fut, sous ce Roi que l'Église a canonisé, mais à qui la France devrait élever cent statues, la grandeur morale autant que la fortune matérielle de la France. Ce n'est pas aux modestes plaideurs de son domaine, pas même aux sujets de son royaume que le saint et grand Roi rend la justice sous le chêne de Vincennes. Pendant quarante ans, le chêne de Vincennes a projeté son ombre bienfaisante sur la Chrétienté entière. Entre le Pape et l'Empereur, le roi de France est arbitre. Il l'est, à plus forte raison, entre ces princes, tous d'origine française, qui peuplent, entre 125o et 1270, la Méditerranée.

Il y avait paru en 1248 et on avait pensé qu'il allait non seulement reconquérir la Syrie tout entière, mais l'Égypte, peut-être fédérer, sous son sceptre, l'Orient latin et chrétien.

Chose incroyable, son échec, qui, en apparence, avait été total, n'avait pas détaché de lui ces innombrables clients de la France. Au contraire : son attitude dans la victoire, puis la défaite, dans la captivité et en face d'une mort possible, enfin dans ses pèlerinages aux villes chrétiennes d'Orient, avait été telle, que le nombre de ses clients s'en était trouvé augmenté et que son influence en était sortie grandie. Autour de lui étaient accourus les soldats-moines du Temple et de l'Hôpital sans distinction de nationalité : sous lui, Henri Ier, comte de Lusignan, roi de Chypre et de Jérusalem, était venu guerroyer comme un sergent de France : d'Arménie comme de Grèce, on lui avait envoyé encouragements et félicitations. Si tin prince d'Achaïe, de la maison de Villehardouin, est en conflit avec un duc d'Athènes, de la maison de La Roche, ils portent d'un commun accord le litige devant le roi de France et se soumettent sans murmurer à son arbitrage. Si, en 1256, les gens des Deux-Siciles entendent échapper à la dynastie allemande qui s'est substituée à la dynastie normande, c'est à Louis qu'ils demandent un roi. Et c'est le frère du roi, Charles d'Anjou, qui, en 1266, vient régner à Naples et à Palerme et y fonder non plus seulement un second État français, mais une dynastie issue cette fois des rois français. Roi des Deux-Siciles, sénateur de Rome, protecteur des villes guelfes de Toscane et de Lombardie, Charles d'Anjou est, en quelques années, devenu le maître de l'Italie. Plus que jamais la Méditerranée est, en 1270, un lac quasi français. Quand, au printemps de 1270, le saint Roi prend la croix de nouveau et lève le drapeau aux fleurs de lis, un frémissement court à travers la Méditerranée. De la Catalogne espagnole à la Syrie, tous les yeux étaient fixés sur la bannière royale de France, sous laquelle allaient se ranger les drapeaux, enseignes, gonfanons de vingt princes chrétiens de la Méditerranée. Et, des souverains espagnols aux ducs d'Artois, de Bretagne et de Flandre, tous voulurent prendre part à la grande expédition.

Charles d'Anjou qui, comme tous les possesseurs de l'Italie depuis la République romaine jusqu'à la monarchie de Savoie, voulait régner sur les rives d'Afrique, Charles d'Anjou entraîna le Roi à Tunis dont on espérait convertir le sultan ; et vous savez que Louis IX y mourut, le 25 août 1270. Longtemps une simple chapelle y commémora sa magnifique mort.

Mais de tels hommes ne meurent pas tout entiers. Le prestige du grand Roi avait été trop éclatant pour qu'il n'en restât rien. Des années, et je pourrais dire des siècles, le souvenir du Roi auréola la couronne sur ces rives que baigne la mer d'azur. La dynastie d'Anjou allait en bénéficier, qui de Naples parut un instant dominer non seulement la grande mer, mais l'Orient : ne verra-t-on pas des princes de cette Maison de France assis deux siècles non seulement sur leur trône italien, mais sur ceux de Hongrie et de Pologne même ? Ne verra-t-on pas Robert d'Anjou, petit-neveu de saint Louis, se dresser un instant le plus haut — après le roi de France — au-dessus de la Chrétienté latine ? Ne verra-t-on pas Charles de Valois, petit-fils de saint Louis, appelé à pacifier la Toscane ? Ne verra-t-on pas enfin Philippe le Bel, trente ans après la mort du Roi, considéré par la Chrétienté comme une sorte de suzerain moral de tous les princes qui, de Gibraltar aux îles d'Orient, règnent sous la loi du Christ et parlent le doux parler de France ?

Philippe le Bel, prince pratique, n'était peut-être pas si ambitieux. Il voyait ses frontières incomplètes du côté de la Meuse, du Rhin, du Jura, des Alpes et des Pyrénées et il entendait les arrondir, les fortifier et les fixer. Une fois de plus la France, placée entre les nécessités continentales de sa situation et les appels lointains, dut choisir. On laissa les États chrétiens tomber les uns après les autres en Orient devant le Turc. Philippe VI de Valois, en 1336, semble seul un instant songer sérieusement à la croisade. Mais la guerre de Cent ans, au cours de laquelle l'intégrité, l'existence parfois du royaume parurent dix fois menacées, absorba les rois Valois. Ils durent se détourner de la politique coloniale. On ne peut le regretter en voyant la France sortir de ses épreuves non seulement intacte, mais forte, grande et superbe après le règne réalisateur de Louis XI.

***

Il restait cependant quelque chose de tant de sang français répandu, de tant de semences françaises jetées, de tant d'œuvres françaises réalisées : un prestige moral incomparable et ineffaçable. Sous Charles V, des Français courent du Maroc et même de la Guinée où des Normands ont fondé des comptoirs, aux villes de l'Orient où Jacques Cœur envoie ses bâtiments ; la Méditerranée est livrée au commerce français qui la disputent aux Génois, Vénitiens et Catalans. Un écrivain contemporain écrivait : Il n'y a en la mer d'Orient mât revêtu sinon des fleurs de lis.

Les capitulations, signées par Soliman et François Ier, ne font que régulariser et enregistrer une situation existante en fait. Accordant à nos consuls un pouvoir de juges, nous donnant la garde des lieux saints et la protection des indigènes chrétiens de l'Empire turc, ces célèbres traités nous accordaient plus encore : seul le drapeau français obtenait liberté de commerce pleine et entière et c'est sous les fleurs de lis que Génois, Siciliens, Anglais, Catalans durent commercer. Le roi de France seul était reconnu comme un égal par le sultan : traité jusque-là de bey des Français, il reçoit de la Porte ottomane le titre de padischah, Empereur.

Ce n'était pas, ce traité, le fruit de la diplomatie d'un François Ier au seizième siècle. C'était le fruit de ces longs et constants travaux qui avaient porté des Français, du onzième au quinzième siècle, de toutes les provinces françaises aux pays méditerranéens.

Le sang de France est semence féconde. Le 25 août 1270 Louis IX était mort à Tunis. Et voici qu'en ces cent dernières années, la France, retrouvant sa trace, assoit sa domination sur un immense Empire africain du Nord qui, aujourd'hui reconnu par tous, s'étend de la grande Syrte tunisienne aux cantons marocains.

Aucun effort n'est perdu et l'Histoire doit enregistrer le triomphe qui attend tôt ou tard de grands travaux et de vastes pensées.

 

 

 



[1] Je rappelle la date de cette conférence : 6 mai 1912.