L'EXPANSION FRANÇAISE

PREMIÈRE SÉRIE. — L'EXPANSION HORS D'EUROPE

 

I. — LES COLONIES DE TERRE SAINTE ET LES FRANCS EN ORIENT.

 

 

L'expansion de la vieille France. — Prosélytisme de la race française. — Les croisades. — Comment s'organisèrent les colonies de Terre Sainte : le royaume de Jérusalem. — Une société féodale en Orient. — Influence de la civilisation orientale sur la Cour de Jérusalem. — Les ordres de chevaliers-moines. — Chute du royaume de Jérusalem. — Résultat moral de la domination française.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

En 1840, le savant historien Alexandre Buchon, revenant de Grèce — où il était allé étudier les traces de la domination française en Grèce au treizième siècle —, rapportait que, de l'ancienne principauté franque d'Athènes à l'ancienne principauté franque de Sparte, il avait vu avec orgueil et douleur les ruines des châteaux qu'avaient peuplés les seigneurs venus des rives de la Saône, de la Loire et de la Seine. Et il ajoutait : Quelles terres n'avons-nous pas conquises et perdues !

Les cinq conférences, qu'on a bien voulu me demander de vous faire, vont avoir pour objet l'histoire des terres que, fort loin de nos frontières naturelles, nous avons conquises et perdues.

Notre siècle, qui prétend volontiers avoir tout découvert, se proclamerait aisément le grand siècle de la colonisation. Il semble que c'est hier, ou du moins avant-hier, que la France a eu l'idée de porter sous des climats lointains la surabondance de sa vie et la gloire de son nom. Je me rappelle encore que nos maîtres en histoire consacraient fort peu de minutes à l'expansion de la France sous l'ancien régime.

Et cependant quiconque parcourt le monde est arrêté à tout instant par les traces de notre domination.

La Méditerranée parut tendre dans les treizième et quatorzième siècles à devenir une mer française. Des Français, venus de tous les coins de notre France, Lorraine, Bourgogne, Normandie, Flandre, Anjou, Gascogne, Auvergne, Provence, régnèrent en Syrie, en Arménie, dans les îles de Chypre, de Rhodes, de Malte ; d'autres furent empereurs de Constantinople, princes d'Achaïe, ducs d'Athènes, de Thèbes et de Sparte ; des princes de sang royal français s'assirent sur les trônes des Deux- Siciles, de Hongrie, de Bohème, de Pologne ; l'on vit le drapeau des Capétiens paraître en Afrique de Damiette à Tunis. Le jour où la Méditerranée eut cessé d'être une mer franque, l'esprit d'aventure ou les calculs des hommes d'État orientèrent vers le vaste Atlantique l'expansion française. François lei, qui, par ses négociations avec la Porte, nous assurait une sorte de protectorat précieux sur les chrétientés d'Orient, portait cependant ses regards vers le Nouveau continent et lançait Cartier à la découverte de ce nouveau monde. Ce roi entreprenant était de ceux qui demandaient à voir le décret de la Providence qui partageait entre les Espagnols et les Portugais l'empire du monde nouvellement découvert. Et Cartier ayant planté sur une terre nouvelle, les côtes du futur Canada, la bannière fleurdelisée, la France entendit ne pas laisser se périmer ses droits. Après soixante ans perdus dans les guerres civiles, Henri IV relance à la conquête Champlain, dont il m'est particulièrement agréable de saluer ici le nom, à l'heure où une magnifique délégation française est en train de commémorer sa gloire en Amérique[1]. Car nous aimons, au Foyer, à nous associer, si modestement que ce soit, à tout ce qui célèbre la France du passé, comme à tout ce qui prépare la France de l'avenir.

A peine maîtres de la vallée du Saint-Laurent, voilà que les Français courent aux Grands Lacs et en colonisent les bords, descendent vers le sud, découvrent le Mississipi, le fleuve Colbert, en investissent les rives, y sèment des comptoirs et des missions, escaladent les premières pentes des montagnes Rocheuses où, il y a cinq ans, je voyais avec une vraie émotion des villages de nom français affirmer notre ancienne occupation, fondaient Saint-Louis à une extrémité du bassin et la Nouvelle-Orléans à l'autre, et, mettant cet énorme domaine sous le patronage du plus saint de nos rois, Louis IX, et du plus magnifique de nos rois, Louis XIV, baptisaient Louisiane le nouvel empire français.

A la Nouvelle-Orléans, ils débouchaient en vue des Antilles. Et déjà ils y avaient établi leur pouvoir. Non seulement la Martinique et la Guadeloupe (que nous avons gardées), mais la magnifique île de Saint-Domingue — aujourd'hui Haïti — vivaient sous le drapeau fleurdelisé. Et ce pendant, à l'autre bout du monde, une entreprenante compagnie française, après avoir tenté de coloniser Madagascar, qui, un instant, fut nôtre — car nous avons souvent, par la suite, remis nos pas dans nos pas — faisait terres françaises les îles de la Réunion et Bourbon et essayait tout simplement la conquête de l'Inde, où Dupleix, peu après, balancera, des années, la fortune anglaise. A la fin du règne de Louis XIV, on pouvait dire de ce prince cc qu'on avait trop longtemps dit du roi d'Espagne, que le soleil ne se couchait pas sur ses États.

Cette domination française, à travers le Monde, a-t-elle laissé d'autres traces que les ruines de factoreries, de châteaux et de forteresses, c'est une question à laquelle j'aurai à répondre, à laquelle vous aurez à répondre plutôt, à la fin de ces conférences. Ce qu'il faut dire tout de suite et ce qui frappe, c'est que quiconque nous a, de par le vaste monde, connus comme maîtres nous garde un souvenir fidèle. Et cela est très touchant sans cloute. Cela est très édifiant aussi. Pour que, sous un régime parfois excellent, telle terre jadis perdue par nous rappelle avec orgueil qu'elle fut nôtre, et avec gratitude qu'elle nous .doit tout, il faut que cette domination française ait été féconde non seulement en résultats matériels, mais encore et surtout en résultats moraux.

A une époque où j'étudiais en Illyrie la domination de Napoléon, le gouverneur général de Carniole qui, à Laybach, me recevait avec une cordiale hospitalité, me conta l'anecdote suivante qui, clans la bouche d'un Autrichien, prenait une particulière valeur. Vers 1820, François II, empereur d'Autriche, vint visiter les provinces illyriennes, quatre ans françaises, de 1809 à 1813, et rendues à son sceptre par les traités de 1815. Il s'informait : Beau palais ! qui donc l'a construit ?Ce sont les Français, Sire, — Belle route ! Qui l'a faite ?Ce sont les Français, Sire. — Bon collège ! Qui donc l'a organisé ?Ce sont les Français, Sire. L'Empereur, un peu troublé, promenait son regard sur tant d'autres choses qui restaient à faire et ne se feraient point, rendues depuis 1814 au chaos administratif, et il revenait à ce qu'en moins de quatre ans les nôtres avaient su faire : Ces diables de Français, dit-il, ils auraient dû rester quelques années de plus !

Je contai l'anecdote dans l'Introduction que je mettais à une autre étude, celle-là bien plus concluante encore, sur la féconde domination de Napoléon à Rome.

Quelques années après, j'allai conférencier au Canada. Vous excuserez tant de souvenirs personnels, mais ils ne visent qu'à nous glorifier tous. On voulut bien, à Montréal, offrir au conférencier venu de France un banquet qui groupa nombre de personnalités canadiennes et où, notons-le, se trouvaient des membres du gouvernement canadien, aujourd'hui placé sous le sceptre de Sa Majesté Britannique. Et sur la couverture du menu, on avait réimprimé les quelques lignes consacrées par moi à l'anecdote que vous venez d'applaudir, et qui se terminait par ces mots écrits en italique pour être mieux compris de l'hôte français : Ces diables de Français, ils auraient bien dû rester quelques années de plus.

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Que, dans tous les temps, le Français ait aimé se répandre, cela est peu contestable.

Notre race est expansive, — c'est pourquoi elle parait parfois assez dangereuse.

Nous ne remonterons pas aux Gaulois qui, bien avant que César les vînt conquérir, avaient à ce point essaimé qu'on trouvait de leurs colonies non seulement dans les plaines du Pô — région qui fut si longtemps appelée par les Romains la Gaule cisalpine —, mais encore dans la vallée du Danube plus lointaine, sur les bords de la mer Noire et jusque dans cette partie de l'Asie Mineure qui avait reçu d'eux le nom de Galatie.

Et pas plus, nous ne remonterons aux Latins, nos autres aïeux, qui, des siècles, étendirent un empire, d'abord purement européen, jusqu'aux limites de la Perse en Asie et jusqu'aux confins du Soudan en Afrique.

Il est bien certain que l'esprit d'aventure qui caractérisait les Gaulois et l'esprit de conquête qui caractérisait les Latins — je crois que les deux mots sont justifiés et que la distinction s'impose — devaient, en s'alliant, préparer notre peuple aux lointaines expéditions.

Ajoutons-y une autre disposition de plus récente origine et qui est proprement le prosélytisme.

Non seulement nous prenons, en dépit de certaines apparences, nos opinions, opinions religieuses, philosophiques, sociales et politiques au sérieux, mais nous les prenons parfois au tragique. Dès qu'un Français a la foi, il la veut répandre, et comme il est de cœur vaillant, il la répandrait volontiers les armes à la main et d'ailleurs au péril de sa vie. Clovis, se faisant instruire de la religion du Christ — vous connaissez l'anecdote —, écoutait avec impatience le moine Waast lui conter la Passion du Christ sur le Golgotha. A la fin, il n'y tint plus : Que n'étais-je là avec mes Francs !

Le mot est sans doute légendaire. Il n'en est pas moins — controuvé ou non — caractéristique d'une race qui, en possession d'une foi, se résigne difficilement à la servir tranquillement et, si j'ose dire, platoniquement. Que le Français soit chrétien au onzième siècle, il supporte mal que des Infidèles oppriment des Chrétiens dans la ville même où Jésus est mort et soient maîtres du Saint-Sépulcre, et il s'en va en guerre, par pur prosélytisme, criant : Dieu le veut ! Que le Français soit bon catholique, il souffre mal que des hommes lointains vivent dans les ténèbres de l'ignorance, et la France fournit, du seizième au dix-neuvième siècle, à l'Église catholique en Asie, en Afrique, en Amérique, en Océanie, les neuf dixièmes de ses missionnaires. Que le Français, à la fin du dix-huitième siècle, s'enthousiasme pour les droits de l'homme, il ne supporte pas que des malheureux restent sous le joug des tyrans, et va porter les principes de la Révolution bien loin de ses frontières, aux cris de : Vive la liberté ! Ceux qui, au onzième siècle, crièrent : Dieu le veut ! et ceux qui, au dix-huitième siècle, crièrent : Vive la liberté ! c'étaient les mêmes hommes ; sous la cotte de maille ou sous la carmagnole, c'étaient des Français, avides de répandre les idées et d'imposer leur foi.

Peut-être cette disposition même, qui les poussait loin de chez eux, les préparait-elle mal à garder ce qu'ils avaient conquis. Le Romain, que ne poussait aucun prosélytisme, laissait aux peuples conquis une liberté et parfois une autonomie opportunes : l'Anglo-Saxon fait mieux, il crée en pays lointain un État anglo-saxon, mais, en l'adaptant aux us et couleurs des races conquises, lui assure une indépendance et une personnalité singulières. George V est un souverain dont les premiers serviteurs peuvent être un Français à Québec, un Hollandais au Cap — voire un Hindou à Calcutta.

Le Français, pour se considérer comme détenant la vérité, a peut-être une trop forte tendance, tout en se montrant le plus humain des maîtres, à ne pas assez ménager la personnalité du vaincu. Il ne s'assimile guère sa conquête : il s'organise trop souvent en société française sur une terre lointaine. J'ai vu à Chicago — j'y reviendrai dans trois semaines — une case de bois noire où des juges français rendaient la justice au nom de Louis XIV à des Peaux-Rouges suivant le code en usage au Parlement de Paris. Et l'idéal de Napoléon, organisant ses colonies d'Europe, si je peux dire, à Amsterdam, Hambourg, Venise, Laybach, Zara, Florence, Rome et Naples, était qu'à la même heure, les écoliers des collèges et lycées de ces villes fissent le même thème ou la même version que leurs camarades de Paris, d'Orléans ou du Mans. En remontant plus haut, vous allez voir les croisés francs organiser une société féodale en pleine terre d'Islam, — encore que dans la pratique, je vous le montrerai, ils aient su parfois adopter bien des mœurs locales,

Au fond, les Français sont d'incurables idéalistes. Telle disposition les empêche parfois d'être aussi opportunistes qu'il le faudrait, et d'autre part, une remarquable absence de persévérance les entraîne parfois à se détacher assez vite des domaines vaillamment conquis. Mais, — et c'est le seul point sur lequel aujourd'hui il me faille insister avant d'aborder le récit de leurs expéditions lointaines, — mais la conséquence et la récompense de leur façon d'être idéaliste est que, s'ils sont par le malheur des temps ou l'effet de leurs fautes chassés d'un pays lointain, leur souvenir y demeure : souvenir d'une nation généreuse, pour qui l'épée n'est qu'un soc qui creuse des sillons où jeter toutes les semences de foi, de vérité et de justice.

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Que cette réputation fût celle des Français, dès le haut moyen âge, c'est ce qu'affirment les événements que je dois rappeler ici brièvement aujourd'hui, je veux dire l'histoire de la conquête de la Syrie et de la domination latine en Palestine.

A examiner la composition des armées croisées, on semble devoir admettre que les croisades qui, de 1095 à 1254, furent dirigées vers l'Orient, furent l'œuvre de la Chrétienté entière. Des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Espagnols y prirent part en effet : deux empereurs allemands se croisèrent ; un roi d'Angleterre, Richard Cœur de Lion, fut un instant le héros de cette extraordinaire épopée. Mais il est assez frappant que, lorsque des chroniqueurs eurent à raconter cette épopée, ils aient donné à leurs chroniques le titre célèbre Gesta Dei per Francos, et que, pour désigner les chrétiens venus des rives de la Tamise, des rives du Rhin et des rives du Pô, comme de celles de la Loire et de la Garonne, les Orientaux aient toujours employé ce terme générique : les Francs.

Les deux faits sont frappants : ils se justifient. Du jour où un grand mouvement purement idéaliste jeta l'Europe contre l'Orient, le Franc devait en prendre la tête. C'est du centre de la France, c'est de Clermont, en Auvergne, que partit le mouvement : c'est un pape français, Urbain II, qui le déchaîna, c'est un moine français, Pierre l'Ermite, qui le propagea ; et si l'armée croisée de 1095-1099 est composée de corps allemands, italiens et français, il est assez remarquable que les chefs mêmes des troupes allemandes et italiennes sont des Français de langue, de naissance ou d'origine, Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, et son frère Baudouin, comte de Boulogne, à la tête des troupes dites allemandes, et à la tête des troupes italiennes, ces Normands de Sicile, restés si parfaitement Normands, les petits-fils de Tancrède de Hauteville, Bohémond et Tancrède. Comme, d'autre part, la principale armée, composée cette fois de Français du Nord, marche sous un petit-fils de Hugues Capet, Hugues, comte de Vermandois, frère du roi Philippe, du duc de Normandie Robert, des comtes de Chartres et de Flandre, il est bien juste que la croisade ait paru dès le début une entreprise essentiellement française.

Elle le restera : la seconde croisade, prêchée par saint Bernard, entraîne le propre roi de France, Louis VII, en Asie ; la troisième enrôlera l'un de nos plus grands rois, Philippe Auguste ; la cinquième, déchaînée par la prédication d'un moine français, Foulques de Neuilly, a pour chefs les comtes de Champagne et de Blois, puis à côté d'un baron piémontais, Boniface de Montferrat, le comte Baudouin de Flandre. Ai-je besoin de vous rappeler que les deux dernières expéditions entreprises sous la croix ont été conduites par l'admirable roi Louis IX dont la seule venue en terre musulmane laissa un souvenir si frappant que, bien des siècles encore, en cet Orient où tout prend vite un aspect de légende lumineuse, ce roi brave, beau et juste restera, pour notre honneur et notre fortune, la plus parfaite incarnation de ce Franc, lui-même type à la fois redoutable et merveilleux du chrétien venu du lointain Occident ?

Il va sans dire, mesdames, que je n'ai nullement la prétention de refaire ici — en une demi-heure — l'histoire des croisades. On la trouve d'ailleurs dans tous nos Manuels. Et je n'en rappellerai que pour mémoire les faits saillants. Il me paraît plus intéressant de m'arrêter plus longtemps sur la façon dont s'organisèrent ces colonnes de Terre Sainte, fondées par l'épée des croisés francs.

Nos gens étaient, dès les années 1095, 1096 et 1097, partis de l'Occident à l'appel du pape Urbain et je vous ai dit qui les conduisait. Et après mille péripéties, aventures, détours et étapes, ils avaient enfin abouti, à l'été de 1097, en Asie Mineure.

Un des chefs normands, personnage particulièrement aventureux, comme tous ceux de sa race, le célèbre Tancrède, le héros de la Jérusalem délivrée du Tasse, avait porté les premiers coups. Il avait tenté de se créer dans Tarse, sur la côte de Cilicie, une principauté qui eût pu être le bastion d'avant-poste du futur royaume de Jérusalem : puis, n'ayant pu s'y maintenir, il était allé rejoindre son oncle, l'ambitieux Bohémond, autre Normand de Sicile, devant Antioche. Après un siège difficile et long qui dura près d'une année, Bohémond avait arraché la ville aux trois cent soixante églises et aux quatre cent cinquante tours à l'émir turc : après l'avoir ainsi prise à l'Infidèle, Bohémond y avait soutenu à son tour un siège en règle et repoussé une nouvelle armée turque, si bien qu'en juin 1098, le soldat normand avait pu, à un double titre, se proclamer maître de sa conquête et prince d'Antioche. Ces Normands, nous le verrons en d'autres conférences, jouent un rôle considérable dans toutes nos conquêtes d'outre-mer, vrais descendants de ces Vikings qui, au neuvième siècle, étaient venus de Scandinavie sur leurs longues barques, sans craindre ni le vent ni le flot. Mais, comme leurs ancêtres, ils étaient restés, eux, plus pratiques qu'idéalistes. Et c'est là ce qui est intéressant. A côté du Français qui est facilement apôtre, il y a toujours le Normand âpre au gain, facilement marchand et heureux marchand. De Bohémond qui fonde la première principauté franque d'Orient aux compagnons normands de Champlain, nous verrons toujours les Normands appliqués à faire rendre dès l'abord à la conquête tout ce qu'elle peut rendre.

Aussi bien, ils n'étaient pas les seuls à prendre leur bien où ils le trouvaient. Un autre chef qui, lui, n'était pas Normand, se taillait en même temps une conquête ; Baudouin, le propre frère de Godefroy de Bouillon, s'était détaché de la grande armée, jeté dans la Mésopotamie et imposé à Édesse où, quelques mois après, il s'était érigé un petit trône entre Tigre et Euphrate.

Cependant Jérusalem restait le but suprême de la croisade. C'était pour délivrer le Saint-Sépulcre des Infidèles qui le souillaient, les sectateurs du faux prophète Mahomet, que les trois quarts des chrétiens s'étaient croisés. La plupart avaient été détournés de leur voie. Vingt-cinq mille hommes seulement, au mois de mai 1099, arrivèrent enfin devant la Ville sainte.

On a fait souvent le tableau des croisés apercevant la cité presque fabuleuse que, depuis deux, trois ou quatre ans, ils cherchaient à atteindre. A sa vue, ils se jetèrent à genoux, criant, priant, pleurant de joie. Mais il la fallait prendre, car elle était fortement défendue. Elle fut prise le 15 juillet 1099. Après un siège de deux mois, l'assaut fut donné et dura un jour et demi. Quelques poutres jetées d'une tour en bois sur le haut rempart constituaient un passage hasardeux ; deux chevaliers s'y hasardèrent et sautèrent dans la ville, suivis de Godefroy de Bouillon lui-même. Des heures durant, l'armée massacra l'Infidèle : dans les rues de la cité roulaient des flots de sang ; dans la mosquée d'Omar, dit un chroniqueur, où s'étaient réfugiés les Musulmans, le sang montait jusqu'aux genoux d'un cavalier à cheval. Rien, d'ailleurs, ne nous empêche de croire qu'il y a là une galéjade de soldat. Cependant Godefroy de Bouillon, après avoir frappé d'estoc et de taille, s'en vint à la tête de ses chevaliers, pieds nus et dans l'attitude de pénitents, au Saint-Sépulcre où ils chantèrent les louanges du Seigneur.

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Il fallait organiser la conquête. Les ecclésiastiques eussent voulu en faire une terre pontificale où le patriarche eût été une sorte de vice-roi pour le Pape romain. On eût sans doute vu, en cette circonstance, se faire un essai assez curieux de colonie théocratique.

Mais les chevaliers tenaient à régner. Eux, je vais d'ailleurs y insister, rêvaient d'une sorte de république féodale à la tête de laquelle se trouverait un chef élu. On a dit que le titre de roi fut, par modestie et humilité chrétienne, repoussé par Godefroy de Bouillon. Des recherches auxquelles autrefois je me suis livré — car j'ai consacré une petite étude au royaume de Jérusalem il m'a semblé résulter que Godefroy n'eut pas à repousser une couronne qu'on ne lui offrait pas. S'il prit le titre modeste d'avoué du Saint-Sépulcre et peut-être de due, c'est que les seigneurs et les prêtres se mirent d'accord pour ne lui point donner une couronne royale.

Godefroy de Bouillon, Lorrain, et par conséquent Franc de langue d'oïl, était un type admirable de guerrier chrétien. De taille élevée, la poitrine large et forte, vigoureux, très beau, le corps élancé, les traits fins, la barbe et les cheveux d'un blond vif, tel il nous apparaît d'après les six chroniqueurs qui l'ont connu et nous le dépeignent. Mais son caractère surtout séduisait et édifiait. Il était vaillant sans inutile brutalité, car il était affable, doux, charitable, pitoyable. Les ennemis redoutaient son épée : ils admirèrent vite son cœur. Chef courageux, il était en même temps sage et modéré ainsi que les gens de sa région lorraine. Ce fut une fortune pour nous que, à cent soixante ans de distance, l'Orient ait connu les deux plus admirables représentants de la chevalerie chrétienne, Godefroy de Lorraine et Louis IX de France.

A peine maître de Jérusalem, il courut au-devant des Égyptiens qui, arrivant d'Afrique, menaçaient la conquête, et les mit en pièces à Ascalon ; il rentra dans la Ville sainte et y dicta ces Lettres du Saint-Sépulcre qui furent l'ébauche d'une constitution ; et le bon chevalier chrétien, ayant terminé en quelques mois sa tâche, s'endormit, après un an de gouvernement, dans la paix du Seigneur au pied du Golgotha qu'il avait délivré.

Son prestige était tel qu'il lui survécut. Il avait rendu de tels services et sa mémoire était à ce point respectée qu'il suffit qu'il eût, à son lit de mort, désigné son frère Baudouin pour que celui-ci fût acclamé son successeur. Et comme celui-ci, aussi ambitieux que Godefroy était modeste, aussi fastueux que l'autre était simple et aussi sévère que son frère était affable, prit hardiment le titre de roi, personne n'osa protester. Et le royaume de Jérusalem, avec sa dynastie, était fondé.

Au lendemain de la première croisade, ce royaume n'était pas à proprement parler un domaine continu. Il consistait en quelques villes, en quelques forteresses occupées. De ces villes et forteresses, on tenait tant bien que mal en respect le Turc, et en obéissance la population syrienne faite en majorité d'indigènes d'origine grecque et de religion schismatique. Mais sous les premiers rois la conquête s'étendit et se solidifia. En 1099, quatre villes principales constituaient le royaume : Jérusalem que tenait Godefroy, Édesse où régnait Baudouin, Antioche où Bohémond faisait figure de prince, et Tripoli — actuellement Taraboutous —, où un grand seigneur du Languedoc, Raymond de Saint-Gilles, s'était installé, si bien que deux Lorrains, un Normand et un Toulousain étaient princes d'Asie.

Par la suite, on prit Jaffa, Ramla, Caïfa, Tibériade sous le gouvernement de Godefroy : Baudouin fer, aidé par les Génois, soumet Arsur, Césarée, Acre qui assuraient les communications avec l'Occident, par Béryte et Sidon ; vers l'Orient et au delà du Jourdain, le deuxième roi construit, dans ce qu'on appelle la troisième Arabie, une forteresse très forte, le Montréal, puis, entre Saint-Jean-d'Acre et Tyr, le château de Scandelion. En 1139, le troisième souverain s'emparera de la place forte de Paneas, du côté du Liban. En 1144 — quarante-cinq ans après la prise de Jérusalem — le royaume aura atteint ses limites extrêmes. Comprenant, avec le domaine propre du roi de Jérusalem, les trois principautés d'Édesse, d'Antioche et de Tripoli, il mesure environ 300 lieues depuis la Judée jusqu'au golfe d'Alexandrette et représente à peu près le quart de la France actuelle.

Après 1152, il ne fera plus que décroître. Le comté d'Édesse sera, en 1152, cédé à l'empereur grec. Jérusalem sera perdue en 1187, moins d'un siècle après l'entrée de Godefroy dans la ville sainte. En 1247, Ascalon et, en 1268, Antioche succomberont. En 1288, Tripoli ouvrira ses portes à Malek el Mansour. Le 18 mai 1291, Saint-Jean-d'Acre, où se sera réfugié le gouvernement royal de Jérusalem depuis la prise de la capitale, tombera à son tour dans les mains des Infidèles. En somme, le royaume, d'abord grandissant pendant un peu moins d'un demi-siècle, diminuant pendant un siècle, aura vécu près de deux cents ans.

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Ce qui me semble intéressant, c'est de savoir, en étudiant l'organisation du gouvernement et de la société, comment, vers la fin du douzième et le commencement du treizième siècle, on concevait un État type.

Les féodaux qui ont fait la croisade se sont en effet trouvés en Syrie en face d'un terrain vierge où bâtir. En France, la jeune monarchie capétienne, née en pleine féodalité à la fin du dixième siècle, avait paru devoir se plier aux règles féodales. Mais la tradition de l'impérialisme latin ressuscité par Charlemagne avait permis aux fils d'Hugues Capet de se dérober assez vite au joug que les barons avaient espéré faire peser sur eux.

En Palestine la table est rase ; la féodalité entend bâtir son État idéal. Le Roi, élu par elle, surveillé par elle, assisté dans tous ses actes d'une sorte de Parlement féodal, garrotté, livré pieds et poings liés à ses prétentions et à ses exigences, voilà ce que devra être pour les conquérants de 1099 le monarque qui siégera sur la colline de Sion. En revanche, comme à cette colonie militaire entourée constamment d'ennemis, il fallait un général, le chef seigneur devait être avant tout, ne devait même être qu'un chef militaire, le généralissime incontesté de l'armée féodale de Terre sainte. Et tel fut le rôle auquel en effet durent se plier de gré et de force les cinq premiers princes. Et puis il arriva ce qui devait arriver : un prince intelligent et audacieux, le cinquième roi, Amaury Ier, fit éclater le cadre étroit où on l'enfermait. Passant par-dessus la tête de grands vassaux, le roi de Jérusalem entra en contact direct avec ses arrière-vassaux. Chef militaire, il entendit lever des impôts sous prétexte d'entretenir ses troupes et battre monnaie pour établir l'unité monétaire : il entendit ne plus seulement présider la haute cour féodale, mais la diriger. Et parce qu'il siégeait à Sion, il chercha, bien au delà de Charlemagne, en remontant jusqu'à Salomon et David, ses prédécesseurs, un caractère auguste : se faisant sacrer, il fit de sa monarchie, au début élective, une monarchie de droit divin. Il sembla même qu'il voulût être de tous les souverains du monde celui qui eût le caractère le plus divin. Après s'être fait couronner dans le Temple élevé sur les ruines de celui que Titus avait détruit, le roi de Jérusalem, ce descendant de petits seigneurs de Lorraine, de Flandre, puis d'Anjou, alla chercher à Bethléem même, là où était né le Christ, l'onction sainte. Et parce qu'il avait été l'élu du Seigneur, il entendit ne plus dépendre, ni lui ni sa descendance, du suffrage des hommes et établit l'hérédité à ce point que ses filles comme ses fils lui pouvaient succéder, car il y eut dans le royaume de Jérusalem, sur quatorze souverains, en deux cents ans, cinq reines régnantes, les reines Mélisende, Sibylle, Isabelle, Marie et Yolande. Cc devaient même être de rudes femmes, car deux d'entre elles notamment portèrent chacune successivement la couronne à trois princes époux qu'elles enterrèrent. Il y eut même — ce qui est la caractéristique de l'hérédité — des rois mineurs : Baudouin IV, septième prince hiérosolymitain, fut couronné si petit à l'église du Saint-Sépulcre que l'enfant, dit un chroniqueur, fut porté au sacre dans les bras d'un chevalier : On le fist porter à un chevalier, dit Guillaume de Tvr, entre ses bras jusqu'au Temple par ce qu'il estoit petiz : que il ne voloit mie qu'il fust bas d'eauz — plus bas qu'eux —, li chevalier estoit grana et levèz.

Même après que le roi de Jérusalem se fut en partie libéré du joug étroit de la féodalité, il restait avant tout chef — souverain très nominal — du corps féodal. Ce corps féodal constitua une société complètement séparée du peuple des sujets. En dessous d'eux, il n'y avait, en fait d'Européens, en dehors de quelques centaines de familles franques bourgeoises, que vingt à trente mille marchands, presque tous Italiens ou Provençaux, qui avaient leurs privilèges. Ces marchands génois, vénitiens, pisans, marseillais, lyonnais constituaient moins des sujets des princes français que des colonies dans une colonie. Dans chacune des villes, ces marchands reçurent en pleine propriété un quartier, un marché, une église, un bain, un four, un quai, un magasin. Munis d'un code spécial — ce qu'on appelait les Assises de la cour des bourgeois — les bourgeois des villes, d'autre part, échappaient à peu près à toute oppression. Ils payaient simplement en impôts les seigneurs qui les défendaient contre les incursions des Infidèles[2].

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Ces seigneurs, grands et petits, se partageaient le pays où bientôt pullulèrent fiefs et sous-fiefs. Et rien n'est plus curieux que cette sorte de contrefaçon en pleine Syrie de ce qu'était alors l'État français.

De même que le Roi qui siège à Paris a affaire à de grands vassaux du royaume de France et à de petits vassaux du domaine royal entre Seine et Loire, de même le Roi qui siège à Jérusalem a affaire aux grands barons du royaume de Palestine et aux plus petits barons du domaine royal proprement hiérosolymitain.

Les trois grands barons, nous les connaissons, ce sont les princes d'Antioche, d'Édesse et de Tripoli. Mais de même encore que le roi de France n'est guère que suzerain nominal d'un duc de Bourgogne ou d'un duc de Normandie, de même le roi de Jérusalem n'est que suzerain nominal des trois princes de Syrie que je viens de nommer. La dynastie normande qui règne à Antioche, celle qui à Édesse se substitue bientôt à la flamande, enfin la dynastie toulousaine de Tripoli se considèrent comme quasi indépendantes de la famille royale de Jérusalem. Ces princes grands vassaux lèvent des troupes, concluent des alliances, battent monnaie, établissent l'impôt. Ils sont souverains. S'ils doivent amener leurs troupes au roi de Jérusalem en cas de danger et lui fournir des subsides, le lien qui unit les trois princes au Roi est un lien en quelque sorte fédéral. Oui, ce royaume, si nous voulons le ramener à un type tout à fait moderne, est une sorte de fédération d'États, d'États Unis, mais assez mal unis. Et c'est ce qui causera leur ruine assez prompte.

Chacun de ces trois princes a lui-même des vassaux et des arrière-vassaux. Voici les princes d'Édesse, établis en Mésopotamie : ils doivent, en cas d'expédition, faire appel aux sires de Bir, de Ravendal, de Samosate, de Tulupe, etc., qui eux-mêmes font appel à de moindres sires, leurs vassaux. Et voici les princes d'Antioche forcés, dans le même cas, de faire appel aux seigneurs de Cerep, Horrenc, Soudin, Sanie, Hazart, Zerdana, Berzieh, Sermin, Capharda, Marda, etc., qui ont bâti des châteaux et des forteresses sur les pentes du Liban, souvent du même style que les forts de la Loire et de la Seine, de la Garonne ou du Rhin. Enfin le comte de Tripoli, s'il veut partir en guerre, doit appeler à l'aide les sires d'Archas, Asbais, Bechestin, Besmadin, Buissira, Buturan, Carafaca, Giblet, Gibber Akhar, Maraclée, Nephin, Sura, Tortose, etc. — tenez-vous à ce que je continue ? — qui ont élevé leurs châteaux des cantons montagneux qu'habitent les descendants d'Ismaël, aux rives du Baccar, affluent du Jourdain.

Le roi de Jérusalem, suzerain nominal des trois princes latins et suzerain par leur intermédiaire de tous ces petits seigneurs, leurs vassaux, a lui-même une seigneurie propre qui est la seigneurie de Jérusalem, la partie la plus méridionale du royaume, puisqu'elle touche à l'Arabie et à l'Égypte. Dans ce domaine même, il a d'abord affaire à quatre barons assez importants, le comte de Jaffa et d'Ascalon, le sire de Krak ou Montreal, le prince de Gaulée et le seigneur de Sagette. Mais sous eux, douze seigneurs inférieurs sont d'arrière-vassaux du domaine : Darum, Saint-Abraham, Arsur, Césarée, Napolie, le Caïmont, Cayphas, Barut, etc.

Vassaux et arrière-vassaux doivent au Roi deux services : le service de l'ost et le service de la cour. Le service de l'ost, ou de l'armée, consiste à amener leurs soldats au secours du souverain. Le service de la cour consiste à venir siéger à une sorte de Parlement où l'on fait la loi et où l'on juge. Tout cela est réglé très en détail dans ce livre des Assises de Jérusalem, si précieuses pour qui veut étudier l'organisation sociale de la féodalité et voir en application les principes de cette société.

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Ce qu'il y a de piquant, c'est de s'imaginer cette singulière colonie féodale. Dans ce décor d'Orient, voici ces chevaliers bardés de fer qui arrivent tout remplis des droits et devoirs du bon chevalier, — tels qu'on les enseigne dans l'Ile-de-France, la Champagne ou l'Anjou, tels aussi qu'on les enseigne en Espagne, en Angleterre, en Allemagne. Et voici qu'ils s'installent dans des villes bibliques — car il y a un seigneur à Bethléem et un seigneur à Nazareth — où un mélange d'indigènes d'origine très ancienne, Syriens qui descendent lointainement de tous ces peuples dont la Bible fait mention, Israélites, Philistins, Amalécites, Moabites, de colons grecs venus depuis et qui ont été, des siècles, les sujets de l'Empire de Byzance, et enfin de Turcs, Arabes, Sarrasins qui, sans même un semblant de conversion, peuvent rester dans les domaines ainsi féodalisés.

Tout d'abord les seigneurs bâtissent des châteaux, tandis que les évêques bâtissent des églises : châteaux et églises sont dans le style des châteaux et églises d'Occident ; et ces nouveaux bâtiments, dont les ruines demeurent parfois encore, doivent faire un contraste singulier avec les mosquées rendues au culte chrétien et les églises grecques où fréquente le peuple orthodoxe.

Le costume même des quelques milliers d'Occidentaux doit faire un autre contraste, dans les premières années, avec les vêtements des indigènes. Ces noires armures, ces vêtements sombres, semblent bientôt étranges, même à qui les porte, au milieu des burnous flottants et des larges kaffieh de la population syrienne.

Il arriva alors ce qui devait arriver : le climat, les mœurs, les nécessités de la vie pratique, l'ambiance agirent sur les croisés de la veille. Au lendemain de la prise de Jérusalem, on eût dit une armée française campée entre Rouen et Orléans, — sauf qu'elle l'était entre l'Asie Mineure et l'Égypte. Mais peu à peu l'état-major se fit gouvernement, le général en chef roi et l'entourage de ce roi cour, cour luxueuse, cour joyeuse, cour élégante — et cour orientale.

Cette cour se réunissait dans un palais que nous voyons, dans la chronique, désigné sous le nom de palais de Salomon. C'était dans ce palais, à quelques pas des grands édifices religieux, du Temple en particulier, que le Roi siégeait, tenait son conseil et assemblait ses seigneurs lors des grandes solennités. Non loin de là, se trouvait l'église du Saint-Sépulcre où, suivant tous les historiens contemporains, le Roi était enterré. Le prince d'ailleurs avait d'autres palais ; Tyr et Saint-Jean-d'Acre furent toujours considérées comme les deux capitales du royaume après Jérusalem. Et il avait un palais dans chacune des deux villes : nous possédons des chartes de Baudouin II, datées de son palais de Tyr ; d'autre part, le Roi convoqua souvent des assemblées solennelles à Saint-Jean-d'Acre : c'est dans une Curia extraordinaire tenue à Acre que les grands intercédèrent auprès du souverain en faveur du comte de Joppé disgracié à la suite d'une révolte. Après la chute de Jérusalem, Acre devint réellement la capitale du royaume.

C'est dans ces trois palais que le Roi tenait sa cour. Du haut de la montagne de Sion, il semblait dominer l'Orient et l'Occident. Certains chroniqueurs ne craignent pas de l'appeler le roi de l'Asie. Les souverains plus modestes s'intitulaient simplement : N. Dei Gracia rex Hierusalem Latinorum rex. Peut-être prirent-ils encore ce titre si singulier que certains de leurs barons ne craignaient pas de graver sur les monnaies, le nom oriental d'émir. En effet, nous lisons sur une pièce de monnaie de Palestine cette curieuse légende : le Grand Emir Tankreclos. Et cet émir, c'est le bon chevalier chrétien qu'on sait.

S'ils ne prirent pas ce titre, les souverains de Jérusalem comme la plupart de leurs sujets ne tardèrent pas à adopter le costume des chefs musulmans. Ce fait nous est absolument attesté par les médailles. Plusieurs d'entre elles représentent les chefs latins non plus bardés de fer des pieds à la tête, mais portant une longue robe et la tête coiffée d'un turban ; ce turban était formé par le kaffieh, châle long et léger en usage chez les Arabes et que les guerriers latins avaient été forcés d'adopter en raison du climat. Ils le portaient par-dessus le casque ou le heaume, si bien que la cour de Jérusalem devait comme aspect général ressembler beaucoup plus à celles de Bagdad, du Caire et de Cordoue qu'à celles de Paris ou de Londres. Bientôt, en effet, la magnificence orientale ne tarda pas à gagner ces rudes guerriers ; on vit les courtisans porter habituellement ces vêtements de coupe orientale, aux broderies étincelantes et aux ornements les plus riches ; on vit à la cour une quantité d'esclaves noirs, égyptiens, syriens, des Turcs venus en ambassade, des truchmans grecs et parmi ce monde cosmopolite et brillant, la cour aux jours de fêtes ne différait guère de celle d'un calife et d'un émir. Les musulmans, en effet, ne tardèrent pas eux-mêmes à fréquenter ces gens venus de si loin pour les combattre ; par politique les rois de Jérusalem accueillirent avec plaisir ces envoyés des émirs d'Orient et des califes d'Égypte ; on vit à la cour de Jérusalem des scheiks indigènes, les chefs de tribus arabes, des vizirs sarrasins ; on y rencontrait aussi des Grecs, longtemps les seuls intermédiaires entre le monde oriental et les nouveaux venus ; on y voyait enfin de riches marchands génois, vénitiens et pisans qui se disputaient en Terre sainte, avec la faveur des princes, le monopole du commerce et de l'industrie ; et ce devait être pour le guerrier franc, fraîchement débarqué, avide de combattre l'Islam et de défendre la Croix, un spectacle étrange et stupéfiant, que de voir s'agiter, au centre même du grand boulevard de la chrétienté orientale et de la Croisade, cette population palatine de Turcs aux éclatants costumes, d'Arabes au blanc burnous, d'esclaves noirs, de Byzantins aux allures insidieuses et au langage flatteur, de riches marchands méridionaux, toutes personnes qu'il était dans sa patrie habitué à mépriser ou à haïr. Mais sa stupéfaction devait augmenter, quand il s'apercevait qu'une partie de cette cour orientale était composée de ses anciens compatriotes, quand, sous ce kaffieh magnifique aux longs plis, sous ce turban orné de pierres précieuses, il reconnaissait les traits brunis du pieux guerrier qui vingt ans auparavant avait quitté les bords de la Loire, de la Tamise ou du Rhin bardé de fer et portant la croix rouge. Les ordres des chevaliers-moines avaient été conquis eux aussi aux mœurs orientales ; Hospitaliers et Templiers traînaient à leur suite tout un cortège d'esclaves orientaux, de domestiques syriens et de familiers byzantins. En fin les évêques et les prêtres — sous l'influence du clergé grec — avaient adopté les ornements sacerdotaux et certaines habitudes du clergé oriental. Or, c'était tout ce monde qui peuplait la cour royale, la chamarrant des plus vives couleurs et des plus brillants ornements[3].

Cette cour déployait le plus grand luxe quand quelque cérémonie pieuse ou guerrière venait jeter sur elle un éclat nouveau. Albert d'Aix, un des chroniqueurs des Gesta Dei, s'étend avec complaisance sur la magnificence qu'elle déploya lors de l'arrivée en Terre sainte de la princesse Adèle de Montferrat, veuve de Roger Ier de Sicile, que Baudouin fer allait, en 1114, épouser en troisièmes noces. Le souverain alla la recevoir à Acre. Il était entouré de tous ses grands seigneurs, de tous les serviteurs, de tous les esclaves de sa maison ; tous portaient — je cite le chroniqueur — des costumes variés et splendides et montaient des chevaux sur les harnais desquels étincelaient l'or et l'argent. Quand le vaisseau s'approcha du bord, une musique éclatante vint l'accueillir. La plage s'étendait couverte de tapis aussi riches que variés et les murs de la ville étaient pavoisés de voiles de pourpre.

Les occasions n'étaient pas rares d'étaler de pareilles splendeurs. Le couronnement du Roi, son mariage, ses funérailles, l'arrivée d'un souverain étranger comme le roi Louis VII à Jérusalem en 1148 et l'empereur Manuel à Antioche en 1159, les principales fêtes de l'année et particulièrement le jour de Pâques ramenaient sans cesse les pompes d'un genre assez varié, mais toutes splendides.

A côté de cette cour de Jérusalem et complétant le tableau singulier de cette colonie unique en son genre et à son époque, voici les chevaliers-moines, Hospitaliers, Templiers, Chevaliers Teutoniques. Les premiers ont été au début de vrais religieux destinés à hospitaliser à l'hôpital Saint-Jean de Jérusalem les croisés pauvres. Une si généreuse origine a valu aux Hospitaliers la faveur des princes du monde entier : l'Ordre est devenu bientôt riche, et comme il a fallu à maintes reprises, tout en accueillant les pauvres croisés à Jérusalem et dans les principales villes, les protéger contre les attaques des Infidèles, l'Ordre s'est fait guerrier tout en gardant, avec le manteau religieux, la règle ecclésiastique, le respect des trois vœux de pauvreté individuelle, de célibat et d'obéissance. En réalité, ce sont des soldats, grands seigneurs tout bardés de fer et tout cousus d'or. Il en est de même des Templiers ; en 1123, huit chevaliers français (vous voyez que c'est toujours la France qui est en avant) ont formé une congrégation dont les membres se sont engagés à escorter les pèlerins sur la route de Jérusalem pour les défendre contre les Infidèles. Le roi Baudouin II lui a donné, en raison d'un si noble dessein, une partie de son propre palais, le Temple, élevé sur l'emplacement de l'ancien Temple de Salomon d'où ils ont pris le titre de Templiers. Et en moins de trente années, les Templiers, comme les Hospitaliers, sont, grâce à la prodigalité des souverains de l'Europe, devenus de riches moines-soldats, tandis qu'à côté des deux ordres français, un ordre tout pareil, l'Ordre Teutonique, se fondait. Dès le milieu du douzième siècle, on rencontrait dans Jérusalem, mêlés aux féodaux orientalisés, ces étranges soldats dont l'armure était recouverte de grands manteaux ecclésiastiques, sortes de capes, noires à croix blanche des Hospitaliers, blanches à croix rouge des Templiers, blanches à croix noire des Teutoniques.

Il eût été curieux de voir ce que fût devenu cet Etat singulier après deux, trois ou quatre siècles d'une existence relativement paisible. Il est probable que le roi de Jérusalem fût devenu peu à peu ce qu'est devenu le roi de France. Sans doute il eût achevé de briser les cadres et le joug de la féodalité et se fût fait ce Roi absolu qui, avant le quinzième siècle, régnera à Paris. Mais ce roi absolu, il est possible qu'il eût plutôt pour l'apparence ressemblé à un émir qu'à un Capétien de Paris. Quand un Tancrède, dix ans après que Pierre l'Hermite eut mis en mouvement la chrétienté contre l'Islam, arborait le turban — à la vérité surmonté d'une croix — et s'intitulait émir, on peut sans trop de témérité penser que le vingtième ou le vingt-cinquième successeur de Godefroy de Bouillon eût été, vers le milieu du quatorzième siècle, une manière de sultan qui, à la tête d'un État oriental, eût régné en souverain oriental sur une partie de l'Asie.

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Mais le royaume de Jérusalem ne pouvait évoluer d'une façon normale. Il fut, d'une part, constamment en état de siège, et d'autre part huit croisades en un siècle et demi lui amenèrent des visiteurs qui le rappelaient assez rudement à son caractère primitif. Et puis, il succomba : Jérusalem fut reprise par les Infidèles en 1187 et la dernière ville de l'ancien royaume, Saint-Jean-d'Acre, était prise, en 1291, après un grand massacre, par le sultan d'Égypte. La dynastie alors régnante, celle des Lusignan, d'origine angevine, se transporta, nous le verrons dans notre prochaine conférence, à Chypre, île qui devait rester un royaume latin jusqu'à 1489. Les chevaliers Hospitaliers occupèrent Rhodes, puis Malte où Bonaparte devait les trouver encore et dont il devait les déposséder. En étudiant lundi prochain la Méditerranée française, je dirai un mot de tous ces États, survivances curieuses des Croisades en face de l'Asie et de l'Afrique musulmanes.

Le grand flot islamique, cependant, avait recouvert les débris des principautés chrétiennes de Syrie. En vain, au milieu du treizième siècle, Louis IX avait-il essayé d'aller en Égypte frapper au cœur l'ennemi qui, d'Afrique, menaçait les deux restes du royaume chrétien d'Asie. Il avait échoué et, fait prisonnier à la Mansourah, avait failli payer de sa couronne cette vaine tentative. Et le roi Louis n'était pas mort depuis vingt ans que, des plaines de Mésopotamie aux rivages sinueux de la mer Égée, le Coran régnait derechef. Saladin, entré à Jérusalem, s'était installé dans le palais du Temple : après avoir fait massacrer les chrétiens, particulièrement les Hospitaliers et Templiers faits prisonniers, il avait fait abattre les croix, briser les cloches, purifier les sanctuaires chrétiens.

Longtemps les émirs, turcs et égyptiens, les petits chefs de tribus et de clans occupèrent les châteaux bâtis par nos chevaliers. Et bien des églises romanes devinrent des mosquées où le Prophète était loué.

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Ne restait-il rien, mesdames, de cette domination franque d'un siècle et demi ? Peu de résultats matériels certes. La société féodale a fait en Palestine ses preuves : elle était organisée de telle façon qu'elle ne pouvait pas fonder grand'chose. Et par ailleurs toujours talonnés par l'ennemi, les princes francs de Syrie ne pouvaient avoir le loisir suffisant pour organiser la vie économique du pays : il faut être Bonaparte pour pouvoir, en pleine guerre, fonder un Institut d'Égypte, dessiner des routes dans un pays hier inconnu, projeter et commencer l'exécution des canaux et organiser le commerce. Encore voit-on dans le curieux livre du baron Rey : les Colonies franques de Syrie, quel essor avaient pris, sous une domination libérale et à l'appel des grands marchands italiens des ports, l'agriculture, l'industrie, le commerce de la Syrie.

Mais si les résultats matériels sont relativement maigres, le résultat moral fut grand. Et cela nous ramène à l'idée que j'indiquais au début de cette causerie. Le Français arrive en admirable conquérant : il est tout vibrant de nobles passions et de grands desseins. Parfois, nous le verrons dans d'autres conférences, il sait être autre chose qu'un dominateur : il sait organiser. Mais surtout il reste un témoin, de sa race et de son esprit. Le peuple garde la mémoire de chevaliers prestigieux, redoutables dans la guerre, aimables dans la paix. La mémoire s'en transmet. La légende s'en empare. Un Richard Cœur de Lion ne restera longtemps que le Croquemitaine des petits Turcs. Je vais appeler le roi Richard, diront les mères sarrasines aux enfants récalcitrants. Un Frédéric Hohenstaufen se rend odieux à tous par ce mélange de brutalité et d'astuce qui est de sa race. C'est un autre souvenir que laissent certains chevaliers français. Ceux-là, les Sarrasins les ont distingués. Ils étaient forts, audacieux, nobles, loyaux, désintéressés, gens, écrira un Arabe, en la justice desquels on peut se fier. Là-bas, très loin, la nation qui les avait produits reste, mystérieuse nation dont le dernier représentant aperçu était un saint, un héros auréolé de vertu autant que de courage, Louis IX, nation qui sûrement est à la tête des chrétiens puisque ses chevaliers étaient les meilleurs des chrétiens, les plus braves et les plus beaux. Le Franc remplit les contes arabes. Les siècles passent. En Syrie demeure le respect traditionnel du Franc. Et ce que ni Allemands ni Anglais, ni Italiens n'obtiennent, un jour, le Franc l'obtiendra du Turc préparé à le ménager : la protection des lieux saints et les Capitulations d'Orient. Jusqu'à nos jours, ces privilèges demeurent. Souhaitons qu'ils ne nous soient pas ravis et que nos discordes religieuses n'aboutissent pas à laisser tomber entre les mains des successeurs de Frédéric Hohenstaufen les avantages que de lointains exploits ont valus à la France dans le pays de la Croisade.

 

 

 



[1] Une délégation française venait de s'associer à la manifestation en l'honneur de Champlain organisée par les Américains : on y voyait notamment MM. Louis Barthou, René Bazin, Gabriel Hanotaux, Étienne Lamy.

[2] On trouvera le développement et la justification de ces faits dans un article que j'ai depuis publié dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1917 : La Syrie franque.

[3] J'ai, dans l'article récent que j'ai pris la liberté de signaler au lecteur, beaucoup insisté sur la façon dont le Franc avait su non seulement adopter les us et coutumes d'Orient, mais respecter les croyances et organiser les droits de chacune des races soumises à son pouvoir. Un auteur arabe écrit que les Musulmans abandonnaient souvent les terres restées sous le joug des émirs pour venir vivre sous les Francs en la justice de qui on peut se fier.